La question de la longévité constitutionnelle chez Maurice Deslandres

Tristan POUTHIER.

Résumé : La question de la longévité constitutionnelle se trouve au cœur des deux principaux ouvrages laissés par Maurice Deslandres, La crise de la science politique et le problème de la méthode paru en 1902 et l’Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870 paru en 1932. Alors que le premier ouvrage critique les méthodes dominantes dans l’approche du droit constitutionnel en tant qu’elles sont incapables de saisir la « loi de transformation continue » qui forme la nature profonde des constitutions, le second entend mettre en œuvre une méthode dite « historique critique » dans l’étude de l’histoire constitutionnelle française depuis la Révolution. Il apparaît alors, d’une part, que sous le chaos apparent de cette histoire se dessine un rythme que Deslandres analyse comme une oscillation pendulaire ; d’autre part, que l’histoire des échecs constitutionnels français permet de dresser une typologie des obstacles à la longévité constitutionnelle.

Si par longévité constitutionnelle on entend la durée pendant laquelle une constitution s’applique, il faut convenir que la question place immédiatement le constitutionnaliste contemporain dans une position délicate. Il est certes possible d’enfermer la notion de longévité dans un cadre strictement juridique en se concentrant sur les dispositions par lesquelles certaines constitutions régissent leur propre application dans le temps – ainsi, par exemple, des constitutions qui se désignent explicitement elles-mêmes comme provisoires ou transitoires[1], ou des constitutions qui enferment dans des bornes temporelles l’application de certaines de leurs dispositions, ou de celles qui établissent des limites temporelles à leur procédure de révision. Mais il s’agit ici d’un temps objectivé par la norme juridique, situé dans le domaine du devoir-être, et distinct par conséquent de la durée effective d’application d’une constitution. Celle-ci semble relever irrémédiablement du domaine du fait. Le problème s’accentue si, comme nous y invitent les dictionnaires, on entend plus strictement la longévité comme la « longue durée de la vie (d’un individu, d’un groupe, d’une espèce) », ou plus simplement comme la « durée de la vie » (Petit Robert). On entre alors dans la sémantique de la vie, et la notion de « longévité constitutionnelle » évoque l’image de la constitution comme d’un être concret qui naît, vit et meurt sur le modèle d’un organisme biologique – ce que rejette vigoureusement le positivisme juridique. Mais ne touche-t-on pas ici à une certaine mauvaise conscience du constitutionnaliste ? C’est que, si l’on excepte les cas particuliers des constitutions transitoires, l’ambition normale de tout constituant est précisément que son œuvre dure dans le temps, et aussi longtemps que possible, parce que la précarité constitutionnelle est une terrible calamité pour tout corps politique. C’est là une problématique propre au droit constitutionnel, dont on ne trouve pas d’équivalent dans les autres domaines du droit. Ainsi lorsque le constitutionnaliste rejette la question de la longévité constitutionnelle en-dehors de son domaine d’étude, il se rend aveugle à l’inquiétude essentielle qui sous-tend l’existence d’une constitution.

Peu d’auteurs ont réfléchi autant que Maurice Deslandres, professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit de Dijon de 1891 à 1932[2], à la question de la longévité constitutionnelle, et à la place qu’elle devait occuper au sein de la science du droit constitutionnel. On peut même écrire que cette question se trouve au cœur des deux principales œuvres que nous a laissées Deslandres : d’une part, la série d’articles publiée en 1900 à la Revue du droit public et de la science politique et reprise en 1902 dans un livre intitulé La crise de la science politique et le problème de la méthode, préfacé par Ferdinand Larnaude[3] ; d’autre part, l’Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, publiée en deux volumes en 1932, auxquels s’ajoute un troisième en 1937[4]. Chez Deslandres l’interrogation scientifique jaillit du sentiment d’une urgence pratique. Sa conviction est que l’histoire constitutionnelle française révèle chez les gouvernants une ignorance de la nature profonde des constitutions – ignorance que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, traduisent aussi bien l’instabilité constitutionnelle qu’a connue la France entre 1789 et 1870, que l’immobilisme constitutionnel de la IIIe République. De ce sentiment d’urgence naît le « problème de la méthode » en science politique – ou en droit constitutionnel, expressions équivalentes pour Deslandres. La pratique constituante en France n’est au fond guère dissociable des vues exprimées par les publicistes et les universitaires dans leurs travaux théoriques. Or Deslandres estime dans son ouvrage de 1902 que la littérature consacrée en France à la théorie politique ou constitutionnelle a été quantitativement faible au XIXe siècle, et qu’elle subit au surplus au tournant du XXe siècle l’influence de « méthodes » qui ne sont pas adaptées à l’étude des constitutions. L’itinéraire de Deslandres depuis La crise de la science politique jusqu’à L’histoire constitutionnelle de la France figure ainsi par lui-même comme le déroulement d’une démonstration scientifique. Alors que le premier ouvrage vise à déterminer la méthode adaptée pour l’étude d’un objet, la constitution, dont la nature fondamentale est la « transformation continue » (I), le second constitue une vaste défense et illustration de cette méthode à travers les contre-exemples que fournit la série d’échecs de l’histoire constitutionnelle française depuis la Révolution (II).

I. Longévité constitutionnelle et méthode du droit constitutionnel 

La crise de la science politique et le problème de la méthode vise, comme l’indique son titre, à déterminer quelle méthode est la mieux adaptée à l’objet propre de la « science politique » telle que la conçoit Deslandres, c’est-à-dire les institutions politiques. Par une typologie assez fine, Deslandres distingue et passe en revue six méthodes : « sociologique », « juridique », « dogmatique », « comparative », « du bon sens », et « historique critique » – cette dernière méthode étant, selon lui, la « méthode fondamentale de la science politique ». Nous intéressent plus particulièrement, au regard de la question de la longévité constitutionnelle, les critiques que Deslandres adresse aux méthodes dont il considère qu’elles sont par essence inaptes à saisir la nature évolutive des institutions politiques, c’est-à-dire les méthodes qu’il appelle « juridique » et « dogmatique ». Deslandres défend contre ces méthodes une conception de la constitution comme mécanique politique (A) qui requiert une science de l’adaptation continue des institutions à la vie sociale (B).

A. La constitution comme mécanique politique 

Par « méthode juridique », Deslandres désigne le projet d’une science purement juridique de l’État tel qu’il a été formulé et mis en œuvre par les publicistes allemands du courant positiviste et, au premier chef, par Paul Laband. Par « méthode dogmatique », il entend une approche héritée du droit naturel et de Rousseau, illustrée encore au XIXe siècle par La démocratie d’Étienne Vacherot (1860) ou les Considérations sur le gouvernement représentatif de John Stuart Mill (1861). Ces deux « méthodes » ont en commun de vider la science politique de tout contenu empirique, de toute référence à l’histoire et aux forces sociales concrètes qui animent des institutions politiques données. Ainsi, selon la science allemande du droit public, il serait possible de réduire par abstraction les institutions politiques à un ensemble logiquement ordonné d’organes et de fonctions, c’est-à-dire un système de concepts juridiques dont toute considération historique ou sociologique serait évacuée. Les tenants de la « méthode dogmatique » prétendent quant à eux déduire un système institutionnel complet de principes a priori tels que la liberté et l’égalité. Deslandres adresse à ces deux méthodes des critiques qui se recoupent dans une large mesure dès lors qu’il décèle en elles un même vice fondamental, celui de se rendre délibérément aveugles à la nature concrète et vivante des institutions politiques.

Les critiques qui visent la « méthode juridique » présentent cependant un intérêt plus particulier dans la mesure où elles rompent en visière avec l’habitus des constitutionnalistes d’aujourd’hui, centré sur la garantie juridictionnelle de la constitution qui est réputée avoir mis au-dessus de tout soupçon la nature proprement juridique de celle-ci. L’idée selon laquelle la constitution est véritablement du droit, sans la moindre réserve, est aujourd’hui un présupposé évident pour tout constitutionnaliste. On voit avec d’autant plus de surprise Deslandres, qui signait la plupart de ses travaux par le titre « professeur de droit constitutionnel à la faculté de Dijon »[5], nier avec vigueur et netteté la juridicité des constitutions et donc l’idée même de droit constitutionnel – un « nom d’ailleurs malheureux »[6]… Deslandres oppose fermement au « juridisme »[7] allemand une conception de la constitution qui se rapproche bien plutôt d’une mécanique politique. Un passage essentiel à cet égard mérite une analyse particulière. Dans un premier temps, Deslandres exprime une conception impérativiste du droit qui le conduit, comme John Austin avant lui et pour les mêmes raisons[8], à dénier au droit constitutionnel la qualité de droit à proprement parler, parce qu’il est dénué de la sanction d’une autorité extérieure et supérieure aux pouvoirs qu’il régit :

« Cette idée et cette espérance du règne du droit dans le domaine politique ne sont qu’une erreur et une illusion, pour cette raison que les grands pouvoirs de l’État au-dessus desquels il n’y a rien sont en dehors de la sphère du droit. Ils sont des pouvoirs suprêmes : d’où il résulte que rien d’extérieur, qu’aucune contrainte ne peut les arrêter, que s’il y a des conflits entre eux personne ne peut les juger, et que par suite le droit que l’on proclame comme les régissant ne les régit pas, n’est pas un droit, puisqu’aucune force supérieure ne le sanctionne et ne l’impose. »[9]

Dans un second temps, Deslandres articule à cette conception impérativiste du droit, prévalente chez les civilistes français au XIXe siècle, une approche mécaniste des institutions comme système de forces concurrentes qui le rattache plutôt à l’héritage de Montesquieu et de la théorie libérale de la balance des pouvoirs, ou des freins et contrepoids. Autrement dit, le droit constitutionnel et la science politique ne sont pour lui qu’une seule et même science[10], qui a pour objet propre la mécanique des pouvoirs :

« D’où il résulte que ces pouvoirs, non soumis au droit, en définitive, sont moins des sujets de droits, des personnalités juridiques que des forces souveraines que rien ne saurait entraver si ce n’est la résistance qu’ils peuvent s’opposer les uns aux autres. D’où il résulte que l’ordre et la justice dans le domaine juridique ne peuvent venir que d’une sage combinaison de ces forces, de leur agencement, de leur équilibre, et non de préceptes juridiques inefficaces. D’où il résulte que le problème politique est un problème mécanique et non juridique et que si l’on veut appeler droit les règles des relations que l’on établit entre les pouvoirs de l’État, ce droit, qui doit vivre et se défendre par lui-même, ne doit être que la traduction juridique des solutions mécaniques que l’on adopte. »[11]

Enfin, dans un troisième temps, la même articulation entre conception impérativiste du droit et conception mécaniste de la constitution conduit Deslandres à proposer une intéressante théorie des « déformations » des constitutions au cours du temps – qu’il explique, précisément, par leur caractère non-juridique. La règle de droit, dans la perspective impérativiste de Deslandres, peut être soit appliquée, soit réformée selon les procédures prévues ; toute autre hypothèse relevant d’une violation. Les constitutions peuvent en revanche subir des « déformations » parce que ce ne sont pas des codes juridiques mais des règles sui generis qui, visant à régir des systèmes de forces, évoluent inévitablement de façon à épouser les modifications d’équilibre au sein de ces systèmes :

« La preuve manifeste de cette vérité, que le terrain constitutionnel échappe au droit, ce sont les déformations énormes que les constitutions les plus rigides, les plus formelles, les plus minutieuses subissent toutes fatalement dans la pratique. Le droit se réforme, il ne se déforme pas ; les constitutions se déforment, elles ne sont pas du droit. Elles se déforment parce qu’il n’y a pas une force supérieure aux forces qu’elles prétendent régir, qui puisse maintenir celles-ci dans le respect des règles posées ; elles se déforment parce que ce sont ces forces qui, souveraines, se meuvent à leur guise jusqu’à ce qu’elles aient trouvé leur position d’équilibre et résolu le problème mécanique de leur contrepoids. »[12]

Pour Deslandres, en somme, la méthode juridique comme la méthode dogmatique, en recherchant avant tout la rigueur logique dans la science des institutions, poursuivent une chimère et se trompent fondamentalement sur la nature de leur objet. Surtout, elles rendent la « science politique » inadéquate à sa fonction, qui est non seulement d’analyse mais de prescription.

B. Le droit constitutionnel comme science de l’adaptation continue des institutions à la vie sociale

Deslandres rejette sans ambiguïté l’idée selon laquelle la science politique en tant que science humaine devrait s’abstenir d’être prescriptive pour se contenter de décrire le fonctionnement des institutions existantes. Cette idée de neutralité axiologique de la science, pour reprendre la célèbre formule wébérienne, est portée au début du XXe siècle par les sociologues, chez qui Deslandres la combat ; elle n’a pas encore pénétré en revanche chez les juristes français, où elle ne s’imposera postérieurement que sous l’influence de Kelsen. On peut aisément transposer cependant la critique adressée en 1900 par Deslandres aux sociologues, à la conception kelsénienne d’une science neutre du droit en général, et du droit constitutionnel en particulier. Cette critique, classique dans sa teneur, consiste à rejeter l’idée de neutralité de la science politique (ou de la science du droit constitutionnel) sur la base de l’idée de finalité. Les institutions étant selon Deslandres non pas « choses abstraites » mais « choses instituées pour la vie, elles ont une fin qu’elles doivent remplir »[13]. Dès lors, une science politique (ou constitutionnelle) qui ne chercherait pas dans quelle mesure les institutions satisfont ou pas leur finalité intrinsèque serait, ici encore, inadéquate à son objet. Autrement dit, la science politique est nécessairement faite aux yeux de Deslandres pour orienter la pratique institutionnelle, afin d’ajuster en permanence les règles qui régissent le fonctionnement des institutions aux modifications du système de forces qui, comme nous l’avons vu, en constituent la nature essentielle :

« Les institutions politiques, faites pour des sociétés en perpétuelle transformation, sont destinées à se transformer pour s’adapter à des milieux nouveaux et aussi à se perfectionner, et, par suite, les étudier sans se soucier de leurs transformations et de leurs améliorations, en se cantonnant dans le passé et le présent, c’est encore en faire une étude insuffisante et mutilée. La science politique ne peut donc pas se borner à la description du passé et du présent, elle ne peut pas n’être qu’explicative et descriptive, elle doit apprécier le présent, elle doit aussi se tourner vers l’avenir et inventer. »[14]

De ce point de vue, les méthodes « juridique » et « dogmatique » sont, de toutes, les plus inaptes à former l’esprit de ceux qui sont amenés à créer ou à modifier les institutions d’un pays donné. Elles répandent chez ceux-ci des habitudes intellectuelles d’abstraction et de généralité qui gênent le processus fondamental d’adaptation continue des institutions aux conditions sociales spécifiques du pays. Ici encore, elles se révèlent inadéquates à l’objet de la science politique « pour sa tâche de prévision et de réformation »[15]. Remarquons que ce manque d’intelligence institutionnelle, favorisé par l’esprit d’abstraction, peut selon Deslandres prendre deux formes : il peut, soit favoriser des créations institutionnelles inadaptées, soit faite obstacle à des adaptations nécessaires. Dans l’un et l’autre cas, la longévité des constitutions risque d’en être directement affectée. Deslandres formule sur ce point dès La crise de la science politique et le problème de la méthode des idées dont l’Histoire constitutionnelle de la France constituera la démonstration détaillée.

Ainsi, en premier lieu, des créations institutionnelles mal inspirées. Certaines constitutions se révèlent inadaptées voire nocives, tout au moins par certains de leurs aspects, parce qu’elles sont étrangères à  la réalité des forces sociales qui cherchent à toute époque à s’incarner dans les pouvoirs constitutionnels. Cette idée, avancée par Deslandres dans La crise de la science politique, sera véritablement scandée tout au long de l’Histoire constitutionnelle de la France. Les institutions ou pouvoirs créés par une constitution (un chef d’État, un gouvernement, un corps législatif) ne sont rien s’ils sont considérés indépendamment de « forces » issues de la société, qui les soutiennent et les animent. Une constitution ne peut par conséquent durer dans le temps que si chacun des pouvoirs qu’elle institue est à même de défendre l’exercice de ses fonctions face à la poussée des autres pouvoirs, sans quoi le système de relations réciproques prévu par la constitution se dérègle et se déséquilibre rapidement :

« Mais cette force, nécessaire aux pouvoirs publics où la trouveront-ils ? Ce n’est pas dans le texte qui les institue ou leur confère tels ou tels droits ; un texte par lui-même ne saurait créer de la force. Il faut donc que les pouvoirs de l’État soient forts par eux-mêmes, et ils ne le sont que s’ils incarnent quelque force vive de la nation. La nation, c’est le réservoir de vie et de force auquel il faut toujours aller puiser, si l’on veut dans un pays créer quelque chose de vivant et de fort. Les pouvoirs de l’État n’auront donc de force, qui leur est nécessaire, que s’ils incarnent un des principes vivants de la nation ; on peut dire que c’est là la règle fondamentale de la science politique. »[16]

Le lien entre les pouvoirs institués et les forces sociales, « règle fondamentale de la science politique », est une idée fixe de Deslandres, dont on peut s’étonner d’ailleurs qu’il reste toujours à un niveau très élémentaire d’élaboration théorique et de systématisation quant à la nature des « forces » en question – alors que l’articulation entre institutions et forces sociales est somme toute classique dans la philosophie politique occidentale, d’Aristote à Montesquieu. Il mentionne cependant à titre d’exemples – développés plus tard dans l’Histoire constitutionnelle de la France – « l’attachement à une dynastie ou le défaut de loyalisme monarchique, la tendance au gouvernement personnel ou la haine de toute personnalité dominante, le respect de la légalité ou la prédominance de l’idée de salut public sur l’idée de droit, l’existence ou non de classes sociales profondément distinctes, la généralisation, ou non, de l’éducation politique »[17]. De ces « forces » qui constituent la vie d’une nation, le « juridisme » et le « dogmatisme » ne savent rien et ne veulent rien savoir. Ils favorisent donc la création d’institutions qui, soit se révèlent artificielles et cessent rapidement d’exercer les compétences dont elles ont été initialement pourvues, soit se révèlent franchement nocives dans le contexte dans lequel elles sont créées.

En second lieu, « dogmatisme » et « juridisme » se révèlent être des facteurs d’immobilisme institutionnel, en contradiction directe avec la nature évolutive des institutions. « La continuité de transformation, écrit Deslandres, est une loi absolue des institutions politiques. »[18] Cette « continuité de transformation » est le résultat de la liaison nécessaire entre les institutions et les forces sociales qui sont en évolution permanente – forces sociales dont, encore une fois, les méthodes « juridique » et « dogmatique » ne veulent rien savoir, la première se renfermant dans les dispositions constitutionnelles écrites, et la seconde opposant un devoir-être impérieux à l’impureté de la réalité politique et sociale. Or l’immobilisme institutionnel, parce qu’il entraîne un déphasage croissant entre les institutions et la vie sociale, se révèle porteur de révolution, c’est-à-dire le plus grand mal qui soit pour un pays aux yeux de Deslandres[19]. Immobilisme et révolution sont les deux faces d’une même inadaptation des institutions à l’évolution sociale, ce qui conduit Deslandres à cette conclusion paradoxale en apparence : « Parce qu’elle est immobilisante, la méthode juridique est révolutionnaire. »[20] 

Deslandres élabore sa méthode qualifiée « d’historique critique » en contrepoint de celles qu’il a passées en revue. De cette méthode, l’Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, parue trente ans après La crise de la science politique, constitue la mise en œuvre – assez peu systématique au demeurant… Il apparaît que la question de la longévité constitutionnelle constitue l’interrogation fondamentale de l’ouvrage.

II. La longévité constitutionnelle dans l’Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870

L’Histoire constitutionnelle de la France est construite selon un plan chronologique dénué de relief qui évoque celui d’un manuel. Chaque constitution est étudiée à son tour dans son élaboration, son contenu écrit, sa mise en œuvre puis sa fin, avec un luxe de détails qui relèvent souvent de l’histoire proprement politique. La première rencontre avec l’ouvrage est dès lors quelque peu fastidieuse, Deslandres n’ayant pas cherché à le structurer plus solidement en fonction des idées qu’il cherchait à démontrer au moyen de ses analyses historiques. Pourtant le contenu théorique annoncé trente ans plus tôt dans La crise de la science politique et le problème de la méthode est bien présent ; mais il se trouve dilué au fil des (trop) longs développements consacrés aux événements historiques et aux débats parlementaires. Les propositions théoriques apparaissent ainsi dans les contours et les interstices de l’Histoire constitutionnelle de la France : il faut pour les extraire consulter la préface et la conclusion générales de l’ouvrage, les introductions et conclusions relatives aux différentes périodes constitutionnelles analysées par l’auteur, mais aussi les résumés intermédiaires et propositions générales qui émaillent les analyses. Il est alors possible de formuler les deux thèses fondamentales de l’ouvrage qui constituent deux facettes de la question de la longévité constitutionnelle. En premier lieu, Deslandres propose une interprétation de la chaotique histoire constitutionnelle française de 1789 à 1870 selon un modèle de l’oscillation pendulaire (A). En second lieu, il propose une typologie des obstacles à la longévité constitutionnelle (B).

A. Rythme révolutionnaire et modèle du pendule

« La première constatation qui se dégage de notre histoire constitutionnelle contemporaine », écrit Deslandres en conclusion du second volume de l’Histoire constitutionnelle de la France, « est que nos bouleversements politiques si nombreux, si opposés sont comme commandés par un ordre et par un rythme. »[21] L’effort de mise au jour d’un ordre intelligible sous-jacent à l’apparent chaos de l’histoire constitutionnelle française entre 1789 et 1870 est sans doute la contribution essentielle de l’ouvrage sur le plan théorique. On peut rapprocher de ce point de vue l’Histoire constitutionnelle de la France (1932) de la seconde édition du Précis de droit constitutionnel de Maurice Hauriou parue quelques années plus tôt (1929), dans lequel celui-ci se livre à un exercice semblable mais avec des conclusions quelque peu différentes. Hauriou analyse ainsi l’histoire constitutionnelle française au moyen de sa fameuse théorie des « cycles » constitutionnels :

« Deux courants d’idées et de forces politiques ont été en lutte depuis la Révolution et chacun d’eux l’a emporté pour un temps. Ce sont : 1° le courant spécialement révolutionnaire du gouvernement par les assemblées représentatives ou gouvernement conventionnel ; 2° le courant directorial, consulaire, impérial, présidentiel, qui, par réaction contre le gouvernement des assemblées, a eu la préoccupation de renforcer le pouvoir exécutif légué par l’ancienne monarchie, en l’appuyant directement sur le peuple par le moyen du plébiscite. Par intervalle, ces deux courants se sont équilibrés en une combinaison assez stable qui est le régime parlementaire ou gouvernement de cabinet. »[22]

Hauriou distingue ainsi deux « cycles politiques » qui voient se succéder d’abord une « période révolutionnaire de gouvernement des assemblées », puis une « période consulaire ou impériale de dictature exécutive combinée avec du plébiscite », enfin une « période parlementaire » : un premier cycle de 1789 à 1848, puis un second à partir de 1848 – la « période parlementaire » ouverte en 1870 durant toujours à l’époque où écrit Hauriou. L’idée de succession cyclique des régimes politiques a évidemment des consonances antiques : elle évoque « l’anacyclose » de Platon, Aristote et Polybe. Hauriou n’avouait-il pas sa « confiance en ce qui est classique et [sa] défiance invincible envers ce qui ne l’est pas »[23] ?

Deslandres pour sa part, s’il recherche lui aussi une clé d’analyse de « l’ordre et du rythme » des bouleversements constitutionnels français, se montre moins inquiet de s’inscrire dans le fil de la philosophie politique ancienne. Plutôt qu’un modèle cyclique, il propose un modèle de l’oscillation ou du pendule[24] qui lui permet de mettre en exergue son idée fondamentale : l’instabilité constitutionnelle française au XIXe siècle est une conséquence directe de l’immobilisme institutionnel absolu de l’Ancien régime finissant, de son incapacité radicale à s’adapter aux transformations de la société française. « Comme un cristal, qui reçoit de la nature sa forme et ses arrêtes rectilignes ne peut être modelé, l’absolutisme monarchique était la forme cristallisée et intangible du Gouvernement de la France »[25], raison pour laquelle les institutions monarchiques se sont effondrées « tout d’une pièce »[26] en 1789. Cet effondrement a été le point de départ de la gigantesque oscillation en quoi consiste selon Deslandres l’histoire constitutionnelle française entre 1789 et 1870.

Le modèle du pendule se concrétise plus précisément en une double périodisation. D’une part, en introduction du premier volume, Deslandres oppose deux périodes qui « offrent entre elles le plus absolu contraste »[27] : une période d’incessantes révolutions de 1789 à 1870 puis, de façon plus originale, une période de « stabilité constitutionnelle absolue »[28] depuis 1870, la France étant devenue selon lui sous la IIIe République un « pays d’arrière garde figé dans une immuable constitution »[29]. D’autre part, en conclusion du second volume, Deslandres affine cette première périodisation en proposant une seconde qui lui est interne : la période 1789-1870 se trouve ainsi subdivisée en « deux phases très différentes ».

La première, « temps de la Révolution chronique », s’étend de 1789 à 1814. Elle voit se succéder des régimes éphémères, opposés l’un à l’autre dans leur principe fondamental : « Les uns réalisent une concentration de l’autorité poussée à l’extrême pour donner à l’État le maximum de force, les autres divisent le pouvoir, séparent les corps politiques pour donner à la société le maximum de liberté. »[30] Comme on le voit, Deslandres oppose moins, à la manière d’Hauriou, un « courant révolutionnaire de gouvernement des assemblées » et un « courant consulaire et impérial », qu’il ne distingue les régimes à pouvoir concentré (Ancien régime, dictature révolutionnaire sous la Convention, Consulat et Empire) et les régimes à pouvoir divisé (monarchie constitutionnelle sous la Constituante puis la Législative, Directoire). Les points extrêmes du mouvement d’oscillation se trouvent donc dans « l’excès d’un despotisme ou d’une anarchie intolérables »[31], qui provoque la chute rapide des régimes.

La seconde période s’étend de 1814 à 1870, avec l’exception du second Empire dans sa période autoritaire (1851-1869). Deslandres voit dans les régimes qui s’y succèdent (première Restauration, Cent Jours, seconde Restauration, monarchie de Juillet, seconde République, puis Empire libéral) des « réalisations fort diverses » d’un « même régime, le parlementarisme ». Ici, Deslandres rejoint Hauriou sur sa conception du régime parlementaire comme « combinaison », mais les termes combinés ne sont pas les mêmes. Chez Hauriou, il s’agissait de combiner le « courant révolutionnaire » de prééminence d’une assemblée et le « courant consulaire et impérial ». Chez Deslandres, le régime parlementaire combine les points extrêmes de l’oscillation du pendule que sont la concentration du pouvoir et la division des pouvoirs :

« [Le régime parlementaire] n’est plus un régime de concentration du pouvoir en un corps unique ou dominateur à l’excès, il en est le partage entre des corps politiques qui jouent chacun un rôle considérable. Mais il n’est pas davantage un régime de division, de séparation radicales des pouvoirs, qui les paralyse, il est un régime de collaboration et de contrôle réciproque entre eux. Le balancier politique mettant fin à ses formidables oscillations premières s’est arrêté en un point intermédiaire. Avec l’équilibre des pouvoirs il a trouvé lui-même son point d’équilibre. […] Mais il n’empêche qu’à travers ces avatars et ces diversités et les révolutions qui se sont encore succédé, c’est un même régime qui a fonctionné en France de 1814 à 1851, puis en 1869, et qu’ainsi une période de demi-stabilité s’est opposée à la période d’instabilité extrême, par laquelle la France était passée après 1789, et a préparé la période de stabilité absolue, qui règne depuis 1870 dans notre pays. »[32]

Il convient de filer ici jusqu’au bout la métaphore du pendule ou du balancier. Celui-ci, après un moment d’oscillations extrêmes entre 1789 et 1814, s’est progressivement stabilisé autour de la formule parlementaire de collaboration et de contrôle réciproque des pouvoirs entre 1814 et 1870, avant d’atteindre sous la IIIe République un point d’équilibre ou de « stabilité absolue » qui est une situation d’immobilisme constitutionnel. Cette conclusion permet à Deslandres de contredire la psychologie politique superficielle qui représente les Français comme foncièrement révolutionnaires : ce peuple a été plutôt la victime des erreurs des régimes successifs, qui sont tombés « sous le poids de leurs fautes […] et non par les sautes de son humeur et son goût du changement »[33]. Au début des années 1930, lorsque Deslandres fait paraître l’Histoire constitutionnelle de la France, le peuple français s’est ainsi révélé le peuple « le plus conservateur de ses institutions politiques »[34]. Or tout l’ouvrage constitue une mise en garde contre ce conservatisme excessif qui est contraire à la nature des institutions politiques : la Constitution de la IIIe République, figée dans son fonctionnement, ne laisse plus de place aux nouvelles « forces » qui demandent à s’incarner en elle, au risque d’un nouvel épisode révolutionnaire – et, pour conjurer ce risque, Deslandres a élaboré dans d’autres textes tout un programme de réformes visant à permettre une pleine expression du « principe démocratique »[35]. L’histoire constitutionnelle française permet ici encore d’illustrer le danger d’institutions coupées des forces sociales.

B. Typologie des obstacles à la longévité constitutionnelle

La préface de l’Histoire constitutionnelle de la France reprend à l’identique une thèse déjà formulées trente ans plus tôt dans La crise de la science politique et le problème de la méthode,  mais garantie cette fois par la démonstration empirique que constitue l’ouvrage dans son entier :

« L’idée fondamentale, qui s’est de plus en plus dégagée des études auxquelles il a donné lieu est que les institutions politiques sont la résultante des forces en présence en un pays et en un temps donnés, soit quant à leur établissement, soit quant à leur fonctionnement, elles les incarnent et chacune d’elles exerce une action qui correspond à la force qui l’anime.  […] Quand [le droit constitutionnel d’un peuple] ne cadre pas avec la réalité historique, avec l’état des forces existantes, il se déforme, ses institutions subissent des transformations. La vie se charge de mettre le droit d’accord avec le fait. Si le conflit entre eux est trop profond, le régime s’effondre et un nouveau système politique prend sa place. »[36]

Cette thèse générale trouve des manifestations diverses dans la série d’échecs qu’a connu l’histoire constitutionnelle française depuis 1789. On peut esquisser sur ce point une systématisation des réflexions de Deslandres, qui restent quelque peu dispersées au fil de l’ouvrage. Deslandres insiste ainsi particulièrement sur quatre principaux obstacles à la longévité constitutionnelle.

On remarque en premier lieu le danger des pouvoirs qui sont faibles parce qu’ils n’incarnent pas les forces sociales du pays. C’est le cas par exemple des pouvoirs constitués de la Constitution de 1791. Le monarque constitutionnel, ancien monarque absolu, placé dans une position institutionnelle fausse et insincère, privé des compétences et prérogatives qui auraient dû lui appartenir en tant que chef du pouvoir exécutif, soulève des tempêtes de protestations lorsqu’il exerce celles qui lui restent. Mais l’Assemblée législative, puissante en apparence, ne repose elle-même que sur une base de légitimité extrêmement étroite du fait du régime électoral censitaire et à deux degrés. La Constitution « n’avait en définitive institué que des corps voués à une extrême faiblesse, forts seulement pour se combattre »[37]. Une même faiblesse générale des institutions se retrouve dans le régime de la Restauration qui, en 1814 puis à partir de 1815, ne parvient à aucun moment à « s’implanter », à se « réadapter », à « s’enraciner dans la France nouvelle »[38]. La monarchie restaurée, dotée d’une légitimité très incertaine, règne sur un pays divisé à l’extrême[39]. Le Parlement est quant à lui isolé de la masse du pays par un régime étroitement censitaire. Les institutions politiques vivent donc comme en surface du pays et sans symbiose avec lui. De cette situation il résulte des « commotions politiques particulièrement violentes et dangereuses, car plus la couche terrestre solidifiée est mince, plus les tremblements de terre sont catastrophiques »[40] – autrement dit le régime est extrêmement vulnérable, en 1814 comme en 1830. Surtout, les pouvoirs institués par la Charte se révèlent incapables de développer sincèrement, dans leurs rapports réciproques, les pratiques du régime parlementaire, et cette division entre les pouvoirs est un facteur supplémentaire de fragilité[41]. Encore la faiblesse était-elle, en 1791 et 1814, partagée entre les différents pouvoirs. Il en va autrement en l’an VIII de la Constitution du Consulat qui crée un système d’institutions au sein duquel le pouvoir est inévitablement destiné à se concentrer en un seul organe, le Gouvernement (et donc Bonaparte, premier consul). En effet, le complexe échafaudage d’assemblées inspiré par Sieyès – tribunat, corps législatif, sénat conservateur – est complètement artificiel[42] et, dès le premier moment, incapable d’équilibrer le pouvoir du Gouvernement :

« Ainsi la vie révélait les défauts de la Constitution. Elle avait établi en face les uns des autres des pouvoirs d’une excessive inégalité et le Gouvernement, par elle tout-puissant et incarné en un homme extraordinaire, prenait la taille d’un géant vis-à-vis des trois autres corps politiques, déchus de leurs pouvoirs habituels, isolés du pays, ne pouvant gagner vis-à-vis de lui de l’autorité faute de fonctions sérieuses à remplir et de vrais services à rendre. Comment le Gouvernement n’eût-il pas été amené à user de sa puissance de fait contre ces corps trop faibles pour lui résister, mais indépendants en droit ? En peu de temps une machine aussi mal combinée, avec des forces aussi dissemblables, devait se détraquer. »[43]

En second lieu, on peut noter le danger des forces sociales inorganisées qui, faute de trouver une voie d’expression dans le système institutionnel, exercent une pression externe sur les pouvoirs constitués. C’est déjà le cas à la fin de l’Ancien régime de l’opinion publique qui, sous forme de pamphlets, d’agitations, de rumeurs, soumet le pouvoir royal à une forme de harcèlement permanent : « Comme tout ce qui est inorganique, cette force, seule rivale du pouvoir royal, est au total malfaisante, elle l’affole au lieu de l’orienter, elle lui arrache l’aveu de ses abus, sans le soutenir dans ses tentatives de réforme. Elle ne peut l’aider à bâtir, elle est une force destructive, une force révolutionnaire. »[44] Sous la Constituante et sous le bref empire de la Constitution de 1791, le peuple succède à l’opinion publique, mais reste tenu à l’écart des institutions par le régime électoral. Il commence alors à s’organiser spontanément et crée un tissu de pouvoirs extra-constitutionnels qui menacent les pouvoirs officiels :

« Mais la vie s’est déjà chargée de rendre à ce souverain mineur sa puissance. Auprès des corps politiques, Commune insurrectionnelle, sections électorales parisiennes, tribunes, pétitionnaires, clubs, faubourgs insurgés se font ses porte-paroles, ses représentants directs. Là est une force réelle que les formules constitutionnelles n’enchaînent pas. Une sorte de démocratie directe, anarchique, inorganique s’instaure. »[45]

En troisième lieu, Deslandres souligne en diverses occasions le danger des institutions mal inspirées. On a vu plus haut la situation fausse du monarque constitutionnel de 1791, ancien monarque absolu dont il était parfaitement illusoire de croire qu’il exercerait ses fonctions nouvelles sans arrières-pensées[46]. Dans ce contexte, Deslandres insiste particulièrement sur l’institution malheureuse du veto dont l’usage, pourtant négligeable sur le plan quantitatif, envenime à l’extrême les relations avec l’Assemblée[47]. On peut également évoquer la Constitution de 1848 qui, tout à la fois, crée un président de la République à élection plébiscitaire, l’enchaîne par l’institution de la non-rééligibilité, suscite une situation de concurrence directe des pouvoirs en le rendant responsable devant une Assemblée unique elle-même élue au suffrage universel, et écarte une modalité de règlement des conflits en ne lui confiant pas le pouvoir de dissolution[48]. La Constitution de 1848 a ainsi créé une sorte de machine infernale dont l’explosion finale apparaît à Deslandres comme fatale :

« L’expérience de 1848 était terminée. La Constitution avait donné ce qu’elle pouvait donner. Elle avait créé des pouvoirs forts, mais rivaux ; elle avait avec l’élection du Président par le peuple appelé à ce poste supérieur l’homme héritier de la plus extraordinaire renommée, qui, fort de cette popularité et du choix populaire, devait bouleverser une Constitution qui par ailleurs le ligotait. Du point de vue de la science politique, les événements de 1848 à 1851 se présentent comme une expérience supérieurement réussie, le mélange avait provoqué l’explosion, fatale depuis le premier jour. »[49]

En quatrième et dernier lieu, Deslandres dénonce très logiquement le danger des constitutions rigides à l’excès qui poussent les acteurs à violer les procédures de révision. « Illusion »[50] de la part des constituants, qui se croient en mesure de protéger leur œuvre contre cette « loi absolue des institutions politiques » qu’est, comme nous l’avons vu plus haut, la « continuité de transformation ». Ainsi du constituant de 1791 dont Deslandres résume le système de façon lapidaire : « limiter la révision, – la rendre comme impossible, – la retarder à l’extrême, – la monopoliser au profit du pouvoir législatif, – en écarter le peuple et le Roi. »[51] Et pourtant, dès août 1792, « sur toute la ligne, la Constitution [est] violée, anéantie, en faillite totale »[52]. Ainsi du constituant de 1795 qui conditionne toute révision de la Constitution à une proposition des deux Conseils, répétée à trois reprises sur une période de neuf ans, entraînant l’élection d’une assemblée de révision aux compétences rigoureusement encadrées, dont le projet doit lui-même être soumis à référendum[53]… Mais chacun sait quatre ans plus tard en l’an VIII, face à l’usure et au discrédit des institutions du Directoire, que cette procédure de révision « était utopie pure » : « On ne pouvait attendre encore près de dix ans et s’engager dans une si lointaine et si incertaine aventure »[54], et une violation de la Constitution devenait inévitable. Ainsi encore du constituant de l’an VIII qui « n’avait pas prévu le mécanisme [des] retouches [de la Constitution] », alors même que les institutions qu’elle créait étaient condamnées à brève échéance par leur caractère complètement déséquilibré. Par conséquent, « Bonaparte s’attribua le droit de la réformer »[55].

On constate finalement que les quatre types d’obstacles à la longévité constitutionnelle théorisés par Deslandres – faiblesse des pouvoirs isolés des forces du pays, menace des forces sociales inorganisées, institutions mal inspirées, constitutions excessivement rigides – peuvent être tous ramenés à une même erreur fondamentale : le refus de prendre en compte et d’intégrer au système constitutionnel les « forces vives de la nation », soit lors de la création des institutions, soit au cours de leur existence lorsqu’il s’agit de les adapter aux évolutions sociales. À l’heure où des épisodes de contestation violente suscitent une inquiétude diffuse quant à la pérennité des institutions de la Ve République, la leçon de Deslandres pourrait conserver toute sa valeur.

Tristan POUTHIER,
Professeur de droit public à CY Cergy Paris Université


[1] V. E. Cartier, « Les petites Constitutions : contribution à l’analyse du droit constitutionnel transitoire », Revue française de droit constitutionnel, 2007/3, n°71, p. 513-534.

[2] V. la monographie de S. Pinon, Maurice Deslandres et le droit constitutionnel. Un itinéraire, Éditions Universitaires de Dijon, 2012.

[3] La crise de la science politique et le problème de la méthode, Paris, A. Chevalier-Marescq éd., 1902 (ci- dessous : La crise de la science politique).

[4] Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, 3 vol., Paris, A. Colin – Librairie du recueil Sirey, 1932-1937 (ci-dessous : Histoire constitutionnelle). Le premier volume couvre la période 1789- 1815, le second la période 1815-1870, tandis que le troisième volume est consacré à l’avènement de la IIIe République de 1870 à 1879.

[5] V. S. Pinon, op. cit., p. 7.

[6] La crise de la science politique, op. cit., p. 94.

[7] Ibid., p. 101.

[8] V. J. Austin, The Province of Jurisprudence Determined, 2e éd., London, 1861, p. 230 s.

[9] La crise de la science politique, op. cit., p. 112.

[10] « Les notions sont interchangeables » écrit Stéphane Pinon, op. cit., p. 10.

[11] La crise de la science politique, op. cit., p. 112.

[12] Ibid., p. 113.

[13] Ibid., p. 76.

[14] Loc. cit.

[15] Ibid., p. 115.

[16] Ibid., p. 144.

[17] Ibid.,p. 145.

[18] Ibid., p. 221.

[19] Non pas seulement à cause de la violence de la crise révolutionnaire, mais à cause du « trouble profond et durable » qui suit les révolutions. V. sur ce point, ibid., p. 224 s., l’habile et convaincante illustration par la Révolution de 1830, « la plus bénigne en quelque sorte de nos révolutions », « minimum de révolution » dont les conséquences ont pourtant entraîné dix années de troubles et d’incertitude, avant que la Monarchie de Juillet ne finisse en réaction par se figer en 1840 dans l’immobilisme qui lui a été fatal.

[20] Ibid., p. 228.

[21] Histoire constitutionnelle, vol. II, p. 731.

[22] V. Précis de droit constitutionnel, 2nde éd., Sirey, 1929, réimpr. Dalloz, 2015 avec une préface de Jacky Hummel, p. 293-295.

[23] Principes de droit public, 2nde éd., Sirey, 1916, p. 41.

[24] Comme le note Jacky Hummel, « Histoire et temporalité constitutionnelles », Jus politicum, n°7, 2012, en ligne.

[25] Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 18.

[26] Ibid., p. 11.

[27] Ibid., p. 9

[28] Loc. cit.

[29] Ibid., p. 10.

[30] Histoire constitutionnelle, vol. II, p. 731.

[31] Loc. cit.

[32] Ibid., p. 732.

[33] Ibid., p. 737.

[34] Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 9.

[35] Ce aspect de l’œuvre de Deslandres est étudié en détails par S. Pinon, op. cit., ch. 2 : « La question du programme de réformes ».

[36] Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 4.

[37] Ibid., p. 189.

[38] Ibid., p. 714.

[39] Deslandres désigne à plusieurs reprises les divisions de la France comme la principale cause de l’échec du régime de la Restauration à s’implanter dans le pays, v. notamment Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 712, 714, et vol. II, p. 9.

[40] Histoire constitutionnelle, vol. II, p. 20.

[41] V. à propos de la première Restauration, Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 712 : « L’ébauche du parlementarisme tracée par la Charte ne s’est donc pas, par la vie politique, réalisée, au contraire. La pratique a abouti à un régime hybride. On n’est plus sous un régime d’autorité comme sous le Consulat et l’Empire, plus sous un régime de séparation des pouvoirs comme sous les Constitutions de 1791 et de l’an III. On n’est pas non plus sous un régime de forte collaboration et de contrôle réciproque comme doit l’être le vrai parlementarisme. Chaque pouvoir en lui-même et tous les pouvoirs ensemble devaient être faibles, sans direction, sans unité. Comment auraient-ils fait face aux difficultés exceptionnelles d’une époque caractérisée par des divisions et des oppositions extraordinaires ? Le régime était voué à un échec rapide et fatal. » À propos de la seconde Restauration, vol. II, p. 9 : «  Un Gouvernement plus souple, plus compréhensif des circonstances, des aspirations du pays, aurait pu, instruit par l’expérience, modifier ses pratiques et tirer du parlementarisme ce que l’Angleterre, par exemple, savait y trouver. On verra qu’il n’en eut pas l’intelligence. »

[42] Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 460 : « Ils apparaissent quant à leur origine, quant à leur composition, quant à leurs attributions comme des créations artificielles, produits de la volonté des constituants, non comme des œuvres naturelles de la vie. […] Il semble que la faiblesse soit partout. » Le caractère artificiel des assemblées créées en l’an VIII est un topos de la littérature constitutionnelle du XIXe siècle. V. par ex. A. Thiers,  Histoire du Consulat et de l’Empire, t. I, p. 83-86.

[43] Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 501-502.

[44] Ibid., p. 31.

[45] Ibid., p. 190.

[46] Ibid., p. 151-154, 188.

[47] Ibid., p. 158-164.

[48] Sur tous ces points v. notamment Histoire constitutionnelle, vol. II, p. 354-356.

[49] Ibid., p. 460. V. aussi ibid., p. 288 : « Le 2 décembre 1851 répondra à la logique des choses. »

[50] Ibid., p. 735.

[51] Histoire constitutionnelle, vol. I, p. 133.

[52] Ibid., p. 188.

[53] Ibid. p. 312-313.

[54] Ibid., p. 407.

[55] Ibid., p. 526.