Le concept de chaos en droit constitutionnel : au-delà des états d’exception

Anderson VICHINKESKI TEIXEIRA.

Résumé : Partant de la nécessité de dépasser le dualisme normalité et exception, cet article discutera de la possibilité de développer le chaos en tant que concept juridique de nature constitutionnelle, en particulier dans des contextes de crises multisectorielles et systémiques[1]. Dans une première étape, une reconstruction historique des origines des catégories conceptuelles telles que le nomos, la normalité, l’exception et le chaos sera effectuée. Ensuite, les concepts de crise et de syndémie seront l’objet d’une brève analyse. Enfin, le concept de chaos sera encadré dans le plan juridico-constitutionnel comme une entité ontologiquement opposée à la normalité constitutionnelle.

Plan : 1. Introduction ; 2. La genèse des états d’exception dans le dualisme normalité et exception ; 3. Crises étatiques, crises globales et pandémie de COVID-19 : la pertinence du concept de syndémie globale ; 4. Le chaos comme figure antagoniste de l’État de droit ; 5. Conclusions : à la recherche de nouveaux mécanismes de normalisation des exceptions constitutionnelles.

1. Introduction

La pensée juridique occidentale, depuis ses origines dans l’Antiquité grecque, a développé d’innombrables variantes du concept de droit, mais en conservant comme point de départ une dichotomie classique qui affecte la plupart de ces variantes : normalité vs. exception. Dans les mots des anciens Romains, influencés par la culture hellénique, nous pourrions également concevoir cette dichotomie sous la forme du dualisme civilité vs. barbarie. Or, indéniablement, dans les traditions occidentales, le droit apparaît comme une catégorie conceptuelle chargée de donner une unité et une concrétisation au pouvoir, alors que celui-ci se situe sur le plan de la puissance, de l’abstraction ; autrement dit, le pouvoir comme puissance, la loi comme acte. Par conséquent, un pouvoir naturel non médié par la loi serait imprévisible et incompatible avec les notions modernes, comme la normalité et la civilité.

Plus de vingt-cinq siècles après la genèse grecque du concept de nomos, la pandémie de COVID-19 a mis à l’épreuve les éléments fondamentaux de l’État de droit en faisant de l’exception la règle, en subvertissant la sécurité et la certitude du droit au profit de l’immédiateté et de l’urgence qu’exigeait la confrontation à une menace mondiale d’une ampleur sans précédent. L’ordre et le désordre normatifs ont attiré l’attention des philosophes, des juristes et des chercheurs des domaines les plus divers sur le thème des états d’exception. Au milieu d’un siècle marqué par une succession de crises, telles que le terrorisme global, les crises environnementales, les crises humanitaires, la crise sanitaire du COVID-19, il devient possible de poser la question suivante : les antithèses à la normalité constitutionnelle et à la civilité sont-elles toujours, respectivement, l’exception normative et la barbarie ? L’exception normative pourrait-elle encore se réduire au seul concept d’anomie ? Et, philosophiquement, quelle est la pertinence de la notion de barbarie dans une ère postmoderne de relativisation du langage, du rationalisme et même du concept de bien ? Enfin, les états d’exception restent-ils les meilleurs mécanismes pour faire face à une menace de chaos normatif ?

A titre d’hypothèse théorique, dans une approche méthodologique analytique, cet article discutera de la possibilité du développement du chaos en tant que concept juridique pour une possible ontologie constitutionnelle. Initialement, la centralité du dualisme normalité et exception sera abordée dans une perspective historique dont l’objectif sera de reconstruire les origines des catégories conceptuelles telles que le nomos, la normalité, l’exception et le chaos. Ensuite, une brève analyse des concepts de crise et de syndémie sera effectuée, afin que, dans le dernier point de cet article, le chaos puisse être mieux encadré comme un possible concept juridique et constitutionnel opposé, ontologiquement, à la normalité constitutionnelle.

2. La genèse des états d’exception dans le dualisme normalité et exception

Issue du latin normalis, la définition étymologique du mot « normalité » désigne une règle, une norme, un schéma facilement reconnaissable par d’autres individus. Notoirement, la philologie qui étudie l’Antiquité romaine définit le sens premier de normalis comme une sorte d’équerre, une règle de menuisier, un instrument doué d’une précision dont l’objectivité permettait d’affirmer qu’une telle chose est elle-même parce qu’elle est « en conformité à la règle ». On voit que la philologie romaine, lorsqu’elle traite de l’origine étymologique du mot normalis, a besoin d’être combinée avec l’histoire d’un concept juridique essentiellement philosophique et d’origine immémoriale dans l’ancienne tradition grecque : le nomos. Depuis la formation du grec archaïque, mais même avant dans les périodes mycénienne et homérique, le nomos apparaît également comme un souverain. Aristote mentionne la fameuse règle inventée sur l’île de Lesbos pour mesurer son relief montagneux et très rocailleux comme illustration de ce que serait l’équité[2] ; ailleurs, dépassant le concept de nomos comme loi écrite, Aristote définit l’équité (epieíkeia) comme la forme de « justice qui se situe au-delà de la loi écrite »[3]. Les textes de Sophocle, Platon et Aristote ont souvent utilisé ce concept dans des sens plus élaborés et déjà plurivocaux, surtout quand on pense à la relation entre les nomoi et les différents types d’actes justes (díkaion – δικαῖοs). Plus encore, quand on pense le rapport entre la nature (physis) comme ordre objectif et l’acte juste comme produit de l’action humaine subjectivement guidée par les vertus (areté) qui doivent guider l’individu vers l’excellence dans la réalisation du juste, les nomoi seraient situés dans un plan antérieur à celui de l’action humaine ; en bref, l’idée très aristotélicienne d’un juste total attribue au nomos le statut de condition du sens de l’acte juste.

Cependant, quel serait le contraire de nomos ? Quelle est l’implication d’une absence totale de normalité, de nomoi, d’ordre établi ? C’est peut-être le questionnement philosophique le plus classique de la pensée grecque antique, étant chez Socrate, considéré comme le « père de la philosophie », très présent dans ses célèbres dialogues rapportés, notamment, par Platon, mais aussi par Xénophon. Dans les circonstances très limitées de cet article et de la proposition méthodologique ici adoptée, on peut dire que, porté à l’extrême, ce questionnement aurait une réponse unique : le káos. Il s’avère que la signification du chaos dans l’Antiquité grecque diffère considérablement des théories contemporaines du chaos. L’orientation métaphysique et polythéiste de l’ontologie antique attribuait une verticalité entre ethos (individu), polis (collectivité, c’est-à-dire la cité) et kosmos (univers des dieux), de sorte que la dimension de sens des deux premiers serait conditionnée par leurs cadrages respectifs dans le cosmos. Ainsi, penser la négation ultime du nomos serait aussi penser la négation immédiate de l’ethos et de la polis, laissant le cosmos comme structure définitive de réorganisation du monde terrestre. Poussant ce déni jusqu’à la limite maximale, le cosmos serait aussi réfuté dans sa condition existentielle transcendante, sans plus de place pour la physis ni pour aucune métaphysique, seulement pour l’absence absolue de l’être.

Par conséquent, le concept de chaos dans la pensée grecque antique signifie lui-même un retour à une étape évolutive antérieure à l’existence du kosmos. C’est aussi dans Hésiode – bien avant l’épanouissement de la pensée philosophique qui marquera le siècle de Périclès et toute la culture occidentale qui en découlera – que l’on peut situer la croyance en la naissance du cosmos, du soleil, de la Terre, de la nuit et du jour, après la naissance de ce qui serait le « Dieu primordial » : le Káos.[4] Le développement de la politique, de l’éthique et de la compréhension de la métaphysique, en bref, la compréhension de la paideia comme catégorie conceptuelle générale de la connaissance du tout accessible au nous humain, serait la seule voie opposée à tout retour possible représenté par le chaos. Ainsi, il existe une relation d’exclusion ontologique entre normalité et déni de normalité.

Lorsque l’on observe le concept de nomos dans la pensée occidentale, il apparaît que son utilisation n’est pas seulement légale – en tant que norme juridique – elle s’étend également au sens commun, mais reste ontologiquement basée sur cette ancienne définition de « suivre une règle ». Pour autant qu’elle puisse être associée à la notion de normalité comme la condition contingente de l’être-en-soi, l’hypothèse de la « normalité » serait de suivre une « norme » de l’être-en-soi. Au cours de l’évolution de la Modernité, l’antagoniste du normal, c’est-à-dire sa négation maximale, devient de plus en plus rationnel et éloigné des catégories antiques, comme le mythique chaos grec ou encore le concept latin de barbarie inventé par les Romains pour décrire les non-Romains.

En restreignant l’attention à la tradition juridique publiciste du tournant du XIXe au XXe siècle, plus précisément dans le cadre du droit constitutionnel et de la théorie constitutionnelle, Carl Schmitt a utilisé les notions de nomos et de katcheon (κατέχω) pour expliquer la tentative de la politique, à travers l’État moderne, d’attribuer une normalité à toute conduite humaine.

L’ouvrage Théologie politique, publié en 1922, est significatif dans la pensée schmittienne précisément parce que c’est là que l’auteur indique comment l’État moderne a remplacé la fonction de la religion au cœur de la politique. En d’autres termes, le Dieu tout-puissant aurait trouvé l’État lui-même comme son substitut également tout-puissant dans l’ordonnancement politique du monde. Bien que Schmitt utilise une métaphore difficilement compréhensible pour ceux qui ne sont pas très proches de ses œuvres, on peut dire que l’état d’exception serait pour l’État moderne ce que le miracle est pour la théologie.[5] Le miracle serait un moyen de corriger les actes humains qui violent les lois de la nature. L’exception serait donc un moyen de corriger la politique de l’État lorsqu’elle ne fonctionne pas sur la base de la normalité qu’elle établit.

La conviction de Schmitt dans la fonction du nomos comme frontière entre la normalité et l’exception découle de son idée que même dans l’exception il y aurait un souverain. Normalement, ce serait l’État. Mais qui serait le souverain dans l’état d’exception ? La réponse est résumée dans ce qui est peut-être sa phrase la plus célèbre : « Le souverain est celui qui décide dans un état d’exception ».[6] Il convient de noter que l’exception se situe à un niveau où subsiste la possibilité de sa paramétrisation par la normalité, c’est-à-dire que l’exception serait normalisable et, par conséquent, surmontable. Comme le rappellent Antonino Scalone[7] et Julia Hell[8], il s’avère que Schmitt cherchait un concept énigmatique et d’une précision terminologique difficile dans l’Antiquité grecque, mais qui a été mieux défini dans la doctrine professée par l’apôtre Paul : katechon.[9] Pour retarder la venue de l’Antéchrist, le début d’une catastrophe définitive et, par conséquent, la fin de l’humanité, le katechon serait une « force d’endiguement » (aufhalter), c’est à dire un rétenteur puissant, retardateur et temporellement circonscrit[10]. La conscience du caractère inévitable d’une telle apocalypse signifiait que l’Empire chrétien lui-même – c’est-à-dire la respublica christiana qui a duré pratiquement tout le Moyen Âge – ne se considérait pas comme éternel et devait toujours continuer à exercer son pouvoir dans sa dimension historique et rester fidèle à ses finalités[11]. L’État moderne, avec sa laïcité, serait la dernière forme d’organisation politique à avoir exercé la fonction de katechon.

Ainsi, l’évolution progressive de la tradition constitutionnelle occidentale a enlevé le caractère transcendant des concepts classiques à la philosophie antique, comme le káos et le katechon, cherchant à normaliser même l’anormal, à réordonner le désordre, à recomposer le décomposé ; en bref, comprendre comme une exception l’écart par rapport à la normalité.

3. Crises étatiques, crises globales et pandémie de COVID-19 : la pertinence du concept de syndémie globale

A ce stade, il convient d’analyser comment le concept de crise, conservateur et fondé sur une réalité statique supposée idéale, a été tout au long du XXe siècle au centre des débats juridiques et philosophiques sur le rôle de l’État face aux innombrables problèmes qui se posaient dans les sociétés de plus en plus complexes. Avant même la pandémie de COVID-19, il a été constaté que la survenue de deux ou plusieurs syndromes et la violence dans les villes américaines, selon Merrill Singer, pouvaient permettre l’utilisation de la notion de syndémie comme un néologisme qui rassemblerait les dynamiques d’un phénomène de santé avec d’autres facteurs sociaux et économiques susceptibles d’aggraver le premier.[12] La syndémie serait donc la jonction grammaticale des mots synergie et épidémie.

Toutefois, avant d’aborder l’insuffisance épistémologique de l’utilisation de la notion de « crise » pour traiter des problèmes globaux du XXIe siècle, il faut revenir sur ce qui, tout au long du XXe siècle, a été au centre de beaucoup d’attention, à savoir, la « crise de l’État ».[13] Au début du dernier siècle, ce phénomène, aujourd’hui multiforme, était associé à l’épuisement d’aspects importants de l’État libéral, que ce soit dans le domaine de l’économie capitaliste, ou dans le domaine de la reconnaissance de droits sociaux non restreints à la sphère de l’individu. Au regard de la crise de l’économie libérale qui avait servi de plateforme de soutien à la révolution industrielle, l’éclatement de conflits sociaux profonds et l’émergence des idées anarchistes, socialistes et communistes ont conduit à un processus d’affirmation progressive de l’État-providence, spécifiquement en Europe, et à l’intervention de l’État dans l’économie, dans le cas des États-Unis. L’État social représenterait le dépassement – dans un sens évolutif – de l’État libéral vers un modèle d’organisation politico-juridique qui, dans une synthèse très serrée, se caractérise par différents niveaux d’intervention ou d’action directe de l’État dans l’économie, mais aussi par l’émergence de droits non plus seulement individuels, mais également de droits sociaux.

Si la « crise » de l’État libéral avait été résolue avec l’avènement de l’État social européen et celui de l’État-providence américain, l’après-guerre aurait encore accentué la crise de l’État puisque, comme le souligne Sabino Cassese (2002, p. 04), cette crise ne se limiterait pas aux seules insuffisances normatives ou réglementaires de l’économie, mais entraînerait la perte de la capacité à maintenir l’unité interne de l’État et à affirmer sa souveraineté externe dans le domaine économique.[14] A la fin des années 1990, parler de crise de l’État signifiait diagnostiquer un phénomène bien plus large qu’une crise ou un moment d’interrogation sur les finalités de l’État dans les domaines politique, économique et de reconnaissance des droits de ses citoyens. La crise serait vécue comme un processus tacite, continu et non totalement déclaré de transfert des attributs de la souveraineté économique de l’État vers la tutelle d’agents non étatiques dont l’engagement politique et social était – et est toujours – inconnu. [15]

Celle-ci, que l’on peut définir comme un processus tacite de relativisation de la souveraineté des États, a commencé dans l’après-Seconde Guerre mondiale et s’est prolongée tout au long du XXe siècle, s’étant aggravée dans ses dernières décennies et, plus encore, au début du XXIe siècle par une série de processus qui vont au-delà d’une crise résultant de la simple limitation du pouvoir étatique : certaines prérogatives qui caractérisent historiquement l’État moderne depuis sa genèse sont désormais attribuées à des agents supposés impersonnels ou indéfinis, sans buts clairement déterminés  et renvoyant à des catégories aussi abstraites que celles de « marché international » ou de « marché mondial ».

Cependant, il est possible d’affirmer que dans trois secteurs de l’État, il existe un véritable transfert de pouvoir souverain du public au privé : (1) au sein de l’économie, où les agents – pleinement identifiables, telles que les entreprises multinationales et transnationales ou les banques d’investissement qui, une fois devenues de grandes puissances économiques, concentrent les sièges sociaux de plusieurs des plus grandes entreprises multinationales – agissent activement, guidant et cherchant à établir les règles du marché international[16], (2) dans le domaine de la politique, où depuis la Société des nations, il y a eu une tendance à universaliser l’Occident et à transformer chacun de ses principes en une sorte de vecteur d’humanité, et (3) dans le champ juridico-normatif transnational en voie d’émergence, qui tente progressivement de mettre en place des juridictions internationales capables de donner effet à la synthèse de la demande de régulation propre à chacun des deux champs précédents.

Dans ces conditions, est-il encore permis, d’un point de vue épistémologique, notamment juridico-philosophique, de regarder ces phénomènes comme des « crises » ? La notion de crise ne révélerait-elle pas une grammaire descriptive-normative d’une philosophie générale remarquablement idéaliste ? Une philosophie générale avec l’intention de résumer en elle-même les possibilités divergentes de réalisation phénoménologique présupposées dans un plan purement idéal et abstrait ?

Une proposition théorique-descriptive perspicace et intéressante a été présentée par Merrill Singer, un anthropologue américain, lorsqu’il a inventé la notion de « syndémie » à partir de la jonction grammaticale entre synergie et épidémie, soulignant que les interactions et dynamiques sociales ont une importance significative dans l’adaptation à une épidémie, comme dans l’étude qui analyse la relation entre l’abus de drogues pendant la grossesse et la conjonction de problèmes socio-économiques.[17] L’approche de la théorie syndémique de l’auteur précité repose sur l’hypothèse que la complexité biosociale, dans ses interactions imprévisibles, permet la survenue simultanée des facteurs environnementaux et sociaux défavorables pour potentialiser les effets négatifs de la maladie, surtout lorsqu’il s’agit d’une épidémie.[18]

Richard Horton, toujours dans la première année de la pandémie de COVID-19, avait soulevé l’hypothèse qu’il ne s’agissait pas d’une pandémie, mais d’une syndémie entre différentes crises mondiales, notamment les crises environnementale, sociale, économique et les effets à long terme que peut avoir une infection par le virus SARS-CoV-2 sur le plan neurologique, circulatoire, respiratoire, entre autres séquelles possibles.[19] Ainsi, penser la pandémie post-COVID-19 comme une syndémie mondiale impliquerait de considérer que les couches les plus fragiles socio-économiquement des pays les plus différents peuvent subir les conséquences continues et progressives des effets entrelacés entre l’héritage de cette crise sanitaire et les crises (environnementales, sociales, économiques etc.) auxquelles ces sociétés sont déjà soumises.

D’autre part, Emily Mendenhall affirme qu’il est faux de soutenir que la pandémie de COVID-19 serait une syndémie globale, car le contexte local exercerait une influence déterminante sur la façon dont les facteurs pré-pandémiques peuvent être renforcés ou non par des défaillances dans la gestion publique d’une crise sanitaire. Selon Mendenhall, aux États-Unis, des conditions préexistantes telles que l’hypertension, le diabète, les troubles respiratoires, le racisme structurel dans la société, l’incrédulité envers la science et l’absence de leadership politique pendant la pandémie, se sont ajoutées à un système de santé fragmenté, stimulant la propagation et interagissant avec le virus.[20] Par conséquent, ces échecs synergiques ont causé plus de morts et de ravages que dans de nombreux autres pays.

Revenant à notre approche juridico-constitutionnelle et aux finalités de cette recherche, il apparaît que, face à l’insuffisance du concept de crise, l’hypothèse théorique de la syndémie globale est en effet d’une valeur singulière pour décrire les dynamiques complexes qui entrelacent les innombrables crises de portée mondiale. Cependant, du point de vue de l’État de droit, il y aurait encore une insuffisance analytique-descriptive par rapport au déni de l’État lui-même, c’est-à-dire par rapport à l’antithèse ultime de son existence, bref, à son plus grand antagoniste. La notion de syndémie permet de dépasser le dualisme classique « normalité » et « exception » de la tradition du droit public, soulignant l’actuel caractère irréversible des effets de ces multiples crises concomitantes. La syndémie émerge davantage comme un concept analytique-descriptif de la réalité globale que, à proprement parler, comme un concept théorique-normatif avec des conditions pour guider la recomposition vers le statu quo ante de ces diverses crises entrelacées. En conséquence, il convient encore de surmonter les faiblesses de la compréhension de « l’exception » comme antithèse ultime de l’État de droit et de repérer l’insuffisance des mécanismes actuels de normalisation des états d’exception.

4. Le chaos comme figure antagoniste de l’État de droit

Dans la modernité, la conception classique du chaos a été redéfinie et adaptée par les sciences telles que les mathématiques et la physique, avec la référence notoire à la théorie de la relativité d’Einstein. Toutefois, une attention particulière doit être accordée à l’œuvre d’Henri Poincaré. Le mathématicien français commence son texte en déclarant que les vérités mathématiques « dérivent d’un petit nombre de propositions évidentes par une chaîne de raisonnements impeccables ; elles s’imposent non seulement à nous, mais à la nature elle-même ».[21] Plus loin dans la même œuvre, en traitant du calcul des probabilités, Poincaré explique pourquoi des hypothèses ou des conventions élaborées sur la base de causes antérieures ne présentent pas de certitude scientifique sur les résultats causaux qui seront atteints, lorsqu’il s’agit d’un phénomène en système ouvert et contingent.[22] Il y aurait alors un degré élevé d’imprévisibilité dans la continuité et le développement du phénomène par rapport à ses causes précédentes. Ailleurs, Poincaré introduit la notion de « chaos déterministe » pour décrire comment, dans de nombreux systèmes dynamiques, la sensibilité aux conditions initiales peut faire d’un événement unique une cause relationnelle d’effets totalement imprévisibles lors des calculs initiaux effectués par le chercheur. [23]

L’applicabilité de la théorie du chaos, tout au long du XXe siècle, aux secteurs scientifiques les plus divers et aux disciplines exactes, humaines, sociales ou appliquées, en a fait un champ d’étude fertile pour des développements théoriques ultérieurs. Plus précisément, dans le domaine juridique, il est nécessaire d’exclure, néanmoins, son application directe et immédiate au droit constitutionnel et à la théorie constitutionnelle pour la raison que ces disciplines présupposent le chaos comme un processus perturbateur capable d’initier un nouveau modèle théorique et normatif d’ordonnancement de la réalité phénoménale. Dans les disciplines juridiques qui ne maintiennent pas une centralité autour d’une source normative hiérarchiquement supérieure, comme dans le cas du droit constitutionnel, il y a une utilisation fructueuse de la théorie du chaos, comme, par exemple, en droit civil ; cependant, il n’y a pas de parallèle direct possible avec la théorie constitutionnelle, car elle a pour objet central de recherche la constitution et sa primauté en tant qu’élément ordonnant de l’État de droit.

Il convient de rappeler que le constitutionnalisme occidental émerge dans le large spectre politico-philosophique des théories contractualistes, comme celle de Hobbes, en présupposant l’état de nature comme un moment théorique-hypothétique, pré-sociétal et pré-étatique, doté d’un pouvoir de légitimer l’avènement de l’État politique. Un tel état de nature est le reflet d’une certaine forme d’idéalisme sur la condition naturelle de l’être humain, qu’il soit marqué par l’égoïsme comme chez Hobbes, ou par la pureté innée comme chez Rousseau. Face à cela, il y a une tendance dans la pensée constitutionnelle à rationaliser le moment pré-constitutionnel ou pré-étatique, en lui attribuant une dimension axiologique en termes logico-rationnels.

Le chaos constitutionnel serait donc une négation de l’ordre juridico-constitutionnel actuel. Comme Schmitt l’a déjà souligné, il n’y a pas une seule norme applicable au chaos.[24] Plus encore : l’exception constitutionnelle est, à travers les mécanismes traditionnels de l’état d’exception, la dernière tentative de l’État de droit de revenir à la normalité et de circonscrire précisément les situations dans lesquelles l’État suspend le droit lui-même. Par conséquent, la compréhension possible du chaos proposée comme hypothèse dans cet article consiste à considérer, en substance, que les parties des structures sociales sont en constante redéfinition, à partir de leurs principes signifiants élémentaires, empêchant que l’idée de crise – souvent très brève, éphémère et consubstantielle à l’idée de contingence – puisse encore continuer à être conceptuellement soutenue afin d’expliquer une réalité mondiale ponctuée d’événements de plus en plus forts, continus et interdépendants.

Karl Polany a souligné que le monde a connu une grande transformation provoquée par l’économie de marché, qui a imprégné les champs politique et social.[25] La grande complexité des relations économiques serait corrélée au processus progressif de complexification de la vie sociale et, par conséquent, de la politique. Ce serait une ère de crises multisectorielles, c’est-à-dire de crises impliquant différents secteurs de l’économie, de la politique et de la société, mais aussi une ère de crises systémiques dans des secteurs spécifiques eux-mêmes. C’est un problème général, reconnu par les penseurs de différentes branches du savoir. Quelle que soit l’origine de la recherche, il existe un consensus notoire autour de l’idée que les problèmes actuels affectent simultanément différents pays, régions, continents du monde, ayant comme point commun les crises environnementales, climatiques, sanitaires, sécuritaires, géopolitiques et sociales. Dans le cas spécifique du droit, ces questions affectent directement les principes, les règles, la législation et les instituts par lesquels les États élaborent et conduisent leurs politiques publiques. Par exemple, l’une des conséquences de ce désordre généralisé est l’actuelle diffusion de la méfiance de la population envers ses gouvernants face à ces problèmes, ouvrant les portes du champ politique au populisme et à l’extrémisme guidés par des solutions simplistes.

Il convient également de mentionner que les constitutions actuelles prévoient des mécanismes de normalisation d’éventuelles instabilités et autres ruptures d’ordre. C’est ce qui se passe avec les mécanismes institutionnels de stabilisation fondés sur l’idée d’exception, tels que l’état de défense (art. 136) et l’état de siège (art. 137) dans la Constitution brésilienne de 1988. En France, la Constitution a établi l’article 16 lorsque « les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux » sont menacées d’une manière « sérieuse et immédiate », et l’art. 36 pour l’état de siège, dans le but de contrôler une agression externe ou une insurrection armée interne, instaurant un régime très similaire à la loi martiale. Malgré leurs différentes formes de mise en œuvre au Brésil et en France, ces mécanismes sont insuffisants pour faire face à la complexité des crises multisectorielles et des crises systémiques, car ils supposent la survenance d’un fait concret contraire à l’ordre public ou à la paix sociale et visent à son retour rapide au stade antérieur de la normalité constitutionnelle.

Stéphanie Hennette-Vauchez rappelle que, entre les attentats du 13 novembre 2015 et la pandémie de COVID-19, le pays a passé plus de la moitié du temps sous l’état d’urgence terroriste ou sanitaire, régimes conçus au départ comme dispositifs juridiques temporaires, mais qui tendent à devenir un état permanent.[26] De même, lorsque l’état d’urgence fut décrété le 8 novembre 2005 pour mettre fin aux émeutes dans les banlieues permettant ainsi aux préfets des zones concernées de déclarer des couvre-feux, Dominique Rousseau avait déjà dénoncé le danger de banaliser l’état d’urgence en l’utilisant en vue d’un simple contrôle policier des violences urbaines limitées surtout à la ville de Paris.[27]

Cependant, comment définir le chaos constitutionnel ? Pour cela, il est nécessaire d’aller au-delà du devoir-être de la constitution, c’est-à-dire au-delà de sa dimension normative, en se concentrant sur l’être-en-soi qu’elle instaure. En un mot : les fondamentaux. La paramétrisation du chaos constitutionnel à partir de la négation des fondements de l’État de droit synthétisés, linguistiquement, dans le texte constitutionnel, permet de comprendre le seuil qui s’instaure entre ordre et désordre, entre désordre comme simple contingence et désordre comme antithèse absolue de l’ordre induit par l’État de droit.

Face aux crises multisectorielles, aux crises systémiques ou au désordre normatif, le droit peut être considéré, en définitive, comme un instrument de reconstruction sociale. Il y a, pour cela, la nécessité de maintenir et de protéger la dimension normative du texte constitutionnel. Il convient de noter que le constituant brésilien de 1987-1988, en inscrivant à l’article 1 les fondements de la République, établit un ensemble d’éléments qui décrivent ce qu’est la société, ce qu’est l’État brésilien, ses composantes les plus essentielles : souveraineté, citoyenneté, dignité humaine, valeurs sociales du travail et de la libre entreprise, pluralisme politique.

Le chaos constitutionnel se situe donc au niveau ontologique, de l’être-en-soi, mais non comme élément constitutif ; au contraire, comme un ensemble d’éléments réels visant à déconstruire les bases qui soutiennent l’ordre constitutionnel en vigueur. Un déni qui s’attaquerait systématiquement aux fondements de la République rendrait impossible la recomposition du statu quo ante, ni la réorganisation politico-constitutionnelle car, tout comme Káos, le Dieu primordial de l’Antiquité, le chaos préconstitutionnel serait institué et tout une série d’effets nouveaux et imprévisibles résulteraient de sa vacuité ontologique. Les mécanismes de stabilisation institutionnels prévus par la Constitution, dans le cas brésilien, sont toujours applicables en termes purement normatifs et, à notre avis, il n’est même pas possible d’envisager son utilisation dans les crises multisectorielles et les crises systémiques qui impliquent, de manière large et globale, une attaque simultanée contre les fondements de l’ordre républicain.

5. Conclusions : à la recherche de nouveaux mécanismes de normalisation des exceptions constitutionnelles

Sans aucune intention d’épuiser le sujet de l’insuffisance des états d’urgence face aux crises actuelles et concomitantes, la recherche entendait démontrer que, dans des situations limites de négation maximale de l’ordre constitutionnel actuel, les concepts classiques, tels que normalité, exception et crise, seraient insuffisants pour une plus grande précision épistémologique et, même encore, étymologique du problème. Les crises successives vécues par l’humanité au cours du siècle actuel permettent d’envisager de nouvelles catégories conceptuelles, comme l’idée d’une syndémie globale, y compris dans le sens où nous vivons une ère de normalisation de crises continues et entrelacées. Cependant, au niveau juridico-constitutionnel, il y aurait encore une insuffisance théorique pour conceptualiser l’hypothèse de négation maximale de l’ordre institué par un État de droit. Ainsi, nous cherchons à reconstruire l’idée de chaos comme un possible concept juridique de nature constitutionnelle opposé, ontologiquement, à la normalité constitutionnelle.

Enfin, nous avons cherché à souligner la pertinence éventuelle – et actuelle –  d’une nouvelle façon de penser l’ontologie constitutionnelle dans le but de surmonter le dogmatisme froid du texte constitutionnel et de nous inviter à réfléchir sur l’être-en-soi qui se cache derrière toute constitution.

Anderson VICHINKESKI TEIXEIRA,

Professeur de droit constitutionnel et directeur de l’École doctorale de droit de l’UNISINOS (Universidade do Vale do Rio dos Sinos/Brésil). Docteur en droit à l’UNIFI (Università degli studi di Firenze/Italie). Membre de l’Association française de droit constitutionnel. Courriel : andersonvt@unisinos.br


[1] Ce travail est un résultat partiel du projet « Crises multisectorielles et systémiques », soutenu par les ressources du programme binational CAPES/COFECUB (Appel n. 32/2022).

[2] Aristote, Étique à Nicomaque, trad. Richard Bodéüs, éditions Flammarion, 2004, 1137 b30.

[3] Aristote, Rhétorique, éd. Pierre Chiron, Flammarion, 2007, 1374 b1.

[4] Hésiode, La Théogonie, trad. fr. Thomas Gaisford, éditions Ernest et Paul Fièvre, 2017, pp. 7-9.

[5] L’état d’exception « a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie. C’est seulement en prenant conscience de cette position analogue qu’on peut percevoir l’évolution qu’ont connue les idées concernant la philosophie de l’État au cours des derniers siècles. Car l’idée de l’État de droit moderne s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle hors du monde et récusent la rupture des lois de la nature, rupture contenue dans la notion de miracle et impliquant une exception due à l’intervention directe, exactement comme elles récusent l’intervention directe du souverain dans l’ordre juridique existant. » Car Schmitt, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Gallimard, 1988, p. 46.

[6] Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 16.

[7] Antonino Scalone, ‘Katechon’ e scienza del diritto in Carl Schmitt. Filosofia politica (Bologna), v. 12, fasc. 2, 1998, pp. 283-285.

[8] Julia Hell, Katechon: Carl Schmitt’s Imperial Theology and the Ruins of the Future. The Germanic Review: Literature, Culture, Theory, v. 84, n. 4, 2009, p. 284.

[9] Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, 2 éd., PUF, 2012, pp. 64-68 ; Id., 1981, pp. 317-319.

[10] Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, 2 éd., PUF, 2012, p. 64.

[11] Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, 2 éd., PUF, 2012, p. 64.

[12] Merrill Singer, Introduction to Syndemics: A Critical Systems Approach to Public and Community Health, Jossey-Bass, 2009.

[13] Bien qu’il s’agisse d’un sujet doté d’une vaste bibliographie, nous renvoyons aux auteurs suivants pour ceux qui souhaitent une première approche : Santi Romano, Lo Stato moderno e la sua crisi, Giuffrè, 1969, Agostino Carrino, Sovranità e Costituzione nella crisi dello Stato moderno, Giappichelli, 1998, Roberto de Mattei, La sovranità necessaria. Riflessioni sulla crisi dello Stato moderno, Il Minotauro, 2001, Sabino Cassese, La crisi dello Stato, Laterza, 2002.

[14] Sabino Cassese, La crisi dello Stato, Laterza, 2002, p. 04.

[15] Sur le sujet de la relativisation de la souveraineté étatique et de l’émergence de réseaux transnationaux de normativité, nous nous permettons de renvoyer à Anderson Vichinkeski Teixeira, Teoria pluriversalista del diritto internazionale, Aracne Editrice, 2009.

[16] Dans les années 1990, Paul Hirst (The global economy: myths and realities, International affairs, v. 73, 1997, p. 410) appelait le groupe formé par les États-Unis, l’Europe et le Japon la Triade, car ils auraient la capacité de non seulement concentrer les investissements directs étrangers, mais ils réussiraient également à dicter les règles de l’économie mondiale. Dans un autre ouvrage cette même critique est approfondie, voir Paul Hirst e Grahame Thompson, Globalization in question, Polity Press, 1999, pp. 02 e 70-73.

[17] Merrill Singer et Charlene Snipes, Generations of Suffering: Experiences of a Treatment Program for Substance Abuse During Pregnancy. Journal of health care for the poor and underserved, v. 3, n. 1, 1992. pp. 222-34.

[18] Merrill Singer, Nicola Bulled, Bayla Ostrach et Emily Mendenhall, Syndemics and the biosocial conception of health, The Lancet, v. 389, n. 10072,2017. pp. 941-950.

[19] Richard Horton, Offline: COVID-19 is not pandemic, The Lancet, v. 396, n. 10255, September 26, 2020, p. 874.

[20] Emily Mendenhall, The COVID-19 syndemic is not global: context matters, The Lancet, v. 396, n. 10264,November 28, 2020, p. 1731.

[21] Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, Flammarion, 1902, p. 1.

[22] Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, Flammarion, 1902, p. 213-244.

[23] « Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrons connaître la situation initiale qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » Henri Poincaré, Sciences et méthode, Flammarion, 1908, pp. 4-5.

[24] Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 22.

[25] Karl Polany, The Great Transformation: The Political and Economical Origins of Our Time, Rinehart & Co., 1944.

[26] Stéphanie Hennette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence : quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022, p. 12-14.

[27] Dominique Rousseau, « L’état d’urgence, un état vide de droit(s) », Revue Projet, vol. 291, no. 2, 2006, pp. 19-26.