Le référendum constituant du 17 décembre 2023 : la fin (amère) de la saga constituante chilienne ?

Carolina CERDA-GUZMAN.

Le 17 décembre 2023 se tiendra un nouveau référendum constituant au Chili. Le corps électoral devra indiquer s’il souhaite ou non adopter le nouveau projet de Constitution rédigé après l’échec du précédent texte le 4 septembre 2022. Ce billet entend revenir sur l’enjeu de ce référendum, qui se distingue nettement du précédent, non seulement au regard du contenu du texte soumis au vote, mais aussi du fait du poids symbolique que constituerait pour le pays un nouveau rejet d’un projet de constitution.

A new constitutional referendum will be held in Chile on December 17, 2023. The electorate will have to indicate whether or not it wishes to adopt the new draft drawn up after the failure of the previous text on September 4, 2022. This post intends to underline what is at stake in this referendum, which differs from the previous one, not only in terms of the content of the text put to the vote, but also in terms of the symbolic weight that a new rejection of a draft constitution would have for the country.

Le 17 décembre 2023, le corps électoral chilien sera appelé aux urnes pour adopter ou rejeter une constitution. Ce type de référendum, pourtant rare dans la vie d’un électeur lambda, est le second en près d’un an. Lors du précédent référendum, organisé le 4 septembre 2022, les Chiliennes et les Chiliens avaient massivement rejeté le texte qui leur avait été proposé (62% des votants s’étaient opposés à son adoption). Les résultats seront-ils identiques ? A quelques jours de l’échéance, il est difficile de pouvoir se prononcer tant le nombre de personnes indécises est élevé (ils sont 53% pour le moment)[1] et tant ce peuple est imprévisible.

De fait, l’existence même de ce processus constituant est en lui-même une véritable surprise. Celui-ci a pris forme à la suite de la plus importante mobilisation dans l’histoire du pays en octobre 2019. Si cette mobilisation avait débuté au lendemain de l’annonce d’une hausse des prix du ticket de métro dans la capitale, elle a ensuite pris de l’ampleur autour d’une contestation des inégalités sociales et des dégâts causés par plus de quarante ans de néolibéralisme économique. Rien ne laissait présager une telle explosion sociale (« estallido social ») et surtout rien n’indiquait qu’elle allait se traduire, sur le plan institutionnel, politique et juridique, par un processus de changement de constitution. Depuis le retour de la démocratie (1988/1990), le Chili avait fait le choix de garder la Constitution mise en place par Augusto Pinochet (1980). Malgré ses défauts (et notamment son adoption frauduleuse par référendum), elle avait été sauvegardée toutes ces années. Mais en 2019, elle est devenue le point de focale de la contestation, le centre de tous les maux de la population. Soudainement, une évidence s’était formée : il fallait en changer.

Quatre ans plus tard, la certitude n’est plus. Bien au contraire, les franges de la population qui plaidaient pour un changement de constitution sont celles qui aujourd’hui pensent voter contre le projet soumis au vote. Vu de l’extérieur, la situation peut paraître incompréhensible, et d’une certaine façon elle l’est. Pour autant, certains éléments permettent de comprendre ce retournement de situation et surtout de mesurer les enjeux de ce second référendum, d’autant qu’il contraste fortement avec le premier, aussi bien sur le contenu du texte soumis au vote (I) que sur la portée de son éventuelle adoption (II). Quels que soient les résultats du vote, et comme le résumait si bien Paris Match dans un de ses slogans historiques, une chose est sûre : le référendum du 17 décembre 2023 sera marqué par « le poids des mots et le choc des photos ».

I. Le poids des mots : un contenu polarisant

Le texte soumis au vote du prochain référendum au Chili est diamétralement opposé au projet de constitution rejeté l’année dernière. Ils sont le jour et la nuit sur bien des aspects. Certes, il est possible de trouver quelques éléments communs, mais il est indéniable que ces deux textes sont mus par des philosophies différentes. Alors que le projet de 2022 avait pour objectif de donner naissance à un Etat plurinational, interculturel, régional, écologique (art. 1.1) et à une démocratie solidaire, inclusive et paritaire (art. 1.2), celui de 2023 a une toute autre ambition : maintenir la place subsidiaire de l’Etat dans l’économie en préservant le modèle néolibéral et sécuritaire laissé par la dictature civico-militaire d’Augusto Pinochet.

Les exemples permettant de l’illustrer abondent. Sur le plan économique, le projet de 2023 ressemble quasiment trait pour trait à l’actuelle Constitution chilienne, laissée par Augusto Pinochet. L’article 16.32 du projet, qui reconnaît et encadre la liberté d’entreprendre, indique, comme le fait déjà l’article 19.21° de l’actuelle Constitution, que l’Etat ne pourra développer d’activité économique que si une loi à majorité qualifiée ne l’autorise et que, sauf exception justifiée, cette activité économique sera soumise au droit commun. Le texte de 2023 apparaît à cet égard encore plus tranchant, puisqu’il impose à l’Etat le devoir de promouvoir et de défendre la libre concurrence, et limite ses capacités à soutenir des secteurs économiques ou géographiques (articles 16.32 c et 16.33 du projet). Cette protection accrue des intérêts privés se retrouve dans les articles relatifs à la sécurité sociale ou à la protection de la santé. Alors que lors du grand mouvement social de 2019, l’une des principales revendications était la nécessité de revoir les systèmes de sécurité sociale et de retraite (fortement privatisés au Chili), le projet de 2023 maintient le système actuel et le renforce en précisant, par exemple, que toute personne devra être propriétaire de ses cotisations de retraite (article 16.28 b), ce qui constitutionnalise la retraite par capitalisation et, par voie de conséquence, interdit toute politique visant à instaurer un mécanisme de retraite par répartition. Le texte adopté sous la dictature militaire favorise l’initiative privée mais sans jamais le formuler clairement. Le projet de 2023 l’inscrit définitivement dans le marbre constitutionnel.

Sur le plan sécuritaire, le projet de 2023 puise largement dans la Constitution d’Augusto Pinochet. Il reprend et approfondit les articles traitant du terrorisme. L’article 15.2 du projet prévoit notamment que les personnes responsables de tels actes ne pourront plus exercer certaines fonctions (comme des fonctions électives, d’enseignement ou au sein d’un service d’informations). Ces interdictions étaient déjà mentionnées dans l’actuelle Constitution (article 9), mais elles ne pouvaient être appliquées que pour une durée de quinze ans après la condamnation de l’individu. Le projet de 2023 prévoit que ces interdictions seront perpétuelles. L’inspiration pinochetiste se retrouve également dans la manière dont les régimes d’exception sont encadrés. On retrouve dans le projet de constitution les quatre mêmes régimes existant actuellement, à savoir l’état d’assemblée, l’état de siège, l’état d’urgence et l’état de catastrophe. Mais surtout, le texte maintient le rôle central de l’armée dans leur mise en œuvre, puisque comme dans le texte actuel, une fois ces états d’exception déclarés, la sécurité des zones sera toujours placée sous l’autorité d’un chef de la défense nationale, et donc de l’armée.

Il ne fait pas de doute que le projet de 2023 est bien plus proche de l’actuelle constitution que du projet de 2022. Ceci pourrait être perçu, de l’extérieur, comme un projet de consensus : il permettrait de maintenir l’existant tout en lui adjoignant quelques nouveautés utiles et nécessaires (notamment en matière environnementale et concernant les peuples autochtones). Toutefois, il s’agirait d’une vision erronée de la situation. D’une part, l’actuelle Constitution n’est pas un texte de consensus, mais un texte élaboré sous une dictature dont le contenu est fortement connoté politiquement. Dès lors, tout projet s’inspirant de ce texte est lui-même très marqué idéologiquement. D’autre part, il ne faut pas oublier que le corps électoral chilien s’était prononcé le 25 octobre 2020 en faveur d’un changement de constitution (78% des votants). Par conséquent, proposer un texte qui reprend l’essentiel d’un texte honni peut difficilement être considéré comme un choix consensuel. D’une certaine façon, les rédacteurs finaux du projet de 2023 ont commis la même erreur que celle qui a été reprochée aux rédacteurs du projet de 2022 : rédiger un texte qui impose une certaine vision politique et en particulier économique. En 2022, ce projet était très marqué à gauche ; en 2023, il est très à droite. Il est possible que ce conservatisme plaise à une partie des votants, notamment ceux qui s’étaient opposés au caractère plus radical du texte de 2022, mais il n’en demeure pas moins que le texte reste clivant[2].

II. Le choc des photos : un vote symbolique

L’issue du référendum est largement incertaine, mais quoi qu’il advienne une chose est sûre : le résultat aura une incidence déterminante pour le Chili, au point où la question du texte et de son contenu apparaissent au second plan des débats. Les électeurs savent qu’ils ne votent pas uniquement pour un texte. Le vote « oui » et le vote « non » sont symboliquement très chargés et il est possible que cette charge symbolique explique en grande partie les résultats à venir.

Le vote « oui » ne peut être vu comme la simple expression d’un soutien à un texte dont on approuve le contenu. Le vote « oui » implique d’abord le soutien aux rédacteurs du texte. Or, ces rédacteurs, et en particulier le « Conseil constitutionnel », qui est l’instance élue qui a amendé le texte et adopté sa version finale, ont été dominés par un parti d’extrême-droite (le Parti Républicain)[3]. Voter « oui », c’est donc soutenir les idées de ce parti, qui pour le moment n’est pas majoritaire dans le pays. Ce soutien implicite pourrait conduire à effrayer un certain nombre de votants et les inciter à voter « non ». En outre, le vote « oui » porte en lui un autre message : celui d’être une réponse, en forme de « baiser de judas », au Chili de l’estallido social. Le Chili de 2019 souhaitait un changement de constitution. Le vote « oui » permet d’aller dans ce sens, tout en ne répondant à aucune des revendications des manifestants. Les Chiliennes et les Chiliens qui n’étaient pas descendus dans les rues en octobre 2019, ou qui ont considéré que ces manifestations étaient allées trop loin dans les violences, pourraient être tentés par le « oui ». A l’inverse, celles et ceux qui ont marché dans les rues du pays pour demander plus de justice sociale (ils étaient plus de 1,2 million le 25 octobre 2019, alors que le pays a une population de 19,4 millions d’habitants), et qui ne souhaitent pas que l’estallido social ait été « un coup d’épée dans l’eau » pourraient être incités à voter « non ».

Mais, de son côté, le « non » est également un choix lourd à porter, car il sonne le glas du processus constituant. En effet, le 16 novembre 2023, le président de la République, Gabriel Boric, a annoncé que quels que soient les résultats du référendum du 17 décembre, il s’agirait de la dernière tentative pour changer de Constitution[4]. Tout processus constituant est un pari qui charrie avec lui de nombreuses incertitudes, et le président de la République a tenu à rassurer les investisseurs étrangers : l’instabilité constitutionnelle chilienne prendra bientôt fin. Si cette décision paraît logique, il n’en demeure pas moins qu’elle fait porter sur le camp du « non » un poids qui n’existait pas lors du précédent référendum du 4 septembre 2022. A l’époque, les tenants du « non » avaient au contraire joué sur la possibilité de continuer le processus et d’aboutir à un texte plus satisfaisant pour l’ensemble de la population. Cette option est aujourd’hui fermée. Celles et ceux qui voteront « non » le 17 décembre savent que la victoire de leur camp signifiera un renoncement à la rédaction d’un troisième texte, plus conforme à leurs idées. Mais, ils savent aussi que, par la force des choses, cela signifiera le maintien en vie de l’actuelle Constitution. On comprend dès lors le dilemme face auquel ces personnes se trouvent. S’ils votent oui, ils mettent fin à la Constitution d’Augusto Pinochet mais renoncent à leurs revendications sociales. S’ils votent non, ils évitent une constitution encore plus néolibérale que l’actuelle mais accordent encore quelques années de vie à la Constitution née sous la dictature.

Vu de la sorte, le processus constituant peut laisser un goût amer : celui d’un énorme gâchis. Pour autant, si on l’analyse d’un point de vue extérieur et avec des lunettes de constitutionnaliste, les quatre dernières années vécues par le Chili sont riches d’enseignements. L’expérience chilienne confirme, notamment, que rien ne diffère plus d’un référendum constituant qu’un autre référendum constituant. Chacun d’entre eux doit être analysé avec ses propres données contextuelles. Il faut donc se garder des théories prêtes à l’emploi et appréhender ces consultations dans toute leur complexité, pour éviter de tomber dans des plaidoyers aveugles, en faveur ou à l’encontre de ces mécanismes. Celui du 17 décembre sera particulièrement unique et l’ampleur du résultat pourra avoir des incidences durables pour ce pays. Sachant que le vote à ce référendum est obligatoire, la balle est dans le camp des 53 % d’indécis.

Carolina CERDA-GUZMAN,

Maîtresse de conférences en droit public à l’Université de Bordeaux,

CERCCLE


[1] Voir l’enquête menée par l’institut CEP : https://www.cepchile.cl/wp-content/uploads/2023/12/mascareno_679.pdf

[2] La campagne référendaire en cours depuis novembre ne fait que le confirmer, et à cet égard un clip officiel des défenseurs du « oui » a particulièrement marqué les esprits. On y voit une jeune femme dénonçant les personnes qui avaient causé des vandalismes en 2019 lors de l’explosion sociale. Elle indique qu’elle votera en faveur du projet de 2023 et qu’elle « emmerde » (sic) ceux qui ont brûlé le pays pour un changement de constitution. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nzNX3SzJmYE.

[3] Sur le fonctionnement de ce « Conseil constitutionnel » et sur les autres rédacteurs de ce projet, voir : Carolina Cerda-Guzman, « D’un projet de constitution trop « avant-gardiste » à un projet « rétrograde ». Retour sur la seconde phase de l’expérience chilienne d’écriture d’une constitution », 17 novembre 2023, https://mshbordeaux.hypotheses.org/5451.

[4] https://www.france24.com/es/minuto-a-minuto/20231116-plebiscito-de-2023-ser%C3%A1-%C3%BAltimo-intento-de-reforma-constitucional-en-chile-dice-boric