Le transhumanisme est-il un humanisme ?

Alexandre VIALA.

Le transhumanisme est-il un humanisme ? Voilà une question aux accents sartriens qui semble, de prime d’abord, déplacée dès l’instant où ce célèbre néologisme est assorti d’un suffixe (humanisme) qui devrait l’exonérer de tout soupçon. C’est qu’il a un préfixe (trans) qui interroge et alimente le doute sur la conformité de cette idéologie post-moderne aux exigences de notre legs humaniste. Toute la question est en effet de savoir si le préfixe ne retire pas au suffixe sa force évocatrice, à tel point qu’il faille conclure que le transhumanisme, qu’on aurait tendance à regarder comme un dépassement de l’humanisme, en serait plutôt la négation.

A la faveur du préfixe « trans », prévaut d’abord l’idée de transformation ou celle de franchissement d’une frontière. Signifiant « à travers », le mot latin « trans » désigne un saut qualitatif, un changement de nature et non de degré, une rupture paradigmatique ou principielle. Le terme évoque le passage vers l’autre côté de ce qui est connu. Nous transportant des rivages de l’humanisme vers des horizons inconnus, le transhumanisme est l’annonce d’une révolution anthropologique. Il y a donc tout lieu de se demander ce que le préfixe « trans » fait à l’humanisme : le bonifie-t-il ou le détériore-t-il ?

Avant de livrer une tentative de réponse, il convient de rappeler, dans un premier temps, que le transhumanisme se présente comme un bio-progressisme, c’est-à-dire un progressisme qui ne revêt qu’une dimension scientifique. Il n’est pas d’ordre moral comme l’est, par exemple, le socialisme ou le libéralisme. Au regard de cette spécificité, ce progressisme n’emprunte pas forcément à l’humanisme sa dimension métaphysique et détient davantage d’affinités avec le naturalisme. Il faut d’ailleurs rappeler que le néologisme a été inventé en 1957 par le biologiste Julian Huxley, frère de l’auteur du célèbre roman d’anticipation Le meilleur des mondes[1] (qui est une critique romancée du transhumanisme), pour définir une forme d’eugénisme libéral. Il est donc un euphémisme, une tournure rhétorique destinée à masquer ce dont ce mouvement est le nom : l’eugénisme. Il convenait dès lors de prémunir le mouvement de toute analogie avec le nazisme qui venait de pratiquer, quelques années auparavant, un eugénisme totalitaire. Eugénisme libéral, le transhumanisme n’en demeure pas moins un eugénisme, c’est-à-dire un ensemble de techniques vouées à sélectionner des individus sur la base de considérations génétiques pour améliorer l’espèce humaine.

C’est pourquoi, en sa qualité de bio-progressisme, le transhumanisme constitue aussi bien une source d’espoir qu’une menace. Une source d’espoir, d’abord, dans la mesure où il est un humanisme « au carré » qui poursuit, de manière accélérée, le processus d’arrachement de l’homme aux pesanteurs de la nature. Mais cette inclination prométhéenne peut avoir un coût et se retourner contre la figure même de l’homme pour deux raisons qui nous semblent essentielles. La première est qu’en indexant notre bonheur sur les progrès de la technologie, le transhumanisme repose sur une conception matérialiste de l’homme qui, à terme, peut brouiller voire supprimer la frontière entre l’animal, l’humain et la machine au point de nier l’humanisme qui repose sur l’exception de la nature humaine (I). La seconde est liée à cette promesse d’arrachement qui, en annonçant à l’homme la perspective d’une victoire sur la mort, exprime une forme exacerbée d’individualisme qui n’est rien d’autre, au fond, qu’un dévoiement de l’humanisme (II).

I. Le transhumanisme comme négation de l’humanisme

L’indexation du bonheur et du salut terrestres sur le progrès biotechnologique traduit une conception matérialiste du monde qui est foncièrement peu compatible avec l’idéal humaniste (A) et qui consiste à ravaler l’être humain au rang d’objet causalement déterminé, selon une logique frontalement contraire à la fiction du libre arbitre sur laquelle cet idéal repose (B).

A. L’indexation exclusive du bonheur sur le progrès scientifique

Parmi les sources d’inspiration des transhumanistes, Auguste Comte qui estimait que la Révolution devait son succès ni aux Sans-culottes, ni aux églises ni aux politiques mais à la science, occupe une place importante. Aux termes de la célèbre « loi des trois états » qu’il formula dans son Cours de philosophie positive[2], le fondateur du positivisme fondait ses espoirs, pour le salut de l’humanité, sur le dépassement de l’âge métaphysique. Le « positivisme » est en effet un mot et un état d’esprit qui se sont imposés au XIXème siècle, lors d’une période où l’on assiste à une prétention hégémonique du savoir scientifique à rationaliser tous les domaines de la société, y compris dans des compartiments qui, jusqu’à présent, avaient échappé à son emprise à l’instar de celui des valeurs. Déjà, dans l’univers de la philosophie, la figure qui va dominer le XIXème siècle est celle de Hegel dont la prétention au savoir absolu s’affiche comme une réaction au criticisme d’Emmanuel Kant qui avait dessiné, à la fin du XVIIIème siècle, les limites de la Raison en enseignant que les questions métaphysiques étaient hors de sa portée. Certes, Hegel n’appartient pas, en tant que figure de proue de l’idéalisme allemand, à l’univers du positivisme mais son appétit philosophique de dépasser les limites kantiennes du criticisme est emblématique de cette époque scientiste. Mais c’est surtout la périodisation qu’Auguste Comte établissait dans l’histoire de la pensée qui s’impose comme la traduction la plus éclatante de ce messianisme scientifique : après l’âge religieux auquel succéda l’âge métaphysique, le philosophe annonçait au XIXème siècle l’avènement de l’âge positif auquel accédait enfin l’Humanité en substituant la science, pour comprendre le monde, à toute autre mode d’explication et de représentation. Voici l’âge, selon Auguste Comte, où l’homme s’intéresse au « comment » et non plus au « pourquoi » des phénomènes, comme si l’étonnement philosophique devait céder la place à l’étonnement scientifique.

Cette croisade contre la métaphysique est l’un des traits caractéristiques les plus essentiels du matérialisme. A la faveur de cette loi des trois états, on apprend que l’âge positif est l’âge qui ravale l’homme de son piédestal de sujet métaphysique au rang d’objet de science. Telle est l’époque des sciences humaines qui, en faisant de l’homme un objet de science, contribuent à le désacraliser. Dans sa tradition française, le positivisme auquel est attachée la figure pionnière d’Auguste Comte, sensible au courant déterministe qui va irriguer ce qu’on appellera, au XIXème siècle, les sciences de l’homme faisant tomber ce dernier de son piédestal métaphysique de sujet pour le reléguer au rang d’objet de recherche, a très rapidement pris un tournant scientiste consistant à soumettre les questions posées par l’esprit humain au modèle de certitude qui règne dans les sciences physico-mathématiques. Ce que la mécanique, la chimie ou la biologie déploient dans leurs méthodes et leurs discours, c’est-à-dire la méthode positive, il conviendra aux yeux de Comte de l’appliquer à toute connaissance portant sur l’activité humaine et sociale. Tel est le programme que le fondateur du positivisme assigne à la sociologie dont les objets seront, à l’image des objets de toute autre discipline scientifique, des objets expérimentables. Autrement dit, dans les attentes de l’école positiviste française, les questions axiologiques relèveront à leur tour du domaine scientifique et seront régies par le même principe que celui qui anime les autres objets, à savoir la causalité. La politique sera scientifique. En somme, le devoir-être de la société se déduira de la connaissance de l’être. Le jugement de valeur, loin d’être voué à l’aléa de la subjectivité, sera assimilable au jugement de réalité. Par l’étude de la société, le savant sera capable de dire quelles sont les institutions les plus rationnelles. Rien n’interdira aux sociologues de découvrir, mieux que des législateurs soumettant les lois à l’arbitraire de leur imagination, les règles qui régiront la société. En érigeant la sociologie au rang de reine des sciences capable d’établir une « physique des mœurs et du droit »[3], les tenants d’un tel positivisme ignoraient, paradoxalement, la frontière entre le monde physique et le monde métaphysique au risque de mettre dangereusement l’activité du politique sous la tutelle de la science à des fins idéologiques et au détriment des libertés démocratiques.

Fidèle à cet héritage matérialiste, la philosophie politique du transhumanisme agite à son tour, longtemps après Auguste Comte, le spectre d’une société post-métaphysique et post-politique dominée par les technosciences et dans laquelle l’intelligence artificielle se substituera au libre-arbitre comme en attestent les perspectives d’avènement d’une justice prédictive rendue exclusivement par des algorithmes. Le transhumanisme menace d’enfermer l’homme dans l’univers de la causalité. Tel est le programme implicite qui se dégage de cette idéologie déterministe : fabriquer un homme nouveau et augmenté.

B. La prédétermination de l’homme augmenté

En affirmant dans sa conférence prononcée en 1945 que chez l’homme, l’existence précède l’essence, Sartre niait l’idée d’une nature humaine tandis qu’il existerait une essence chez l’animal, enfermé qu’il est, dès sa venue au monde dans le logiciel de son instinct[4]. « Plein d’être », ce dernier sera ce qu’il est dès sa naissance, alors que l’homme est « néant », libre et sera tel qu’il se construira lui-même. De sorte que selon une dialectique intéressante, autant l’animal, enfermé dans son être et dénué de raison, agirait en vertu d’un processus rationnellement explicable (par les sciences de la nature), autant l’homme, plongé dans le néant et doté de raison, serait capable de faire le bien comme le mal, d’écrire des déclarations de droits comme de construire et de faire fonctionner des chambres à gaz, d’emprunter des chemins que la raison cautionne ou réprouve. C’est dans cet écart entre l’homme libre et le monde rationnellement intelligible qu’Albert Camus apercevra l’absurdité de l’existence et que Jean-Paul Sartre saisira le néant. Mais ce faisant, en réservant cette liberté à l’homme – liberté dont il le rend responsable – Sartre dessine, à rebours de la négation de toute nature humaine que revendique son credo existentialiste, les traits d’une exception humaine qui n’est pas sans rappeler le substantialisme auquel conduit le cogito cartésien dans son affirmation d’une souveraineté du sujet. Par où l’on voit que l’existentialisme est une forme athée de participation à la construction théologique de la notion d’âme.

En effet, comme le fera justement remarquer le philosophe luxembourgeois Jean-Marie Schaeffer, pareille « néantisation »participe finalement d’une certaine forme de substantialisme car en désolidarisant l’homme des autres êtres vivants qui seraient « pleins d’être », elle conduit à placer le sujet hors du monde, à lui attribuer une aptitude à agir hors des limites de la raison. Dans un excellent ouvrage, Jean-Marie Schaeffer critique la thèse de l’exception humaine car elle repose, selon lui, sur deux postulats métaphysiques : non seulement elle sépare l’homme de l’animal, de façon a priori, au terme de ce qu’il appelle une « rupture ontique » mais elle distingue en outre, au sein même de la condition humaine et de façon non moins irrationnelle, une dimension corporelle et une dimension spirituelle sous la forme de ce que Descartes appelait le « dualisme ontologique ». Mais tout en revendiquant une approche non substantialiste de l’être humain, Jean-Marie Schaeffer n’adhère pas pour autant à l’existentialisme sartrien qu’on a habituellement tendance à considérer comme anti-substantialiste. Or, il n’en est rien et l’auteur le démontre en ces termes particulièrement convaincants qui font de l’existentialisme (comme du cogito qui au demeurant est la cible privilégiée de l’ouvrage) un remarquable spécimen de philosophie substantialiste :

« Le non-essentialisme de la conception biologique des espèces vivantes doit être distingué de l’anti-essentialisme des philosophies de l’existence. On pourrait en effet soutenir que les philosophies de la « liberté », arguant de la capacité de « néantisation » et d’autofondation de la conscience (Sartre) (…) s’opposent elles aussi à toute vision essentialiste, puisqu’elles soutiennent que la nature de l’homme est de ne pas avoir de nature. En fait, l’anti-essentialisme existentialiste n’a rien à voir avec la façon dont la question de la définition de l’humanité se pose dans le cadre de la biologie de l’évolution (…) Qu’on définisse l’homme par la capacité de néantisation de la conscience (…), il s’agit là bien d’une définition de son essence au sens où elle identifie une propriété universelle (voire transcendantale) censée exprimer la nature spécifique de l’homme (…) Lorsque les définitions existentialistes définissent l’homme comme conscience néantisante, cette propriété est censée identifier ce qui en lui échappe à l’animalité, donc ce qui lui confère son statut d’exception. Cette reprise plus ou moins déguisée du dualisme ontologique implique que la nature de l’homme ne saurait être celle d’un être biologique. Il en découle directement que l’anti-essentialisme existentialiste aboutit à une forme radicale de rupture ontique, puisque ce qui dans l’homme est censé échapper à l’animalité est en même temps ce qui est censé définir sa nature. Les philosophies existentialistes sont donc, en fait, des reformulations de la thèse (métaphysique) de l’exception humaine ».[5]

Par où l’on voit tout le paradoxe de l’idéal de « l’homme augmenté » qu’est le projet transhumaniste de conception d’un homme nouveau : en mettant à sa disposition la technologie qui lui assurera une extrême longévité si ce n’est l’éternité, ce projet poursuit l’idéal prométhéen d’arrachement de l’homme à la nature, caractéristique de l’humanisme, tout en le prédéterminant comme n’importe quel objet matériel, à rebours de l’existentialisme sartrien. Tout en étant fidèle à une vision athée du monde, l’idéologie du transhumanisme tourne définitivement le dos à la métaphysique sartrienne de l’exception humaine. Rappelons-nous ce qu’énonce le maître de l’existentialisme dès les premières lignes de sa conférence de 1945, fortement inspirée des mots de Pic de la Mirandole[6] : condamné à être libre, l’homme forge lui-même sa propre essence en devenant ce qu’il fait. Il eût fallu, pour que l’homme ait une essence, qu’il fût préconçu par un dieu. Or, si l’homme n’a pas d’essence, c’est l’homme augmenté qui en sera pourvu, celle que la biotechnologie, conçue par l’homme lui-même, lui accordera. L’homme augmenté sera l’œuvre d’un homme prométhéen, celui que l’essayiste à succès, Yuval Noah Harari appelle Homo Deus[7]. Parmi les nombreuses sources d’inspiration du transhumanisme, outre le positivisme comtien, figure en effet la gnose, cette forme de dévoiement du christianisme qui émergea aux tous premiers siècles de l’ère chrétienne et qui tenait l’homme, eu égard à ses connaissances, comme tout puissant et capable de réparer les erreurs et approximations commises par Dieu lors de la création du monde[8].

Le transhumanisme est un essentialisme dont le projet est de prédéterminer l’homme en le soustrayant à l’aléa de la nature et de la vie, au risque de le plonger, comme le redoutait Aldous Huxley dans les dernières pages de sa célèbre dystopie, dans un bonheur absolu et ennuyeux[9]. Mais à la faveur de cette puérile aspiration consistant à offrir à l’homme les conditions matérielles de l’immortalité, le transhumanisme recycle naïvement la séparation cartésienne de l’âme et du corps, comme l’atteste l’un des plus extravagants espoirs technologiques qu’il caresse : le téléchargement du cerveau sur un support numérique. Une façon, cette fois, d’incarner ce qu’il est permis de regarder comme un dévoiement de l’humanisme.

II. Le transhumanisme comme dévoiement de l’humanisme

Il convient de repérer deux raisons qui permettent de dénoncer le dévoiement de l’humanisme dont participe cette  quête insensée de vaincre la mort, apparemment porteuse de salut pour l’être humain. Cette obsession pour l’immortalité fait en effet du transhumanisme un vitalisme (A) qui accorde à l’individu une place hypertrophiée (B).

A. Un vitalisme

Il est une dimension fondamentale de l’existence qui consiste à définir ainsi la vie : vivre, c’est survivre. C’est repousser toujours davantage l’échéance ultime, inéluctable, celle de la mort. Telle était, au demeurant, la définition de la vie que livrait au XIXème siècle le grand médecin Pierre Jean Georges Cabanis : la vie, c’est tout ce qui lutte contre la mort, et rien de plus. Une mort ajournée selon Schopenhauer. Vivre est une défense, une négation de la mort. Hobbes faisait de l’instinct de conservation et de la peur de la mort les éléments essentiels de son anthropologie pour expliquer le besoin de sécurité que le contrat social est réputé couvrir. Schopenhauer attribuait à ce qu’il appelait le « vouloir-vivre » ou la « volonté », la même fonction que celle que prêtait Bergson à l’élan vital : le principe moteur du monde. Voilà autant de notions qui ont été forgées dans l’histoire de la pensée pour représenter la vie comme entièrement redevable de la peur de la mort, cette inclination aveugle que la raison devrait pourtant réprimer : comment craindre en effet quelque chose d’inévitable et nécessaire dès lors qu’avoir peur, c’est avoir peur de l’aléa, c’est redouter qu’un événement – qui peut ne pas se produise – se produise ? Justement, en sa qualité de processus naturel, cet élan irrationnel n’est pas exclusivement lié à l’humanisme au nom duquel au contraire, dans certaines législations nationales, le droit de mourir dans la dignité est reconnu.

Il est en revanche lié au transhumanisme qui annonce la promesse d’étendre l’espérance de vie au-delà de ce que permet la nature dans les conditions actuelles de la médecine voire, de vaincre la mort et de rendre l’immortalité à portée de la science comme le souhaite l’un de ses plus emblématiques représentants, Raymond Kurzweil. Il est évident qu’un tel projet, promu et nourri financièrement par les industries de pointe de la Silicon Valley et les géants de l’Internet, parmi lesquels figure l’entreprise Calico créée par Google, est riche d’aspects positifs mais susceptible, en même temps, d’engendrer de lourdes menaces tant sur le plan éthique qu’économique. C’est pourquoi le droit et les pouvoirs publics ne peuvent pas rester indifférents à cette perspective biotechnologique qui se dessine. Depuis qu’il est désormais raisonnablement acquis que les technologies du vivant permettront de modifier le patrimoine génétique des individus, d’introduire dans le corps humain des nanoparticules réparatrices ou préventives, de greffer dans le cerveau de l’intelligence artificielle reliée à des ordinateurs, l’humanité verra naître ce qu’on appelle déjà « l’homme augmenté ». Perspective dont la crédibilité soulève plusieurs problèmes auquel est exposé notre héritage humaniste : un problème éthique sur la définition de l’humain et sa relation avec l’animal et les robots ; un problème d’égalité et d’équilibre dans une société démocratique au sein de laquelle l’accès aux biotechnologies, compte tenu de son coût, ne sera pas universel et pourra engendrer des fractures entre humains et post-humains ; un problème de santé publique et de solidarité entre générations induit par le coût exorbitant, imputable à l’allongement de l’espérance de vie.

Ce courant de pensée contemporain, qui est désormais l’objet d’une abondante littérature, prône l’utilisation sans limite des nouvelles technologies de la vie et de l’information pour améliorer l’espèce humaine. Désignées par le fameux sigle NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et neurosciences), elles sont destinées à rendre l’homme plus fort, plus intelligent, plus heureux et en meilleure santé, à prolonger son espérance de vie et à surmonter la mort. Considéré pendant un temps comme une idéologie fantasque digne des romans de science-fiction, ce projet d’étendre indéfiniment l’espérance de vie est maintenant pris au sérieux en raison des progrès exponentiels de l’Intelligence artificielle et de la biotechnologie. Comme l’a écrit l’urologue transhumaniste Laurent Alexandre, « l’individu qui aura mille ans est peut-être déjà né »[10].

Ce faisant, si l’eugénisme nazi était totalitaire et holiste parce qu’il consistait à mettre la biologie à la disposition d’une entité collective et essentialisée, la prétendue race aryenne, le projet transhumaniste est libéral et individualiste car il ne vise qu’à satisfaire l’individu, à qui est reconnu le droit d’utiliser ou de ne pas utiliser la technologie au service de son amélioration génétique. Il est une biologie appliquée dont le projet philosophique prolonge, de manière exacerbée et radicale, la métaphysique subjectiviste des Lumières. L’ego constitue la fin ultime de l’eschatologie transhumaniste. L’ego : telle est justement l’illusion sur laquelle se fonde cette idéologie dont le projet, empreint d’un individualisme exacerbé, suscite à la fois beaucoup de défiance et en même temps, une certaine forme de dérision que je voudrais exprimer en m’appuyant sur la métaphysique d’un philosophe allemand du XIXème siècle, Arthur Schopenhauer.

B. Un hyper-individualisme

Je ne m’attarderai pas sur la contradiction dans laquelle s’enferme le transhumanisme entre son matérialisme et l’espoir qu’il mise dans l’usage de l’informatique pour télécharger le cerveau et assurer à l’individu la permanence de son esprit par-delà la finitude du corps[11]. D’un côté, l’intellect est l’objet d’un traitement technologique analogue à n’importe quel tissu du corps humain et se voit dénier, chemin faisant, toute transcendance quand, de l’autre, la perspective de le « déplacer » sur un support inorganique (qui pourrait être une simple clé USB !) ne fait que recycler, de façon naïve, la dualité métaphysique de Descartes entre l’âme et le corps. Mais à l’extravagance d’un tel projet qui n’est pas loin de faire écho à la contradiction inverse dans laquelle le philosophe du XVIIème siècle se fourvoyait lorsqu’il fondait l’exception de l’être humain, prétendument doté d’une âme, sur l’existence d’une mystérieuse glande pinéale logée dans son cerveau, s’ajoute surtout cette peur de la mort caractéristique du transhumanisme. Elle révèle toute la distance, comme je voudrais maintenant le souligner tout particulièrement, qui sépare cette idéologie, de l’univers de la philosophie dont l’une des fonctions majeures, comme l’écrivait Montaigne dans ses Essais, est d’apprendre à mourir.

Cette volonté farouche d’offrir à l’individu l’immortalité témoigne de façon paradoxale, que par-delà son matérialisme évident, le transhumanisme  n’est rien d’autre qu’une exaltation caricaturale de la philosophie du sujet qui ne résiste pas à la thèse schopenhauérienne de l’illusion de l’ego. Quelle est cette thèse ? La philosophie du pessimiste de Francfort est une théorie dualiste de la connaissance qui, dans le sillage de Platon et de Kant, considère que le monde tel qu’il est perçu par le sujet, à travers le prisme de son entendement, n’est qu’une représentation d’un monde indivis, soustrait au temps, à l’espace et à toute forme de causalité. Ce monde perçu, qu’il appelle « le monde comme représentation »[12], tient le même statut philosophique que les ombres de la caverne dans l’œuvre de Platon ou le phénomène dans la pensée de Kant. Il s’agit de la superficie du monde, la face illusoire derrière laquelle se cache l’Idée ou le noumène qui, selon les deux grands maîtres idéalistes de Schopenhauer, renvoient au monde en soi, intemporel mais vrai.

Reprenant à son compte la distinction entre noumène et phénomène, Schopenhauer se démarque de Kant en définissant différemment la chose en soi. Chez le philosophe de Königsberg, la chose en soi, inaccessible à l’entendement, ne renvoyait à rien d’autre qu’à des horizons transcendants, à l’instar de Dieu, la liberté ou l’âme, qui dénotaient un certain refoulé religieux issu de son éducation piétiste. Pour Schopenhauer, ouvertement athée et délesté de l’héritage judéo-chrétien dont la définition kantienne de la chose en soi est le reflet, celle-ci désigne la volonté aveugle qui anime le monde et dont chacun ressent l’essence dans sa corporéité et sa sexualité. Elle est la libido du monde. Là où se démarque Schopenhauer de ses deux illustres devanciers, c’est que la volonté, concept étranger à la notion de libre arbitre qu’il appelle le « vouloir-vivre », ne se loge pas dans le ciel des idées mais dans l’immanence du monde. Soustrait au temps et à l’espace qui sont, en termes kantiens, des catégories a priori de l’entendement et relèvent, ce faisant, du phénomène ou de la représentation, le vouloir-vivre ne connaît ni la naissance ni la mort (il est intemporel) et constitue une unité étrangère à la pluralité et à l’individuation (il n’est pas dans l’espace) que les scolastiques dénomment, depuis Duns Scot, le principium individuationis. C’est que le temps et l’espace, encore une fois, qui sont de pures idéalités, sont des catégories du sujet qui ne perçoit qu’un monde phénoménal entièrement conditionné par les formes a priori et immanentes de son propre entendement. Un monde conditionné par un voile qui couvre d’illusions le sujet connaissant. La mort de l’individu, lequel n’est qu’une objectivation de la volonté, est donc en soi un non-événement car, à l’instar de la naissance, elle est une temporalité à laquelle seul l’intellect, c’est-à-dire la conscience, est soumis en tant que phénomène. La mort n’est qu’une extinction de l’individu et de sa conscience mais n’atteint pas la volonté qui, comme chose en soi, est commune à tous les individus. Où l’on voit que la philosophie de Schopenhauer est une négation des philosophies du sujet et des religions qui affirment, à l’instar du christianisme, l’immortalité de l’âme et du sujet. Enserré dans les bornes que lui assigne son entendement, le sujet est donc spectateur d’un monde qu’il voit multiple et dans lequel l’individuation, en tant qu’elle est constitutive de la pluralité, est elle-même une illusion. Celle-ci entre en contradiction avec la vérité d’un monde dont l’essence, dans sa qualité de chose en soi, est d’être indivisible tout comme le temps, pure idéalité dans laquelle est enfermé le monde comme représentation, n’est autre que l’une de ces catégories de l’entendement dans lequel chacun est lui-même circonscrit. Platon lui-même l’avait compris selon qui le temps, écrit Schopenhauer, « n’est lui-même que le point de vue partiel et incomplet auquel l’être individuel contemple les Idées, lesquelles sont en dehors du temps et, par le fait, éternelles »[13] ; c’est ce qui fait dire au fondateur de l’Académie, ajoute-t-il, « que le temps est l’image mouvante de l’éternité » (Timée, 37 d)[14]. Pluralité et individualité forment ainsi le miroir brisé du monde aux termes d’une métaphysique qui s’avère, par-delà la méthode idéaliste dont elle procède en faisant le départ entre le monde en soi et le monde perçu, éminemment immanentiste voire panthéiste.

Schopenhauer démystifie ainsi la mort en la réduisant à un simple accident dont seul l’intellect paie le prix sans que la volonté, comme chose en soi, n’en souffre. Particulièrement inspiré par la pensée indienne dont il a agrémenté son héritage platonico-kantien, il use de la métaphore du voile de Maya pour rendre compte de cette illusion dans laquelle est plongé le sujet, empêché qu’il est de percevoir dans sa nudité, l’essence même de la chose en soi. Dans la religion hindoue, Maya est la divinité qui crée l’illusion cosmique de la dualité de l’univers phénoménal, de la fausse dichotomie entre soi et l’univers. Nous serions tous dupés par ce voile qui enveloppe l’intelligence et nous incline à prendre le monde physique pour l’essence du monde, le phénomène pour le noumène[15]. Ce faisant, la religion hindoue nous invite à arracher ce voile de Maya et à considérer que chacun de nous n’est qu’une infime goutte d’eau au sein d’un océan sans limites. Voici en quels termes Schopenhauer fait sienne la thèse indienne de l’illusion de l’individuation :

« Maintenant, il est bien vrai que, pour les yeux de l’intelligence, telle qu’elle est dans l’individu, soumise au service de la volonté, le monde ne se montre pas avec la même figure que lorsqu’il finit par se révéler au chercheur, qui reconnaît en lui la forme objective de la volonté unique et indivisible, à laquelle il se sent identique lui-même. Non, le monde étend devant le regard de l’individu brut le voile de Maya, dont parlent les Hindous ; ce qui se montre à lui, à la place de la chose en soi, c’est le phénomène seul, sous les conditions du temps et de l’espace, du principe d’individuation, et sous celles des autres formes du principe de raison suffisante. Et avec cette intelligence ainsi bornée, il ne voit pas l’essence des choses ; qui est une ; il en voit les apparences, il les voit distinctes, divisées, innombrables, prodigieusement variées, opposées même »[16].

D’où la crainte de la mort dont la psychologie de l’individu est affectée. La souffrance qu’inspire à l’homme la perspective de trépasser provient de cette illusion de la pluralité et de sa séparation d’avec le monde, analogue à celle dont est victime la feuille qui chute à l’automne en ignorant que sa propre déchéance n’est rien de plus qu’un évènement du monde comme représentation. Cette métaphore schopenhauérienne relate l’aveuglement de l’individu qui ne voit pas que d’autres feuilles, au printemps, jailliront de la même source de vie, à savoir l’arbre incarnant dans cet exemple la volonté comme chose en soi qui ne cessera jamais, quant à elle, de s’affirmer[17]. Le temps, condition a priori de l’entendement, qui crée chez l’homme l’effrayante illusion de sa séparation d’avec le monde comme volonté en lui procurant la désagréable appréhension de s’en extraire par la mort, est un des éléments constitutifs majeurs du principe d’individuation dont l’idéologie transhumaniste, comme toute philosophie du sujet, demeure prisonnière.

C’est pourquoi Schopenhauer, très influencé par-delà son héritage kantien par la pensée indienne, nous aide à comprendre combien le fantasme transhumaniste de la victoire sur la mort, est une dérive pathologique, un dévoiement de notre patrimoine philosophique occidental et individualiste issu de la tradition judéo-chrétienne. Le projet transhumaniste de la mort de la mort ne résiste pas à la déconstruction philosophique. Il ne s’inscrit pas dans la tradition de l’humanisme car au fond, de quoi celui-ci est-il le nom ? Du point de vue étymologique, l’humanisme nous renvoie à la terre (l’humus) dont Adam provient et dans laquelle il retournera, comme chacun doit l’admettre en toute humilité. Tout le contraire de la gnose et du refus transhumaniste d’accepter la mort. L’humanisme est l’autre nom de la philosophie dont on sait qu’elle consiste depuis Montaigne, disais-je, à apprendre à mourir. A cet égard, le transhumanisme n’est pas une philosophie mais bel et bien une idéologie scientiste.

Alexandre VIALA,

Professeur de droit public,

Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier

CERCOP


[1] A. Huxley, Le meilleur des mondes, trad. J. Castier, Plon, 1932.

[2] A. Comte, Cours de philosophie positive, (1830), PUF, collection « Quadrige », 2007.

[3] E. Durkheim, Leçon de sociologie. Physique des moeurs et du droit, Paris, PUF, 1950.

[4] J-P Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1945, Gallimard, 1996.

[5] J-M Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, 2007.

[6] Pic de la Mirandole, 1482, in Œuvres philosophiques, PUF, 1993.

[7] Y. N. Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir, trad. P-E. Dauzat, Ed. Albin Michel, 2017.

[8] S. Deprez, Le transhumanisme est-il une gnose ?, Revue d’éthique et de théologie morale, 2019/2, n° 302, p. 29.

[9] A. Huxley, Le meilleur des mondes, trad. J. Castier, Plon, 1932.

[10] Laurent Alexandre, La mort de la mort, JC Lattès, 2011.

[11] Denis Forest, Le téléchargement de l’esprit : plus qu’une expérience de pensée ?, Archives de Philosophie du Droit, Dalloz, 2017, tome 59, p. 205.

[12] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (ci-après désigné par l’intitulé Le monde), 1819, trad. A. Burdeau, Paris, PUF-Quadrige, 2008.

[13] Le monde, pp. 227-228.

[14] Ibid., p. 228.

[15] Péché auquel est davantage exposé le scientifique que le philosophe, ce réductionnisme est le travers de toute forme de scientisme dont le transhumanisme est un remarquable exemple. Schopenhauer insiste : « La science, en effet, ne saurait pénétrer jusqu’à l’essence intime du monde ; jamais elle ne dépasse la simple représentation, et, au fond, elle ne donne que le rapport entre deux représentations » (Le monde, p. 56). D’où la vanité du progrès scientifique et le besoin métaphysique de l’humanité que ne saurait faire disparaître l’avènement du transhumanisme.

[16] Le monde, p. 443.

[17] « Supposons, écrit Schopenhauer, qu’au milieu de nos réflexions surgisse cette question : « Mais d’où viendront tous ces hommes ? Où sont-ils maintenant ? Où est le vaste sein du néant gros de mondes qui les renferme encore, les générations à venir ? » La vraie réponse, celle qu’il faudrait faire en souriant à une telle demande, ne serait-elle pas celle-ci : et où seraient-elles autre part que là seulement où toujours le réel a été et sera, dans le présent et dans son contenu, par suite en toi, questionneur dupe de l’apparence, et bien semblable, dans cette ignorance de ton être propre, à cette feuille d’arbre qui, jaunie à l’automne et déjà presque tombée, pleure sa disparition, sans vouloir se consoler par la perspective de la verdure nouvelle dont l’arbre se revêtira au printemps, et qui dit en gémissant : Non, ce n’est plus moi ! Ce sont de tout autres feuilles ! – Ô feuille insensée ! Où prétends-tu donc aller ? Et d’où les autres pourraient-elles bien venir ? Où est-il, ce néant, dont tu redoutes le gouffre ? – Reconnais donc ton être propre, ce qui justement en toi a une telle soif d’existence, reconnais-le dans la force intime, mystérieuse, dans la force active de l’arbre, qui, toujours une, toujours la même dans toutes les générations de feuilles, reste à l’abri de la naissance et de la mort » (Le monde, pp. 1221-1222).