Recours préventif et le juge judiciaire : le recours préventif  au révélateur de l’effectivité

Bruno SANSEN.

La surpopulation carcérale est un mal endémique qui touche l’ensemble des maisons d’arrêt du territoire français. Au 1er juin 2023, celles-ci, qui accueillent environ 70% des 73 699 détenus, présentaient un taux d’occupation moyen proche des 145%.

Ainsi, pour ce qui est du ressort de la Cour d’appel d’Angers, où nous exerçons en qualité de président de la chambre de l’instruction, les trois maisons d’arrêt implantées dans ce bassin de population d’un million six cent cinquante mille habitants, regroupant les trois départements de Maine et Loire, de la Sarthe et de la Mayenne, accueillent bien au-delà de leurs capacités théoriques.

Les chiffres au 1er janvier 2023 rendent parfaitement compte de cette réalité. La maison d’arrêt d’Angers hébergeait 396 détenus pour une capacité opérationnelle de 228 places, soit un taux d’occupation de 173,7 % ; la maison d’arrêt du Mans hébergeait 532 détenus pour une capacité opérationnelle de 359 places, soit un taux d’occupation de 148,1 % ; la maison d’arrêt de Laval hébergeait 100 détenus pour une capacité opérationnelle de 56 places, soit un taux d’occupation de 178,6 %.

Cette situation, ancienne, structurelle, connue de tous, a logiquement conduit la Cour européenne des droits de l’Homme à réagir. Dans un premier temps, à partir de 2013, il a été reproché à notre pays, d’abord une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants, puis une double violation, de l’article 3 et de l’article 13 relatif au droit à un recours effectif. Un nouveau pas est franchi avec l’arrêt JMB contre France du 30 janvier 2020. La Cour européenne des droits de l’Homme recommande à la France d’agir dans trois directions : la suppression du surpeuplement dans les établissements pénitentiaires, l’amélioration des conditions de détention et l’établissement d’un recours effectif.

Plus de trois ans ont passé. La France n’est à ce jour pas parvenue à régler les questions d’ordre structurel du surpeuplement carcéral et de l’amélioration des conditions de détention. En revanche, dès le 8 juillet 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a tiré les conséquences de l’arrêt JMB contre France, en ouvrant à une personne détenue la faculté d’invoquer le caractère inhumain ou dégradant de ses conditions de détention à l’occasion du contentieux de la détention provisoire.

Quelques mois plus tard, la loi n° 2021-403 du 8 avril 2021 a institué un recours préventif qui est entré en vigueur le 1er octobre 2021 et s’est substitué au recours issu de la jurisprudence du 8 juillet 2020.

Le dispositif légal tient en un seul texte, l’article 803-8 du Code de procédure pénale. Le décret d’application n° 2021-1194 du 15 septembre 2021 décline la procédure dans vingt-cinq articles réglementaires, codifiés aux articles R. 249-17 à R. 249-41 du Code de procédure pénale.

Le colloque sur le recours préventif organisé par la Faculté de droit de Montpellier le 10 mars 2023 nous offre l’opportunité de nous essayer à un premier bilan de ce nouvel outil procédural judiciaire, avec un recul de près de dix-huit mois. Il nous est ainsi possible, en nous plaçant du point de vue du magistrat, plus précisément du juge du siège, de présenter le dispositif légal et réglementaire. Les textes doivent être lus au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et de celle de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Notre réflexion sera enrichie des quelques décisions qui ont été rendues dans le ressort de la cour d’appel d’Angers.

Le recours de l’article 803-8 est ouvert à tout détenu, qu’il soit incarcéré au cours de la phase présentencielle ou qu’il soit en exécution de peine. En effet, le recours préventif a pour objet les conditions de détention et non le principe de la détention.

Cette réalité est intellectuellement assez facile à percevoir pour un détenu condamné définitivement. La déclaration de culpabilité est acquise ; la peine est fixée. Le débat judiciaire ne peut dès lors porter que sur les modalités d’exécution.

En revanche, cette dissociation entre principe de la détention et conditions de la détention est peut-être un peu plus délicate à intégrer pour un détenu provisoire. Celui-ci, présumé innocent, qui n’a pas de visibilité sur la date de son élargissement, est naturellement tenté de voir dans le recours préventif une nouvelle possibilité d’obtenir sa remise en liberté.

C’est probablement la raison pour laquelle ce sont avant tout les détenus provisoires et non les condamnés en exécution de peine qui ont jusqu’à présent exercé le recours de l’article 803-8. En effet, détenus provisoires et condamnés sont très souvent placés dans des conditions identiques au sein des mêmes maisons d’arrêt. A priori, les uns comme les autres ont un même intérêt à rechercher une amélioration du quotidien de leur situation carcérale.

Ainsi, au sein de la Cour d’appel d’Angers, au 1er octobre 2022, soit un an après l’entrée en vigueur de la loi, aucun détenu en exécution de peine n’avait exercé de recours préventif. En revanche, pour le seul tribunal judiciaire d’Angers, huit recours avaient été formés par des détenus provisoires. Par ailleurs, alors que, sur huit saisines, sept ont été déclarées irrecevables et la dernière a été dite mal fondée, aucun appel n’a été interjeté.

Dans notre Cour, malgré l’information obligatoire faite au sein des établissements pénitentiaires en application de l’article R. 249-18 du Code de procédure pénale, peu de détenus ont décidé d’exercer un recours préventif. Un constat identique peut être fait au sein des autres juridictions du territoire de la République.

Cette faible attractivité du recours préventif nous conduit naturellement à nous interroger. Plusieurs facteurs, qui ne s’excluent pas l’un l’autre, sont susceptibles d’être invoqués. Tout d’abord, la désaffection pour le recours préventif peut s’expliquer par une méconnaissance d’une procédure très récente. Il convient par ailleurs de rappeler que, jusqu’à l’entrée en vigueur du décret n° 2023-457 du 12 juin 2023, le détenu n’avait pas le droit d’être assisté d’un avocat commis d’office. Surtout, nous devons nous questionner sur le point de savoir si le recours préventif est perçu comme suffisamment effectif.

La question de l’effectivité est en effet centrale. C’est parce que le juge européen considérait que le référé liberté du juge administratif ne remplissait pas les critères requis pour un recours effectif qu’il a enjoint à la France d’instituer un nouveau dispositif.  C’est pourquoi, nous nous intéresserons à la question de l’effectivité, qui doit être le fil rouge de notre réflexion.

Le recours de l’article 803-8 consiste pour un détenu à reprocher à l’État de ne pas remplir son obligation de lui assurer des conditions de détention conformes à la dignité humaine. Pour autant, le mécanisme issu de la loi du 8 avril 2021 ne conçoit pas le recours préventif comme une procédure intentée par le détenu à l’encontre de l’État, représenté en justice par l’Agent judiciaire de l’État.

En effet, le détenu s’adresse directement à un juge du siège qui, au vu des seuls éléments décrits par le requérant, se prononce sur la recevabilité du recours. Le succès de cette première phase dépend donc avant tout de la qualité de la rédaction de la requête. Nous consacrerons la première partie de nos développements à cette phase initiale, dont nous verrons qu’elle touche très largement au fond du droit (I). Lorsque la requête est déclarée recevable, il appartient au juge de recueillir les observations de l’administration pénitentiaire qui, si elle n’a pas la personnalité morale, se présente comme une représentante de fait de l’exécutif. Le juge confronte ces observations aux allégations du détenu, instruit le dossier, puis dit si les conditions de détention du requérant sont ou non contraires à la dignité humaine. Si le juge relève une violation de l’article 3 de la Convention, il précise en quoi elle consiste et impartit un délai à l’administration pour la faire cesser. Enfin, dans une troisième et dernière décision, le juge apprécie la pertinence des mesures  mises en œuvre et, si elles n’ont pas permis d’assurer des conditions de détention décentes, en tire des conséquences concrètes pouvant aller jusqu’à la remise en liberté du requérant. Dans le deuxième temps de nos développements, nous nous pencherons sur ces phases deux et trois du recours préventif en nous intéressant tout particulièrement à l’étendue des pouvoirs du juge (II).

I. Les qualités exigées de la requête du détenu au cours de la première phase de la procédure du recours préventif

Présenter une requête est un exercice particulièrement délicat. Le détenu doit tout d’abord identifier le magistrat compétent (A). Il lui faut ensuite dépeindre la situation en sorte de convaincre le juge saisi que, si ce qu’il décrit est le reflet exact et complet de la situation dans laquelle il se trouve placé, ses conditions de détention sont contraires à la dignité humaine (B).

A. Le magistrat compétent pour recevoir la requête

S’il est plus facile à un condamné qu’à un détenu provisoire de comprendre devant quel magistrat il lui faut présenter sa requête, les règles de compétence, tant rationae materiae  (1) que  rationae loci (2), ne peuvent être regardées comme véritablement intuitives.

1. La compétence rationae materiae

Quand le détenu est un condamné en exécution de peine, la requête doit être adressée à un juge de l’application des peines, juge naturel de l’exécution de la peine. Quand le requérant est en détention provisoire, c’est un juge des libertés et de la détention qui a compétence pour se prononcer sur la requête.

Cependant, la demande ne peut lui être directement présentée. Elle doit être remise tantôt à un juge du siège, tantôt à un magistrat du parquet, selon le statut du détenu. Il est ainsi indiqué à l’article R. 249-20 du Code de procédure pénale que la requête est adressée : au greffe du juge d’instruction lorsque le requérant est mis en examen dans le cadre d’une information ; auprès du secrétariat du procureur de la République si le tribunal correctionnel est saisi ; auprès du procureur général lorsque la chambre des appels correctionnels ou la cour d’assises sont saisies, si le requérant est placé sous écrou extraditionnel ou si un pourvoi en cassation est pendant.

Enfin, il est précisé à l’article R. 249-40 du Code de procédure pénale que, si la personne incarcérée est à la fois placée en détention provisoire et exécute une peine, seul le juge des libertés et de la détention a compétence pour connaître du recours préventif.

Procéduralement, faire transiter la requête par le juge d’instruction, le procureur de la République ou le procureur général a du sens. En effet, il est précisé à l’article R. 249-20 I que ces magistrats peuvent présenter des observations au juge des libertés et de la détention à qui ils doivent transmettre la requête le jour même ou le premier jour ouvrable suivant. Le circuit mis en place rationalise la circulation de l’information et permet d’instaurer dès l’origine un commencement de débat.

2. La compétence rationae loci

Les règles de compétence sont plus aisées à appréhender pour le détenu. Le principe posé à l’article R. 249-17 est clair. Le juge de l’application des peines compétent est celui du tribunal judiciaire dans le ressort duquel est situé l’établissement pénitentiaire où la personne est incarcérée. Le juge des libertés et de la détention compétent est celui du tribunal judiciaire compétent pour connaître de la procédure ou du tribunal judiciaire situé au siège de la cour d’appel compétente pour connaître de la procédure.

Deux dispositions particulières, prévues à l’article R. 249-41, règlent deux situations, dont la première est extrêmement répandue. Tout d’abord, lorsqu’une personne en détention provisoire fait l’objet de plusieurs mandats de dépôt délivrés par des juges des libertés de tribunaux judiciaires différents, le juge compétent est celui du tribunal dont le siège est le plus proche de l’établissement où la personne est incarcérée. Ensuite, en matière d’actes de terrorisme, le juge des libertés et de la détention de Paris est toujours compétent.

Une erreur d’orientation expose le requérant à se voir opposer une décision d’irrecevabilité. C’est ce qui est advenu pour un détenu provisoire à l’instruction au tribunal judiciaire du Mans. Il avait présenté directement sa requête auprès du greffe du juge des libertés et de la détention. Il en a été quitte pour représenter la même requête, quelques jours plus tard, devant le greffe compétent.

Afin d’éviter toute erreur d’orientation, il est prudent que le détenu, s’il n’est pas assisté d’un avocat, remette sa requête au greffe de l’établissement pénitentiaire. En effet, en application de l’article R. 249-20 II, le chef de l’établissement est alors tenu de transmettre la requête au magistrat compétent. Ce circuit procédural offre une garantie au détenu. Celle-ci va dans le sens de l’effectivité recherchée. 

B. La nature des allégations contenues dans la requête

Aux termes de l’article 830-8 alinéa 2 du Code de procédure pénale, « si les allégations figurant dans la requête sont circonstanciées, personnelles et actuelles, de sorte qu’elles constituent un commencement de preuve que les conditions de détention de la personne ne respectent pas la dignité de la personne, le juge déclare la requête recevable ».De manière claire, la recevabilité et le fond sont liés, en ce que la première étape du recours ne pourra être franchie que si les allégations contenues dans la requête laissent à penser qu’il est fortement envisageable que les conditions sont contraires à la dignité humaine. Dans l’appréciation de la recevabilité la requête doit se suffire à elle-même (1), sous réserve du droit pour le détenu à demander à être entendu (2).

1. La requête doit répondre à des exigences probatoires

Les allégations contenues dans la requête doivent être « circonstanciées, personnelles et actuelles » et, bien sûr, crédibles. En pratique, la tendance du juge est de déclarer recevable une requête lorsqu’il considère que, si la réalité décrite par le détenu est exacte, ce dont il ne pourra s’assurer que dans la deuxième phase de la procédure, le détenu est alors effectivement exposé à des conditions de détention contraires à la dignité humaine.

Pour se déterminer, le juge de l’application des peines ou le juge des libertés et de la détention raisonne par référence aux critères dégagés par la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’arrêt Mursic contre Croatie du 20 octobre 2016. Dans cette décision[1], la Cour s’intéresse en premier lieu à l’espace personnel du détenu, qui s’entend de l’espace au sol calculé hors sanitaires, mais incluant les meubles. Elle distingue trois situations, selon que l’espace personnel est inférieur à 3 m², compris entre 3 m² et 4 m², supérieur à 4 m².

La chambre criminelle de la Cour de cassation reprend expressément le raisonnement de la Cour européenne. Ainsi, dans l’arrêt du 15 décembre 2020, la Cour de cassation détaille trois situations, en partant de l’espace personnel le plus exigu[2].

Pour un espace personnel inférieur à 3 m², la règle consiste en « une forte présomption de violation de l’article 3 ». Cette présomption ne peut être combattue que si tous les facteurs suivants sont réunis : « les réductions d’espace sont courtes, occasionnelles et mineures ; elles s’accompagnent d’une liberté de circulation suffisante et d’activités hors cellules adéquates et, de manière générale, les conditions de détention dans l’établissement sont décentes et le détenu n’est pas soumis à d’autres éléments considérés comme des circonstances aggravantes de mauvaises conditions de détention ».

Lorsque l’espace personnel est compris entre 3 m² et 4 m², le raisonnement préconisé tient à s’intéresser aux facteurs suivants  « la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à  la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base » ; un accès facile aux installations sanitaires et d’hygiène, qui doivent être totalement cloisonnées ; « la présence d’animaux nuisibles doit être combattue par les autorités pénitentiaires, par des moyens efficaces et des vérifications  régulières des cellules, en particulier quant à l’état des draps et des endroits de stockage d’aliments ».

Au-delà de 4 m², « le facteur spatial ne pose pas de problème en lui-même ». La Cour de cassation rappelle alors au juge que « les autres aspects de ses conditions matérielles de détention pertinents ». Bien évidemment, les détenus ne calculent pas la superficie de leur cellule. Ils insistent généralement sur l’aspect de la détention qui est pour eux le moins acceptable. Il s’agit souvent de la présence d’un matelas au sol.

Tout dépend alors du degré d’exigence du juge de l’application des peines ou du juge des libertés et de la détention. Pour éviter que la subjectivité du juge ne devienne un véritable aléa, il importe que la requête soit rédigée par un professionnel du droit et que l’intéressé demande à être entendu par le juge.

2. La requête peut être explicitée à l’occasion d’un dialogue direct avec le juge

L’administration pénitentiaire est absente du débat sur la recevabilité. Pour le cas où la requête est adressée directement au magistrat compétent, celui-ci n’est nullement tenu d’informer le chef de l’établissement pénitentiaire de l’introduction de la procédure.

Dans l’hypothèse où la requête a transité par le greffe de détention, l’administration pénitentiaire adresse généralement immédiatement son argumentaire, qui comprend une première partie sur l’établissement lui-même et une seconde partie spécifique aux conditions de détention du requérant. Pour autant, lorsqu’il statue sur la recevabilité, le juge ne peut prendre en considération les éléments communiqués par l’administration pénitentiaire. La chambre criminelle l’a affirmé très clairement dans l’arrêt du 31 mai 2022, où la Cour de cassation pose pour principe que, « pour apprécier la recevabilité de la requête, le juge ne peut se fonder sur des observations de l’administration pénitentiaire qui lui ont été transmises avec celle-ci et répondent aux allégations qu’elle contient »[3]. Cette formulation a été reprise dans l’arrêt du 13 septembre 2022[4].

Lorsque le détenu ne demande pas à comparaître, la procédure peut se dérouler exclusivement par écrit. Toutefois, le détenu se voit reconnaître le droit d’être entendu par le juge. En effet, dans l’arrêt du 13 septembre 2022, la Cour de cassation pose la règle selon laquelle, lorsque le détenu demande à comparaître, cela ne peut lui être refusé[5]. Le juge devra l’entendre au moins une fois, en organisant une extraction ou en recourant à la visioconférence, soit au stade de l’examen de la recevabilité, soit à celui du bien-fondé. Selon la chambre criminelle, « il se déduit de la lecture combinée des articles 803-8, R. 249-24 et R. 249-25 d’une part, que la personne détenue peut, au moment du dépôt de sa requête, demander à comparaître devant le juge des libertés et de la détention, d’autre part, que saisi d’une telle demande, ce magistrat doit procéder à cette audition s’il entend rendre une décision d’irrecevabilité, et, enfin, que si la requête est déclarée recevable, l’audition doit être réalisée avant la décision sur le bien-fondé de celle-ci ».

Cette interprétation des dispositions législative et réglementaires garantit au détenu une sorte de cession de rattrapage pour le cas où la rédaction de la requête serait lacunaire. Devant le juge saisi, il lui est en effet loisible de préciser les termes de la requête, en sorte que ses allégations puissent être regardées comme remplissant les trois conditions – circonstanciée, personnelles et actuelles – de l’article 803-8 alinéa 2 du Code de procédure pénale.

II. Pouvoir d’investigation du juge et prérogatives de l’administration pénitentiaire au cours des deuxième et troisième phase de la procédure du recours préventif

Lorsque la requête du détenu est déclarée recevable, le juge, investi de pouvoirs d’investigation étendus, doit procéder à une appréciation concrète, tout d’abord de la réalité et des contours d’une violation de l’article 3 de la Convention, ensuite, de la pertinence des mesures prises par l’administration pénitentiaire pour y remédier (A). Pour autant, le législateur n’a pas voulu que le juge détermine les mesures à prendre. Par ailleurs, dans l’état actuel de notre droit, il est parfois impossible au juge de s’assurer que les nouvelles conditions de détention du requérant ne sont plus contraires à la dignité (B).

A. Les pouvoirs d’investigation du juge destinés à rétablir un équilibre dans l’administration de la preuve

Le juge doit communiquer la décision de recevabilité au chef de l’établissement pénitentiaire. Il lui demande alors de transmettre ses observations écrites et toute pièce permettant d’apprécier les conditions de détention du requérant.

Quand bien même l’administration pénitentiaire n’est pas à proprement parler une partie à l’audience, il n’empêche que, aux stades de l’appréciation du bien-fondé de la requête puis de l’appréciation de la cessation d’une violation de l’article 3 de la Convention, la procédure présente des aspects évoquant une instance contradictoire opposant le détenu à l’administration.

La particularité essentielle des phases deux et trois du recours préventif tient aux pouvoirs d’investigation conférés au juge de l’application des peines et au juge des libertés et de la détention.

1. L’étendue des pouvoirs d’investigation du juge

Décider de la recevabilité revient à dire que, si les allégations du détenu sont le reflet de la réalité de ses conditions de détention, et si l’administration pénitentiaire n’établit pas que d’autres facteurs viennent contrebalancer ceux mis en avant par le requérant, une violation de l’article 3 de la Convention est caractérisée.

Le débat entre le détenu et l’administration pénitentiaire est par essence déséquilibré. Privé de sa liberté, interdit de faire entrer un tiers, par exemple un huissier, au sein de l’établissement pénitentiaire, le requérant est dans l’incapacité de démontrer qu’il vit dans des conditions contraires à la dignité humaine.

C’est pourquoi, au stade de l’appréciation du bien-fondé de la requête, le juge est tenu de jouer un rôle actif, destiné à rétablir une sorte d’égalité des armes probatoires. Le juge, placé dans une position peu différente de celle d’un juge d’instruction, devant toutefois rechercher la vérité et non seulement la manifestation de la vérité, est doté de pouvoirs d’investigation étendus, énumérés à l’article R. 249-24 du Code de procédure pénale : se déplacer sur les lieux de la détention ; ordonner une expertise ou requérir un huissier ; procéder à l’audition du requérant, de codétenus, de personnels pénitentiaires ou du chef de l’établissement pénitentiaire ; consulter tout rapport décrivant les conditions de détention issu d’un organisme national ou international indépendant.  

2. La difficulté du juge à exercer la plénitude de ses pouvoirs d’investigation

Le juge doit statuer sur le bien-fondé de la requête dans les dix jours de l’ordonnance de recevabilité. Encore faut-il décompter le délai d’au maximum trois jours dont dispose l’administration pénitentiaire pour faire parvenir ses observations.

Dans un tel laps de temps, et compte tenu de la pénurie d’experts, il est un peu illusoire de vouloir ordonner une expertise technique.

Par ailleurs, faire pénétrer un huissier au sein d’un établissement pénitentiaire constitue une pratique qui devrait mettre sûrement un peu de temps à entrer dans les mœurs. L’idéal paraît consister en un déplacement du juge de l’application des peines ou du juge des libertés et de la détention au sein de l’établissement pénitentiaire.

L’expérience limitée du tribunal judiciaire d’Angers vient tempérer cette orientation. En effet, au cours de la première année suivant l’entrée en vigueur de la loi, seul un recours préventif a été déclaré recevable. La situation n’était pas aisée pour le juge des libertés, car le détenu était incarcéré à la maison d’arrêt de Mont-de-Marsan, ce qui signifie que, pour se rendre en détention, il aurait fallu se déplacer à plus de cinq cents kilomètres. Une simple audition a heureusement permis de recueillir les éléments suffisants pour statuer, ce qui ne peut pas être toujours le cas.

Or, force est de constater que, sur les huit recours préventifs dont Monsieur Le Vaillant de Charny, juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire d’Angers, a eu à connaître entre le 1er octobre 2021 et le 30 septembre 2022, aucun ne concernait une personne détenue à Angers. Procédant à une analyse des requêtes dont il a été saisi, le juge des libertés et de la détention angevin en est arrivé à la conclusion que ces huit requérants espéraient peut-être non pas tant une amélioration de leurs conditions de détention ou une remise en liberté, mais plutôt un transfèrement à la maison d’arrêt d’Angers, établissement, certes vétuste, mais situé à proximité immédiate de leurs proches.

B. Les prérogatives reconnues à l’administration pénitentiaire apportent une limite à l’exercice des pouvoirs du juge

Le législateur a posé pour principe qu’il appartient à l’administration pénitentiaire de choisir les mesures appropriées pour mettre fin à une violation de l’article 3. Par exception, lorsque les modifications apportées à la situation du détenu sont regardées comme insuffisantes pour assurer des conditions de détention décentes, le juge peut décider d’un transfèrement du requérant ou ordonner sa mise en liberté. Les décisions prises en matière de transfèrement posent des questions de principe, tant au regard d’une possible violation de l’article 8 de la Convention que de la limitation qui peut être apportée au pouvoir de contrôle du juge.

1. L’interdiction faite au juge de décider des mesures propres à faire cesser une violation de l’article 3 de la Convention

Aux termes de l’article R. 249-27 du Code pénitentiaire, « si le juge estime la requête fondée, l’ordonnance mentionne les conditions de détention qu’il considère comme contraires à la dignité humaine et fixe un délai compris dix jours et un mois pour permettre à l’administration pénitentiaire d’y mettre fin par tout moyen ».

La répartition des compétences est claire : il revient au juge de décrire les contours de la violation de l’article 3 ; il appartient à l’administration pénitentiaire de définir et mettre en œuvre les moyens propres à y mettre un terme.

Quand l’administration pénitentiaire considère que les conditions de détention sont devenues décentes, elle adresse un rapport d’information au juge. Ce rapport est communiqué au requérant. Le juge peut alors procéder à des vérifications en usant des pouvoirs d’investigation de l’article R. 249-24. Il rend ensuite une troisième décision, ayant pour objet de dire si la violation de l’article 3 a cessé ou si elle persiste.

Lorsque le juge de l’application des peines ou le juge des libertés et de la détention considère que les conditions de détention demeurent contraires à la dignité humaine, il peut décider d’un transfèrement, après avoir demandé à l’administration pénitentiaire de lui proposer le choix entre plusieurs autres établissements. Il peut aussi ordonner la remise en liberté d’un détenu provisoire, éventuellement assortie d’un contrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence avec placement sous surveillance électronique, ou prendre une mesure classique d’aménagement de peine au profit d’un détenu condamné.

2. Le transfèrement et ses conséquences sur les droits fondamentaux du détenu ainsi que sur le pouvoir de contrôle du juge       

Le législateur reconnaît à l’administration pénitentiaire le droit de décider d’un transfèrement.

Ce droit ne connaît de limitations textuelles que dans deux cas. Tout d’abord, si le détenu est en détention provisoire, le transfèrement ne peut être ordonné qu’avec l’accord préalable du magistrat saisi du dossier de la procédure (juge d’instruction, procureur de la République ou procureur général). Ensuite, quand le détenu est un condamné en exécution de peine, il lui est possible de s’opposer au transfèrement si celui-ci « aurait causé, eu égard au lieu de résidence de sa famille, une atteinte excessive au droit au respect de sa vie privée et de sa vie familiale », droit reconnu à l’article 8 de la Convention.

Il n’est ainsi pas expressément prévu qu’un détenu provisoire puisse arguer d’une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Or, aux termes de l’article 803-8 II du Code de procédure pénale, le juge est en droit de maintenir un détenu dans des conditions contraire à la dignité humaine lorsqu’il considère que le refus d’être transféré n’est pas légitime.

En conséquence, pour un détenu provisoire, présenter un recours préventif revient à s’exposer à être transféré loin de sa famille, sans certitude, s’il s’y oppose, que le juge des libertés et de la détention regarde son opposition comme fondée.

En toute hypothèse la distinction opérée par la loi entre détenu provisoire et condamné n’apparaît pas pertinente au regard des durées que peuvent atteindre les détentions provisoires criminelles, souvent comprises entre deux et quatre ans.

Par ailleurs, les conséquences que la chambre criminelle de la Cour de cassation attache au transfèrement peuvent être regardées comme portant une atteinte directe à l’effectivité du recours préventif.

En effet, dans l’arrêt du 14 juin 2022, la Cour de cassation dit y avoir « lieu de constater que le recours prévu à l’article 803-8 du code de procédure pénale ayant pour objet soit de permettre une amélioration des conditions de la personne mise en examen dans l’établissement où elle est incarcérée au jour de la requête, soit d’empêcher la continuation de ces conditions lorsqu’elles seraient indignes, le pourvoi est devenu sans objet en raison du transfèrement (du requérant) »[6].

Dès lors qu’un transfèrement ne peut être contesté sous l’angle de l’atteinte porté au droit au respect de la vie privée et de la vie familiale, cette mesure prise par l’administration pénitentiaire met fin à la procédure du recours préventif. Le juge n’est pas autorisé à s’intéresser aux nouvelles conditions de détention dans lesquelles le détenu se trouve placé au sein d’un nouvel établissement pénitentiaire. En définitive, le transfèrement vient limiter, voire annihiler les pouvoirs du juge de l’application des peines et du juge des libertés et de la détention.

Or, la crainte d’être transféré, et ainsi tenu éloigné de ses proches est très dissuasive. Elle explique largement le fait qu’aucun détenu de la maison d’arrêt d’Angers, pourtant connue comme étant extrêmement vétuste, n’ait exercé le recours préventif auprès du juge des libertés et de la détention d’Angers. À l’inverse, des détenus ayant leur famille dans le Maine et Loire ont présenté des requêtes dans l’espoir d’un rapprochement géographique sur la commune d’Angers.

En conclusion, il apparaît que la question du transfèrement porte un coin sérieux à l’effectivité du recours préventif. Avec le transfèrement, la mission du juge reste inachevée. De plus, rien n’interdit à l’administration pénitentiaire de placer un autre détenu dans les conditions qui ont été reconnues contraires à la dignité humaine par décision du juge de l’application des peines ou du juge des libertés et de la détention.

Par ailleurs, la complexité de la procédure, avec trois décisions successives, va de pair avec un allongement très spectaculaire des délais. La procédure déclinée dans le décret du 15 septembre 2021 prévoit un jour pour la transmission de la requête au juge compétent ; dix jours pour statuer sur la recevabilité ; dix jours pour statuer sur le bien-fondé ; de dix jours à un mois pour que l’administration pénitentiaire remédie à la situation ; dix jours pour apprécier la réalité de la cessation de la violation de l’article 3. Ceci signifie que le détenu peut attendre une réponse judiciaire pendant 41 à 61 jours.

Chacune des trois décisions rendues successivement par le juge de l’application des peines ou le juge des libertés et de la détention peut être frappée d’appel. Dans ce cas, le président de la chambre de l’application des peines ou le président de la chambre de l’instruction ont un délai d’un mois pour statuer sur chacun des appels. Ainsi, en ne prenant pas en considération un possible pourvoi en cassation, la procédure peut, en théorie, durer de quatre mois et un jour à cinq mois et un jour.

Ces constats expliquent largement pourquoi les détenus et leurs conseils ne se sont que peu emparés de ce recours. Au tribunal judiciaire d’Angers, le juge des libertés et de la détention a été saisi de huit recours entre le 1er octobre 2021 et le 30 septembre 2022. Entre le 1er octobre 2022 et le 1er mars 2023, plus aucun détenu n’a exercé le recours préventif. En revanche dans le même temps, des avocats angevins ont agi devant le tribunal administratif de Nantes dans le cadre du référé liberté, procédure pourtant regardée comme non suffisamment effective par la Cour européenne des droits de l’Homme. Sauf à modifier radicalement le dispositif actuel, en le simplifiant, en raccourcissant les délais et en conférant des pouvoirs plus étendus au juge du siège, nul doute que le recours préventif aura quelque difficulté à se voir décerner le précieux label d’effectivité.

Bruno SANSEN,

Président de la chambre de l’instruction

Cour d’appel d’Angers


[1] Req. n° 7334/13.

[2] n° 20-85.461.

[3] N° 22-81.770.

[4] N° 22-83.885.

[5] Ibid.

[6] N° 22-80.023.