« Un peuple a toujours le droit de changer de Constitution »

Jean-Marie DENQUIN.

À la fin du XVIIIe siècle, le mot « Constitution » acquiert, comme on le sait, un sens nouveau. Il ne désigne plus le fait de constituer (processus) ou l’ensemble des caractères d’une entité déterminée (résultat), bien que ce dernier sens convienne encore à des constitutions coutumières qui, même si elles évoluent, sont toujours pensées comme déjà là. La Constitution[1] est maintenant un texte écrit, rédigé par des auteurs identifiés et censé définir les institutions qui régissent un État, leur nature, leurs relations, leurs compétences et prérogatives. La Constitution est historique en un double sens : c’est un événement daté, mais c’est aussi la marque d’une discontinuité entre deux périodes historiques, quand un texte se substitue à une constitution de fait, ou si une Constitution succède à une autre – dans la seconde hypothèse, la date de l’adoption du texte sert à identifier celui dont on parle.

Il en résulte qu’existe une temporalité constitutionnelle propre, qui se superpose aux autres modes traditionnels de délimitation et d’identification des périodes historiques. Elle diffère de la temporalité juridique, où les objets ont une durée indépendante des régimes politiques, souvent plus longue – le Code civil dure plus que le Premier empire – et où les fréquents changements sont pour ainsi dire absorbés dans une continuité formelle. Mais la temporalité constitutionnelle peut aussi à l’inverse gommer des clivages historiques majeurs – la IIIe République est traversée par le premier conflit mondial, la Ve République peut être divisée en périodes nettement contrastées.

Or l’idée que le temps fait quelque chose à l’affaire ne fut pas seulement, comme on pourrait être tenté de le croire, la conséquence, rétrospective par nature, de l’expérience. En France dès l’époque révolutionnaire, l’ambivalence de la durée est perçue. La Constitution de 1791, produite et sentie comme une discontinuité majeure et positive, prévoit dans son titre VII les modalités de sa propre révision, mais ajourne à dix ans – au plus tôt – la possibilité d’y procéder. La chute de la royauté, donc de la Constitution, montre expérimentalement la fragilité des textes et la vanité de toute prétention à constitutionnaliser l’avenir. L’époque contemporaine n’ignore pas ces problématiques, même si elle n’en conceptualise pas ses termes et n’en maitrise pas les soubresauts. Le ralliement tardif de la doctrine au régime de la Ve République, fondé sur la conversion elle-même tardive aux vertus salvifiques du contrôle de constitutionnalité, n’a pas empêché un nouveau retournement. Des appels de plus en plus nombreux à un changement de régime sont apparus : on rêve d’une VIe République, forcément sublime puisque différente et conçue pour répondre aux idéaux, ambitions et intérêts de ceux qui la réclament. Mais tous ceux qui la réclament ont-ils les mêmes intérêts, ambitions et idéaux ?

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’article 28 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui précède la Constitution du 24 juin 1793, soit évoqué aujourd’hui[2]. N’est-il pas, en matière de droit du peuple, la référence classique et indépassable ? Il convient d’en relire le texte :

« Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »

Le principe posé est absolument général. Il serait logique de penser que la Constitution qui lui fait suite en tire toutes les conséquences. Pourtant, comme on va le voir, l’articulation du principe et de sa mise en œuvre supposée dans les articles 115, 116 et 117 de la Constitution, regroupés sous le titre « Des Conventions nationales », ne va pas de soi. L’article 115 déclare que « Si dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires, régulièrement formées, demandent la révision de l’acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ses articles, le Corps législatif est tenu de convoquer toutes les assemblées primaires de la République, pour savoir s’il y a lieu à une Convention nationale. »  L’article 116 ajoute : « La Convention nationale est formée de la même manière que les législatures[3], et en réunit les pouvoirs. » 

On sait que cette Constitution et la déclaration qui la précède n’ont jamais été mises en vigueur. Conformément à leur esprit, mais non à leur lettre, les Thermidoriens ne les ont ni revues, ni réformées, ni révisées : ils les ont purement et simplement écartées[4]. Aucune expérience, a fortiori aucune jurisprudence, n’a permis d’en apprécier la portée : son interprétation ne saurait donc dépasser le niveau de l’exégèse. 

Or l’interprétation de ces textes et l’analyse de leur confrontation ne vont pas de soi. Que signifie « révision » à l’article 115 ? Soit le texte se confond avec « changement de quelques articles » : la succession des deux est alors redondante – la sublimité de l’époque et des auteurs n’exclut pas une maladresse rédactionnelle. Ou faut-il admettre que l’on puisse « revoir » sans « réformer », ce qui paraitrait impliquer une procédure de réexamen sans obligation de modifier la Constitution ? Comment articuler la dichotomie évoquée par cet article avec la tripartition posée dans la déclaration, « Revoir », « réformer » et « changer » ? Que l’on fasse l’hypothèse d’une Convention nationale qui déciderait de ne rien changer ou que l’on interprète « changement de quelques articles » comme ménageant la possibilité de les changer tous, il semble qu’un des éléments de la trichotomie initiale ait été laissé en route, ce qui ouvre la porte à des controverses d’interprétation.

Il faut cependant rappeler ici les conditions dans lesquelles fut rédigé et adopté le texte de 1793. La Constitution de l’An I, généralement définie comme montagnarde, reprend dans une large mesure le projet de Constitution girondine rédigée par Condorcet. Rendu caduc par la chute de la Gironde, le texte en fut hâtivement réécrit par Hérault de Séchelles, mais plusieurs dispositions, dont l’article 28, furent reprises quasi textuellement du projet abandonné[5]. La divergence ou l’absence d’harmonisation entre la Déclaration et la Constitution n’ont donc rien d’étrange : ces textes ne sont pas de la même main,et leur rédaction en urgence n’a pas permis de leur accorder l’attention généralement exigée par la mise au point d’un projet constitutionnel. Mais les difficultés d’interprétation qui en résultent illustrent déjà les problèmes causés par le passage du thème de la proclamation politique au droit constitutionnel. Si le texte était devenu applicable et si la possibilité de son application avait été discutée, on imagine les controverses que ces formulations approximatives n’auraient pas manqué d’engendrer. 

Si l’on considère maintenant l’interprétation faite aujourd’hui de l’article 28, deux thèmes paraissent dominants : d’une part il serait inspiré par la pensée de Rousseau ; il illustrerait d’autre part l’idée que la Constitution de l’An I instituerait une démocratie directe, et présenterait donc un modèle pour remédier à tous les maux qui nous accablent. Or, posées idéologiquement comme des évidences, ces deux thèses méritent d’être discutées d’un point de vue juridique et rationnel.

Sur le second point, il est facile de montrer que la Constitution de 1793, texte essentiellement conjoncturel « traduit en articles l’autonomisation de la politique par rapport aux institutions »[6]. Bien que l’article 59 ait prévu la possibilité d’une réclamation par un dixième des assemblées primaires régulièrement formées de la moitié des départements plus un – conditions manifestement très difficiles à remplir, surtout si l’on tient compte de l’état des communications à l’époque – « la ratification était acquise par acceptation tacite »[7]. Plus généralement le nouveau texte ne rompt en aucune manière avec la théorie de la représentation élaborée en 1791[8].

Le premier point est plus important d’un point de vue théorique. Dans la problématique ici considérée, la référence à Rousseau s’appuie ordinairement sur des citations comme celles-ci : « Or la volonté générale qui doit diriger l’État n’est pas celle d’un temps passé mais celle du moment présent (…). Il est vrai que dans un état bien réglé on peut toujours inférer la durée d’un acte de la volonté du peuple, de ce qu’il ne le détruit pas par un acte contraire ; mais c’est toujours en vertu d’un consentement présent et tacite que l’acte antérieur peut continuer d’avoir son effet ; (…).»[9] ou : « D’ailleurs, en tout état de cause, un peuple est toujours le maitre de changer ses loix, même les meilleures ; car s’il lui plait de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? »[10]  

Ces propos sont sans ambiguïté. Mais on peut douter de l’usage qui en est fait par l’idéologie contemporaine qui, sans aucun fondement, attribue à Rousseau une théorie de la « souveraineté populaire ». Deux raisons y concourent. D’une part le thème est antérieur à Rousseau : il est donc erroné d’y voir un trait spécifique de sa doctrine. D’autre part les formules qu’il emploie n’ont pas la même portée que le texte de 1793, car la notion de constitution a changé entre temps et n’a donc pas le même sens dans les deux contextes.

La Déclaration des droits de l’An I s’inscrit dans une tradition qui, observe Olivier Beaud, remonte à Locke[11]. Celui-ci pose d’une part qu’« une fois formés en corps, [les individus] peuvent établir la forme de gouvernement qui leur parait convenable »[12]. D’autre part il écarte l’idée « que nos pères ou les auteurs de nos jours ont renoncé à leur liberté naturelle, se condamnant ainsi, eux et leur postérité, à une sujétion éternelle envers le gouvernement auquel ils étaient d’abord assujettis. Il est vrai que, quels que soient les engagements et les promesses auxquels on a soi-même souscrit, on a l’obligation de les respecter ; mais on ne saurait obliger ses enfants ou sa postérité par un contrat, quel qu’il soit. Car le fils, une fois devenu adulte, est exactement aussi libre que son père, de sorte que, par l’un de ses actes, le père ne peut pas plus aliéner la liberté de son fils que celle d’aucun autre homme. »[13] On peut noter en passant que l’auteur discute la question en termes juridiques de droit privé, démarche naturelle dans la problématique de l’époque où il écrit mais qui paraitrait étrange aujourd’hui : la juridicité du droit constitutionnel, si elle existe, s’exprime en termes différents.  

Il n’est donc pas étonnant que la question ait été évoquée dans les débats de la Révolution française, où elle est présente moins comme référence à Rousseau que comme figure imposée. Le premier projet de déclaration des droits de Sieyès s’achève par un article XXXII ainsi conçu : « Un peuple a toujours le droit de revoir et de réformer sa constitution. Il est même bon de déterminer des époques fixes, où cette révision aura lieu, quelle qu’en soit la nécessité ». Le même texte, littéralement reproduit, conclut aussi le second projet de Sieyès sous le numéro XLII[14].  La formule ne fut pas reprise en ces termes dans la Constitution de 1791, mais l’article premier du titre VII évoque la même idée : « l’Assemblée Nationale constituante déclare que la Nation a le droit imprescriptible de changer sa Constitution ». La suite de l’article pose certes qu’il est « plus conforme à l’intérêt national » de suivre la procédure de révision instituée par le texte lui-même, mais le principe initial est explicitement reconnu comme une sorte de droit naturel – on sait d’ailleurs que c’est lui qui l’emporta. Ne saisit-on pas ici la contradiction de tout pouvoir révolutionnaire qui, produit d’une discontinuité ne peut condamner celle-ci sans se nier lui-même, mais doit néanmoins tenter de restaurer une continuité ?

Quelle est, d’autre part, l’exacte portée des formules de Rousseau ? On ne peut donner – ou plutôt tenter de donner, car sa pensée, évolutive et complexe, s’avère difficile à synthétiser – une réponse à cette question sans observer qu’il donne à des termes restés familiers – peuple, constitution – une signification qui n’est plus exactement la nôtre.

Une première différence tient à ce que Rousseau se situe en amont du moment que nous qualifions de constitutionnel. Pour lui l’humanité passe de l’état de nature à l’état social par un contrat. À ce stade, elle n’est déjà plus ce qu’Hegel nommera plus tard un « amas atomistique d’individus »[15]. Mais les groupes qui la composent ne sont pas encore des peuples. Dans l’acception que Rousseau donne à ce terme, un groupe humain doit, pour exister en tant que peuple, être institué, c’est-à-dire recevoir des Lois. Celles-ci posent en effet l’ensemble des principes de l’existence collective, de la famille à la cité. Elles ne se réduisent donc pas au domaine des institutions politiques : pour Rousseau, vertus privées et vertus civiques sont indissociables. L’élaboration de ces règles qui structurent l’ensemble de la vie collective ne peut être l’œuvre que d’un homme providentiel, extérieur au groupe qu’il institue – sinon il ne pourrait s’imposer ni même se faire entendre – et qu’il nomme le Législateur. Le modèle en est Lycurgue, législateur de Sparte, que Rousseau, comme son temps, tient  pour un personnage historique : en lui tous les savoirs rencontrent toutes les vertus.

D’autre part il faut garder à l’esprit que, pour Rousseau, le mot « constitution » ne renvoie pas à ce que nous entendons par Constitution. Sa réflexion est antérieure à l’évolution évoquée en introduction. Il écrit certes un Projet de constitution pour la Corse, mais la simple lecture de ces textes montre qu’il entend par là des considérations générales sur les buts que devrait viser une telle entreprise, les principes dont elle devrait s’inspirer, non un document juridique, rédigé, détaillé, une charte qui crée et organise, par le langage et ex nihilo, un régime politique.

De tout ceci résulte que l’expression « constitution du peuple » n’a pas de sens en contexte rousseauiste. Si d’ailleurs elle en recevait un, ce ne pourrait être que comme génitif objectif –une constitution qu’un peuple a reçue d’un Législateur omniscient – et non celle – génitif subjectif – qu’il a lui-même conçue et adoptée. La constitution ne peut être l’œuvre du peuple parce que seul le génie du législateur est susceptible de la concevoir et parce que le peuple institué est la conséquence, non la cause, des lois qui l’instituent. Idée profonde, comme la suite de ces réflexions va s’efforcer de le monter. 

 Ces considérations historiques sont nécessaires dans la mesure où elles rétablissent des faits incontestables mais volontiers ignorés, voire niés, par la vulgate contemporaine. Mais ils présentent également un double intérêt théorique.D’une part elles mettent en valeur la complexité mais aussi la profondeur de la pensée de Rousseau, trop souvent réduite à une sorte de radicalité démocratique et instrumentalisée comme telle. D’autre part elles rappellent que la référence au temps contenue dans le droit des générations à ne pas être liées par les lois des ancêtres est elle-même dans le temps. Temps historique – elle est affirmée au XVIIIe, siècle des Révolutions, et doit être replacée dans ce contexte – mais aussi temporalité abstraite : la mise en cause des institutions du passé et l’instauration d’un nouveau régime, si elles interviennent, supposent une durée structurée en diverses phases. 

Le principe posé par l’article 28 est sublime. Il suscite une adhésion immédiate : on ne voit pas en effet ce qui pourrait justifier en droit l’assujettissement d’une génération à une génération antérieure, et cela quel que soit d’ailleurs le sens prêté au terme « génération ». Les mots de Locke demeurent pertinents : si les institutions durent, ce ne peut être que par l’effet d’une reconduction effective quoique tacite. Un refus de celle-ci aboutit nécessairement à l’abandon de l’ancienne Constitution. 

Mais qu’en résulte-t-il en pratique ? Si personne ne s’oppose au changement, le processus ne rencontre aucun obstacle et rien n’entrave sa mise en œuvre : l’armée des morts ne va pas sortir de la tombe pour contraindre les vivants. Si personne ne prétend le mettre en œuvre, ou si les partisans de nouvelles institutions sont peu nombreux, rien en pratique ne s’ensuit. Si la société se divise en deux groupes antagonistes, le changement s’effectuera ou non en fait selon le rapport des forces en présence et la reconnaissance explicite de sa possibilité en droit ne changera rien à celui-ci. En dernière analyse, le principe ne dit donc rien : tout peut être changé sans lui, par consensus ou révolution, rien peut n’être changé avec lui, par absence de révolution ou consensus. Sortir du discours pour entrer dans l’histoire suppose donc autre chose qu’une proclamation solennelle. Mais ici deux questions s’avèrent incontournables : faut-il changer ? Comment changer ?  

Faut-il changer ?

On ne peut guère, sur ce pont, avancer que des généralités : les raisons de changer d’institutions sont innombrables.  Elles vont du renversement par la force d’un régime honni jusqu’à des ajustements de détails, qui peuvent d’ailleurs généralement être introduits au moyen de réformes opérées grâce aux procédures prévues par la Constitution en vue de sa propre révision. On sait d’autre part qu’en matière institutionnelle la durée est toujours ambivalente. On se félicite parfois qu’une Constitution dure, car on y voit un gage de stabilité, d’efficacité, de consensus, on craint la discontinuité constitutionnelle, source d’instabilité et de conflit. Dans d’autres conjonctures on dénonce l’immobilisme d’institutions figées, incapables de satisfaire les aspirations – légitimes – de la société. On sait que la France est particulièrement sujette à ce genre d’intermittences : après avoir pendant des années critiqué les institutions de 1958, puis vanté leur pérennité fondée sur l’effectivité de l’État de droit, enfin conquise grâce à la jurisprudence du Juge constitutionnel, on en revient à réclamer à grands cris une VIe République, dont on peut tout attendre, bien que l’on n’en connaisse, pour l’instant, que le numéro. Comme sur ce genre de thème on peut dire tout et son contraire, il ne sert à rien de s’étendre.

Il est en revanche utile d’observer qu’au-delà des poses et des conjonctures existent des raisons sérieuses d’envisager un changement de Constitution. Deux types d’inadéquation peuvent en effet être invoqués. Une inadéquation externe se manifeste lorsqu’un texte constitutionnel parait ne plus répondre aux attentes et aux valeurs de la société. Une inadéquation interne se traduit au contraire par une incapacité des institutions à fonctionner de manière globalement satisfaisante. Mais il faut bien voir que ces deux types de dysfonctionnements ne se situent pas exactement sur le même plan. On doit prendre en compte ici la dualité matérielle de la matière constitutionnelle. 

On confond en effet sous le nom générique de « droit constitutionnel » deux types de discours. Ceux-ci sont également normatifs, mais ils ne norment pas de la même manière. Le premier type est celui de l’expression des valeurs tenues pour cardinales et donc constitutionnalisées. Ces valeurs, jadis exposées dans les Déclaration de droits, étaient censées exprimer des impératifs qui s’imposaient aux institutions et aux acteurs, mais elles ne revêtaient pas la forme de règles de droit. Le second type était des normes instituantes : elles créaient des organes, leur conféraient des compétences et organisaient leurs relations. En mettant en avant le rôle du juge constitutionnel, le néo-constitutionnalisme a transformé le premier type en normes et contrôlé, dans une certaine mesure, les prérogatives des organes institués. Cette évolution a, en un sens, élargi et unifié la matière, mais elle ne masque que partiellement l’hétérogénéité sous-jacente des objets. On le voit bien ici : l’inadéquation externe et l’inadéquation interne d’un texte constitutionnel sont caractérisées par des temporalités différentes, qui ont-elles-mêmes varié. 

Si l’on considère d’abord l’inadéquation externe, il faut observer que jadis la tradition était la valeur dominante. Les changements inévitables ne pouvaient être que progressifs, voire insensibles, la proclamation de nouveaux principes et de nouveaux droits était rare. On sait qu’aujourd’hui la tendance est inverse : la proclamation d’impératifs catégoriques nouveaux et la découverte de nouveaux interdits sont devenus des activités compulsives, universelles ritualisées. Il ne sert à rien de se demander si cette nouvelle morale est pire ou meilleure que l’ancienne, mais il faut observer qu’elle engendre sans cesse de nouveaux droits fondamentaux, donc de nouveaux candidats à la constitutionnalisation. Par conséquent une révision périodique des textes devient un impératif – au risque de découvrir que tout constitutionnaliser équivaut à ne rien constitutionnaliser. Ce domaine, il est vrai, se prête à multiplier les révisions constitutionnelles ad hoc : un changement de Constitution n’est pas une condition nécessaire pour ce genre d’opérations. Néanmoins la nécessité d’actualiser des déclarations, illustres mais anciennes, peut paraitre nécessaire.  

La question se pose en d’autres termes si l’on estime urgent de remédier à une inadéquation interne. Ici en effet les dysfonctionnements constitutionnels – instabilité chronique, immobilisme systématique, inadéquation d’un mode de scrutin à l’expression des clivages politiques, divorce irrémédiable entre gouvernants et gouvernés – se révèlent dans la durée. Ils sont moins dépendants des variations de la mode, sous réserve d’événements très variés et d’importance très inégale – guerre d’Algérie ou « crise » des retraites – qui cristallisent ou pas un sentiment diffus d’adhésion ou de rejet à l’égard du système politique. La question est encore obscurcie par la complexité des problèmes institutionnels. D’une part un profond décalage subsiste entre l’opinion générale et le point de vue des spécialistes, surdéterminés d’ailleurs l’une et l’autre par des considérations affectives, personnelles et politiques. Mais en outre les spécialistes, s’ils tombent parfois d’accord sur le diagnostic, ne s’accordent jamais sur une éventuelle thérapeutique. À cela une bonne raison existe : les phénomènes constitutionnels ne présentent pas la régularité des phénomènes naturels. Leurs effets varient avec un grand nombre de paramètres : ce qui, dans un contexte donné à un moment donné, produit tel résultat, produira l’inverse dans d’autres circonstances. Un système électoral, par exemple, aboutit généralement à un certain effet mais engendre parfois un résultat contraire à celui qui était escompté, etc. Les événements historiques sont uniques et non répétables. On ne peut tirer aucun pronostic des « lois » supposées du droit constitutionnel et de la science politique. 

Enfin pour apprécier l’opportunité d’un changement de Constitution au point de vue du régime politique, il faudrait être capable de distinguer clairement, dans l’évolution des institutions, entre changements formels et changements informels[16]. Tâche ardue. Dans le cas de la Ve République par exemple, trois révisions formelles passent pour avoir eu de grandes conséquences : l’élection au suffrage universel du président de la République en 1962, l’élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel en 1974 et l’instauration du septennat en 2000. Or on observe que l’élection au suffrage universel n’a produit ses effets que par l’intermédiaire du fait majoritaire que, par définition, aucune réforme constitutionnelle n’aurait pu produire et ne saurait abolir. L’extension de la saisine du Conseil a transformé le droit constitutionnel français, mais a-t-elle influé sur le fonctionnement effectif du régime, modifié ses pratiques, corrigé ses imperfections ? Bien que peu diplomatique, la question mériterait d’être posée. Et la véritable portée du septennat reste discutée, tant en fait qu’en valeur. L’ambivalence de la durée éclate ici : le quinquennat, d’abord jugé moderne, vecteur d’une « respiration démocratique », est aujourd’hui chargé de tous les maux. Il visait à exclure des cohabitations honnies, on regrette maintenant l’époque où il permettait, tous les cinq ou deux ans, de dire le peu d’estime que l’on portait au pensionnaire de l’Élysée. Quant à la situation actuelle (octobre 2023), elle est, quoi qu’on en pense, la conséquence de données électorales, c’est-à-dire politiques, auxquelles il n’existe pas de solutions institutionnelles. 

Tout ceci exigerait des développements longs et complexes, qu’il n’est évidemment pas possible d’esquisser ici. Mais l’idée qui parait dominer la matière est l’incertitude : il existe toujours des raisons de vouloir changer, parfois des opportunités de le faire. Il existe aussi des motifs de préférer la continuité à la discontinuité, ou de craindre qu’un changement en apparence limité entraine des conséquences cataclysmiques : la métaphore de la boite de Pandore est ici habituellement convoquée[17]. En revanche, dans un système démocratique, où le consentement tacite n’est pas, en principe, le produit de la peur, il ne semble pas possible de fonder un devoir de changer sur des arguments objectifs et rationnels. 

Comment changer ?

                           Ici la réponse semble claire : les moyens sont connus, et déjà parfaitement décrits par l’article premier du titre VII, précité, de la Constitution du 3 septembre 1791 : mieux vaut réviser une Constitution par les voies qu’elle prescrit mais, comme la Nation jouit d’un droit imprescriptible à changer sa Constitution, une autre voie – révolutionnaire, même si le mot n’est pas prononcé – n’est jamais exclue. Cependant, si l’on y réfléchit, les choses s’avèrent plus complexes. 

Tout d’abord que signifie « génération » ? On suppose qu’il désigne une certaine durée, au sens banal mais aussi bergsonien du terme. Le premier sens se réfère à la définition mathématique du temps : une unité de mesure peut donc être alléguée. Mais laquelle ? Dix ans ? Vingt ans ? Soixante-cinq ans ? Si l’on tient compte en revanche de la durée historique vécue, donc au temps psychologique, les aléas de l’histoire rendent toute périodisation arbitraire. Il s’est passé plus de choses entre 1940 et 1945 qu’entre 1950 et 1955, il y eut une génération de 1968 mais pas de 1967. Faut-il imputer l’abandon du texte qui énonçait le sage principe à la génération du 9 thermidor et le premier Empire à celle du 18 brumaire ?  Il résulte de ces incertitudes que le terme n’a pas de signification juridique en matière constitutionnelle. Pour qu’il en aille autrement, il faudrait qu’en soit donnée une définition explicite, précise, opposable aux adversaires éventuels – une définition juridique.

Fait remarquable, dans les débats récurrents autour d’un droit imprescriptible à changer de Constitution, Sieyès seul a implicitement évoqué ce problème dans ses projets constitutionnels. En effet la détermination d’époques fixes où s’opèrerait une « révision » du texte constitutionnel, automatique sans obligation de modifier celui-ci, donnerait une portée pratique, bien qu’arbitraire, à l’idée de génération. Le principe énoncé acquerrait ainsi une effectivité. Dans le cas contraire, comment une autorité publique serait-elle habilitée à parler au nom d’une « génération » ? L’idée restera donc soumise aux aléas de la conjoncture, à l’appréciationet à l’intervention d’individus autodésignés. Le principe proclamé parait dès lors exposé à un double péril : celui de demeurer lettre morte et celui de servir de prétexte à diverses manœuvres politiques : il pourrait par exemple légitimer une rupture autoritaire de l’ordre constitutionnel. 

Il semble pourtant concevable d’inscrire dans une Constitution l’hypothèse d’un changement total de celle-ci. La Constitution helvétique en fournit un exemple paradigmatique.  L’article 118 la Constitution de 1874 posait que « La Constitution fédérale peut être révisée en tout temps ». Cette formule ne mettait donc aucune condition d’époque, de conjoncture ou de « génération ». L’hypothèse d’une révision totale de la Constitution était ensuite évoquée à l’article 120. La question devait être soumise à votation populaire si 100 000 citoyens suisses ayant droit de voter en faisaient la demande. 

La multiplication des réformes, parfois difficilement conciliables, la présence dans le texte constitutionnel de dispositions archaïques ou peu claires ont finalement conduit à l’évidence qu’une réécriture complète de celui-ci était nécessaire. Après une longue gestation, l’arrêté fédéral du 3 juin 1997 a finalement disposé que : « la révision totale de la Constitution fédérale du 29 mai 1874 est décrétée (art. 120 cst.) » (art. 1), « Le Conseil fédéral soumettra à l’Assemblée fédérale le projet d’une nouvelle constitution » (art. 2), « Le projet mettra à jour le droit constitutionnel actuel, écrit et non écrit, le rendra compréhensible, l’ordonnera systématiquement et en unifiera la langue ainsi que la densité normative » (art. 3), enfin que « Le présent arrêté, qui n’est pas de portée générale, n’est pas soumis au référendum » (art. 4). La révision totale de la Constitution de 1874 fut approuvée par référendum le 18 avril 1999. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2000. 

Le nouveau texte reprend les mêmes principes. L’article 192 dit à nouveau que « la Constitution peut être révisée en tout temps », mais précise « totalement ou partiellement ». L’article 193 pose que « La révision totale de la Constitution peut être proposée par le peuple ou par l’un des deux conseils ou décrétée par l’Assemblée fédérale » (1). « Si l’initiative émane du peuple ou en cas de désaccord entre les deux conseils, le peuple décide si la révision totale doit être entreprise » (2). L’alinéa 4 précise que « Les règles impératives du droit international public ne doivent pas être violées ». L’article 138 indique les conditions de l’initiative populaire tendant à la révision totale de la Constitution : « 100 000 citoyens ou citoyennes ayant le droit de vote peuvent, dans un délai de 18 mois à compter de la publication officielle de leur initiative, proposer la révision totale de la Constitution » (1)[18]. « Cette proposition est soumise au vote du peuple (2)14. Enfin l’article 140, qui énumère les hypothèses de référendum obligatoire, précise – en son alinéa 2 – que sont « soumis au vote du peuple » et non, contrairement à l’alinéa 1, « au vote du peuple et des cantons » – « le principe d’une révision totale de la Constitution, en cas de désaccord entre les deux conseils » (c).

Ainsi la procédure mise en œuvre pour changer de constitution dans le texte de 1874 et la procédure décrite dans celui de 1999 semblent répondre, parfaitement et simultanément, à l’exigence de continuité impliquée par le respect du droit constitutionnel – le nouveau droit nait du droit existant – et au caractère démocratique de la procédure – l’initiative comme la décision appartiennent au « peuple ». Constat véridique. Mais ne suppose-t-il pas résolu le problème dont il se prétend la solution ? Deux points en effet demeurent ambigus. Premièrement qu’en est-il s’il y a, malgré tout, rupture du consensus ? Peut-on refuser à une « génération » le droit de rompre avec les institutions du passé par une procédure autre que celle posée par les institutions en vigueur ? Laisser ce point dans l’incertitude ne revient-il pas à imposer à ladite génération des règles qu’elle n’a pas adoptées, donc à bafouer son droit imprescriptible à définir ses propres règles selon un processus qu’elle a elle-même choisi ? Deuxièmement que signifie « peuple » dans les diverses phases des procédures prévues et appliquées en Suisse ? Il parait nécessaire, si l’on entend répondre complètement à ces interrogations, de reconsidérer dans sa généralité la problématique définie en 1793 par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article 28.

Il convient d’abord d’observer que la question ici posée exclut du débat ce qu’il est convenu d’appeler le pouvoir constituant originaire : si le peuple exerce son droit à changer, c’est par hypothèse que quelque chose doit être changé, donc que quelque chose préexiste. Si l’on écarte les procédures inscrites dans la Constitution comme moyen de substituer un nouveau texte à l’ancien, l’opération suppose des actes et des acteurs. Les actes considérés peuvent être qualifiés, selon la terminologie adoptée par Olivier Beaud, de décisions préconstituantes qui comprennent d’une part la décision de recourir à une nouvelle constitution et d’autre part une ou des décisions qui interviennent sur le fondement de la décision initiale et enclenchent le processus constituant. Dans cette perspective, l’auteur distingue plusieurs étapes : la décision d’initiative pré-constituante, à l’origine de toute la procédure, qui abroge l’ancienne constitution, une décision attributive du pouvoir constituant qui prescrit le cadre juridique de la procédure à suivre pour élaborer le nouveau texte, enfin une décision d’adoption constituante qui fixe, après rédaction d’un projet et débats autour de celui-ci, le texte définitif soumis à ratification. Le processus s’achève avec l’acte qui ratifie ce texte et qu’Olivier Beaud nomme une sanction constituante. Il considère en revanche que la promulgation de la nouvelle Constitution est un acte d’exécution, prévu par celle-ci et donc qu’il ne constitue pas une décision pré-constituante.

 L’initiative pré-constituante peut toutefois se présenter sous deux formes. L’initiative simple est accomplie par un seul acteur, individuel ou collectif. L’exemple canonique en est évidemment la déclaration du 17 juin 1789 par laquelle les États généraux abolissent de fait la monarchie et se proclament Assemblée constituante. Un acte similaire est parfois accompli par un homme seul, qui s’empare du pouvoir et décrète autoritairement une nouvelle Constitution, ou par un « gouvernement provisoire », qui agit de même. L’initiative pré-constituante complexe implique en revanche l’intervention de plusieurs acteurs. « Dans le cas où [le] peuple lui-même a le ‘‘pouvoir d’initiative’’ constituant, sa décision finale d’initiative doit être précédée d’une saisine par une autre instance. » Il convient donc de distinguer une demande d’initiative, « premier acte du processus constituant », et une décision d’initiative, « par laquelle on tranche négativement ou positivement la demande d’initiative ». L’ordonnance du 17 août 1945 par laquelle le Gouvernement provisoire de la République décide d’organiser un référendum sur l’opportunité de faire une nouvelle Constitution est un exemple de la première, le référendum du 21 octobre qui déclare constituante l’Assemblée élue le même jour un exemple de la seconde[19]

Par conséquent, quelle que soit la nature du processus, qu’il soit consensuel ou révolutionnaire, progressiste ou réactionnaire, libérateur ou liberticide, l’initiative – au sens d’Olivier Beaud, c’est-à-dire comme instant d’origine, absolu et nécessaire, conformément ou non à un texte – doit être accomplie par quelqu’un. Or ce quelqu’un ne peut pas être le peuple, que le mot soit pris au sens juridique ou au sens courant. Ce n’est pas au sens juridique, car le peuple ici n’est pas un donné, mais une entité abstraite que la loi définit et à laquelle elle confère des attributs, la souveraineté par exemple. Pas au sens courant, car, au-delà de toutes les distinctions, clivages voire conflits que l’on peut observer au sein du « peuple », il n’est jamais réuni et ne peut donc en aucune manière exprimer une volonté à la fois unitaire et spontanée. Il en résulte que si l’initiative est juridiquement organisée, comme c’est le cas en Suisse, les citoyens qui lancent le processus et ceux qui lui permettent d’atteindre le quorum exigé par les textes pour être soumise à votation ne sont pas « le peuple » mais, de facto, représentent celui-ci, quelle que soit la terminologie qui qualifie ou ne qualifie pas leur rôle. Si, à l’inverse, l’initiative est de pur fait – émeute, rébellion, coup d’État, pronunciamiento, révolution de palaismais l’emporte, on nommera a posteriori « peuple » les acteurs de l’opération et l’ensemble des individus qui ne s’y sont pas opposé. Bien qu’autodésignés, leur action aura rétroactivement fait d’eux les interprètes, authentiques et qualifiés, de la « volonté du peuple ». Rien ne prouve cependant qu’ils auront actualisé une volonté préexistante à son expression. Même si des aspirations latentes existent dans une partie de la population, ce n’est pas « le peuple » qui manifeste une volonté, c’est la manifestation d’une volonté qui définit, par imputation rétrospective, « le peuple ».

Si l’on considère maintenant le moment proprement constituant, il parait douteux que des millions de citoyens tiennent ensemble la plume qui va écrire le texte soumis à ratification. On peut certes faire rédiger des cahiers de doléances, ou, à l’époque moderne, organiser un grand débat national ou des conventions citoyennes[20]. Mais, même si l’on admet que ces consultations ne sont ni simulées ni manipulées, il n’en demeure pas moins que les personnes qui y prennent part ne sont pas « le peuple ». De facto, elles représentent celui-ci, puisqu’elles agissent en son nom, mais on ne voit pas en quoi cela garantit qu’elles soient représentatives des citoyens, de tous les citoyens, a fortiori du « peuple » qui est, selon la célèbre formule de Pierre Rosanvallon, introuvable. Suffit-il de ne pas être élu pour être représentatif ? Le peuple, juridique ou social, ne fait pas plus la Constitution qu’il n’a décidé de la faire.

On doit observer, comme Olivier Beaud, que la contradiction entre la représentation parlementaire et la souveraineté du peuple est patente. Il cite Laboulaye : « Nous aurons beau faire des discours pompeux et crier que le monde a les yeux sur nous, cette conception du pouvoir constituant n’en est pas moins la négation de la souveraineté du peuple. »[21] Mais comment faire autrement ?

Il est possible, évidemment, « d’accorder au peuple non pas le droit de légiférer directement (…), mais le droit d’exercer, à un moment exceptionnel, le pouvoir de ratifier la constitution. »[22] Le principe de la « sanction constituante populaire » l’a effectivement emporté en France au XXe siècle. Et il s’agit d’un vrai pouvoir, comme l’a montré en 1946 l’échec du premier référendum[23]. Il n’en demeure pas moins que, dans les consultations de ce type, ce n’est pas le peuple qui s’exprime mais les votants, ou plus exactement la majorité de ceux-ci. On n’échappe pas à la représentation, si l’on entend par là non un régime politique spécifique mais le fait très général que, contrairement aux vœux de Rousseau, une partie au moins des individus socialisés sont liés par les normes qu’ils n’ont ni voulues, ni élaborées ni approuvées. Et ce lien perdure par tacite reconduction : pour avoir voté la Constitution de la Ve République, il faut aujourd’hui être né au plus tard en 1937 – ce qui, à l’évidence ne prouve rien, ni pour ni contre elle, car la question de l’opportunité de son changement, qui implique de nombreux paramètres, ne saurait être réduite à une question de génération.

Chose étrange, le système fondé sur la représentation de la Nation était plus transparent. Explicitement donnée comme une abstraction, celle-ci ne pouvait s’exprimer que par représentation. Plusieurs méthodes étaient envisageables, puisque l’objet abstrait nommé « nation » pouvait être défini de manières diverses, et notamment de manière à susciter une image conforme aux souhaits de ses concepteurs[24]. En substituant le mot « peuple » au mot « nation », on assume en revanche l’ambiguïté entre le peuple souverain et le peuple au sens courant – parler de sens sociologique serait déjà problématique puisque la définition du peuple, en langage habituel, est irrémédiablement politique : si l’on en doutait, l’opposition » entre un « peuple de gauche » et un « peuple » qui ne l’est pas suffirait à le montrer. Aussi la définition du peuple consulté est-elle nécessairement juridique : il faut bien décider, en dernier ressort, sur la base de critères de droit, qui a le droit de voter. Si bien que « le peuple », quel que soit le sens prêté au terme, ne s’exprime en fait jamais : il ne peut être, comme « la Nation », que représenté. Ce qui a changé n’est donc pas le rapport de représentation mais les connotations du mot : il n’est plus compris comme moyen de suppléer l’absence d’une entité idéale mais de refléter les aspirations d’une population réelle, ou du moins d’une majorité de celle-ci. L’ennui est que le reflet des aspirations s’avère politique et subjectif alors que l’édiction des normes demeure objective et contraignante. Il en résulte que, si au sens ancien la représentation est incontournable, au sens moderne elle est aussi introuvable que le peuple.

Il n’est pas douteux que des mécanismes juridiques tels que celui mis au point en Suisse ou la procédure utilisée en 1945 pour changer de République soient plus démocratiques que d’autres procédés d’initiative pré-constituante – ce qui signifie en pratique plus satisfaisants pour la sensibilité contemporaine, et même s’ils n’actualisent pas à proprement parler un droit des générations à changer de Constitution. Mais ce qui nous réjouit au point de vue des valeurs ne doit pas masquer l’aporie fondamentale : déclaré souverain, « le peuple » n’exerce jamais que par métaphore le droit de changer sa Constitution.

Jean-Marie DENQUIN

Professeur émérite de l’université Paris Nanterre


[1] Par convention, on écrit « Constitution » pour désigner un texte constitutionnel, « constitution » dans les autres usages du mot.

[2] Voir par exemple la proposition de loi constitutionnelle n° 1554 déposée le 8 janvier 2019, AN, 15e législature.

[3] Le mot « législature, qui apparait à l’article 64, n’est pas défini. Sans doute faut-il l’entendre comme synonyme du mot « session » du Corps législatif, dont la durée est fixée à un an par l’article 40.

[4] Quand la question des institutions revint à l’ordre du jour, la Convention, décréta d’abord que le texte de l’An I « ne pouvait être appliqué en l’état et devait être complété, voire rectifié par un certain nombre de lois, qualifiées d’organiques » (S. Velley, Droit constitutionnel français, Archétype 82 Éditions, 2021, p. 230. Deux commissions furent successivement nommées pour déterminer leur procédure d’élaboration (23 germinal An III, 12 avril 1795) puis chargée d’en préparer les textes (4 floréal, 23 avril). Après l’échec de la dernière journée révolutionnaire du 1er prairial (20 mai), la seconde commission va rendre non un projet de loi organiques mais un nouveau projet constitutionnel (5 messidor, 23 juin), qui va devenir la Constitution de l’An III. Sur la portée politique et symbolique de la question, voir B. Baczko, Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Gallimard, 1989, p. 306-316.

[5] Cette disposition figurait à l’article 33 et dernier du projet de Déclaration des droits. La seule différence rédactionnelle est que le texte girondin portait « n’a pas le droit d’assujettir » au lieu de « ne peut assujettir ». En outre la seconde phrase s’achevait par les mots « et toute hérédité dans les fonctions est absurde et tyrannique », qui ont sans doute paru aller sans dire. Les articles 5, 8, 12 à 14, 16 à 21, 24 et 25 ont été également repris du texte girondin. Serge Velley y voit un souci de ménager les modérés, ouv. cit., p. 218.

[6] P. Gueniffey, La politique de la terreur, Fayard, 2000, p. 222-224.

[7] L. Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989, p. 328 et note 103.

[8] Comme le rappelle B. Daugeron à l’appui d’une critique de l’opposition fallacieuse entre « souveraineté nationale » et « souveraineté populaire », Droit constitutionnel, PUF, 2023, p. 128-129.

[9]  Du Contrat social 1ère version (Manuscrit de Genève) I, IV, dans Œuvres complètes, tIII, Gallimard (Pléiade), 1964, p. 296. [Cette édition reproduit la graphie du temps.]

[10]  Du Contrat social, II, XII, ibid., 394.

[11] Voir O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, 1994, p.405.

[12] J. Locke, Le second traité du gouvernement civil, [1689], tr. J.-F. Spitz, PUF, 1994, n° 106, p. 77.

[13] Ibid., no 116, p.85.

[14] La déclaration des droits de l’homme et du citoyen présentée par Stéphane Rials, Hachette, 1988, p. 606 et 621.

[15] Hegel, Principes de la philosophie du droit, tr. de J.-F. Kervégan, PUF, 2003, p. 370.

[16] Voir l’ouvrage classique de G. Jellinek, Révision et mutation constitutionnelles, Dalloz, 2018 et la thèse de M. Altwegg-Boussac, Les changements constitutionnels informels, Institut universitaire Varenne, 2013.

[17] L’incertitude est encore accrue par le fait que les relations entre changement et continuité apparaissent complexes, difficilement prévisibles et généralement peu contrôlables. On peut, selon la célèbre formule du prince de Lampedusa, tout changer pour que rien ne change, mais on peut aussi faire en sorte que ne rien ne soit changé pour que tout change – politique du pire souvent encouragée par les penseurs révolutionnaires : voir par exemple K. Marx, Discours sur le libre-échange [1848], dans Œuvres, Économie I, Pléiade, 1977, p. 141-156.

[18] Cette formulation a été adoptée par votation populaire le 9 février 2003. Elle est entrée en vigueur le 1eraoût 2003.

[19] O. Beaud, ouv. cit., p. 265-272.

[20]  Voir B. Daugeron, ouv. cit, p. 458-460.

[21] E. Laboulaye, Questions constitutionnelles, Ed. Charpentier, 1872, p. 399, cf.I O. Beaud, ouv. cit., p. 285.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 289.

[24] À la question : « qui est représenté ? », il est facile de répondre : « la Nation ! ». Mais cela ne renseigne en rien sur ceux qui sont et ce qui est susceptibles de représentation. Ainsi, contrairement à ce qui avait été prévu par le règlement électoral du 24 janvier 1789 qui donnait à chaque baillage une représentation proportionnelle à sa population, les Constituants décidèrent que le nombre total des députés serait divisé en trois portions égales, la première représentative du territoire, la seconde de la population active, la troisième de la masse des impôts directs (P. Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Éd. de l’EHESS, Paris, 1993, p. 151). Mais la théorie soulevait d’autres problèmes : affirmer que les élus représentent la Nation tout en les faisant élire par des sections engendrait une « situation paradoxale » : « Élu par une fraction du corps électoral, chaque représentant était investi de ses fonctions par la totalité indivise des électeurs ; choisi par une section, il était institué par le tout et responsable devant lui, mais un tout sans existence concrète » (ibid., p. 149).