Actualité sur l’égalité entre hommes et femmes autour de la question du nom de famille en Turquie

Hüseyin Murat DEVELIOĞLU.

Parmi les questions de société qui n’ont pas encore été totalement réglées, dans de nombreux pays, figure encore au XXIème siècle celle de l’égalité entre hommes et femmes dans des domaines aussi importants que celui du travail, de la politique ou encore de la famille. Dans ce dernier cadre – comme dans les autres d’ailleurs – chaque Etat évolue à son rythme en fonction de sa propre histoire, de ses traditions et des volontés politiques.

Il en va ainsi de la Turquie et ce malgré la « réception-adaptation » du code civil suisse qui avait pourtant nettement amélioré le sort des femmes à l’époque. En effet, lors du passage de l’Empire à la République, la Turquie a décidé d’échapper à la loi coranique en préférant devenir un pays strictement laïque. Pour ce faire, l’une des révolutions faite par la fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, a été de supprimer la Majalla[1] en la remplaçant par le code civil turc, directement inspiré du modèle helvétique, qui est entré en vigueur le 4 octobre 1926, soit presque deux ans après l’abolition du Califat. En passant d’un système religieux à un système civil, il est clair que le statut familial des femmes avait nettement progressé avec, par exemple, l’interdiction de la polygamie, la prohibition de la répudiation et l’instauration du droit de divorce. Néanmoins, le code civil de 1926 n’est pas allé jusqu’à mettre en place une totale égalité entre époux notamment au sujet du choix du nom de famille. En effet, selon l’article 153 du code civil de cette période, la femme portait le nom de son conjoint. Il découlait donc de cette disposition la perte automatique du nom de jeune fille, pour cause de mariage, et ce au profit de l’adoption systématique de celui du mari.

Si une réforme, intervenue en 1997[2] – dix ans après l’entrée en vigueur de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes en 1986[3] – a toutefois permis à la femme de « déclarer à l’officier d’état civil ou, plus tard, à la Direction de l’état civil par écrit vouloir conserver le nom qu’elle portait jusqu’alors, suivi de nom de son mari », il n’en résulte pas pour autant l’établissement d’une égalité entre époux à ce sujet.

S’il ne fait pas de doute que la nouvelle règle donne à la femme le droit de porter son nom de jeune fille, elle est loin de fonder une égalité absolue entre femme et homme car le patronyme de la femme ne peut être le nom de famille – malgré la volonté de l’époux – et car il ne lui est pas permis de garder exclusivement son nom. L’abrogation du code civil de 1926 et son remplacement par le code civil turc (CCtr) de 2002 – motivé par l’objectif général d’établir une égalité absolue entre femme et homme conformément aux exigences de tous les systèmes de droit – n’ont cependant pas contribué à la réécriture de l’ancien article 153, lequel a été entièrement repris dans l’article 187 CCtr[4]. Le traitement discriminatoire injustifié, autour de la question du nom de famille, est longtemps resté inchangé malgré les influences internationales[5] et communautaires[6]. Si la stagnation de la situation a reposé sur le souhait de maintenir durablement une tradition présentée comme assurant l’unité familiale, elle trouvait aussi sa raison d’être dans la reconnaissance en 1998 et en 2011, par la Cour constitutionnelle, de la constitutionnalité de l’article 187 CCtr précité (I) alors, qu’entre ses deux décisions, la Cour de Strasbourg s’était prononcée clairement en affirmant son inconventionnalité. Guerre des juges et insécurité juridique ont caractérisé durablement une situation bien inconfortable pour les femmes turques. Aujourd’hui, elle est désormais surmontée par un revirement jurisprudentiel favorable opéré par les juges constitutionnels[7] (II).

I – Une égalité initialement refusée par la Cour constitutionnelle

L’article 187 CCtr a été plusieurs fois contesté par le biais d’un contrôle de constitutionnalité exercé a posteriori. Ainsi, devant plusieurs juridictions civiles de premier degré[8], les parties au procès ont posé une question préjudicielle de constitutionnalité[9] qui – eu égard à son caractère sérieux – a fait l’objet d’un renvoi devant la Cour constitutionnelle. En accompagnant la demande d’annulation de la disposition litigieuse, les magistrats ont considéré que le fait de forcer la femme de porter obligatoirement le nom de son mari était discriminatoire et contraire au principe d’égalité. Or, dans son arrêt no. 85/49 du 10 mars 2011[10], reprenant les arguments d’un précédent arrêt déjà rendu sur le même sujet en 1998[11], la Cour constitutionnelle turque rejeta, à la majorité des juges la composant, cette exception d’inconstitutionnalité avec des motifs bien discutables. Elle a effectivement construit sa solution autour d’une multitude de références non juridiques (A) en négligeant les références constitutionnelles les plus pertinentes (B).

A – Une solution reposant sur une surabondance de références discutables

Pour justifier de la conformité constitutionnelle de l’article 187 CCtr, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur des dispositions du texte fondamental et prioritairement sur ses articles 10[12], 17[13] et 41[14]. Toutefois, il est frappant de constater qu’elle a surtout multiplié le recours à des références non juridiques pour asseoir sa solution. Elle a ainsi rappelé, en premier lieu, que « la règle selon laquelle la femme mariée porte le nom de son mari trouve son fondement dans certaines réalités sociales et consiste en une codification de certaines coutumes qui se sont formées depuis des siècles dans la société turque ». Ensuite, elle s’est directement référée à la « doctrine du droit de la famille » pour souligner « que la règle a pour but la protection de la femme, celle-ci ayant une nature plus délicate que l’homme, le renforcement des liens familiaux, la protection de la prospérité de l’union conjugale, l’empêchement d’une autorité bicéphale dans une même famille ». Par ailleurs, il a été mentionné que le législateur a du faire des choix pour le nom des personnes de manière à donner un ordre aux registres de l’état civil, d’empêcher les confusions dans les documents officiels et de déterminer le lien familial des individus afin de sauvegarder les intérêts de la famille. Enfin, la Cour a cru bon de préciser que l’objectif principal de la législation était « de protéger l’unité de la famille » en reconnaissant « la primauté du nom du mari sur celui de la femme ». Si les juges constitutionnels avaient pour but de renforcer leur argumentation en faisant appel, dans un seul et même arrêt, aux « réalités sociales », à la tradition, à la pratique administrative, à la nécessaire « unité familiale » et aux arguments déterminants de la doctrine civiliste, il n’est pas exagéré de souligner leur échec car ils ont plutôt donné l’impression de tenter de dissimuler une solution juridiquement fragile. En effet, au lieu de vérifier en quoi le fait de contraindre l’épouse à porter obligatoirement le nom de son mari était discriminatoire et contraire au principe d’égalité, les juges constitutionnels ont scrupuleusement cherché à établir les justifications de ce système. En 2011, tout comme en 1998, la Cour constitutionnelle s’est donc comportée comme un législateur en se contentant d’exposer les motifs historique, sociologique et politique ayant accompagné l’élaboration d’une législation soumise à son contrôle. Pour le dire autrement, le juge de la loi s’est présenté aux yeux de tous comme le plus ardent de ses défenseurs. A ce titre, il ne semble pas faire de doute que la modification du code civil – ayant permis à la femme d’associer son nom de jeune fille à celui de son mari[15] – a constitué pour la Cour constitutionnelle une avancée importante lui permettant d’admettre, fort probablement, que cette solution formait dès lors un équilibre suffisant entre les sexes opposés. Il n’y aurait donc pas, selon les juges constitutionnels, de raisons valables d’aller plus loin car la famille est une institution sacrée – reflétant les particularités d’un peuple – dont la fonction est de transférer les valeurs humaines et éthiques, la langue, la religion et les types de réflexion d’une société d’une génération à l’autre.

Lorsque le raisonnement de la Cour devient plus juridique, il n’en reste pas moins étonnant et discutable dans la mesure où, sur ce sujet sensible du droit de la famille et des droits personnels des individus, l’accent a été mis sur le rôle de l’Etat et non sur le principe d’égalité entre époux ou encore sur leur libre consentement. Ainsi, et particulièrement dans l’arrêt de 2011, la Cour constitutionnelle a pris le soin de souligner – en se fondant sur l’article 41 de la Constitution – l’importance de la famille dans la société en citant les devoirs et responsabilités de l’Etat de sauvegarder les intérêts de cette unité sociale. Il appartient donc à ce dernier de prendre les mesures nécessaires et de créer des structures en vue de préserver la paix et le bien-être de la famille, de protéger en particulier la mère et les enfants et d’assurer l’enseignement et l’application de la planification familiale. En restant concentré sur le deuxième alinéa de l’article 41, les juges constitutionnels estimaient que le législateur avait permis, au travers de l’article 187 CCtr, de garantir la continuation de l’intégrité familiale – base de la société – par le transfert du nom de famille de génération en génération. En donnant la priorité à l’un des époux au sujet du nom de la famille, le Parlement avait donc poursuivi un objectif légitime de protection de l’unité de la famille, de renforcement des liens familiaux et de préservation de l’ordre et de l’intérêt publics. En bref, la Cour considérait que l’appréciation du législateur en ce domaine n’était nullement contraire à l’idée de l’Etat de droit alors qu’il résultait de son argumentation que le droit de la famille restait avant tout un droit et une obligation de l’Etat. En revanche, le premier alinéa de l’article 41 de la Constitution, en vertu duquel « la famille est le fondement de la société turque et est basée sur l’égalité entre les époux », n’a pas fait l’objet de profonds développements constitutionnels.

B – Une solution négligeant les références constitutionnelles pertinentes

Dans ses deux arrêts de 1998 et de 2011, la Cour constitutionnelle a totalement négligé sa tâche primaire qui était d’examiner la constitutionnalité de l’article 187 CCtr.  De façon plus précise, elle n’a pas exploité deux dispositions constitutionnelles importantes par l’intermédiaire desquelles elle aurait été logiquement amenée à conclure à l’inconstitutionnalité de l’article en question.

Tout d’abord, l’article 10 de la Constitution était à lui seul suffisant pour fonder la solution constitutionnelle à apporter aux questions préjudicielles soulevées dans les procès devant les juges civils de premier degré. Il est effectivement prévu par ladite disposition que « tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d’opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinction fondée sur des considérations similaires ». Au surplus, à côté de l’affirmation du principe général d’égalité, l’article 41 de la Constitution susmentionné le décline particulièrement dans la cellule familiale en exprimant clairement l’égalité entre époux en son sein. En conséquence, en retenant que la femme mariée ne peut porter exclusivement son nom de jeune fille après le mariage alors que l’homme marié préserve son nom de famille, la loi a établi incontestablement une distinction de traitement, fondée sur le sexe, entre personnes placées dans des situations analogues. Il y a donc une discrimination qui ne peut être raisonnablement et objectivement justifiée par les réalités sociales, la coutume, les facilités de gestion administrative de l’état civil, l’unité familiale ou encore quelques propos désuets de la doctrine civiliste[16]. A ce niveau, il est intéressant de souligner que le même article 10, associé à l’article 41, pouvait servir de référence solide pour censurer de la même façon une législation prévoyant que l’homme ne peut porter exclusivement son nom de jeune garçon après le mariage alors que la femme mariée préserve son nom de famille. La Cour constitutionnelle de 1998 pouvait parfaitement développer un tel raisonnement tout comme celle de 2011 qui disposait, en outre, d’une nouvelle version de l’article 10 complétée par un nouvel alinéa 2, ajouté le 7 mai 2004, indiquant que « les femmes et les hommes ont des droits égaux ». En dépit de l’évidence de ce raisonnement juridique, la Cour constitutionnelle a privilégié une conception différente du principe d’égalité en considérant qu’il n’exprime pas la soumission de tout un chacun aux mêmes règles de droit. Les particularités de chaque personne ou de chaque groupe de personnes pouvaient raisonnablement justifier, selon elle, l’application de règles de droit différentes. En d’autres termes, il était possible, par l’article 187 CCtr, d’organiser légitimement une différence de traitement entre les hommes et les femmes car il en va tout simplement ainsi dans une société patriarcale. Si les juges constitutionnels ne l’ont pas directement exprimé ainsi, il faut tout de même convenir qu’un tel résumé se rapprochait le plus de la constance de leur jurisprudence en la matière.

Ensuite, l’article 90 de la Constitution a soigneusement été évité par la Cour constitutionnelle. Or, dans sa version issue de la révision constitutionnelle de 2004, il assure – dès lors qu’elles sont régulièrement entrées en vigueur – la primauté des conventions internationales relatives aux droits et libertés fondamentaux sur les lois internes[17]. Comme, la Turquie a, par exemple, ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[18], il n’était pas difficile de soutenir que l’article 187 CCtr, en violant l’article 16 alinéa 1 g) de ladite convention[19], méconnaissait par la même occasion l’article 90 de la Constitution. En d’autres termes, il suffisait à la Cour constitutionnelle de reconnaître, à l’image des juges constitutionnels italiens[20], que l’inconventionnalité d’une loi posait un problème de constitutionnalité. Si les juges constitutionnels turcs de 1998 pouvaient difficilement se prononcer ainsi[21], il ne fait pas de doute que ceux de 2011 avaient toute latitude pour agir dans cette voie. Seule la volonté leur a fait défaut ou le manque de courage car ils se sont limités – à titre purement symbolique ou esthétique – à rappeler que toute personne est obligée de respecter la famille conformément à l’article 16 de la Déclaration universelle de droit de l’homme, à l’article 10 du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels et à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. A ce dernier stade, la Cour est allée plus loin en faisant références aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par lesquels celle-ci a maintes fois admis que le législateur national pouvait apporter des limites au droit de changer le nom de famille et choisir ces limites conformément à la construction historique et politique de son Etat pour des causes comme l’établissement d’un « registre complet et correct de la population », « la stabilisation des noms de la famille », le souci de « fixer les identités des personnes » ou la volonté de « faire une liaison entre les personnes qui portent le même nom ». Mais ce faisant, les juges constitutionnels ont instrumentalisé la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en oubliant ses développements les plus récents et spécifiquement ceux à l’occasion desquels la Turquie a été condamnée pour violation, par l’article 187 CCtr, des articles 8 et 14 de la CEDH. La mise à l’écart de l’article 90 précité lui a donc permis de ne pas se sentir liée par l’arrêt Ünal Tekeli c. Turquie en date du 16 novembre 2004[22]. Une telle position est particulièrement préoccupante non seulement par rapport au respect du système même du Conseil de l’Europe mais aussi au regard du droit constitutionnel turc car, depuis la réforme constitutionnelle de 2010, la Cour constitutionnelle est en mesure de connaître des recours individuels exercés contre les décisions administratives ou de justice qui ne respectent pas les droits constitutionnels ou les droits de la CEDH. La mise en œuvre de ce nouveau recours va donner lieu à une lecture particulière de cet instrument central pour la protection des droits de l’homme.

II – Une égalité finalement reconnue par la Cour constitutionnelle

Depuis le premier arrêt de la Cour constitutionnelle de 1998, le gouvernement turc a démontré – sur la scène internationale – toute sa bonne volonté en supprimant, en 1999, la réserve formulée en 1986 sur l’article 16 g) de la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes. Néanmoins, cela n’a pas empêché les juges constitutionnels de réitérer leur position de principe en 2011 alors que la Turquie avait été condamnée par la Cour de Strasbourg en 2004. S’il est parfaitement compréhensible de vouloir faire bonne figure sur le plan international, il était sans doute plus approprié de tenter de surmonter la situation, sur le plan interne, en envisageant différentes solutions. Tel est désormais le cas avec une évolution de la jurisprudence constitutionnelle (A) que le Parlement devrait prendre en considération pour revoir la formulation de l’article 187 du code civil (B).

A – Par un revirement de jurisprudence de la Cour constitutionnelle

Dans deux affaires jugées en 1998[23] et en 2011[24] à la suite de questions préjudicielles de constitutionnalité, les juges constitutionnels ont reconnu que l’impossibilité pour la femme mariée de porter exclusivement son nom d’origine fixée par le Code civil turc[25] était conforme à la Constitution avec des arguments dont la faiblesse juridique a été précédemment démontrée. Ce faisant, ils ont ignoré – tout particulièrement en 2011 – et la révision constitutionnelle de 2004 concernant l’article 90 de la Constitution et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg intervenue la même année[26]. Or, en vertu d’une convention internationale sur l’élimination de toutes discriminations à l’égard des femmes[27] ratifiée par la Turquie[28], il était assez facile de reconnaître l’inconventionnalité de l’article précité du code civil et par voie de conséquence son inconstitutionnalité puisqu’il méconnaissait l’article 90 de la Constitution. Par ailleurs, la Cour EDH ayant reconnu que l’article du Code civil turc violait la Convention[29], il était également possible pour la Cour constitutionnelle de s’aligner sur cette jurisprudence. Elle se devait de le faire au regard de l’autorité des décisions de la Cour de Strasbourg et en observation, encore une fois, de l’article 90 de la Constitution car la Convention européenne fait assurément partie des traités relatifs aux droits de l’homme dont la primauté – jurisprudence conventionnelle comprise – est assurée sur la loi nationale.

Finalement, il faudra attendre une décision du 19 décembre 2013[30] pour que les juges constitutionnels procèdent à un revirement jurisprudentiel favorable aux droits des femmes et à la primauté des conventions internationales sur la loi. La Cour constitutionnelle reconnaîtra effectivement que l’interdiction fixée par le Code civil était contraire à la jurisprudence de la Cour EDH laquelle s’impose à la loi en observation de l’article 90 de la Constitution. Ils estimeront également que « l’impossibilité pour la femme mariée de porter exclusivement son nom d’origine constituait une violation du droit à la protection et au développement de la personnalité » reconnu par l’article 17 de la Constitution. Une inconventionnalité débouche donc sur une inconstitutionnalité et les juges constitutionnels ont donc vocation à examiner les lois par rapport aux conventions internationales humanitaires.

Cette nouvelle tendance jurisprudentielle s’explique sans doute par la modification de la Constitution intervenue en 2010 et en observation de laquelle il est prévu que « chaque personne qui estime que l’un de ses droits et libertés garantis par la Constitution, figurant dans la Convention européenne des Droits de l’Homme a été violé par la puissance publique peut saisir la Cour constitutionnelle»[31]. Ce recours individuel, intervenant après épuisement des voies de recours internes, devient pour les justiciables la dernière possibilité d’action nationale devant la Cour constitutionnelle avant d’envisager une requête devant la Cour de Strasbourg. Dès lors qu’il s’agit de protéger les droits constitutionnels conventionnellement reconnus, la Cour constitutionnelle a tout intérêt a prendre en considération la jurisprudence de la Cour EDH afin d’éviter toute contradiction et surtout toute remise en cause de sa propre jurisprudence. L’influence européenne deviendra sans doute de plus en plus déterminante[32].

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a récemment reconnu l’inconstitutionnalité de l’article 187 du code civil turc. Cette tardiveté s’explique pour des raisons constitutionnelles. En effet, en vertu de l’article 153 alinéa 5 de la Constitution, les arrêts de la Cour constitutionnelle « sont immédiatement publiés au Journal officiel et lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire ainsi que les autorités administratives et les personnes physiques et morales ». Ainsi, l’arrêt no. 85/49 du 10 mars 2011 de la Cour constitutionnelle a lié les juges civils de premier degré ou ceux de la Cour de cassation car il disposait de l’autorité absolue de la chose jugée. En d’autres termes, toutes les juridictions civiles de Turquie devaient appliquer l’article 187 CCtr en raison de la reconnaissance de sa constitutionnalité par les juges constitutionnels. En outre, aucune cour ne pouvait accepter les recours de femmes intentés dans le but d’obtenir une autorisation leur permettant de porter uniquement leur nom de jeune fille ou les questions préjudicielles posées sur ce même sujet. En effet, l’article 153 alinéa 3 de la Constitution prévoit, sur ce dernier aspect, que lorsque la Cour constitutionnelle a rejetél’exception d’inconstitutionnalité quant au fond d’une disposition légale, on ne peut invoquer à nouveau cette exception à l’égard de la même disposition avant l’écoulement d’un délai de dix ans à partir de la publication de l’arrêt de rejet au journal officiel. La vérité constitutionnelle proclamée par les juges constitutionnels était donc figée en la matière jusqu’en mars 2021 et ce malgré les éventuelles évolutions dans les circonstances de fait ou de droit susceptibles d’intervenir d’ici-là. Tel fût également le cas à la suite de l’arrêt que la Cour constitutionnelle avait rendu en 1998 sur le même article du code civil turc[33]. Ainsi ce n’est qu’en 2023[34] que l’occasion a été donnée à la Cour constitutionnelle de revoir sa position et d’opérer un revirement jurisprudentiel par lequel elle a finalement reconnu l’inconstitutionnalité de l’article 187 du code civil en raison de la méconnaissance de l’article 10 du texte fondamental. Les juges constitutionnels ont également fait observer, en s’appuyant sur l’arrêt Ünal Tekeli/Turquie de la CourEDH, que le fait de ne pas autoriser la femme à utiliser son seul nom de jeune fille viole l’article 14 de la CEDH dans le contexte de l’article 8.

La Cour constitutionnelle ne s’est pas contentée d’accorder aux femmes mariées le droit d’utiliser leur propre nom de famille. Afin d’éviter une différence de nom de famille entre la mère qui a la garde et l’enfant, qui constitue un autre problème courant pour les conjoints divorcés, elle a également accepté l’exigence selon laquelle la mère qui a la garde peut donner son propre nom à l’enfant. Dans une décision de 2015[35], elle avait déjà conclu que le droit de garde incluait le droit de déterminer le nom de famille de l’enfant et que le fait de refuser à la mère, qui a la garde exclusive, de changer le nom de famille de l’enfant pour le sien, violait le droit au respect des droits de l’enfant.

Dans sa jurisprudence formée après cette décision, la 2ème Chambre Civile de la Cour de Cassation[36] a précisé que le droit de garde incluait le droit de déterminer le nom de famille de l’enfant en soulignant qu’aucune disposition n’empêche la mère de demander le changement du nom de famille de l’enfant après le divorce. Une telle modification est possible car elle n’est pas contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant.

B – Par une évolution législative à venir ?

Au-delà du problématique article 187 CCtr, il faut convenir, tout comme l’a admis d’ailleurs la Cour de Strasbourg, que la Turquie ne se situe pas en marge de la tendance générale qui est de vouloir traiter l’homme et la femme sur un pied d’égalité dans la famille. S’il est vrai que la place de l’homme dans la famille a longtemps été primordiale au point de considérer que le nom de l’époux permettait à lui seul de manifester l’unité de la famille, il n’en va plus ainsi depuis les modifications législatives intervenues en la matière et notamment à compter de celles du 22 novembre 2001. A partir de cette date, les réformes ont effectivement eu pour but d’établir l’égalité entre époux dans la représentation du couple, les activités économiques et les décisions à prendre pour la famille et les enfants. Parmi les nombreux exemples existants, il est important de noter que le rôle de chef de famille de l’époux a été supprimé[37]. Ainsi, selon l’article 186 alinéa 2 CCtr, les époux dirigent l’union conjugale ensemble et, en vertu de l’article 188 CCtr chaque époux représente l’union conjugale pour les besoins courants de la famille pendant la vie commune. Le premier alinéa du même article permet désormais aux époux de choisir ensemble la demeure commune alors que seul le mari intervenait en ce domaine avant 2001. Enfin, l’article 263 de l’ancien code civil, d’après lequel les père et mère exercent l’autorité parentale en commun, a été reconduit à l’article 336 du nouveau en supprimant la précision rappelant que le vote du père comptait en cas de mésentente. 

Cependant, malgré la promulgation en 2001 du nouveau code civil, les dispositions concernant le nom de famille après le mariage, notamment celles imposant à la femme mariée le principe du port obligatoire du patronyme de son mari, sont restées inchangées jusqu’à leur annulation par les juges constitutionnels en 2023. Il reste donc au Parlement de se saisir de l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle et de prendre acte de l’annulation de l’article 187 du code civil par la Cour constitutionnelle en faisant en sorte qu’une nouvelle version poursuive la satisfaction des exigences européennes et constitutionnelles. Tel n’est malheureusement pas le cas car la discussion parlementaire du moment porte sur une formulation de l’article 187 du code civil qui reste très proche de celle qui vient d’être annulée par les juges constitutionnels. En conséquence, les dispositions constitutionnelles ayant vocation à assurer l’autorité des décisions de la justice constitutionnelle[38] ne sont pas respectées par la majorité politique qui s’attache à les contourner par le biais de dispositions législatives analogues à celles dont l’inconstitutionnalité vient tout juste d’être déclarée. Le Parlement aurait sans doute pu être mieux inspiré en reprenant, par exemple, des propositions de réécriture de l’article 187 du code civil déjà formulées en son sein.

A ce titre, deux propositions de loi, préparées en 2008 et en 2011, permettraient d’ouvrir des perspectives intéressantes. La plus ancienne a été déposée par Mme la député Birgen KELEŞ laquelle a demandé, dans sa proposition no.2/332 du 6 novembre 2008, de changer l’article 187 CCtr par l’article suivant : « Les époux peuvent choisir, par une déclaration écrite faite à l’officier d’état civil, entre conserver leurs propres noms de famille, adopter le nom de famille de l’un d’entre eux et ajouter leurs propres noms de famille en adoptant celui de l’autre. Il peuvent également disposer de ce droit après le mariage – quelle que soit la date – en faisant appel à la Direction de l’état civil »[39]. Plus tard, le 5 décembre 2011, M. le député Mahmut TANAL a proposé de changer le même article de la manière suivante : « La femme mariée garde son nom de famille après le mariage. Elle peut toutefois demander, par une déclaration écrite fait à l’officier d’état civil ou à la Direction de l’état civil, de porter le nom de famille de son époux après le sien. La femme ne peut disposer de ce droit que pour un deuxième nom ».[40]

Hüseyin Murat DEVELIOĞLU

Professeur à la Faculté de droit

de l’Université Galatasaray


[1] Code civil ottoman, charia systématisée à l’occidentale.

[2] V. la loi no. 4248 du 14 mai 1997.

[3] La Turquie avait présenté une réserve dans la mesure où certaines dispositions du code civil concernant les relations familiales pouvaient ne pas être compatibles avec les articles 15 et 16 de la Convention, entre autres l’article 16, alinéa 1.g imposant une stricte égalité entre homme et femme dans le choix du nom de famille. Par une déclaration du 20 septembre 1999, le gouvernement turc a retiré la réserve en question.

[4] La fin de l’article 187 CCtr précise que « lorsqu’elle porte déjà un double nom, elle ne peut faire précéder le nom de famille que de l’un de ces deux noms ». 

[5] Il est également important de rappeler l’article 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 qui invite les Etats parties « à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques… », prolongé, en matière de mariage, par l’article 23 alinéa 4 sur la base duquel a été rédigé l’article 5 du protocole n° 7 audit pacte. Il est souligné dans cette dernière disposition que les mêmes Etats prendront les mesures nécessaires « pour assurer l’égalité de droits et de responsabilités des époux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution… ». Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a considéré que l’article 23 alinéa 4 précité obligeait les Etats à prévoir l’absence de discrimination entre les hommes et les femmes, notamment en relation avec le droit de chaque conjoint de conserver l’usage de son nom de famille original ou de participer sur un pied d’égalité au choix d’un nouveau nom de famille.

[6] Pour un rappel d’ensemble sur le sujet, v. le document de la Commission européenne, « Stratégie pour l’égalité entre les femmes et les hommes, 2010-2015 », septembre 2010, http://ec.europa.eu/justice/genderequality/files/strategy_equality_women_men_fr.pdf

[7] V. AYM, T. 22.2.2023, E. 2022/155, K. 2023/38 (RG: 28/4/2023, S. 32174). Prenant en compte cette dernière évolution, la présente contribution est la reprise, remaniée et actualisée, d’un article déjà publié à la RIDC. V. en ce sens, Hüseyin Murat Develioglu, Rupture d’égalité entre hommes et femmes autour de la question du nom de famille en Turquie, Revue internationale de droit comparé, 2013, 65-4, pp. 859-878.

[8] Il s’agit de la 2ème chambre de la Cour de droit de la famille de Fatih, de la 8ème chambre de la Cour de droit de la famille d’Ankara et de la 1ère chambre de la Cour de droit de la famille de Kadıköy.

[9] Modalité de recours prévue à l’article 152 de la Constitution de 1982.

[10] Publiée dans le journal officiel no. 28091 du 21 octobre 2011.

[11] La question s’est pour la première fois posée à l’époque de l’ancien Code civil turc (aCCtr). Le sujet de l’exception d’inconstitutionnalité fut l’article 153 aCCtr. Le tribunal de grande instance d’Ankara a estimé que l’art. 153 aCCtr était contraire à la Constitution et que l’exception d’inconstitutionnalité invoquée par la requérante était sérieuse. Dans son arrêt du 29 septembre 1998 (E 1997/61, K 1998/59), la Cour constitutionnelle avait déjà rejeté cette exception.

[12] L’article 10 concerne le principe d’égalité.

[13] L’article 17 est relatif au droit à la vie et à l’intégrité physique et spirituelle.

[14] L’article 41 porte sur le rôle de la famille au sein de la société et sur les missions de l’Etat en ce domaine.

[15] Modification du code civil intervenue le 14 mai 1997.

[16] Pour une conception différente du sujet, voir S.İ. ÇAKIRCA, “Kadın Erkek Eşitliği Açısından MK m. 187’nin Değerlendirilmesi”, Rona Serozan’a Armağan, Volume: 1, İstanbul 2010,  p. 1649 et s. ; N. Moroğlu, “Kadının Kimlik Sorunu ‘Kadının Soyadı’ ”, http://portal.ubap.org.tr/App_Themes/Dergi/2012-99-1159.pdf.

[17] Dans sa version initiale l’article 90 alinéa 5 de la Constitution disposait que « les conventions internationales dûment mises en vigueur ont force de loi ». Il était également précisé – ce qui est d’ailleurs maintenu – (qu’) « elles ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en inconstitutionnalité devant la Cour constitutionnelle ».

[18] Ratification effectuée le 19 janvier 1986.

[19] Selon cet article, « les Etats parties prennent toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurent sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme : (…) les mêmes droits personnels au mari et à la femme, y compris en ce qui concerne le choix du nom de famille, d’une profession et d’une occupation ». Lors de la ratification de la convention la Turquie avait précisément émis une réserve sur cette stipulation en estimant que certaines dispositions du code civil concernant les relations familiales pouvaient ne pas être compatibles avec elle. Or, par une déclaration du 20 septembre 1999 le gouvernement turc a retiré ladite réserve.

[20] Il s’agit des décisions n° 348 et n° 349 du 24 octobre 2007 de la Cour constitutionnelle italienne. La Cour a pris en considération la révision constitutionnelle de 2001 à la suite de laquelle l’article 117 alinéa 1er de la Constitution affirme que « les lois… doivent être conformes aux engagements découlant de l’ordre communautaire et des obligations internationales ». Cette exigence constitutionnelle de conformité a pour résultat de conférer une valeur constitutionnelle aux conventions internationales et, donc, de les intégrer parmi les normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Sur ce sujet, v. Th. Di Manno, « La question préjudicielle de constitutionnalité en Italie », AIJC, XXIII, 2007, p. 36 et s., part., p. 39.

[21] Toutefois, selon l’opinion dissidente exprimée par un juge constitutionnel turc après l’arrêt de 1998, le but d’atteindre le niveau de la civilisation contemporaine, visé dans le Préambule de la Constitution et à l’article 174 de la Constitution, devait pousser la Cour à faire une interprétation des droits et des libertés en prenant en considération les documents internationaux.

[22] Cour EDH, Ünal Tekeli c. Turquie, 16 novembre 2004, requête n° 29865/96.

[23] Cour constitutionnelle, 9 septembre 1998, E 1997/61, K 1998/59.

[24] Cour constitutionnelle, 10 mars 2011, n° 85/49, Journal officiel n° 28091 du 21 octobre 2011.

[25] V. l’article 187 du Code civil turc.

[26] Cour EDH, Ünal Tekeli c.Turquie, 16 novembre 2004, 29865/96.

[27] V. la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et notamment l’article 16 alinéa 1 g) en vertu duquel « les États parties prennent toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurent sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme : (…) les mêmes droits personnels au mari et à la femme, y compris en ce qui concerne le choix du nom de famille, d’une profession et d’une occupation ». Lors de la ratification de la convention la Turquie avait précisément émis une réserve sur cette stipulation en estimant que certaines dispositions du Code civil concernant les relations familiales pouvaient ne pas être compatibles avec elle. Or, par une déclaration du 20 septembre 1999 le gouvernement turc a retiré ladite réserve.

[28] Ratification effectuée le 19 janvier 1986.

[29] Cour EDH, Ünal Tekeli c.Turquie, 16 novembre 2004, préc.

[30] Cour constitutionnelle, 19 décembre 2013, n° 2013/2187.

[31] V. l’article 148 de la Constitution issu de la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010, loi n° 5982.

[32] V. M. H. Bayram, “La révision constitutionnelle turque : une réforme de la Cour constitutionnelle sous influence conventionnelle”, RDP, no.6, 2010, p. 804. Sur ce sujet, v. également E. Sales, La Turquie, un Etat de droit en question, L’Harmattan, 2021, 227 p, part., p. 181 et s.

[33] Aucune question préjudicielle ne pouvait être posée pendant 10 ans jusqu’en 2008.

[34] AYM, T. 22.2.2023, E. 2022/155, K. 2023/38 (RG: 28/4/2023, S. 32174).

[35] AYM, Hayriye Özdemir Başvurusu, Başvuru No: 2013/3434, T. 25.6.2015 (RG: 2.10.2015, S. 29490).

[36] Yargıtay 2. HD, T. 9.4.2018, 2018/1306, 2018/4719. Yargıtay 2. HD, E. 2022/1859, K. 2022/3821, T. 20.4.2022 ; Yargıtay 2. HD, E. 2021/10628, K. 2022/1696, T. 23.2.2022 ; Yargıtay 2. HD, E. 2021/9400, K. 2022/786, T. 31.1.2022 ; Yargıtay 2. HD, E. 2021/4603, K. 2021/6276, T. 20.9.2021 ; Yargıtay 2. HD, E. 2020/2674, K. 2020/3825, T. 16.9.2020.

[37] Selon l’article 154 de l’ancien code civil, le mari représentait cette union.

[38] V. les articles 11 et 153 de la Constitution de 1982.

[39] Cette proposition de loi a été enregistrée dans la commission principale de la Commission de la Justice.

[40] Cette proposition de loi a été enregistrée dans la commission secondaire de la Commission de l’égalité des chances entre hommes et femmes.