Histoire du transhumanisme

Franck DAMOUR.

Le transhumanisme, un mot problème

Ecrire l’histoire du transhumanisme n’est pas chose aisée car « le transhumanisme » est une réalité multiple. Non pas parce qu’il existerait plusieurs transhumanismes (c’est la réalité, les tendances sont nombreuses dans ce qui est parfois décrit comme une nébuleuse), non pas parce que le transhumanisme aurait une longue histoire remontant aux mythes antiques. La raison est que le transhumanisme n’est pas objet d’études simple à circonscrire. Factuellement, il y a un mouvement de militants transhumanistes, mouvement récent et comprenant quelques milliers de personnes tout au plus dans le monde. On peut être surpris lorsqu’on confronte ce petit nombre et l’écho du transhumanisme comme courant de pensée. A bien y réfléchir, les exemples ne manquent pas dans l’histoire de courant de pensée représentée par un petit nombre de personnes et à la renommée mondiale. Ce qui nous amène à considérer une deuxième dimension : le transhumanisme comme idée, ou système d’idée. Comme idée d’abord : le transhumanisme est un mot dont la généalogie est riche d’enseignement, un mot qui étiquète, qui embarrasse tous ceux qui s’en sont revendiqués.  Parfois présenté comme « doctrine », « idéologie », « vision du monde », « courant de pensée », sa nature est difficile à définir, ses contours flous et, pourtant, tout le monde semble savoir de quoi il en retourne. Surgit ainsi la troisième nature du transhumanisme : il est une controverse qui le fabrique autant qu’elle l’interroge. Non seulement, le transhumanisme est une controverse, mais il est lié à de multiples controverses où il joue un rôle divers, d’idiot utile à épouvantail, d’acteur fantasmé ou réel, de thèse à défendre ou à rejeter. Mais alors, le transhumanisme est-il seulement une idée débattue ? A-t-il une autre forme de réalité que celle des controverses et des imaginations ? En effet, le transhumanisme est lié à des projets technologiques, des techno-utopies : qu’en est-il ? Existe-t-il des technologies transhumanistes et qu’est-ce que cela pourrait signifier ? Enfin, last but not least, le transhumanisme ne se développe pas dans un canal fermé, il est à la croisée d’autres courants de pensée comme les libéralismes, le long-termisme, le post-humanisme. Quelle est sa place parmi eux ? Au final, écrire l’histoire du transhumanisme suppose d’approcher un mot, un courant d’idée, un mouvement de militants, des controverses, des technologies en débat, des bouillons de culture… une histoire faite de questions plus que de certitudes, l’histoire d’un mot-valise surchargé de sens et d’usages. Détrôner le transhumanisme de là où beaucoup de fantasmes le placent ne retire rien à son poids dans notre époque contemporaine : cette saine critique devrait permettre au contraire de mieux prendre la mesure de ce poids.

I. Histoire du mot

Bien souvent, tout historique sur le transhumanisme commence par la recherche du moment où le mot est apparu. Le plus souvent, la paternité est attribuée à Julian Huxley qui utilise « transhumanisme » dans New Bottles for new wine, édité en 1957. Julian Huxley (1887-1975) est bien moins connu aujourd’hui que son petit frère, Aldous, l’auteur du Meilleur des mondes, mais il était de son vivant aussi célèbre que lui. Ce biologiste anglais, héritier d’une lignée familiale de scientifiques prestigieux comptant notamment Thomas Huxley, l’ami et le grand défenseur de Darwin, a, parallèlement à sa carrière de scientifique, conduit une vie intellectuelle active, se liant à des scientifiques engagés comme l’éthologue Konrad Lorenz. Cela se retrouve dans son parcours qui a mêlé à la fois la recherche – il a participé à l’élaboration de la théorie synthétique de l’évolution – et l’engagement social – ce vulgarisateur de talent a été le premier directeur de l’UNESCO et cofondateur du World Wildlife Fund (WWF, 1961). Partisan de l’eugénisme, mais pas du darwinisme social, il s’est fait le défenseur d’un eugénisme social (et non racial) et libéral (et non étatique), position qu’il a défendue en élaborant en 1939 le Manifeste des généticiens qui dénonce tout réductionnisme génétique et encore jusque dans les années 1960.

Fort de ce double engagement de scientifique et de citoyen, il a estimé que le temps était venu de refonder l’humanisme, en tenant compte de l’évolutionnisme. Il a ainsi défendu l’idée d’un « humanisme évolutionnaire ». Puis, cherchant un vocable plus évocateur, il a hésité à utiliser « transhumanisme ». Il semble en avoir fait usage la première fois dans le cadre d’une conférence de 1951 donnée lors d’un congrès de psychiatrie organisé par son ami Abraham Maslow, fondateur de la psychologie positive. Quelques mois auparavant, le paléoanthropologue Pierre Teilhard de Chardin employait le mot « transhumanité » dans des textes qui seront publiés plus tard. Or, Julian Huxley et Pierre Teilhard de Chardin sont amis, et si le mot recouvre des réalités différentes chez l’un et l’autre, on imagine bien qu’ils ont dû échanger à ce sujet. L’ont-ils emprunté au polytechnicien Jean Coutrot qui l’a mobilisé dès 1939 ? Coutrot, était ami des frères Huxley et grand admirateur de Teilhard. Ce défenseur de la planification et d’une organisation rationnelle du travail a fondé avec Aldous Huxley et le médecin Alexis Carrel le Centre d’études des problèmes humains. Ainsi, dans ce petit réseau de scientifiques qui avaient en commun le désir de repenser le destin de l’homme dans un contexte de progrès scientifique, le mot transhumanisme a circulé comme une possibilité pour nommer cet humanisme d’un genre nouveau. Il y a fort à parier que l’on trouvera plus tard d’autres occurrences, sans doute dans ces années 1930-50. Mais, à part Coutrot, aucun n’a retenu le mot « transhumanisme ». Son apparition ne constitue pas un critère suffisant pour situer la naissance du transhumanisme au milieu du XXe siècle. Que le mot ne suffise pas à dater l’apparition d’une pensée, cela est très clair lorsqu’on mobilise d’autres références plus anciennes. Ainsi, un mot analogue apparaît en plein quattrocento italien ! Dans la Divine comédie, le poète Dante Alighieri (1265-1321), cherchant à dire la philosophie de l’homme qui se développe en son temps, forge le néologisme « transhumanar » : cela peut se traduire littéralement par « outrepasser l’humain dans l’humain ». Entre la vision de Dante et le transhumanisme contemporain, on devine qu’il y a peu en commun… Donc, la recherche des occurrences du mot ne peut suffire à dater l’apparition de l’idée.

Un mot permet-il de saisir une idée ? La chose n’est jamais simple, surtout lorsque ce mot désigne une vision du monde, un courant de pensée ou un projet politique ! Car alors la définition vaut prise de position et évaluation. Il en va ainsi du mot « conservatisme » : qui est conservateur ? Celui qui se considère comme tel ou celui que les autres identifient ainsi ? Existe-t-il une définition générale ? Cela peut s’appliquer à bien d’autres vocables : communiste, romantique, réformiste, utopiste, etc. Définir le transhumanisme engage une évaluation de ce que cela recouvre : dire qu’il s’agit d’une idéologie suppose d’identifier un corpus de doctrines et un programme d’action ; le caractériser comme champ culturel lui donne un sens beaucoup plus large et permet d’intégrer des personnes ou mouvements qui ne se désignent pas comme tels. Certains intellectuels ont pu ainsi parfois se définir comme transhumanistes puis y renoncer et d’autres défendre des positions transhumanistes sans jamais s’en revendiquer.

Une autre question est celle d’identifier des pratiques transhumanistes : existe-t-il un transhumanisme en actes qui ne se dirait pas ? Des scientifiques ou des ingénieurs qui feraient du transhumanisme sans le savoir, comme Mr Jourdain faisait de la prose ? Certains sociologues des sciences ou philosophes considèrent par exemple que les technosciences actuelles relèvent d’un programme transhumaniste : sous couvert de thérapie, leurs pratiques conduisent inexorablement vers une augmentation des performances humaines. Ces analyses ne manquent pas de faire bondir la plupart des scientifiques qui conduisent ces recherches et se défendent de tout transhumanisme ! Faut-il compter les biohackers parmi les transhumanistes ? Un biohacker est un individu qui expérimente sur son propre corps des pratiques médicales ou biologiques, en dehors du cadre académique, gouvernemental ou des laboratoires, parfois en cherchant à modifier son ADN, le plus souvent avec des implants. Leur rapport au transhumanisme est très variable : certains s’en revendiquent, mais la plupart prennent leur distance, privilégiant des pratiques à la théorie. À un autre degré, une entreprise qui conduit des recherches pour lutter contre les effets du vieillissement, pour implémenter des prothèses permettant de restaurer des fonctions vitales ou sensorielles dégradées, doit-elle être placée sous la bannière du transhumanisme si le résultat de ses recherches est utilisé à d’autres finalités que thérapeutique ?

Il apparaît ainsi difficile de saisir avec exactitude le transhumanisme à travers l’utilisation du nom, tout comme il semble difficile d’identifier des pratiques transhumanistes. Une solution serait de s’en tenir à l’analyse des déclarations et des pratiques de ceux qui se définissent seulement comme transhumanistes. Mais on manquerait alors bien des aspects importants et passionnants des questions afférentes. Par exemple, on laisserait de côté le débat sur la frontière entre thérapie et augmentation, ou celui sur l’influence des imaginaires dans les recherches scientifiques, ou encore la question du rôle des utopies dans le biocapitalisme contemporain. Il est non seulement difficile, mais impossible de clarifier définitivement tout cela et cet état de fait est un indicateur sur ce qu’est aussi le transhumanisme : une controverse. Il est aussi quelque chose dont on débat, quelque chose qui se construit peu à peu à travers ces débats.

Que le transhumanisme ne soit pas saisissable est le signe que nous avons affaire à quelque chose de vivant. La distinction que nous proposons ici entre transhumanisme au sens large (le transhumanisme comme questionnement) et transhumanisme au sens restreint (le transhumanisme comme mouvement et réponse) ne vise qu’à clarifier un peu la compréhension de son histoire. Cette distinction n’entend pas dire la fin de l’histoire…

II. Histoire d’une idée

Des transhumanistes contemporains ont proposé un autre chemin en indiquant les figures qu’ils reconnaissent comme ayant annoncé le transhumanisme avant l’heure. Nous suivrons les propositions faites par Nick Bostrom, un des principaux théoriciens du mouvement et dont de nombreux textes font autorité. La filiation qu’il donne au transhumanisme est souvent reprise et mérite discussion car elle nous en dira sans doute plus sur le transhumanisme contemporain que sur ces figures du passé : en effet, en se plaçant sous leur lointaine tutelle, il s’agit de se définir, de se donner un héritage pour exister dans le champ culturel commun. Nous n’hésiterons pas non plus à rajouter des noms que N. Bostrom ne cite pas, mais qui nous semble faire partie de ce champ de questionnement sur le futur de l’homme.

Nick Bostrom fait remonter la généalogie transhumaniste haut dans le temps : « Le désir humain d’acquérir de nouvelles capacités est aussi ancien que notre espèce elle-même. Nous avons toujours cherché à repousser les limites de notre existence, que ce soit socialement, géographiquement ou mentalement. » Il évoque ainsi des figures mythologiques, de Gilgamesh à Prométhée, qui ont pour point commun, du moins dans les représentations communes, de lier technologie et libération. Il évoque les alchimistes, ou des théologiens comme Albert le Grand ou Pic de la Mirandole. Cette généalogie pose bien des questions. En effet, s’il n’est pas contestable qu’une des caractéristiques de l’homme soit d’avoir cherché à « repousser les limites » de son existence, pourquoi parler de « transhumanisme » là où pendant des siècles aucun mot n’a été nécessaire pour qualifier cette caractéristique ? Et s’il faut un vocable, pourquoi ne pas garder celui d’humanisme, lui aussi apparu récemment ? C’est en effet seulement au milieu du XIXe siècle que l’on a commencé à parler d’humanisme pour qualifier ces « doctrines qui prennent pour fin la personne humaine » (Proudhon, 1846), qualifiant ainsi de façon rétroactive le moment de la Renaissance puis des Lumières. C’est donc plutôt à partir de ces références philosophiques qu’il sera peut-être possible de dresser une généalogie du transhumanisme.

Nick Bostrom mobilise ainsi les noms de Francis Bacon ou de Condorcet. Francis Bacon (1561-1626) est un scientifique et philosophe anglais, dont l’œuvre constitue une étape majeure dans la constitution de la pensée scientifique moderne. Proche du pouvoir, il en connut aussi la disgrâce, ce qui l’amena à penser une réforme de la politique dont le roman utopique La Nouvelle Atlantide (1624) est l’expression. Le roman décrit une île imaginaire, Bensalem, prospère et paisible. Au centre, se trouve un collège des sciences et des techniques, la Maison de Salomon, qui a pour but premier de connaître la nature et d’« approprier ses opérations à l’avantage et à l’utilité du genre humain », ce qui inclut la possibilité pour l’homme de s’affranchir de ses limites biologiques. Lorsqu’on lit le programme décrit par Francis Bacon, on comprend que les transhumanistes actuels puissent voir en lui un précurseur, quitte à oublier la dimension théologique de l’œuvre de Bacon : rajeunir les corps reviendrait selon lui à accomplir des prophéties bibliques, rétablir l’humanité dans son état paradisiaque. En cela, Bacon s’inscrit parfaitement dans la sagesse chrétienne qui affirme que l’homme vaut plus que le monde : il doit dès lors aspirer à le dépasser.

À la fin de son roman, Francis Bacon dresse la liste de ce qui reste à réaliser à la science. Ces Merveilles naturelles, surtout celles qui sont destinées à l’usage humain sont un peu déconcertantes par leur mélange d’aspirations qui semblent aujourd’hui relever de l’utopie et d’autres qui semblent plus banales. Cela montre l’écart entre ce qui, au XVIIe siècle, semblait inaccessible et ce qui nous semble tel aujourd’hui :

« Prolonger la vie. Rendre, à quelque degré la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir des maladies réputées incurables. Amoindrir la douleur. Des purges plus aisées et moins répugnantes. Augmenter la force et l’activité. Augmenter la capacité à supporter la douleur. Transformer le tempérament, l’embonpoint et la maigreur. Transformer la stature. Transformer les traits. Augmenter et élever le cérébral. Métamorphose d’un corps dans un autre. Fabriquer de nouvelles espèces. Transplanter une espèce dans une autre. Instruments de destruction, comme ceux de la guerre et le poison. Rendre les esprits joyeux, et les mettre dans une bonne disposition. Puissance de l’imagination sur le corps, ou sur le corps d’un autre. Accélérer le temps en ce qui concerne les maturations. Accélérer le temps en ce qui concerne les clarifications. Accélérer la putréfaction. Accélérer la décoction. Accélérer la germination. Fabriquer pour la terre des composts riches. Forces de l’atmosphère et naissance des tempêtes. Transformation radicale, comme ce qui se passe dans la solidification, le ramollissement, etc. Transformer des substances acides et aqueuses en substances grasses et onctueuses. Produire des aliments nouveaux à partir de substances qui ne sont pas actuellement utilisées. Fabriquer de nouveaux fils pour l’habillement ; et de nouveaux matériaux, à l’instar du papier, du verre, etc. Prédictions naturelles. Illusions des sens. De plus grands plaisirs pour les sens. Minéraux artificiels et ciments. » 

Plus sans doute que chez Bacon, c’est chez le Marquis de Condorcet que l’on trouve exprimée, sous sa forme la plus aboutie, cette aspiration technoscientifique moderne à perfectionner l’être humain et son corps. L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795) décrit une humanité se rendant maître de son destin biologique : « Nous pourrions donc conclure déjà que la perfectibilité de l’homme est indéfinie ; et cependant, jusqu’ici, nous ne lui avons supposé que les mêmes facultés naturelles, la même organisation. […] Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? » Avec Condorcet, le projet de perfectionner techniquement la nature humaine fait ainsi partie intégrante du projet humaniste moderne. On comprend que Nick Bostrom ait vu dans le Marquis de Condorcet un précurseur du transhumanisme. À ceci près que les Lumières donnent à cette perfectibilité une dimension politique et sociale, visant à établir un monde meilleur. La technique est un élément parmi d’autres dans ce projet, et même secondaire au regard de l’éducation et de la vie citoyenne. L’homme perfectible des Lumières est un être qui doit conquérir son autonomie, et pour cela construire un monde commun qui le permette.

L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain est publié de manière posthume en 1795. Nicolas de Condorcet rédige cet ouvrage dans les derniers mois de sa vie, alors qu’il se cache pour échapper à un décret d’arrestation pris par le gouvernement révolutionnaire de Robespierre. Condorcet y retrace les grandes étapes du progrès général de l’esprit humain à travers l’histoire, les sciences, la morale et la politique.

« Toutes ces causes du perfectionnement de l’espèce humaine, tous ces moyens qui l’assurent, doivent, par leur nature, exercer une action toujours active, et acquérir une étendue toujours croissante. Nous en avons exposé les preuves, qui, dans l’ouvrage même, recevront par leur développement, une force plus grande ; nous pourrions donc conclure déjà que la perfectibilité de l’homme est indéfinie ; et cependant, jusqu’ici, nous ne lui avons supposé que les mêmes facultés naturelles, la même organisation. Quelles seraient donc la certitude, l’étendue de ses espérances, si l’on pouvait croire que ces facultés naturelles elles-mêmes, cette organisation, sont aussi susceptibles de s’améliorer, et c’est la dernière question qu’il nous reste à examiner. La perfectibilité ou la dégénération organique des races dans les végétaux, dans les animaux, peut être regardée comme une des lois générales de la nature. Cette loi s’étend à l’espèce humaine, et personne ne doutera sans doute, que les progrès dans la médecine conservatrice, l’usage d’aliments et de logements plus sains, une manière de vivre qui développerait les forces par l’exercice, sans les détruire par des excès ; qu’enfin, la destruction des deux causes les plus actives de dégradation, la misère et la trop grande richesse, ne doivent prolonger, pour les hommes, la durée de la vie commune, leur assurer une santé plus constante, une constitution plus robuste. On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître les causes éloignées. Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine, doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction, n’a elle-même aucun terme assignable ? Sans doute l’homme ne deviendra pas immortel, mais la distance entre le moment où il commence à vivre, l’époque commune où naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? Comme nous parlons ici d’un progrès susceptible d’être représenté avec précision, par des quantités numériques ou par des lignes, c’est le moment où il convient de développer les deux sens dont le mot indéfini est susceptible. »

La généalogie établie par Bostrom fait ensuite un bond dans le temps jusqu’au XXe siècle. Des penseurs ont à leur tour défendu l’idée que l’homme puisse modifier et transformer en profondeur sa biologie par la technologie, comme le firent en leur temps Condorcet ou Bacon. Toutefois, leur réflexion se différencie fortement de leurs prédécesseurs. Cette différence tient un nom : Darwin.

En effet, la théorie de l’évolution a profondément reconfiguré la façon dont on peut penser l’impact des technologies sur l’homme et son futur. Puisque l’humanité s’inscrit dans une évolution de longue durée, puisqu’à l’instar de toutes les espèces animales son état biologique a déjà grandement évolué, pour quelles raisons devrait-il s’en tenir là ? Le passé évolutionniste de l’homme ne peut qu’amener à considérer le futur sous le signe d’une évolution ! Très vite, la théorie de Darwin a suscité des reprises idéologiques. Herbert Spencer a transféré certains principes de la sélection naturelle aux sociétés humaines, forgeant le darwinisme social selon lequel la lutte pour la vie entre les hommes est l’état naturel des relations sociales (Darwin a vivement critiqué cette interprétation de ses idées). Francis Galton a lui aussi tiré une application de la théorie darwinienne : il invente l’eugénisme qu’il définit comme « l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine ». Mais une autre thèse est développée par certains penseurs, que l’on pourrait qualifier de technofuturiste et qui s’apparente par certains aspects au transhumanisme. L’idée commune est que l’évolution future de l’humanité sera définie par les technologies qu’elle développe, qu’une évolution technologique ouvre une nouvelle ère de l’évolution. William Winwood Reade (1838-1875) est de ceux-ci. Personnage haut en couleur, à la fois historien, explorateur et philosophe britannique, Reade a publié un livre qui a laissé une profonde trace sur G. Orwell, H. G. Wells ou encore W. Churchill : The martyrdom of man (1910). Il retrace dans cet essai l’histoire de l’humanité, défendant une philosophie matérialiste et positiviste. Dans les deux derniers chapitres, il envisage toute une série d’innovations qui devraient bouleverser la condition humaine : l’espace sera colonisé par des hommes qui auront endossé des nouveaux corps créés par la Science ; l’humanité aura évolué vers une sorte de super-espèce à la conscience commune… Les intuitions développées par W. W. Reade ont été développées par toute une génération de penseurs après 1918.

La Première Guerre mondiale a enfanté une controverse à l’issue de laquelle le mot « transhumanisme » est apparu. Le conflit qui a plongé l’Europe dans le chaos a fortement marqué les esprits, notamment par la puissance de destruction de la technologie moderne. Il a aussi ramené au centre des réflexions la question de l’origine du mal et de la responsabilité de l’homme. C’est dans ce contexte qu’une polémique de vingt ans autour des technologies s’est développée dans les milieux académiques d’Oxford, notamment au sujet de leur place dans l’évolution de l’homme. Certains, comme H.G. Wells, J.B.S. Haldane, J. Bernal ou J. Huxley ont développé un technofuturisme. Leurs adversaires, C.S. Lewis et Tolkien, ont plutôt dénoncé le culte de la technologie. Il n’y a pas lieu ici de retracer les étapes de cette controverse, mais il importait de la rappeler pour comprendre dans quel contexte les positions d’Huxley, Bernal ou Haldane ont été développées. Huxley est celui qui a été en contact avec la plupart de ces penseurs, sans qu’il faille en faire le chef d’une école : il ne s’agit pas d’une école, ni même d’un courant de pensée, mais d’un paradigme partagé par un milieu d’intellectuels dont voici quelques exemples.

Le biochimiste britannique John B. S. Haldane promeut une société améliorée par le contrôle de sa génétique. Dans Daedalus, or Science and the Future (1923), Haldane dresse le portrait d’une société où les individus deviendront plus grands, plus forts, auront une meilleure santé grâce à la sélection et l’amélioration génétique, notamment grâce à une pratique systématique de l’ectogenèse (la procréation entièrement extra-utérine). L’essai d’Haldane rencontre un succès important, suscitant de multiples débats et fédérant à sa cause le physicien John Desmond Bernal.

Bernal est un des physiciens qui, dans les années 1930, ont investi la biologie, posant avec d’autres les fondements de ce qu’on appellera biologie moléculaire. Dans son essai The World, the Flesh and the Devil (1929), Bernal spécule sur la colonisation spatiale ou les implants cérébraux, dressant sans doute le premier portrait d’un cyborg. La science doit, selon lui, vaincre les trois ennemis traditionnels de l’homme : le monde, en allant vivre dans des sphères en orbite, car la biosphère artificielle nous protégerait des ravages de la nature ; le corps, en libérant le cerveau de ce faible support biologique. Ainsi transformés, les hommes seront comme immortels, nouvelle espèce abandonnant derrière elle l’humanité. Mais tout ceci ne sera possible que si le troisième ennemi est surmonté : les émotions, les désirs, les passions. Il ne voit pour le vaincre qu’une vie ascétique, dévouée à la science.

Amis des deux premiers, Julian Huxley est celui qui a le plus systématisé sa réflexion dans de nombreux essais. Dans les années 1950-1960, Julian Huxley écrit surtout pour expliciter son idée de développer « le potentiel humain », idée qu’il propose de saisir avec le mot « transhumanisme ». L’évolution est aux yeux d’Huxley la religion du futur, l’humanisme évolutionnaire. Il écrit aussi beaucoup sur la question religieuse : Huxley espère le remplacement du christianisme par une religion raisonnable. La question de l’allongement de la durée de vie a été présente au long de sa vie. Ses premières recherches, dans les années 1920, portaient sur l’allongement de la vie du vers plat : lors de la publication de ses recherches, il explique que le vieillissement est un processus réversible pour toutes les espèces vivantes. En 1971, année de sa mort, il contribue à créer un Huxley Institute for Biosocial Research dont la visée est l’étude du vieillissement et de la longévité.

Julian Huxley a été au centre de discussions dans un groupe d’amis restreints, comme nous l’avons vu, mais dont les postérités sont assez remarquables : Pierre Teilhard de Chardin, Jean Coutrot, Abraham Maslow. Tous quatre ont tourné autour du mot transhumanisme pour exprimer leur désir de repenser l’homme dans sa destinée, participant à leur façon au large débat sur l’humanisme du milieu du siècle, de E. Husserl à M. Heidegger, en passant par H. Arendt, J-P. Sartre ou A. Camus.

Ils constituent un attelage fort surprenant ! Coutrot est un polytechnicien français, féru de réformes sociales et de management ; Teilhard est un jésuite paléoanthropologue, théologien et mystique ; Maslow, un psychologue américain, fondateur de la psychologie positive dont la plupart des thérapies en vogue depuis un demi-siècle sont les héritières ; et Huxley, un biologiste anglais cofondateur de l’UNESCO et du WWF… Tous trois appartiennent à la même génération, mais à part cela rien ne semble les rapprocher, sinon – et c’est sans doute l’essentiel – des liens d’amitié et une convergence intellectuelle. Cette génération aspire à une refonte de l’humanisme moderne, à une sorte d’ultra-humanisme, pour reprendre une formule de Teilhard de Chardin qui résume sans doute le mieux leurs conceptions.

Ce dernier pensait que la poursuite du développement social et économique passait par le progrès des connaissances scientifiques et le déploiement des technologies donnant à l’homme plus de capacité d’action. Pour Teilhard, ce processus d’évolution, doit faire émerger plus de conscience, donc de responsabilité et de capacité d’aimer, la seule force selon lui capable d’unir sans contraindre. Car sa vision est de part en part théologique : l’ultra-humanisme qu’il défend est un déploiement de l’esprit humain dans tout le cosmos, aboutissement de l’acte créateur initial. Cette dimension spirituelle ne l’empêche pas d’être mobilisé par certains transhumanistes contemporains, qu’ils soient ou non de tendance religieuse.

Le cas de Jean Coutrot (1895-1941) est sans doute à mettre à part. En effet, il est absolument méconnu des transhumanistes actuels, même s’il est sans doute le premier à avoir forgé le terme et à l’avoir défini comme la quête d’un dépassement de la condition humaine. Sous sa plume, ce vocable a deux dimensions : il s’agit à la fois de parler de la capacité de l’homme à toujours se dépasser au cours de l’histoire, à franchir des paliers au cours de son évolution et du rôle que les sciences ont à présent dans ce processus ; et aussi de proposer une synthèse pan-psychologique de toutes les dimensions de l’homme.

Par certains aspects, cette conception est proche de ce qu’Abraham Maslow cherche à élaborer dans les années 1960. Maslow, dans son œuvre majeure Vers une psychologie de l’être, affirmait rechercher une psychologie « encore supérieure, transhumaine, centrée sur le cosmos plutôt que sur les besoins et sur les intérêts humains, prête à outrepasser l’essence humaine, l’identité, l’autoréalisation et les notions similaires »… De cette œuvre, quelques idées ont percolé jusqu’aux transhumanismes : d’abord l’idée que la transformation de la société commence par celle de l’individu ; ensuite, que des techniques, de nature diverse, sont essentielles à cette transformation vers un « plus que soi ». Ces deux éléments sont constitutifs de la mouvance du Potentiel humain dont l’Institut Esalen, fondé en 1962 à Big Sur, en Californie, a été le principal creuset. L’Institut a accueilli des séminaires sur les modes de vie alternatifs, avec entre autres des interventions d’Abraham Maslow, Aldous Huxley ou Timothy Leary. Bien de leurs conceptions seront reprises par FM-2030, Robert Ettinger ou Max More lorsqu’ils ont posé les bases du mouvement transhumaniste.

J.B.S. Haldane et J. Bernal sont les figures de proue du mouvement des red-scientists de l’université de Cambridge. Ces scientifiques exercent une activité militante intense dans les années 1920 et 1930, publiant de nombreux articles et ouvrages pour établir des liens entre la science et la pensée sociale. Certains sont fascinés par l’expérience soviétique. Il est vrai que le mouvement communiste dans cette première décennie d’après la révolution d’Octobre est fasciné par la technologie, fascination qui ne se démentira guère et dont une des sources est le « cosmisme russe ».

Le vol de Gagarine, le 12 avril 1961, n’a pas été seulement un exploit technique ou une victoire dans la guerre froide. Cet accomplissement d’un vieux rêve de l’humanité s’inscrivait dans une tradition qui lui donnait une dimension particulière et on ne saurait l’isoler de « l’attraction de l’espace » inhérente à la vision russe du monde. L’exploit de Gagarine a été permis par l’application de l’équation de Tsiolkovski, équation fondamentale de l’astronautique qui permet de déterminer la vitesse d’une phase de propulsion d’un astronef. Or, Tsiolkovski, brillant mathématicien, était le disciple de Nicolas Fiodorov (1829-1903). N. Fiodorov n’était pas un savant, mais un philosophe religieux. Dans sa Philosophie de l’œuvre commune, il appelle les scientifiques à réaliser la promesse de salut offerte par le Christ : ressusciter les morts et vaincre la mort ; transfigurer le cosmos par l’action de l’homme. Cette utopie devint pour partie, dans les travaux de Tsiolkovski, une réalité. Un de ses héritiers, Alexandre Tchijevski, sut faire reconnaître en URSS les recherches sur les fusées comme une science à part entière.

La conquête spatiale n’était qu’un volant du cosmisme russe. Lorsque Lénine meurt, des tentatives sont faites pour cryoniser son corps en vue d’une réanimation future, avant de se résoudre à un simple embaumement… Avec d’autres, Léon Trotsky est un bon témoin du programme de transformation de l’homme porté par le cosmisme et repris par le communisme soviétique : « Produire une “version améliorée” de l’homme : telle est la tâche future du communisme. Et, pour cela, il nous faut d’abord tout savoir de l’homme, de son anatomie, de sa physiologie et de cette partie de la physiologie qu’on appelle sa psychologie. L’homme doit se regarder et se voir comme une matière première, ou au mieux comme un produit semi-manufacturé, et dire : “Enfin, mon cher Homo sapiens, je vais travailler sur toi”. »

Ces penseurs des Lumières et de l’entre-deux-guerres qui ont envisagé le dépassement de la condition biologique de l’homme sont-ils des précurseurs du transhumanisme actuel ? Que certains transhumanistes reconnaissent en Bacon ou Huxley des prédécesseurs ou des inspirateurs n’est pas une preuve suffisante. S’il y a des perspectives et des questions communes, les écarts sont aussi importants : autant les premiers pensent dans une dimension collective, autant les seconds cultivent un individualisme libéral ; autant les premiers sont fascinés par la science et la connaissance qu’elle apporte sur le monde, autant les seconds s’en tiennent aux objets techniques évalués à l’aune de leur seule efficacité ; autant les premiers s’inscrivent dans une longue durée, avec l’idée très darwinienne d’une continuité dans l’hominisation, autant les seconds pensent le futur comme une rupture. Même s’il y a des convergences indéniables, il semble difficile d’établir une filiation directe entre ce moment ultra-humaniste et le transhumanisme contemporain.

III. Le transhumanisme comme imaginaire

Le transhumanisme au sens large du terme n’emprunte pas les seules voies de la spéculation philosophique. Et ce n’est d’ailleurs pas ainsi qu’il a exercé la plus grande influence : les œuvres de fiction ont joué un rôle bien plus décisif. Sans doute, quelques grands mythes sous-tendent la façon dont, en Occident, nous abordons ces questions, de Prométhée à Faust, en passant par Dédale ou le Golem. Mais de nos jours, ces mythes sont rarement lus pour eux-mêmes, dans les textes antiques, mais plutôt par réfraction au sein des œuvres de fiction, à commencer par la science-fiction.

Bien connu des adolescents, le jeu vidéo Deus ex : Human Revolution (2011) explore explicitement le questionnement transhumaniste. Le jeu raconte l’histoire d’Adam Jensen : victime d’un attentat perpétré au siège de Sarif Industries, il a vu la mort de près. Sa vie, il la doit à son employeur. Doté de nouveaux bras, de nouvelles jambes, d’un nouveau corps, il ne fait pas que survivre : il est désormais augmenté. Plus fort, plus rapide, plus résistant, le voilà certes ressuscité, mais aussi, désormais, la « chose » de Sarif, qui le lance à la poursuite des terroristes, des opposants radicaux au transhumanisme. La suite, Deus Ex : Human Divided, se déroule en 2029 : les humains augmentés sont traités en parias et exclus de la société, ils habitent dans des ghettos. Le monde est en proie à une guerre civile entre les espèces humaines.

Les concepteurs de Deus ex ont puisé dans une très riche tradition. En effet, la réflexion sur les transformations de l’espèce humaine est présente dans la science-fiction depuis ses débuts, qu’on les situe avec Mary Shelley, H.G. Wells ou Olaf Stapledon… Le cinéma s’en est saisi dès les années 1930, par exemple dans les multiples films sur Frankenstein, ou encore dans le Metropolis de Fritz Lang. À partir des années 1980, la thématique du post-humain s’impose largement, que l’on pense aux Videodrome et eXistenZ de David Cronenberg, au parcours cinématographique d’un acteur comme Arnold Schwarzenegger, à Matrix, Ghost in the Shell et tant d’autres. Recenser toutes les œuvres paraît bien impossible, comme proposer une analyse diachronique. Par contre, il semble possible de parcourir quelques thèmes de ces fictions.

Voici trois transhumains bien familiers : Bruce Wayne, Peter Parker et Tony Stark. En effet, dès votre plus tendre enfance, vous avez baigné dans le transhumanisme en vous imaginant voler d’immeubles en immeubles, pulvériser à coup de rayon un ennemi féroce ou filer dans une décapotable mauve. Vous allez me dire que je triche : ni Batman, ni Iron Man, ni Spiderman n’appartiennent à la réalité. Mais c’est aller un peu vite en besogne, car nombre de transhumanistes en chair et en os font remonter leur vocation à ces lectures de jeunesse, à ces superhéros qu’ils voient non comme des allégories d’aspiration profonde de l’humain, mais comme l’esquisse du futur de l’humanité. Ne pas prendre au sérieux cette part d’imaginaire reviendrait à ne pas comprendre ce qui se joue avec le transhumanisme et dans les projets industriels qu’il inspire.

Regardons nos trois superhéros. Bruce Wayne semble avoir tout de la vie parfaite : brillant, athlétique, talentueux, ce jeune milliardaire a bénéficié d’une parfaite éducation, tout lui réussit. Lorsqu’il devient Batman, il accroît encore ses pouvoirs, mais pour cela il doit s’appuyer sur une technologie sans cesse à améliorer, ce dont son entreprise se charge. Bref, Batman est un homme certes doté de moyens considérables, mais rien de plus : il peut tomber malade, vieillir et mourir. Et pourtant qui est-il vraiment : Bruce Wayne déguisé en Batman ou Batman déguisé en Bruce Wayne ? Alors qu’en général, le costume des superhéros leur permet de conserver leur anonymat, l’identité de Batman est plus trouble : il semble que « Bruce Wayne » soit devenu un masque, et Batman la réelle identité que le jeune Bruce s’est forgée lorsqu’il vit mourir ses parents. Si bien que, d’une certaine façon, le superhéros a pris la place de l’homme. Ou permis à l’homme de survivre, mais en superhéros, car sa propre fragilité lui était devenue insoutenable.

Iron Man et Spiderman constituent deux visages de la transhumanité. Le premier a développé ses capacités en fusionnant avec les technologies : il est devenu un cyborg à part entière, doté de ce cœur artificiel qui le rend surpuissant. Peter Parker incarne plutôt la transformation par les biotechnologies. Génétiquement modifié, il a comme absorbé les capacités spéciales des araignées. Il est assez remarquable que nos deux mutants doivent leur surhumanité à un accident. De même, ces superhéros imaginés par Stan Lee ont des failles intérieures profondes : Peter Parker est inadapté à la société moderne, allant d’échec en échec ; Tony Stark est alcoolique, tout comme son père, collectionnant les conquêtes féminines sans trouver de satisfaction. S’ils sont des superhéros, aucun d’entre eux n’est posthumain. Là encore, le masque de la puissance est trompeur et n’efface pas les fêlures.

Ces superhéros ne nous renseignent peut-être pas tant sur le futur de l’homme que sur ce qui conditionne la dynamique humaine : une étrange alliance entre puissance et fragilité.

À tout seigneur, tout honneur ! Il convient de partir de Mary Shelley et son célèbre Frankenstein, ou Le Prométhée moderne. La créature du docteur Frankenstein pose bien des fondements imaginaires avec lesquels nous nous débattons encore. D’abord, cet humain artificiel est recomposé à partir de morceaux de cadavres. L’approche de Mary Shelley est donc résolument matérialiste : l’homme est une machine, fait de pièces que l’on peut assembler. Ensuite, la créature est un homme supérieur, par la force, par l’endurance et peut-être bien par l’intelligence, si bien que Frankenstein redoute de lui donner une compagne : leur progéniture ne risque-t-elle pas de menacer les hommes ? En cela, Mary Shelley s’inscrit dans une tradition qui perdure jusqu’à nos jours : celle du Golem. Cet être d’argile sans parole ni libre arbitre, dont on trouve des traces dans la Bible ou le Talmud, aurait été créé par Rabbi Loew au XVIe siècle, à Prague. Les légendes multiples, puis les fictions, qui l’ont mis en scène lui ont donné des visages multiples, tantôt protecteur, tantôt menace. Le golem est le mythe à travers lequel l’Occident pense les êtres artificiels, des robots aux hommes fabriqués. La créature de Mary Shelley n’y échappe pas, car elle n’est pas seulement une menace, mais aussi un être moral, sensible, doué de raison, qui souffre d’être rejeté par la communauté humaine et d’être seul. On peut dire que la plupart des œuvres de science-fiction constituent comme des commentaires, des interprétations de Frankenstein.

Herbert George Wells, dans L’île du Docteur Moreau (1896), propose une version plus sombre. Moreau tente de fabriquer de l’humain à partir d’animaux en leur donnant par la chirurgie la main et la parole. L’humain, c’est la main et la parole, mais c’est surtout la Loi : ses créatures obéissent à « La Loi », un ensemble de règles leur interdisant les comportements primitifs et les remplaçant par une obéissance au « Maître » maquillée en discours humaniste : « Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » L’assassinat du docteur Moreau par l’Homme-Puma signe son échec, celui de la Loi sur la nature profonde.

Cette humanisation des animaux connaît une variante inversée avec le roman de Maurice Renard, Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908). Lerne décrit des greffes animales et en particulier l’échange de cerveaux entre humains et animaux, puis la greffe sur une machine (la voiture humaine). Le Docteur Lerne envisage aussi l’échange de cerveaux entre hommes et femmes, offrant une immortalité par « réincorporation ». Lerne, pour se venger de son neveu qui a séduit Emma, sa maîtresse, place son cerveau dans un corps de taureau et vice-versa… La question morale soulevée par Maurice Renard, qui y répond implicitement par la négative, est au fond une interrogation sadienne : si l’homme est une machine animale, peut-on tout se permettre ?

Avec Wells et Moreau, c’est le thème de l’hybridation, biologique puis mécanique, qui est posé. On le retrouve abordé régulièrement, il est même au centre d’une des œuvres majeures de la fin du XXe siècle.

Pilier de la science-fiction japonaise, le manga Ghost in the Shell de Masamune Shirow, a été adapté au cinéma par Mamuro Oshii en 1995. Cet animé a posé une marque indélébile sur toute une génération, de réalisateurs cyberpunks aux ingénieurs en I.A.. Ghost in the Shell décrit une société où cohabitent des humains augmentés, des cyborgs en quête de spiritualité et des I.A. en quête de corps. Ce qui distingue les robots des humains est précisément que ces derniers recèlent un « ghost ». Or cette frontière se trouble peu à peu, les êtres s’hybridant chaque fois un peu plus. Comme l’explique Oshii, « depuis toujours, que cela soit visible ou non, l’être humain vivait dans le désir de l’hybride. Auparavant il pouvait y avoir cette idée de fusion avec le religieux, être habité par la présence de Dieu, en être le vaisseau. Aujourd’hui le thème a été remplacé par celui du corps occupé par la technologie. Si l’on souhaite avancer dans la quête du beau, du pur, d’une alternative à la bassesse, ce thème de l’hybride technologique s’impose comme une voie à suivre. » Evidemment, l’hybridation pose déjà la question de l’évolution : l’intervention de l’homme dans le vivant peut modifier l’évolution, ce que craignait le docteur Frankenstein en refusant à sa créature d’avoir une descendance. Comment l’homme peut-il se rendre maître de l’évolution ? Avec quelles conséquences ?

La question est souvent posée dans un contexte catastrophiste : la survie de l’espèce est en jeu, et pour l’assurer il faut prolonger l’évolution darwinienne. Le roman de James Blish, Semailles humaines (1957), est l’un des plus remarquables sur ce thème. L’humanité doit quitter la terre, mais l’exploration des étoiles et la découverte de planètes où les conditions ambiantes sont très différentes de celles de la Terre, pose un problème : faut-il terraformer ces mondes ou bien adapter les humains à ces conditions très différentes de celles dans lesquelles ils ont évolué ? Un chercheur, partisan de l’homme adapté, prépare dans un laboratoire secret, sur la Lune, une génération adaptée aux conditions de Ganymède. Sa thèse est celle de la Panthropie, selon laquelle il est permis d’adapter l’homme tant que son essence psychique n’en est pas modifiée. Sa réussite est d’abord considérée comme un crime, à la suite d’un débat sur la dimension éthique de la théorie. Mais faut-il détruire les humains adaptés, produits de ce crime ? Ils se sauvent de la Lune vers Ganymède qui leur apparaît comme un Paradis. On assiste alors à une institutionnalisation progressive de la Panthropie dont plusieurs exemples sont donnés par J. Blish. Ils se heurtent parfois à un racisme à l’encontre des « adaptés » de la part des « types de base », devenus des minorités dans la Galaxie.

Les perspectives de Greg Bear sont similaires. Dans le cycle de l’Hexamone qui comprend aujourd’hui trois titres, Eon, Eternité et Héritage, l’écrivain américain Greg Bear décrit une société où la génétique et l’informatique se sont rejointes au point de fusionner. La procréation passe par le choix délibéré de gènes éventuellement empruntés à plus de deux personnes. L’embryon est développé par ectogenèse et l’enfant éduqué par des Machines et par tel ou tel de ses « parents ». L’humain est synthétique, produit d’une combinatoire de traits humains. Dans La musique du sang, Greg Bear, publié en 1983, propose une vision à la fois idéale et cauchemardesque de « l’amélioration » de l’être humain. Vergil Ulam, un jeune généticien talentueux, travaille, à l’insu du laboratoire qui l’emploie, sur un projet de micro-ordinateurs biologiques de la taille d’une cellule humaine. Lorsque l’existence de son projet est découverte, Vergil Ulam est licencié, et s’injecte ses cellules de test pour pouvoir les sortir discrètement du laboratoire. Dans les semaines qui suivent, sa myopie disparaît, il se sent plus fort, plus vif, au fur et à mesure que ses créations remplacent les cellules de son corps. Mais quand elles commencent à se transmettre à d’autres, à une vitesse exponentielle, c’est la nature même de l’humanité qui se retrouve menacée… Greg Bear fait d’ailleurs partie des auteurs de science-fiction qui ont fréquenté les réseaux transhumanistes dans les années 1990, comme Vernor Vinge, Cory Doctorow ou encore Damien Broderick.

Ce questionnement a souvent conduit à l’élaboration de dystopies, très critiques contre l’idée de « ruche humaine » que ces perspectives spécistes supposent. Dans Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley décrit un homme idéalement socialisé par la biologie. Mais la situation paradoxale du Sauvage, sorte de témoin atavique du passé qui décrit ce monde, fait ressortir l’amputation d’une part de l’humain : l’humain n’est pas réductible à son efficacité sociale. Frank Herbert, l’auteur de Dune, imagine dans La Ruche d’Hellstrom (1973) une secte européenne qui a entrepris à partir du XVIIe siècle de transformer l’homme en insecte afin d’assurer la survie de l’espèce contre tout cataclysme. L’individu n’est rien. La survie de la ruche l’emporte sur toute autre considération. Au XIXe siècle, la secte a émigré aux Etats-Unis et s’enterre littéralement. Bien que collectivité inhumaine, la ruche n’en a pas moins conservé l’intelligence humaine. Le roman d’Herbert confronte deux points de vue : celui de l’intérieur où la ruche est une utopie réussie ; celui du témoin externe pour qui il s’agit d’une monstruosité.

Ces quelques exemples montrent que le transhumanisme au sens large offre plusieurs visages. Il peut constituer une interrogation sur le futur de l’homme, mais aussi sur son présent : la science-fiction innove peu, se contentant d’extrapoler les effets de quelques technologies potentielles pour décrire les forces à l’œuvre dans notre temps.

Le transhumanisme en séries 

Les séries TV se sont emparées des thématiques transhumanistes à de nombreuses reprises. Aucune question n’a été éludée : l’immortalité (Altered carbon, Ad vitam, Transferts), les manipulations génétiques (Orphan Black, Dark Angel), l’homme augmenté par ses prothèses (L’homme qui valait 3 milliards, Almost Human), l’intelligence artificielle autonome (Person of interest), le remplacement de l’homme par une nouvelle espèce (Battlestar Galactica, Real humans, Westworld). Dans Real Humans nous sommes en Suède, une Suède très proche de notre temps – ce qui fait la force de la série, d’ailleurs –, si ce n’est un élément qui perturbe l’ensemble : des robots humanoïdes – appelés « hubot » – assistent dans leurs tâches quotidiennes les habitants, somme toute paisibles, de cette démocratie nordique. Ces hubots sont des produits suffisamment peu onéreux pour que les classes moyennes puissent en acquérir un, plus ou moins perfectionné. Ces robots semblent réaliser le rêve de l’État providence : laisser aux hommes les activités les plus stimulantes. Des hubots pour pallier la crise du modèle social suédois… Car telle est l’idée d’origine du développement de ces hubots : ils viennent combler les lacunes de l’État providence. Ainsi des hubots assurent les travaux domestiques et permettre aux hommes et aux femmes d’exercer une activité salariée. Ces hubots sont garde-malade, nourrice, secrétaires, manutentionnaires, aide-ménager, manœuvre, sex-toys… Au fond, ces hubots matérialisent sous une forme humanoïde bien des machines qui existent déjà et co-habitent avec nous sans que nous en ayons toujours conscience. Cette approche permet de poser crûment les enjeux psychologiques, sociaux et politiques de cette coexistence des humains et des machines.

La série interroge deux choses : d’une part la façon dont les humains habitent le monde qu’ils ont créé avec leurs machines ; d’autre part la façon dont les humains se définissent. Les différents personnages découvrent peu à peu qu’ils ne peuvent pas vivre avec les hubots comme s’ils étaient des objets. Leur aspect humanoïde rend difficilement supportables toutes les formes d’objectivation : frapper, insulter, agresser, donner des ordres sans marques de politesse, être indifférent, etc. Ces questions surgissent d’autant plus fortement que ces hubots, selon une législation qui reprend les fameuses lois de robotique d’Azimov, sont programmés pour ne pas être agressifs envers les humains et que leurs constructeurs ont incorporé une option « always smiling »… Impassibles, mais porteurs d’un visage, peut-on faire d’eux des objets ? Ce qui amène à la seconde question : dans ce cas, les hubots sont-ils des êtres qui ont des droits équivalents à ceux des humains ou non ?

Mais Real humans est aussi une réflexion sur les humains. Ces hubots deviennent peu à peu des humains augmentés : ils sont à l’origine programmés pour exercer en mieux certaines fonctions, mais ils sont peu à peu « débridés » par des re-programmeurs qui élargissent leurs capacités. La série décrit d’ailleurs de façon très plausible ces pratiques : elles sont illégales, assurées par des hackers qui bricolent les hubots dans des garages installés en périphérie des villes, et les demandes portent essentiellement sur des programmes à finalité sexuelle. Mais ces augmentations ont pour conséquence de donner aux hubots une conscience d’eux-mêmes, comme si à partir d’un certain seuil technologique le sujet devait apparaître. L’augmentation de ces machines a pour conséquence de rendre poreuse la frontière entre la machine et l’humain, de creuser l’indistinction entre l’homme et ses créations. De façon significative, les hubots se connectent via des ports USB pour télécharger leur « esprit », à l’image du transhumain. En fait, les hubots de Real humans fascinent parce qu’ils incarnent non des machines, mais les hommes du transhumanisme.

Les relations entre le transhumanisme et la science-fiction sont multiples. Par bien des aspects, la science-fiction constitue une ressource infinie dans laquelle les transhumanistes viennent puiser leur inspiration. Lorsque les théoriciens du mouvement transhumaniste actuel reviennent sur leur vocation, ils évoquent le rôle joué par les romans, les séries TV et les comics de science-fiction. Parmi les références, on trouve souvent Robert Heinlein, Isaac Azimov, Arthur C. Clarke… Le parcours de Robert Ettinger, importante figure du transhumanisme contemporain, est emblématique : adolescent, il est un grand lecteur de la publication d’Hugo Gernsback, Amazing Stories, le principal magazine de science-fiction dirigé par l’inventeur du genre. Il est notamment fasciné par une nouvelle de Neil R. Jones, « The Jameson Satellite », publiée en juillet 1931 : elle raconte l’histoire du professeur Jameson qui envoie son corps en orbite où il est préservé indéfiniment, car, croit-il, la température est proche du zéro absolu. Des millions d’années plus tard, alors que l’humanité a été remplacée par une race d’hommes hybrides composés d’un cerveau organique et d’un corps mécanique, il est réveillé et son cerveau est placé dans ces corps augmentés. Ettinger est fasciné par cette idée et décide de mener des études scientifiques afin de se donner les moyens de la mettre en œuvre. De là naîtra le mouvement cryonique.

Si le transhumanisme hérite de la science-fiction, il opère un inventaire dans cet héritage. Le transhumanisme penche pour la science-fiction technophile, celle d’Hugo Gernsback qui forge le terme en 1929 pour caractériser les histoires qu’il édite dans ses magazines Amazing stories et Science Wonder Stories : elles décrivent avec enthousiasme l’homme transcendé par les progrès technologiques, l’essor d’une élite surhumaine pour laquelle tout est possible. Il s’agit d’une technophilie sur fond d’utilitarisme et de libéralisme, avec un optimisme très américain. Les héritiers de ce courant – A.C. Clarke, Isaac Asimov, Robert Heinlein – sont ceux dont les noms reviennent le plus dans la littérature transhumaniste. Le transhumanisme y a puisé une certaine vision et appréhension de la technique qui se développe hors-sol, ou plutôt qui constitue le sol même de l’humanité. La science-fiction dont se nourrit le transhumanisme a une autre caractéristique : elle spécule sur le potentiel des technologies présentes. En cela, il est très proche d’un courant qui a profondément renouvelé le genre : le courant cyberpunk. Littératures cyberpunk et transhumanistes sont d’ailleurs toutes deux nées dans les années 1980. Elles partagent le même intérêt pour les mutations technologiques en cours, cherchant à déployer ce que le romancier Bruce Sterling appelait, dans un texte fondateur du mouvement cyberpunk, « l’évocation cohérente d’un futur crédible ». Cyberpunk et transhumanistes décrivent la même hybridation entre l’homme et la machine, les mêmes transformations de la psyché humaine et la même métamorphose des corps.

Le transhumain n’est pas affaire de quelques penseurs singuliers de Californie, loin de là ! C’est une question qui fait pleinement partie de notre culture, et depuis plusieurs siècles, même si le mot n’existait pas, ou s’il peut sembler inadéquat. Il ne faut toutefois pas voir dans ces œuvres de fiction ou de philosophie une sorte de proto-transhumanisme. Elles expriment des questionnements, des aspirations, des rêves qui sont communs à toute société humaine. Elles montrent que les réflexions et interrogations défendues par les transhumanistes ne sont pas étrangères ou minoritaires, mais bien au contraire qu’elles sont partagées par beaucoup. Seulement, le propre des transhumanistes contemporains est d’avoir fait de ces interrogations des thèses, de ce questionnement un mouvement et du transhumanisme une pensée qui cherche à se structurer depuis la fin du XXe siècle.

IV. Histoire du mouvement

Le transhumanisme est devenu un mouvement de pensée, avec des théoriciens et des militants, à partir de la fin du XXe siècle, en Californie. Son apparition sur le sol américain s’explique par un contexte favorable, que des pionniers du mouvement ont su mettre à profit : ces penseurs autodidactes, singuliers, ont posé les bases d’une vision du monde qui a été ensuite formalisée au sein d’un mouvement à l’histoire agitée.

A. Les pionniers du mouvement transhumaniste

Il y a encore trente ans, le mot « transhumanisme » n’était connu que de quelques étudiants de F. M. Esfandiary, alias FM-2030, un « futurologue » qui assurait des cours à l’Université de Californie, Los Angeles… Ce mot est à présent mondialement diffusé, porteur d’une vision de l’homme âprement discutée. Le transhumanisme suscite de multiples débats, mobilise des séminaires universitaires, des rapports officiels commandés par des États sont consacrés aux thématiques qu’il développe. Le transhumanisme n’est plus seulement un de ces courants de pensée dont raffole la Californie, ou plutôt il est de ceux qui ont diffusé leur vocabulaire, leurs questions et leur vision du monde bien au-delà du Golden State.

Le transhumanisme doit cette réussite au mouvement qui le porte. Traversé par de multiples tendances, il mérite sans doute d’être conjugué au pluriel. Une cartographie des sensibilités transhumanistes peut être établie avec des coordonnées à la fois politiques et métaphysiques. Sur l’axe politique, les transhumanistes se situent sur divers gradients du libéralisme, avec des racines libertariennes prononcées. Sur l’axe métaphysique, certains sont dans l’attente d’une nouvelle ère, la Singularité, d’autres aspirent à une progression par étape, sans renoncer toutefois à l’idée d’une rupture anthropologique. La fédération transhumaniste Humanity+ propose une version mainstream autour d’une charte commune : la Déclaration transhumaniste. Mais cette fédération n’est pas le seul porte-parole du transhumanisme et n’incarne pas non plus la structure la plus dynamique du mouvement. Ce dynamisme s’exprime ailleurs, dans des think tanks comme la Singularity University en Californie ou le Future of Humanity Institute, pôle de recherche de l’Université d’Oxford, ou encore à travers des figures indépendantes, comme Ray Kurzweil ou Peter Thiel, qui se revendiquent du transhumanisme. Mais ce caractère divers et éclaté du mouvement transhumaniste actuel ne doit pas faire oublier l’histoire de ce mouvement qui dessine une trajectoire cohérente.

La Californie, creuset du mouvement transhumaniste

Le mouvement transhumaniste est né à la fin des années 1980, en Californie, sous l’impulsion de Max More. Cette origine californienne n’est pas anodine. En effet, le Golden State a été le creuset du transhumanisme, un creuset constitué de strates plus ou moins anciennes.

La plus profonde est l’utopisme technologique qui s’est développé depuis la seconde moitié du XIXe siècle américain. Pour cette tradition, la technologie est le vecteur de l’utopie, par lequel s’opèrent les transformations sociales et mentales : le progrès technologique s’accélère au point d’atteindre une vitesse de libération qui arrache l’homme à sa condition terrestre. Cette sensibilité, que l’on rencontre aussi en Europe, trouve aux États-Unis un terreau religieux favorable à son développement. En effet, le christianisme américain a connu un mouvement de renouveau important, le Second Great Awakening (1795-1810). Ce Réveil, notamment porté par les Églises évangéliques ou l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (mormons), propose une vision résolument optimiste de l’homme et de son action, cultive un millénarisme progressiste (et passablement nationaliste). Les grands prédicateurs de ce Réveil, comme Francis Asbury ou Charles Finney, défendent un puritanisme volontariste : les croyants sont appelés à prendre le contrôle de leur corps, par une diététique ou des techniques de santé physique, pour atteindre une forme de perfection. Cette conception salvifique de la technologie s’accompagne d’une nouvelle approche de la mort. Alors que la tradition puritaine avait fait de la mort imprévisible la manifestation de l’action divine dans le monde, le Second Réveil voit dans la longue vie un signe d’élection. Celui qui vit longtemps a été capable de sobriété, de tempérance, d’un usage rationnel de l’action humaine, renouant avec la durée de vie des antiques figures bibliques comme Mathusalem… Le mouvement du « christianisme musculaire », né en Angleterre et diffusé aux États-Unis à partir des années 1850, prend le relais du Second Réveil, notamment à travers de puissantes associations, comme la célèbre YMCA, qui fait la promotion de la pratique sportive de plein air : un bon chrétien cultive un corps sain… On pourrait multiplier les exemples de cette sensibilité gnostique de la religiosité américaine, qui valorise particulièrement les techniques transformatrices du corps.

À ce fond culturel ancien se rajoutent des strates plus récentes. La contre-culture américaine des années 1960-1970 a profondément transformé cet utopisme technologique, lui donnant une dimension psychologique et individuelle. En effet, la mouvance contre-culturelle a deux faces : d’une part la Nouvelle Gauche, liée au mouvement des droits ; d’autre part une tendance plus apolitique, tournant le dos à l’action politique et misant sur le développement personnel. Elle apparaît au grand jour avec le large mouvement communaliste qui fait fleurir à partir de 1968 et 1969 des communautés dans tout le territoire américain. Leurs membres sont avides de techniques individuelles, pouvant transformer corps et esprit.

Cette aspiration a une dimension psychologique, comme en témoigne le mouvement du potentiel humain dont le fondateur, Abraham Maslow, nous l’avons vu, a hésité à utiliser le mot « transhumanisme ». L’Institut Esalen a été un des principaux foyers du « Mouvement pour le potentiel humain », alliant médecines traditionnelles et technologie individuelle, cultivant une conception holistique de la santé, cherchant une conscience permanente du corps, y compris par les moyens de la télématique, ce que nous appellerions aujourd’hui la santé connectée.

Tout comme le premier âge du techno-utopisme américain, la contre-culture technophile s’enracine dans un réveil religieux, le Quatrième Grand Réveil des années 1960-1980. Ce réveil religieux est protéiforme, baroque, très sensible à la dimension technologique et scientifique. Si le New Age en est la formulation la plus élaborée, la fascination pour le cyberespace en manifeste la religiosité diffuse. Bien des projets technologiques de ces décennies sont habités d’une forte aspiration religieuse. Sensibilité technophile, questionnement écologique, aspiration à une auto-transcendance caractérisent cette fièvre religieuse qui constitue une composante majeure de ce creuset californien dans lequel a mûri le mouvement transhumaniste.

– L’utopie technophile de la contre-culture américaine

 « Il me plaît à imaginer (il en sera ainsi) une écologie cybernétique où nous sommes tous libres de tout travail réunis à la nature, mêlés aux mammifères nos frères et sœurs et sous la haute surveillance de machines pleines d’amour et de grâce. »

Nous sommes dans le quartier hippie de Haight-Ashbury, à San Francisco, en plein été 1967. Richard Brautigan distribue ce poème aux piétons, à peine surpris par cet activisme par la parole qui appelle, comme tant d’autres, à changer la vie, à nourrir des utopies. Vu de France, le mouvement hippie est associé à des jeunes gens à la sensibilité écologique, appelant à se libérer des contraintes sociales et à revenir à la nature. Cette vision rousseauiste est résumée par le slogan « Peace and love ». Mais le poème de Richard Brautigan révèle une autre facette, moins connue, mais tout aussi décisive : cette jeunesse était passionnément technophile, rêvant de « machines pleines d’amour et de grâce ». Ce poème de Robert Brautigan offre comme une synthèse de la plupart des utopies technologiques qui se développent depuis le dernier tiers du XXe siècle : créer une harmonie entre les humains et les non-humains sous la protection tutélaire d’une intelligence supérieure ; permettre une communion des esprits sans intermédiaire ; pacifier le monde par la circulation libre de l’information, qu’elle soit de nature symbolique, électronique ou biologique ; voir apparaître une société sans travail par la vertu des machines. Ces utopies, portées par le mouvement transhumaniste, ont aussi été celles d’une large partie de la contre-culture américaine. Son esprit est parfaitement incarné dans le Whole Earth Catalog édité par Stewart Brand : cette publication répertorie toutes ces technologies utiles pour les communautés hippies, des drogues psychédéliques aux techniques de filtrage d’eau, du dôme géodésique aux expériences des kibboutz, de la description d’une calculatrice HP au mode d’emploi d’une scie circulaire, etc. De façon paradoxale, cette génération qui a rejeté la guerre du Vietnam comme la fille de la technologie aveugle se fait l’héritière de l’euphorie technologique et de l’imaginaire cybernétique développés dans les laboratoires du complexe militaro-industriel américain. Les adeptes de ce courant sont tous lecteurs de Marshall McLuhan, Gregory Bateson, Norbert Wiener et Buckminster-Fuller. Certains d’entre eux participent à la construction de l’informatique personnalisée et du monde numérique alors en gestation. Encore une décennie et ils seront abonnés au WELL, créé en 1985 par Kevin Kelly, Howard Rheingold, Esther Dyson, J. P. Barlow, version en ligne du Whole Earth Catalog, ils liront Mondo 2000 de Queen Mu et R.U. Sirius, participeront à partir de 1986 au Burning man festival où aujourd’hui Google aime recruter ses ingénieurs, imagineront les cryptomonnaies, etc. Et certains se retrouveront impliqués dans l’émergence du mouvement transhumaniste.

Les pères fondateurs

Ce mouvement s’est construit en développant les intuitions de quelques pionniersqui, au cours des années 1960 et 1970, ont proposé une conception originale de l’homme et de sa destinée. Ces pionniers s’appellent Robert Ettinger, fondateur du mouvement cryonique, et Fereindoun Esfandiary, alias FM-2030, futurologue enseignant à l’Université de Californie (Los Angeles). Ettinger et Esfandiary sont ceux qui ont apporté les bases théoriques et produit les premiers écrits fédérateurs. Tous deux considèrent que l’humanité, arrivée à un tournant majeur de son histoire, va se dépasser dans une forme supérieure grâce aux transformations biotechnologiques au premier rang desquelles ils placent la cryonie, cette congélation du corps après la mort dans l’attente d’une réanimation future. Il ne faut pas envisager la cryonie comme un simple moyen technique, mais comme un pari existentiel qui engage toute une conception de l’homme, pari dans lequel se retrouve l’ensemble des transhumanistes.

Aussi, pour trouver une figure fondatrice du transhumanisme contemporain, ce n’est sans doute pas du côté de Julian Huxley ou de Condorcet qu’il faut se tourner, mais plutôt vers le fondateur du mouvement cryonique, Robert Ettinger. Les liens entre le transhumanisme et le mouvement cryonique sont étroits dès le début, car Extropy, la première tentative de structurer le transhumanisme en mouvement, s’est littéralement coulée dans des structures militantes cryonistes, reprenant leurs bureaux, réseaux et manifestations. Ces liens ne se sont pas démentis, nombre de responsables transhumanistes ayant souscrit un contrat de cryoconservation auprès de la société Alcor Life Extension Foundation, qui est d’ailleurs dirigée depuis 2011 par Max More, le créateur d’Extropy. On trouve parmi eux des transhumanistes de sensibilités différentes : des « Californiens » comme F. M. Esfandiary, Max More, Eric Drexler, Peter Thiel ou Ray Kurzweil ; des « Oxfordiens » comme Nick Bostrom ou Anders Sandberg. Aussi est-il logique que Robert Ettinger apparaisse dans tous les récits officiels du transhumanisme non seulement comme référence, mais comme figure fondatrice et inspiratrice.

Ettinger a développé ses idées dans deux essais, The prospect of Immortality (1964) et Man Into Superman (1972). Le premier explique que nous sommes aux portes de la cryonie, qu’il faut en faire une cause nationale : « La plupart d’entre nous, qui vivons et respirons actuellement, avons une chance sérieuse de survie physique après la mort – une possibilité scientifique de ‘‘revie’’ et de rajeunissement de nos corps congelés. Cette perspective représente la plus grande promesse (et sans doute le plus grave problème) de toute l’Histoire, sans excepter celle de l’énergie nucléaire. » Le livre, traduit en plusieurs langues, a stimulé la création des deux premières associations cryoniques, Alcor Life Extension Foundation en 1972 et Cryonics Institute en 1976, qui sont toujours en activité. Ettinger a su faire de son idée un mouvement, cultivant un état d’esprit de type communautaire (on parle de cryonics community) rappelant le mouvement crématiste du XIXe siècle. Ettinger est à l’origine de pratiques technologiques hors cadre institutionnel, entièrement privées, appliquées sur leur propre corps et celui de leurs proches : les cryonistes sont les premiers biohackers. D’ailleurs, la plupart étant issus de la classe moyenne, il fallait donc « bricoler » les solutions les moins coûteuses possibles. Ainsi Robert Ettinger a-t-il posé bien des éléments du transhumanisme contemporain, dans ses perspectives pratiques comme ses fondements théoriques.

L’autre père fondateur du transhumanisme est l’essayiste F. M. Esfandiary qui, en 1972, prend officiellement le nom de FM-2030 : ce changement de nom constitue à la fois une rupture symbolique avec l’ancien monde et une référence à l’année 2030 qui, selon lui, verra l’avènement d’une nouvelle espèce humaine.

Ce fils de diplomate iranien commence à développer ses thèses futuristes pendant les années 60 dans des écrits de science-fiction. À la New School for Social Research, université d’avant-garde de New York, il délivre des cours de futurologie, très en vogue alors : les « futures studies » – ou « futurology » ou « emerging technologies » – entrent alors dans le champ académique, notamment sous l’impulsion d’agences gouvernementales soucieuses de penser l’horizon des années 2000. Dans ces cours, FM-2030 spécule sur la fin de la famille, des États, la mise en relation de toute l’humanité ou la colonisation spatiale. Il développe l’idée d’« enhancement » avant que le mot n’apparaisse : il entend « désanimaliser » l’humain, remplacer les « organes animaux par des implants insensibles à la douleur qui ne seront plus faits de chair. Toutes les parties qui facilitent une évolution rapide, on les garde. On peut se passer du reste. » C’est là qu’il crée un groupe de futuristes, les up-winger’s, dont il publie le manifeste en 1973, veut dépasser l’opposition gauche-droite par le haut. L’Upwingers Manifesto décrit un « transitional human », une personne qui, par son usage de la technologie, ses valeurs et son style de vie, constitue un chaînon vers l’avènement de la « posthumanité ».

À partir du milieu des années 1970, FM-2030 voyage souvent en Californie, où il enseigne à l’UCLA, élargissant rapidement son audience : en 1979, il s’installe à Los Angeles, devenant consultant pour des entreprises comme la société aéronautique Lookheed, la NASA ou la police de L.A… FM-2030 se rapproche notamment de Timotey Leary, qui développe alors le projet SMI2LE (Space Migration ; I2 = doubling human Intelligence ; Life Extension). Ils partagent l’idée que la technologie permet l’épanouissement de soi, cherchant à élaborer une psychologie adéquate. Tous deux rêvent d’un dépassement du capitalisme et du socialisme, de la disparition de l’argent et du travail, d’une démocratie directe permise par l’informatique.

Au début des années 1980 commence ainsi à se constituer le premier réseau de transhumanistes, notamment autour de l’université de Californie à Los Angeles qui abrite nombre de ces up-wingers. Tous férus de science-fiction, de cryogénisation, de colonisation spatiale, d’extensions de la vie, ils participent à la contre-culture californienne, celle qui mêle à la fois la recherche technologique et la libération sexuelle, incarnée par Timothy Leary et la revue Wired, creuset culturel de l’actuelle Silicon Valley, mais sans en adopter la dimension mystique, avec une sensibilité plus rationaliste. Dans ce milieu, le groupe L5, qui milite pour la colonisation spatiale, a joué un rôle important, avec Eric Drexler, Esther Dyson, John Spencer, fondateur de la Space tourism Society, ou encore Natasha Vita-More. Les bureaux de l’Alcor Life Extension Foundation, association cryonique, sont aussi un lieu de ralliement de ces premiers transhumanistes.

C’est d’ailleurs pour rejoindre le mouvement cryonique que le jeune Max O’Connor a traversé l’Atlantique : son impulsion est décisive pour permettre l’émergence d’un mouvement sur la base des intuitions développées depuis deux décennies par Robert Ettinger et FM-2030.

La Californie a constitué un creuset favorable à l’élaboration du mouvement transhumaniste, car elle développe une culture technophile depuis le XIXe siècle. Cette culture, d’abord formée dans le cadre religieux institutionnel, s’est sécularisée : elle est à présent plus volatile, plus dispersée, plus diverse. Le moment de la contre-culture a été un tournant majeur de cette élaboration. Deux pionniers, Robert Ettinger et FM-2030, ont posé les bases du mouvement transhumaniste en définissant ses principales orientations.

B. De l’avant-garde extropienne à la World Transhumanist Association

Jusqu’en 1988, le transhumanisme est une idée, une vision de l’homme et du futur, une sensibilité, que seuls les tracts de FM-2030 ont essayé de formaliser. C’est à un jeune britannique, Max More, que revient la paternité du mouvement transhumaniste : il a élaboré une théorie, l’a diffusée ; il a créé un groupe, qui s’est étoffé et élargi, structuré au fil des années. Ce groupe s’appelle Extropy : le mot signifie qu’il entend lutter contre l’entropie qui menace l’homme de disparition. Extropy constitue une avant-garde du mouvement transhumaniste : plus radical, comme toutes les avant-gardes, il a ouvert une brèche dans laquelle d’autres se sont engouffrés.

Max O’Connor a en effet créé le premier mouvement transhumaniste organisé : Extropy.

Aujourd’hui, l’influence de ses principaux animateurs comme de ses orientations très marquées par le libertarisme s’est en partie estompée au sein du transhumanisme. Pourtant, Extropy garde son rôle fondateur, car c’est bien souvent par rapport aux positions extropiennes que les transhumanistes se définissent encore. Extropy n’a pas été un moment d’égarement libertarien du transhumanisme contemporain : il en a été l’avant-garde, forgeant un vocabulaire et surtout dessinant une véritable weltanschauung qui est la marque du transhumanisme.

Dans les années 1980, Max O’Connor fait des études de philosophie à Oxford, mais il aspire à trouver un lieu plus propice à ses rêves d’augmentation technologique. Son diplôme en poche, il s’envole pour la Californie où il prend contact avec le milieu cryonique dont il mobilise les ressources pour lancer en 1988 le mouvement Extropy. L’engagement extropien passe souvent en adoptant un nom très symbolique, expression du désir de transformation de soi : Max O’Connor devient Max More, Nanci Clarke se change en Natasha Vita-More ou Tom Bell en Tom O. Morrow… Extropy est d’abord un magazine à petit tirage qui spécule sur les technologies dans un esprit utopiste, comme nombre de publications de la cyberculture californienne. Mais Extropy s’en distingue par le sérieux de son ton, par la volonté de Max More de proposer une pensée articulée et cohérente. Il s’intéresse à l’intelligence artificielle aux nanotechnologies, en passant par le mind uploading, la robotique, la mémétique, l’exploration spatiale, etc., obtenant la signature de spécialiste comme Roy Walford (apôtre de la restriction calorique, membre de l’équipe de Biosphère 2) ou Hans Moravec (roboticien de l’université Carnegie-Mellon).

En 1992, Max More fonde l’Extropy Institute, seconde étape dans l’organisation du mouvement. Il récupère en fait une structure du mouvement cryonique, the Lake Tahoe Life extension Festival, créé par Fred et Linda Chamberlain, cofondateurs d’Alcor en 1972. L’Extropy Institute répond à un double objectif : fédérer les transhumanistes et créer un espace de réflexion collective. Le mouvement commence à être connu, un premier article paraît en janvier 1993 dans la revue Wired, la bible des technophiles de la côte ouest, dont le titre résume bien l’esprit extropien : « Neo-Futurists of the World Unite ! »Mais l’expansion du mouvement est surtout due au lancement de la première liste de diffusion extropienne dès 1991. En fonction pendant une dizaine d’années, elle a rassemblé plusieurs centaines de membres, permettant la constitution de groupes locaux. Ces listes de diffusion non seulement ont permis le rayonnement des thématiques transhumanistes à travers le monde, mais aussi la constitution de courants au sein du transhumanisme, car elles fonctionnaient comme des forums.

L’Institut organise bientôt un premier congrès en 1994, appelé Extro, avec comme orateurs de marque Hans Moravec, le physicien et « inventeur des nanotechnologies » Eric Drexler, Marvin Minsky (chercheur en I.A. au MIT), Greg Bear et Vernor Vinge (tous deux célèbres romanciers de science-fiction) ou Bill Joy (créateur du langage java et essayiste réputé). À partir de 1999, les participants de ces congrès Extro dépassent significativement le cercle propre des extropiens.

Max More a fait d’une mouvance un mouvement structuré, y apportant ses éléments propres : un attachement privilégié au mouvement cryonique et un enracinement dans la pensée libertarienne. Il entend donner au transhumanisme une structure idéologique, rédigeant plusieurs versions des « Principes extropiens », expression des « valeurs et attitudes communes des extropiens », une des premières chartes d’un mouvement qui en a fait sa principale forme de communication.

Les articles de Max More pour Extropy jouent un rôle fondateur pour le mouvement transhumaniste. Il puise dans les écrits de Robert Ettinger et FM-2030, introduit aussi des conceptions libertariennes empruntées à Milton Friedman et surtout Ayn Rand. Le premier pilier de l’éthique extropienne est l’aspiration à une transformation globale de l’individu. Pour le formuler, Max More mobilise le vocabulaire du mouvement du Potentiel Humain d’Abraham Maslow (« auto-actualisation »), dont l’Extropy propose une version plus technologique et plus rationaliste. More fusionne tout cela avec l’éthique libertarienne, empruntant à Ayn Rand les thèmes de « Self-Direction » et de « Rational Thinking », reprenant bien des éléments exposés dans le roman Atlas Shrugged d’Ayn Rand, très populaire aux États-Unis, ou encore dans les livres du psychothérapeute Nathaniel Branden, proche d’Ayn Rand. Le transhumanisme de Max More est tout à la fois une philosophie, une psychologie, une éthique, une méthode de développement personnel.

Il serait toutefois inexact de n’évoquer que la figure de Max More. Lorsqu’on étudie la composition des membres d’Extropy, on s’aperçoit qu’il est la fusion de deux réseaux : celui de Max More et celui d’Eric Drexler. Ce dernier est un physicien du MIT bien connu pour avoir lancé une bombe éditoriale en 1986 en publiant Engins de création. Drexler y décrit une technologie qui n’existe pas encore, les nanotechnologies, comme une rupture majeure dans l’histoire : en effet, l’homme sera capable de tout construire avec des briques élémentaires à l’échelle nanométrique. Il n’y aura ainsi plus de problème de ressources et, surtout, l’homme pourra transformer son corps à volonté. Le livre, au ton volontiers prophétique, suscite une polémique mondiale qui a joué un rôle important dans la construction, à partir de 2002, d’un programme gouvernemental pour développer le secteur des nanotechnologies. Drexler est donc une figure très différente de Max More. Il a peu participé directement aux activités d’Extropy, sinon aux congrès du mouvement qu’il fréquente régulièrement. Par contre, nombre de ses proches amis, investis dans la promotion de sa conception des nanotechnologies, font partie du réseau extropien.

Le mouvement extropien disparaît avec la fermeture de l’Extropy Institute en 2006, d’une part du fait de l’endettement de l’association, d’autre part parce que depuis 1998 un autre mouvement a été créé par Nick Bostrom : la World Transhumanist Association (WTA). Cette fédération entend rassembler les groupes transhumanistes locaux qui se sont constitués, en Europe et aux États-Unis, depuis une dizaine d’années. Max More se retire de la WTA, devenant alors le président d’Alcor, considérant que le moment extropien avait rempli sa mission en imposant les thématiques transhumanistes. Les héritages d’Extropy sont nombreux au sein du mouvement transhumaniste, comme la Singularité, le rêve spatial d’Elon Musk, les projets immortalistes de Google, l’idée de Peter Thiel de créer une île artificielle dans les eaux internationales…

Ayn Rand, prophète du libertarianisme 

Libertarien : (étymologie) de l'anglais (USA) libertarian qui est la traduction du français libertaire, lui-même issu du latin liber (libre).

Le libertarianisme (que l’on appelle aussi libertarisme, dont il existe une version plus à gauche et libertaire, hostile à l’économie de marché), est une philosophie politique pour laquelle une société juste est une société dont les institutions respectent et protègent la liberté de chaque individu d’exercer son plein droit de propriété sur lui-même. Forme radicale de libéralisme, elle conçoit la liberté comme la valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges économiques et du système politique. Les libertariens se fondent sur le principe de non-agression qui affirme que nul ne peut prendre l’initiative de la force physique contre un individu, sa personne, sa liberté ou sa propriété : ils sont donc favorables à une réduction de l’Etat au minimum et font de la liberté individuelle la valeur suprême. Ils se distinguent en cela des libéraux.

Dans la famille libertarienne, Ayn Rand occupe une place singulière. Cette philosophe et romancière américaine a émigré depuis la Russie après la Révolution communiste. Elle a développé une philosophie rationaliste, à laquelle elle a donné le nom d’« objectivisme ». Mais plus que ses écrits philosophiques, tel La Vertu d’égoïsme, ce sont ses romans qui ont assuré la diffusion de sa pensée, notamment La Grève (Atlas Shrugged) ou La Source vive (The Fountainhead) qui sont depuis longtemps parmi les plus vendus aux États-Unis. Son capitalisme individualiste, sa défense du rôle de l’entrepreneur et de l’ingénieur comme pivots de la société, sa promotion de l’« égoïsme rationnel » comme valeur commune, ainsi que son anticommunisme radical, ont séduit de nombreuses personnalités comme le président Ronald Reagan ou l’un des cofondateurs de Wikipédia, Jimmy Wales. La Grève raconte une dystopie : lassés d’être exploités par une société parasite, les ingénieurs se retirent de la société. Tel est le premier thème qui a frappé Max More : l’exploitation des esprits créateurs. La Grève est un plaidoyer de l’accomplissement individuel en face de l’exploitation par des incompétents qui utilisent l’Etat pour arriver à leurs fins. L’autre thème est l’exaltation du progrès technique et la dénonciation du « principe de précaution ».

Le moment où le mouvement extropien connaît ses premières tensions qui vont aboutir à sa disparition et à l’apparition de la WTA est aussi celui où le transhumanisme accède à une reconnaissance publique. Jusque-là, le transhumanisme se résume au mouvement extropien, le plus souvent identifié comme une branche de la cyberculture alors florissante, avec sa dimension utopique, punk et anarchiste. La sociologie des militants transhumanistes d’alors confirme cette analyse. Les quelques 200 ou 300 membres sont majoritairement des jeunes hommes, appartenant souvent à des entreprises d’informatique : dans la liste de diffusion utilisée par les extropiens, on croise Jean-François Groff, un ingénieur du CERN qui a participé à la mise au point du protocole créant le web avec Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, les futurs créateurs (selon la rumeur du web) du bitcoin Nick Szabo et Hal Finney, des membres du projet Xanadu (comme Mark S. Miller qui a joué un rôle majeur dans la diffusion de l’hypertexte), un étudiant nommé Julian Assange, Mike Linksvayer (futur créateur de Creative Commons), Lee Daniel Cooker (un des architectes de Wikipedia), quelques acteurs financiers de l’industrie naissante du web.

Le bitcoin, une invention transhumaniste ? 

L’idée peut sembler saugrenue. Après tout, quel rapport entre les cryptomonnaies numériques et le désir d’augmenter l’homme ? En fait, il semble bien que l’idée d’une telle monnaie ait été élaborée dans les milieux transhumanistes des années 1990, notamment parce que cette utopie a une forte dimension libertarienne. Créer une monnaie numérique, c’est retiré à l’Etat un des pouvoirs ! C’est bien ainsi qu’elle est présentée et défendue dans les listes de diffusion extropiennes. L’idée est débattue par la plupart des animateurs d’Extropy, mais ce sont les informaticiens qui se sont agrégés à la liste qui avaient les moyens de l’élaborer. On trouve  Nick Szabo et Hal Finney, qui allait être le « bénéficiaire » de la première transaction bitcoin effectuée par le mystérieux inventeur du bitcoin, Satoshi Nakamoto. Qui se cache derrière ce pseudonyme ? La rumeur du web désigne Nick Szabo. Mais il n’est pas le seul membre du réseau transhumaniste à être lié à l’histoire des cryptomonnaies. Dès 1979, Ralph Merkle invente le mécanisme de compression par l’arbre de Merkle, ou Merkle Tree compression mechanism, utilisé par le protocole Bitcoin : Merkle, ami de Drexler, est très actif dans le mouvement extropien. En 1988, Timothy C. May, ingénieur chez Intel, écrit son Manifeste cryptoanarchiste, texte de référence des Cypherpunks : lui aussi fréquente les forums transhumanistes. Dans un numéro du magazine Extropy, Nick Szabo avance en 1994 l’idée de smart contract, protocole de transaction informatique qui exécute les termes d’un contrat. Autre familier d’Extropy, animateur des listes de diffusion, Wei Dai lance l’idée d’un cash numérique basée sur un registre distribué sur la liste de diffusion the cypherpunks en 1998. La même année, l’économiste Milton Friedman prévoit la création prochaine d’un e-cash fiable permettant de réaliser des transactions anonymes sur internet : son neveu est aujourd’hui encore une figure du transhumanisme en Californie. Le 9 novembre 2008 : dans un message adressé à Satoshi Nakamoto, Hal Finney parle pour la première fois de « Block chain ». En janvier 2009 eut lieu la première transaction en bitcoins entre Satoshi Nakamoto et Hal Finney. Il est certain que les forums transhumanistes, avec aussi les listes de discussions plus professionnelles de cryptographes et le mouvement alternatif cypherpunk, ont porté l’idée du bitcoin, première utopie transhumaniste faite réalité.

Vers la fin des années 1990, Extropy entre dans une période de turbulence qui est en fait une crise de croissance du mouvement transhumaniste. Le succès de la liste de diffusion  a élargi le nombre d’adhérents, les débats dont elle a été le théâtre ont multiplié les références. Lors de l’hiver 1995-96 s’amorce un processus d’écriture d’une charte transhumaniste, se démarquant des Principes extropiens de Max More. Celui-ci propose en réaction une nouvelle mouture de ces Principes, élaguant certaines dimensions libertariennes, notamment la défiance à l’égard de l’État ou les conceptions économiques, sans toutefois se départir totalement de l’éthique d’Ayn Rand. Ces discussions favorisent l’émergence de nouveaux noms. Deux jeunes Suédois, Anders Sandberg et Nick Bostrom (ils sont nés en 1972 et 1973), ont rejoint le mouvement extropien au cours des années 1990 et ont réussi, avec d’autres comme James Hugues ou Alex Bokov, à le transformer en mouvement transhumaniste. Le premier n’est pas le plus célèbre, mais il fut le pionnier, s’intégrant aux listes de diffusion extropiennes de façon active à partir de 1992. Il lance le débat sur la nature politique du transhumanisme, estimant qu’il n’est pas intrinsèquement lié au libertarisme.

Mais c’est surtout Nick Bostrom qui devient le pivot de la normalisation du mouvement transhumaniste au tournant des années 2000. Avec David Pearce, un Britannique, il crée un mouvement transhumaniste mainstream, qui entend fédérer des groupes locaux aux sensibilités variées, donnant naissance en 1998 à la World Transhumanist Association, puis la publication en 2002 de la Déclaration Transhumaniste, à l’élaboration de laquelle Max More a été toutefois associé. Afin d’étayer la réflexion commune, Bostrom lance avec James Hughes l’Institut d’Éthique pour les Technologies Émergentes en 2004. Le transhumanisme est alors devenu un courant avec lequel on débat et surtout dont on débat : il est autant un mouvement qu’une controverse, celle-ci dépassant souvent celui-là, notamment lors des débats aux États-Unis à l’occasion des rapports gouvernementaux sur la convergence NBIC (2002) et sur la question de l’enhancement (Beyond Therapy, 2003).

Ces années de maturation sont aussi celles pendant lesquelles les passages vers le monde industriel se multiplient, achevant de donner à ce mouvement une troisième et décisive facette : militance idéologique, mouvement académique et enfin politique industrielle. On peut identifier trois générations dans l’histoire des liens entre le mouvement transhumaniste et l’industrie. La première, déjà évoquée, est celle d’ingénieurs du web en train de naître en ce début des années 1990. Puis le profil se diversifie avec l’apparition d’ingénieurs-entrepreneurs, comme Eric Drexler, Ray Kurzweil, Michael West, Gregory Stock ou encore Esther Dyson, de plus en plus liés aux biotechnologies. Des firmes en biotechnologie sont présentes lors des conventions Extro à travers certains de leurs chercheurs (Biotime, Centagen, Genescient, Geron, Advanced Cell Technology) ainsi que des laboratoires universitaires (Berkeley National Laboratory, UCLA). La troisième génération, que l’on peut faire commencer en 2011 avec l’ouverture de la Singularity University, est caractérisée par la présence active de technomilliardaires. La réalisation la plus emblématique de cette génération est sans doute la création, en 2013, de la California Life Company (Calico) par Google : ce centre de recherche est dédié à la question de la longévité et du vieillissement. Son directeur est Arthur Levinson, un scientifique-entrepreneur réputé. En 2014, un partenariat est noué avec le laboratoire AbbVie afin, notamment, de lancer un produit qui pour l’heure est la principale source de revenus de Calico : un gel à la testostérone…

Cette montée en puissance a été le fait d’acteurs comme Eric Drexler et William Sims Bainbridge pour les nanotechnologies, Esther Dyson pour la colonisation spatiale, William Haseltine et Wallace Steinberg dans le domaine biotechnologique, Marvin Minsky et Ray Kurzweil autour de la question de l’I.A., etc. Certains, comme Ralph Merkle, se trouvent à la croisée de tous ces chemins (nanotechnologie, cryonie, Xerox Parc, prolongévisme…). Il est frappant que la mutation du mouvement ait lieu dans le contexte particulier des débats de bioéthique lors du premier mandat de George W. Bush, débats qui ont mis sur la place publique les discussions autour de l’augmentation de l’homme et qui ont permis aux thèses transhumanistes d’être discutées. En 2004, dans une revue d’audience mondiale, le philosophe Francis Fukuyama décerne au transhumanisme le titre d’« idée la plus dangereuse du monde » : cet anathème vaut tous les brevets de notoriété.

Les déclarations transhumanistes 

Il y a eu de multiples moutures de la Déclaration transhumaniste. L’idée générale est de chercher une formulation de compromis entre les différentes sensibilités, de définir une sorte de minimum commun. Elle fonctionne comme une charte, pouvant par exemple servir à exclure du mouvement des tendances non conformes (par exemple, une conception raciste du transhumanisme). Pour bien la comprendre, il importe de lire les FAQ qui l’accompagnent, dont le principal rédacteur a été Nick Bostrom.

« Déclaration transhumaniste » (version de 2009)

1. L’humanité devrait être profondément affectée par la science et la technologie à l’avenir. Nous envisageons la possibilité d’élargir le potentiel humain en surmontant le vieillissement, les déficits cognitifs, les souffrances involontaires et notre confinement sur la planète Terre.

2. Nous pensons qu’une bonne partie du potentiel de l’humanité est encore largement inexprimée. Certains scénarios d’avenir possibles conduisent vers l’instauration de conditions de vie humaine profondément améliorées, magnifiques et inestimables.

3. Nous reconnaissons que l’humanité est confrontée à de graves risques, en particulier du fait de la mauvaise utilisation des nouvelles technologies. Il existe des scénarios réalistes qui conduisent à la perte de la quasi-totalité de tout ce à quoi nous tenons. Certains de ces scénarios sont radicaux, d’autres sont plus nuancés.
Bien que tout progrès soit un changement, tout changement n’est pas toujours un progrès.

4. Des efforts de recherche doivent être investis dans la compréhension de ces scénarios. Nous devons réfléchir soigneusement à la meilleure façon de réduire les risque-tout en facilitant l’accélération des propositions bénéfiques. Nous avons également besoin de forums où les gens peuvent discuter de manière constructive de ce qui doit être fait, et d’un ordre social où des décisions responsables peuvent être mises en œuvre.

5. La réduction des risques existentiels et le développement de moyens au service de la préservation de la vie et de la santé, de la diminution des souffrances les plus lourdes et de l’amélioration des capacités de l’humanité à prévoir et agir avec sagesse, devraient être considérés comme des priorités urgentes, et bénéficier de financements importants.

6. Les politiques publiques doivent être guidées par une vision morale responsable et inclusive qui prend au sérieux à la fois les opportunités et les risques, respecte l’autonomie et les droits individuels, et fait preuve de solidarité et de préoccupation pour les intérêts et la dignité de tous les peuples du monde. Nous devons également tenir compte de nos responsabilités morales envers les générations futures.

7. Nous défendons le bien-être de tout être sensible : les humains, les animaux non humains, et toutes les intelligences artificielles futures, formes de vie modifiées ou autres intelligences auxquelles le progrès technologique et scientifique peut donner lieu.

8. Nous préférons laisser aux individus un large choix concernant la façon dont ils souhaitent « capaciter » leur vie. Cette position inclut la possibilité de recourir à des techniques qui pourraient être développées pour soutenir la mémoire, la concentration et l’énergie mentale, des thérapies d’extension de la durée de vie, des technologies de maîtrise reproductive, la cryonie, de nombreuses autres technologies de modification de l’humain et d’amélioration possible de l’être humain.

Manifeste, Humanity+ (https://humanityplus.org/) le site de la fédération des mouvements transhumanistes. Traduction de l’anglais par David Doat, 2018.

Il a fallu un peu moins de trente ans pour qu’une vision du monde partagée par quelques dizaines de personnes en Californie s’impose sur la scène mondiale comme un courant d’idée majeur du monde contemporain. La structuration d’un mouvement de militants, mouvement souple et ouvert aux débats internes, en est le principal facteur.

C. Le mouvement transhumaniste aujourd’hui

Où en est le mouvement transhumaniste aujourd’hui ? Dresser un tel bilan est difficile, parce que les choses évoluent rapidement et parce que ce mouvement n’est pas porté par une organisation contraignante, une structuration forte. Il y a toutefois des pôles qui émergent et aussi toute une mouvance plus ou moins reliée dans laquelle le transhumanisme s’inscrit.

Le mouvement transhumaniste en ces premières décennies du XXIe siècle est d’abord un réseau d’associations locales, autonomes les unes des autres, mais fédérées dans Humanity+ qui a pris le relais de la WTA. Humanity+ revendique 3000 membres au début de l’année 2015. Mais le dynamisme du mouvement réside ailleurs, dans deux pôles bien identifiés.

Le pôle californien comprend des think tanks (Singularity University de R. Kurzweil et Peter Diamandis ; Thiel Foundation ; Foresight Institute), des entreprises (Alphabet avec Sergei Brin, Bill Maris, Larry Page ; SpaceX d’Elon Musk), des entrepreneurs (Martine Rothblat, Arthur Levinson…), des centres de recherche (SENS d’Aubrey de Grey ; Calico ; Human Longevity inc. de Craig Venter). Ce pôle est le plus médiatisé, notamment du fait de sa dimension industrielle et de son rayonnement sur les entreprises de la Silicon Valley. L’Université de la Singularité est un des lieux les plus emblématiques du mouvement en Californie, fondé en 2008 par l’informaticien Ray Kurzweil et Peter Diamandis, figure de l’industrie du vol spatial privé. Installée au cœur du NASA Ames Research Center, l’Université de la Singularité est un mélange de think tank, d’incubateur de start-ups et de centre de formation qui diffuse des thèmes transhumanistes sous le label plus neutre d’« exponential technologies ». Le tout a été ouvert avec les parrainages prestigieux de Google, Genentech, Nokia, Cisco (ces deux derniers se sont retirés depuis 2017). La figure de Peter Thiel est aussi emblématique : la Thiel Foundation est devenu un acteur majeur du transhumanisme, finançant par exemple la fondation Seasteading de Patri Friedman qui a pour objectif de créer des plates-formes dans les eaux internationales où il serait possible de « tester » différents systèmes sociaux pour déterminer les meilleurs, mais où l’on pourrait essayer loin des yeux de l’État toutes sortes d’expériences scientifiques, ou encore les travaux controversés d’Aubrey de Grey, notamment dans le cadre de la Sens Foundation, pour lutter contre les causes de vieillissement. Ses choix industriels, comme ceux d’autres technomilliardaires, sont en partie inspirés par ses convictions transhumanistes.

Le pôle anglais, voire oxfordien, est plus universitaire, avec des centres de recherche académique au sein des Universités d’Oxford et de Cambridge. Son influence est plus intellectuelle, par exemple en promouvant l’idée de « risques existentiels ».

Au début des années 2000, Nick Bostrom se fixe à Oxford où il crée et dirige l’Institut pour le futur de l’humanité. Il y développe notamment la notion de risques existentiels. Son livre de 2014, Superintelligence : Paths, Dangers, Strategies, est remarqué au point d’inspirer le lancement d’une lettre ouverte sur les risques de l’I.A. signée par S. Hawking ou Bill Gates avec le retentissement que l’on sait. Il fut aussi invité à l’ONU pour exposer ses thèses. Le Future of Humanity Institute n’est pas la seule structure de l’Université d’Oxford dirigée par des penseurs plus ou moins proches du transhumanisme. Il y a aussi l’Institut d’Éthique appliquée Eiji Uehiro, où Sandberg a commencé ses recherches. Julian Savulescu y dirige un programme, ainsi qu’Allen Buchanan et Peter Singer. Leur idée est que l’humanité pourra s’adapter aux mutations technologiques et à l’accélération des transformations sociales à la condition qu’elle soit « augmentée moralement » par des dispositifs chimiques ou électroniques. À Cambridge a été créé un centre similaire, The Cambridge Centre for the Study of Existential Risk (CSER), financé par Jaan Tallinn (un des programmateurs à l’origine de Skype qui a fait fortune).

Ces deux pôles californien et oxfordien diffèrent par leur style et leur sensibilité, mais les convergences sont plus profondes et les réseaux qui en émanent se recoupent largement, le premier finançant le second.

Le mouvement voit graviter autour de lui une mouvance composite, dont il est difficile de dessiner les contours. Elle comprend des scientifiques comme Lee Silver de l’Université de Princeton, William Haseltine (PDG de Human Genome Sciences Incorporated) ou James Watson (codécouvreur de la structure de l’ADN), Neil Gershenfeld (directeur du Center for Bits and Atoms du MIT), Stephen Hawking… Douglas Melton, professeur de biologie réparative à Boston, directeur du Harvard Stem Cell Institute, est persuadé que « nous pouvons certainement arrêter la mort. Si on élimine les cancers et les autres maladies, le deuxième facteur qui intervient dans notre vieillissement et notre mort est l’usure du corps. Mais je suis convaincu qu’on peut trouver les moyens d’allonger la durée de vie des vertébrés grâce à des modifications génétiques. » Certains ont endossé le rôle de technoprophètes, auteurs de best-seller devenus des références, comme Vernor Vinge, Ray Kurzweill, Eric Drexler, etc. Leurs écrits mêlent les genres, à la fois vulgarisation, essais scientifiques, livres de science-fiction. Des artistes jouent un rôle dès le début du mouvement, comme Shannon Larratt, disciple de Sterlac. Il faudrait sans doute rajouter les premières stars transhumanistes, deux sportifs de haut niveau devenus des égéries de mode : Oscar Pistorius et Aimée Mulins.

L’idéologie transhumaniste séduit aussi les milieux industriels, dont l’acteur économique le plus important est bel et bien Alphabet. Hormis les fondateurs de Google Larry Page et Sergey Brin, on compte en son sein des transhumanistes convaincus comme Arthur Levinson (directeur de Calico – start-up dédiée à l’extension de la longévité –, ancien de Genentech, célèbre entreprise de génomique dont le but avoué est d’augmenter l’espérance de vie de vingt ans d’ici à 2035), Bill Maris en charge du financement des projets « X » jusqu’au printemps 2017, et bien entendu Ray Kurzweil, ingénieur en chef du moteur de recherche.

En dehors des entreprises, des fondations jouent aussi un rôle croissant, parfois éphémère. Paul Allen – cofondateur avec Bill Gates de Microsoft – a ouvert un centre de recherche high-tech consacré à la recherche sur le cerveau, industrialisant la recherche sur la génétique. En Russie, l’entrepreneur russe Dmitri Itskov a créé en février 2011, avec la participation de spécialistes russes dans le domaine des interfaces neuronales, la robotique, les organes artificiels et des systèmes, un institut appelé Initiative 2045 dont l’objectif affiché est de prolonger la vie, de « créer des technologies permettant le transfert de la personnalité d’un individu vers un support non biologique plus avancé, et allongeant la vie jusqu’à atteindre l’immortalité. » Larry Ellison, fondateur d’Oracle, trouve la notion de mortalité « incompréhensible ». Il a créé l’Ellison Medical Foundation pour financer les recherches anti-sénescence. De ces trois exemples, actuellement, seules les structures américaines sont encore en activité.

Forts de ces appuis, les transhumanistes n’ont pas tardé à approcher les cercles du pouvoir, cherchant à influencer les politiques publiques d’investissement. Le transhumanisme nourrit le régime des promesses technoscientifiques, apportant un storytelling efficace, mais il apporte aussi une éthique qui transforme la façon de développer les technologies. Cela se lit dans la façon dont un transhumaniste comme William Sims Bainbridge, directeur scientifique au sein de la National Science Foundation, a orienté le lancement des nanotechnologies au début du siècle. La NSF subventionne le quart de la recherche aux États-Unis. L’agence gouvernementale américaine chargée des projets de défense, la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency, agence du département de la Défense des États-Unis), est elle aussi engagée sur le front des projets inspirés par l’utopie transhumaniste. Les entreprises servent souvent de relais, notamment les GAFA, étant donné les forts liens qui existent entre elles et ces organes officiels.

On pourrait multiplier les exemples. Tous les directeurs de recherche, tous les politiques qui pilotent ou impulsent ces centres de recherche ne se reconnaissent pas dans l’utopie transhumaniste, mais leur action et l’ampleur des moyens mobilisés, la nature des projets qui animent ces centres et programmes de recherche montrent que les thèmes transhumanistes irriguent la recherche contemporaine bien au-delà de l’appartenance au mouvement.

On dit souvent qu’il y a une grande diversité au sein du transhumanisme, et il est vrai que le panel est assez large, du libertarianisme au darwinisme social assumé de certains au technoprogressisme d’autres, de la théorie de la super-intelligence d’un Nick Bostrom à celle de la Singularité d’un Ray Kurzweil. Le tableau se complexifie si on élargit l’analyse à la mouvance transhumanisme en intégrant les compagnons de route « biolibéraux » qui, comme Julian Savulescu ou John Harris, défendent l’enhancement (augmentation, renforcement, amélioration), ou encore le mouvement « accélérationniste » néo-marxiste qui attend un dépassement du capitalisme par une accélération technologique (N. Land, N. Srnicek, A. Williams). Mais en deçà de cette mouvance, le transhumanisme constitue, comme on l’a vu, un mouvement dont l’unité tient à une vision commune.

V. Histoire des techno-utopies (nano ; cryptomonnaie ; IA)

Depuis une vingtaine d’années, le sentiment commun d’une accélération technologique s’est répandu. Et ce sentiment correspond aussi à la naissance et au développement d’un mouvement transhumaniste. Ce qui n’est sans doute pas un hasard.

Existe-t-il des technologies transhumanistes ? Cette question semble être au cœur du débat. On peut la décliner de trois façons : quelles technologies intéressent les transhumanistes ? Ces technologies sont-elles par elles-mêmes transhumanistes ? Si oui, pour quelles raisons ? Parce qu’elles transformeraient les corps, les relations sociales, la société, les représentations de l’humain, les performances des individus ?

Pour les transhumanistes, une révolution technologique est en cours. Ils en évaluent le rythme de façon différente, certains voient l’émergence d’une Singularité technologique à l’échelle de quelques années, d’autres décrivent une évolution plus progressive, sur un siècle. Mais tous établissent le constat d’une rupture technologique en cours dont la principale caractéristique est qu’elle concerne plusieurs technologies.

Il est vrai que les nouvelles venant de la robotique – avec ces robots de plus en plus intégrés dans différents secteurs des sociétés –, ou encore des biotechnologies dans la génomique avancée ou la biologie de synthèse, impressionnent et augurent d’importantes évolutions. Régulièrement, des rapports égrainent les « innovations disruptives », qui vont de l’internet des objets à l’automatisation du travail intellectuel grâce aux « intelligences artificielles », des véhicules autonomes à l’impression 3D, des matériaux transformés par les nanotechnologies à l’utilisation des blockchain pour développer des réseaux plus efficaces, du nouvel outil de génie génétique qu’est le Crispr-cas9 au cœur artificiel, etc. On pourrait rajouter les sciences cognitives et les neurotechnologies qui permettent de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et d’en stimuler le fonctionnement soit par la chimie, les technologies géniques ou électroniques, le développement des prothèses et implants qui réparent des organes défectueux… Ces différentes technologies suscitent de nombreuses controverses : vont-elles changer la face de l’homme et des sociétés humaines ? Les hommes de demain seront-ils à ce point différents de nous qu’ils nous considéreront comme leurs « chimpanzés » ? Creuseront-elles les inégalités ? Seront-elles disruptives ou bien resteront-elles des effets d’annonce ? Le fait est que, bien souvent, les nouvelles diffusées dans les médias (et parfois les revues scientifiques) ne sont pas suivies d’évaluations… Le fait est aussi que les poubelles de l’histoire des techniques sont remplies de promesses non tenues…

Eric Drexler : l’ingénieur qui veut quitter la terre 

Eric Drexler, ingénieur formé au MIT, a suscité une polémique mondiale avec la publication, en 1986, de son livre Engins de création. Soucieux d’apporter une réponse à l’épuisement des ressources terrestres, il y décrit la possibilité de transformer la matière à l’échelle nanométrique. À l’échelle nanométrique, il n’y a plus de frontière entre l’organique et l’artificiel, ce qui ouvre un nouvel horizon à conquérir : l’infiniment petit permet de conquérir l’infiniment grand. La construction de machines moléculaires permettrait de produire de l’énergie de façon infinie, de réparer les dommages corporels, etc. Cette ingénierie est pensée comme révolutionnaire, car elle créerait de la matière au lieu de seulement la transformer. À partir des années 2000, les nanoindustries ont repris l’idée de Drexler de développer des nanomatériaux, mais sans reprendre son intuition de nanomachines : il s’agit d’une étape supplémentaire dans le processus de miniaturisation, alors que Drexler espérait une rupture radicale. Ce dernier, proche des réseaux transhumanistes, a un objectif : utiliser les nanotechnologies pour pouvoir coloniser l’espace. Dans les années 1980, il milite au sein de la société L5 qui promeut un programme de colonisation spatiale. Les nanotechnologies permettraient d’avoir une énergie suffisante pour voyager et de réparer les corps endommagés par la nécessaire cryogénisation pour les voyages spatiaux.

En tout cas, les transhumanistes, comme bien d’autres, discutent, évaluent, critiquent, spéculent sur ces technologies : ces débats animent leurs forums, leurs publications, les think tanks auxquels ils participent. Ce travail de veille technologique privilégie certaines technologies.

Depuis les années 1990, ils se sont tour à tour passionnés pour les technologies de la colonisation spatiale (construire des stations spatiales, pouvoir voyager dans l’espace), celles qui augmentent les capacités humaines (cognitives, physiques, morales) ou encore les technologies qui favorisent une fusion de l’homme et de la machine. Mais ils se sont aussi intéressés aux transformations liées au numérique, comme les monnaies virtuelles, l’automatisation de la société. On peut classer leurs champs d’intérêt en deux catégories : les technologies de transformation individuelle ; et celles qui ont un impact à l’échelle de l’espèce. Mais ils le font selon des perspectives qui leur sont propres : lorsque dans les années 1990, les réseaux transhumanistes se saisissent de la colonisation spatiale, c’est parce qu’ils considèrent que la Terre a fait son temps et que l’abondance se trouve dans les étoiles ; lorsqu’ils se saisissent des préoccupations environnementales dans les années 2000, c’est pour envisager une adaptation des hommes (en réduisant leur taille par ingénierie génétique par exemple) ou de la terre (par une géoingénierie du climat) aux effets de la croissance économique et non pour modifier celle-ci ; enfin, les techniques de transformation de soi sont envisagées sous l’angle de l’augmentation des capacités et performances. Les transhumanistes lisent le développement des technologies non seulement sous l’angle d’un progrès, mais sous celui d’une convergence : leurs développements se rejoignent, se renforcent mutuellement et se rejoignent dans un mouvement accéléré. Cette idée d’une convergence a pris la forme de la convergence NBIC au début des années 2000. On peut donc dire qu’il y a une façon transhumaniste de penser ces techniques. 

Que font les transhumanistes de ces technologies ? Tout dépend de leur situation. La plupart font de la veille informationnelle, animent des discussions sur des blogs, dans des articles, parfois dans des livres. Cela peut aussi prendre la forme de la participation aux débats publics sur leur usage, comme lorsque l’association francophone AFT-Technoprog participe aux débats de bioéthique ou lorsque Nick Bostrom intervient devant une commission de l’ONU sur les risques d’une Intelligence artificielle générale. Des transhumanistes ont créé des think tanks pour mobiliser réflexions publiques et capitaux : le Foresight Institute dans le champ des nanotechnologies, le Future of life Institute ou le Future of humanity institute pour l’I.A. générale. Enfin, certains projets scientifiques inspirés par le transhumanisme existent, notamment dans le champ de la lutte contre le vieillissement. Aubrey de Grey est un biogérontologue autodidacte qui a créé une fondation, SENS, pour financer des recherches sur les causes du vieillissement. Larry Page et Sergey Brin, fondateurs et dirigeants de Google, ont créé en 2013 Calico, une entreprise dont les objectifs sont identiques. Kevin Warwick développe depuis plusieurs années des projets pour créer un cyborg, une interface homme-machine par le biais d’implants. En avril 2017, Elon Musk a annoncé la création, qui remontait en fait à 2016, de Neuralink, chargée de développer une connexion directe entre l’ordinateur et le cerveau humain. Cette liste n’est pas exhaustive. Pour l’heure, parmi toutes les technologies rêvées par les transhumanistes, seules deux ont été menées à bien : la cryonie, avec les faibles perspectives de succès ; et la cryptomonnaie ! Comme quoi, les voies de la technologie sont impénétrables…

En tout cas, le récit transhumaniste sur ces technologies a largement dépassé les cercles du mouvement transhumaniste. Il a imposé sur la scène publique des questions auparavant limitées à quelques cercles de spécialistes : les technologies augmentent-elles les capacités humaines au point de changer l’homme ? Changent-elles des équilibres anciens entre les générations, en permettant la divergence des humains en plusieurs espèces ?

Pour répondre à ces questions, le débat porte souvent dans un premier temps sur la consistance de ces évolutions technologiques. Il est possible de les classer en technologies existantes, émergentes et spéculatives. Parmi les premières, on peut compter la chirurgie réparatrice (greffes de tissus ou de membres), l’assistance technique d’organes malades (pacemaker, implant cochléaire ou rétinien), la pharmacologie (pour stabiliser des états mentaux, améliorer des capacités de concentration par exemple), ou la neurostimulation électrique. Les technologies émergentes correspondent à une amélioration possible des précédentes : bio-ingénierie moléculaire, ingénierie génétique, exosquelettes, etc. À cela peuvent se rajouter des technologies numériques embarquées soit supportées soit implantées. Les technologies spéculatives concernent la convergence NBIC, les nanomachines permettant d’augmenter les capacités, le mind uploading, etc…

Quelle est l’ampleur de ces technologies ? Connaissons-nous une « révolution » ? La chose est fort difficile à affirmer, car il y a, autour de ces technologies, beaucoup de battage. La hype technologique sert une économie des promesses qui se nourrit des spéculations sur le futur des technologies, sans prendre le temps d’évaluer la réalité des promesses précédentes… Il y a aussi le battage de ceux qui ont peur de ces développements et tendent à en grossir les effets. Et tout cela arrive à un moment où quelques technologies numériques ont modifié notre vie quotidienne très rapidement, avec l’essor d’internet et des smartphones. Cette expérience tend à faire croire qu’il en sera de même pour les autres. Est-ce si évident ? Et, concernant les smartphones ou internet, quelle est l’ampleur exacte des transformations réalisées ?

Une autre question se pose sans doute de façon plus fondamentale : pourquoi ces technologies feraient-elles de l’humain un homme augmenté ? Répondre suppose de savoir ce que recouvre une augmentation… Existe-t-il des augmentations universelles, absolument évidentes ? Cela supposerait aussi que l’augmentation de certaines capacités ne se fasse pas au détriment d’autres capacités, qu’un équilibre général de l’humain soit préservé. L’exemple des prothèses permet de comprendre la difficulté de cette notion d’augmentation. Les prothèses actuelles permettent parfois d’atteindre des performances nouvelles, supérieures à celles atteintes par la personne avant le port de sa prothèse. Mais cette augmentation est localisée et n’a de réalité que dans un contexte précis : toute augmentation se fait par le sacrifice de la polyvalence. Par exemple, Oscar Pistorius courait un peu plus vite qu’une partie de l’humanité avec ses lames de carbone, mais ses lames de carbone ne lui permettaient que de courir : s’il s’arrêtait, il tombait. Au final, ces prothèses sont plus un outil qu’un vrai dispositif d’augmentation. La question est ainsi celle du contexte social, économique et culturel dans lequel se développe une technologie : ce qui serait perçu comme une augmentation à un moment donné de l’histoire, dans un contexte économique ou social particulier, peut devenir invalidant. Une technologie n’existe pas par elle-même : elle a été conçue pour répondre à des finalités et l’usage qui en est fait induit des développements souvent imprévus. Voilà en tout cas toute une série de questions que le transhumanisme a aidé à formuler par ses attentes et son récit sur l’essor des technologies.

–  La technoscience contemporaine en route vers le transhumanisme ?

Le transhumanisme a-t-il pris place dans les laboratoires et centres de recherche ? Des chercheurs conduisent-ils des travaux nourris par la vision transhumaniste ? La question suscite souvent des réactions vives, d’autant plus sans doute qu’il est difficile d’y répondre de façon tranchée. Certains pensent que si peu de chercheurs se revendiquent du transhumanisme, cela ne les empêche pas de le pratiquer. Cette question est une des plus controversées que provoque le transhumanisme.

On peut distinguer plusieurs façons d’envisager la relation entre le transhumanisme et le monde de la recherche. Il faut sans doute faire la part des choses entre le discours des transhumanistes sur les programmes de recherche qui les intéressent et ces programmes eux-mêmes. Comme on l’a vu, cet intérêt peut soulever des controverses, surtout dans le cadre d’une économie des promesses qui a tendance à nourrir une rhétorique inflationniste. Mais il existe aussi des chercheurs qui se revendiquent du transhumanisme, ou qui revendiquent des perspectives objectivement transhumanistes. « Les robots eux deviennent de plus en plus complexes, il n’y aucun doute qu’ils vont surpasser les hommes. Il faut donc que l’homme progresse, en fusionnant avec la technologie. […] Et si moi, en tant que chercheur, je ne le fais pas, qui le fera ? » Ainsi s’exprime Kevin Warwick, chercheur en cybernétique à l’université de Reading, à présent vice-chancelier à la Recherche de l’Université de Coventry. Warwick a développé des recherches sur l’interface homme/machine en ayant le remplacement du langage humain par des stimulations électroniques comme objectif. Miroslav Radman, directeur de l’unité Génétique moléculaire, évolutive et médicale de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), spécialiste de la réparation de l’ADN, membre de l’Académie des sciences, aime annoncer la possibilité prochaine de maîtriser le vieillissement et considère que l’immortalité biologique ne doit plus être un tabou. Mais en même temps, la plupart des scientifiques se démarquent des récits transhumanistes, jugés fumeux ou réducteurs. Deux spécialistes français du vieillissement, Jean-Marc Lemaitre, directeur de recherche INSERM et directeur adjoint de l’Institut de médecine régénératrice et de biothérapies, et Hugo Aguilaniu, chercheur au CNRS et à l’ENS Lyon, ne tiennent pas les discours enthousiastes de Miroslav Radman et encore moins ceux d’Aubrey de Grey (fondation SENS) ou Cynthia Kenyon (Calico) aux États-Unis. Comment trancher ? Comment savoir si un programme de recherche relève du transhumanisme ou non ? Les discours affichés par les chercheurs suffisent-ils ? Ou bien le transhumanisme est-il inscrit dans l’évolution de la technoscience contemporaine ?

Certains sociologues répondent de façon affirmative. Ils dénoncent la façon dont les limites sont sans cesse repoussées et redéfinies dans un contexte social qui pousse à la performance. Pour Daniela Cerqui, dans les laboratoires, chaque chercheur est concentré sur un aspect limité du corps humain sans en percevoir la globalité. Aussi, à ses yeux, la recherche médicale actuelle déroule un transhumanisme pratique. Ces critiques rejoignent celles du philosophe Jean-Pierre Dupuy qui dénonce le double langage de la technoscience : « La vérité est que la communauté scientifique tient un double langage, ainsi qu’elle l’a souvent fait dans le passé. Lorsqu’il s’agit de vendre son produit, les perspectives les plus grandioses sont agitées à la barbe des décideurs. Lorsque les critiques, alertés par tant de bruit, soulèvent la question des risques, on se rétracte : la science que nous faisons est modeste. » Ce qui est mis en cause ici serait le projet technoscientifique lui-même, tel qu’il est décrypté par la philosophe Bernadette Bensaude-Vincent. Pour elle, la recherche scientifique est entrée dans une nouvelle ère depuis les années 1990 quand « le style entrepreneurial du monde des affaires [a pénétré] le monde libre de la connaissance ». Cette ère est caractérisée par l’évanouissement de frontières entre sciences et techniques, entre matière inerte et vivante, entre nature et artifice, connaissance et marchandise, entre l’homme et la machine, entre sujet et objet, entre le virtuel et l’actuel. Une caractéristique du programme technique contemporain consisterait à modifier la nature de l’homme plutôt qu’à chercher à adapter son environnement à ce qu’il est.

À vrai dire, la démarche scientifique a toujours eu des finalités techniques et a souvent troublé les frontières entre la nature et l’artifice. La science a connu ses sages, ses savants fous et ses charlatans. La nouveauté de la technoscience contemporaine tient plutôt dans le contexte social et économique dans lequel les laboratoires travaillent.

– Le transhumanisme, un récit mobilisateur de capitaux

Si le transhumanisme est arrivé sur le devant de la scène, c’est en grande partie parce qu’il a reçu le soutien, ou l’intérêt, de riches entrepreneurs américains très médiatisés. Fondateur ou dirigeants de firmes majeures de l’économie contemporaine, comme Google, Facebook, Amazon, PayPal, Tesla, Oracle et d’autres encore, ils incarnent une nouvelle forme de capitalisme intimement lié à la spéculation technologique.

Sans aucun doute, la couverture du Times, en 2013, a sonné le début d’une campagne médiatique qui n’a jamais dégonflé depuis. En titrant « can Google solve the death ? », elle mettait en avant l’intention affirmée des fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, lorsqu’ils ont créé la firme Calico dédiée à la lutte contre les causes du vieillissement : vouloir « tuer la mort » ! Avec une fortune d’environ 40 milliards de dollars chacun, ils font partie des hommes les plus riches du monde, leur société Alphabet est la vingtième entreprise mondiale, se disputant avec Apple le titre de société la plus capitalisée en bourse. Cette assise leur permet d’investir sans souci plus de deux milliards de dollars dans Calico, notamment depuis le partenariat signé avec l’entreprise pharmaceutique Abbvie. Arthur Levinson a pris la tête de Calico : ce docteur en biochimie et en génétique, ancien dirigeant de la société Genentech, est aussi président du conseil d’administration d’Apple. Bien sûr, Google par ce biais s’introduit dans un nouveau marché, car, la médecine devenant de plus en plus une science de l’information, les médecins travaillant sur des données de masse, Google est appelé à devenir un partenaire stratégique. Il y va aussi de l’image de l’entreprise et de ses célèbres slogans : don’t be evil, remplacé par do the right thing en 2015. Comme le reconnaît Astro Teller, qui dirige Google X : « Si vous faites quelque chose d’un petit peu mieux, les gens peuvent payer. Mais si vous faites du monde un endroit radicalement meilleur, l’argent va vous trouver de manière juste et élégante. »

À Calico, il convient d’adjoindre une autre filiale du groupe Alphabet : Verily, filiale d’Alphabet dédiée aux sciences de la vie. L’objectif est de multiplier les collectes de données pour révolutionner le diagnostic médical et améliorer l’accompagnement des malades chroniques. Le tout financé par une collecte de fonds auprès de fonds de pensions et d’acteurs du secteur médical. La polémique créée par l’opération DeepMind Health, qui a conduit une exploitation plus large prévue de données – non anonymisées – appartenant à des patients d’hôpitaux, n’a pas empêché Verily de passer des partenariats avec des entreprises comme Sanofi (dans le diabète), Novartis (dans le diagnostic), GSK (dans la bioélectronique).

Les dirigeants de Google ne sont pas isolés. Dans le club des milliardaires immortalistes – tous des « tech-billionaires » comme les appellent les médias américains –, on compte Peter Thiel, cofondateur de PayPal ; Dmitry Itskov, le « parrain » de l’internet russe ; Larry Ellison, cofondateur de la société Oracle ; Sean Parker, cofondateur de Napster ; Mark Zuckerberg, créateur de Facebook ; Elon Musk, avec ses sociétés Tesla et Space X ; le fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, et d’autres encore. Peter Thiel est celui qui a le plus théorisé ce projet immortaliste, en en faisant la grande œuvre de notre temps : « Je crois que l’évolution est un compte-rendu fidèle de la nature. Mais il me semble que notre société devrait chercher à y échapper ou à la transcender [car] la grande tâche inachevée du monde moderne est de transformer la mort d’une réalité de l’existence en problème à résoudre – un problème à la solution duquel j’espère contribuer de toutes les façons possibles. »

Que financent-ils ? Assez peu (voire pas du tout) les associations transhumanistes ou Humanity+, à l’exception toutefois du russe Dmitry Itskov ou de Martine Rothblatt dont le fils est membre du comité exécutif de Humanity+. Leur argent va vers les think tanks et quelques centres de recherches. Parmi les think tanks, on compte l’Université de la Singularité, mais aussi les centres académiques d’Oxford et Cambridge. Peter Thiel finance le Future of life institute de Max Tegmark, qui à son tour supporte deux centres anglais consacrés à la réflexion sur les risques existentiels : le Future of Humanity Institute de l’Université d’Oxford et le Centre for the Study of Existential Risk affilié à l’université de Cambridge. Ces trois think tanks appartiennent à la sphère transhumaniste.

Parmi les réalisations concrètes, peu sont élaborées et imbriquées dans une structure économique comme Calico, même si cette dernière n’a pour l’heure généré aucun développement industriel. Le projet d’Elon Musk de coloniser Mars s’inscrit bien dans une perspective transhumaniste et sert de locomotive à l’ensemble de ses entreprises, de Space X à Solar city. La plupart des autres projets industriels sont indépendants et à la faisabilité très discutée et discutable. L’entrepreneur canadien Robert Miller, créateur de l’un des plus grands réseaux de distribution de biens électroniques, finance la fondation de cryonie Alcor. Peter Thiel n’a jamais caché ses accointances avec le transhumanisme dans sa version libertarienne : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. […] Je reste attaché, depuis mon adolescence, à l’idée que la liberté humaine authentique est une condition sine qua non du bien absolu. Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l’inévitabilité de la mort. » Aussi finance-t-il des projets d’inspiration transhumaniste comme le Seasteading Institute, qui entend développer des cités flottant dans les eaux internationales hors de portée des velléités de taxation et de contrôle gouvernementaux, ou encore la fondation Methuselah d’Aubrey de Grey qui finance la recherche contre le vieillissement.

La Singularité technologique 

La Singularité technologique est un concept selon lequel, à partir d’un point hypothétique de son évolution technologique, la civilisation humaine connaîtra une croissance technologique d’un ordre supérieur. L’idée est discutée par certains scientifiques, comme John von Neumann, depuis les années 1950, avant d’être popularisée par le romancier de science-fiction Vernor Vinge puis par Ray Kurzweil. Ce dernier superpose trois notions : la première est la reprise d’une description de l’évolution des industries, connue sous le nom de « loi de Moore » ; la seconde, servant à décrire une croissance illimitée, vient des mathématiques ; la troisième renvoie à une notion de physique, élaborée au sujet des effets des trous noirs, sur le fait que les modèles physiques actuels ne sont plus adaptés au voisinage d’une singularité de l’espace-temps. Les deux permettent une représentation de l’évolution des technologies et de l’histoire, avec notamment l’idée que les intelligences non humaines dépasseront l’intelligence humaine. Au début du XXIe siècle, la singularité a pris la forme de la convergence NBIC, entre les nanotechnologies, biotechnologies, sciences informatiques et sciences cognitives : l’accélération du progrès crée une convergence qui permettra un basculement radical. Ce concept est vivement critiqué et débattu pour son manque de solidité scientifique, sa nature spéculative et la façon dont il peut être mis au service de stratégies économiques.

Les interprétations de cette collusion entre le transhumanisme et, pour le dire vite, les GAFA sont multiples et parfois contradictoires. Pourquoi le transhumanisme rencontre-t-il un tel écho chez ces industriels et financiers ? Il peut s’agir d’une conviction personnelle, liée à un événement de leur vie (Sergei Brin par exemple), par conviction philosophique ou politique (Peter Thiel) ou encore par fascination pour une utopie (Elon Musk). Mais comme il s’agit de chefs d’entreprise, il est aussi légitime d’interroger leurs motivations proprement entreprenariales. Pour les comprendre, il est intéressant de se pencher sur des exemples de projet industriel pour lesquels le transhumanisme a été mobilisé, comme dans le cas de l’Intelligence artificielle.

Depuis les années 2010, l’I.A. est sortie de ce long « hiver » qui l’avait marginalisée après les espoirs suscités dans les années 1960. Très vite, les commentateurs ont souligné à la fois le développement rapide de « l’intelligence artificielle » et ses risques. La prise de conscience de ces derniers a connu une accélération à partir de l’année 2014, accélération dans laquelle le réseau transhumaniste a joué un rôle important. En septembre 2014, le philosophe Nick Bostrom publie Superintelligence, rencontrant un retentissement mondial : il dénonce le « risque existentiel » représenté par l’Intelligence Artificielle pour la survie de l’humanité et propose de l’anticiper. Quelques mois plus tard, une lettre ouverte sur les enjeux éthiques de l’I.A. est signée par 8 000 personnalités, dont Stephen Hawking, Bill Gates et Elon Musk. En octobre 2015, Max Tegmark, physicien et fondateur du FLI, et Nick Bostrom sont invités à exposer leurs craintes devant l’Institut de Recherche sur la Criminalité et la Justice de l’ONU. Depuis les comités « éthiques » qui proposent des « bonnes pratiques » en intelligence artificielle se sont multipliés, se polarisant notamment autour de la possibilité d’une I.A. générale. Par exemple, l’association OpenAI a été fondée en 2015 par des chefs d’entreprise comme E. Musk, Sam Altman, dirigeant de l’incubateur Y Combinator, ou Peter Thiel, cofondateur de PayPal : son but est de favoriser le développement d’une intelligence artificielle bienveillante. Le Future of Life Institute, qui cherche à diminuer les « risques existentiels » liés au développement des technologies, lancé notamment par M. Jaan Tallinn, cofondateur de Skype, a reçu une donation de 10 millions de dollars (près de 8,5 millions d’euros) de la part d’Elon Musk. En mars 2017, ce dernier annonce la création de Neuralink, une entreprise chargée de développer la connexion entre le cerveau humain et les ordinateurs afin d’éviter que l’homme ne soit dépassé par l’I.A. le jour de son émergence. Quant au Partenariat pour que l’intelligence artificielle profite aux gens et à la société (Partnership on AI to benefit people and society), lancé en septembre 2016 pour promouvoir de « bonnes pratiques », il compte parmi ses fondateurs Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et IBM. La liste est encore longue, mais tous ces industriels partagent le credo de M. Diamandis : « Un jour, les dirigeants politiques se réveilleront et il sera trop tard. Il faut les devancer. Je crois bien plus au pouvoir des entrepreneurs qu’à celui des hommes politiques, ou même de la politique tout court. » Des professeurs de philosophie, des instances de régulation internationales, des scientifiques de haut rang, des entrepreneurs multimilliardaires : cette séquence illustre parfaitement la place prise par le transhumanisme dans le monde actuel. Les thématiques (« risque existentiel », augmentation, hybridation homme-machine, Singularité) relèvent de la weltanschauung transhumaniste.

Là encore, le récit transhumaniste vient parfaitement servir la mécanique de l’économie des promesses. Le fait, pour les scientifiques, de faire des promesses est devenu non seulement une pratique, mais une nécessité. Pour financer des projets dans un système de la recherche hautement concurrentiel, qui plus est avec des décideurs qui ne sont pas scientifiques, il faut raconter une histoire : celle-ci contient en principe toujours l’identification d’un problème, sa dramatisation, puis la promesse d’une possible résolution – et à ce stade, on utilise toujours le conditionnel. Cette histoire peut aussi être analysée comme le moyen de détourner l’attention sur les pratiques réelles de ces entreprises en intelligence artificielle. Sans doute, les calculs économiques entrent-ils en compte : le transhumanisme peut fournir un storytelling qui permet de mobiliser les énergies, soit du côté des financements publics ou privés, soit à l’intérieur de l’entreprise. Ce storytelling peut annoncer un avenir radieux et optimiste comme il offre à peu de frais une posture de lanceur d’alertes : d’une main, certaines industries développent des technologies risquées ; de leur autre main, elles créent des think tanks qui spéculent sur des risques futurs et à long terme. Tout cela évite d’avoir à penser aux effets actuels de ces technologies sur les ressources et les sociétés. Cela peut aussi relever d’une stratégie de marketing : après tout, quel meilleur produit que l’immortalité ? Certains observateurs développent une critique globale de l’idéologie de la Silicon Valley, dénonçant une « siliconisation du monde » au sein de laquelle le transhumanisme apporterait une dimension supplémentaire en l’élargissant aux corps. Il y a d’autres convergences entre le transhumanisme et le technocapitalisme : ils ont en partage des valeurs et une conception de la politique. L’éthique utilitariste que véhicule le transhumanisme consonne fortement avec le solutionnisme technologique qui inspire la Silicon Valley selon Evgeny Morozov. Elle est aussi en accord avec « l’altruisme efficace » tel qu’il a été théorisé par Toby Ord, ami et collègue de Nick Bostrom à Oxford (leurs centres de recherche collaborent étroitement, recevant des fonds de la part des mêmes donateurs).

Les nanotechnologies 

Au début des années 2000 lorsque le secteur des nanotechnologies a été mis en place aux États-Unis. Le transhumanisme a tenu dans cette histoire un rôle assez complexe. Eric Drexler est connu comme « l’inventeur » ou « le père » des nanotechnologies. Il a publié en 1986 un livre, Engines of creation, qui a connu un large retentissement, provoquant un débat mondial sur les nanotechnologies. À cette date, celles-ci n’existent que sur le papier. Drexler les présente comme une technologie révolutionnaire qui va permettre à l’homme de prendre en main sa propre évolution. Ses thèses sont d’abord reçues positivement par les autorités publiques. Pourtant, lorsqu’en 1999, la National Nanotechnology Initiative est lancée, les perspectives de Drexler ont été remplacées par un projet industriel bien plus classique qui inscrit les nanotechnologies dans la poursuite des microtechnologies : non plus une nouvelle ingénierie, mais une étape de plus dans la miniaturisation. Non seulement, la vision de Drexler est écartée, mais elle est aussi diabolisée : on lui reproche d’avoir effrayé le public en évoquant la possibilité que les nanomachines se répliquent de façon incontrôlée et épuisent les ressources terrestres. Mais le transhumanisme est mobilisé autrement par les dirigeants de la NNI. En effet, afin de convaincre les investisseurs, il était nécessaire de leur décrire un horizon de promesses. Les nanotechnologies ont alors été englobées dans une thématique plus large, celle de la convergence NBIC : les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives se développant à grande vitesse, profiteraient d’effets de convergence qui leur ferait franchir un palier, permettant à l’humanité de connaître une Renaissance nouvelle. Ce récit a été en partie porté par le sociologue William Sims Bainbridge, acteur de la sphère transhumaniste depuis les années 1980. Il a corédigé avec Mihaïl Roco de multiples rapports, largement répercutés dans le monde par des tournées de conférence.

Ainsi, le transhumanisme remplit une triple fonction dans le développement des secteurs technologiques qui font appel à lui : utopie technologique ; épouvantail ; storytelling. Il participe ainsi pleinement de cette économie des promesses qui structurent largement le développement technologique depuis le début du siècle, faites de dramatisations des risques et d’aspiration utopiste. Le transhumanisme constitue aussi un pourvoyeur de promesses tout à fait utile au technocapitalisme.

– Le récit transhumaniste au service de la puissance

À ces considérations capitalistes, il faut rajouter la dimension étatique : la quête de puissance peut aussi mobiliser les discours transhumanistes, comme le montre l’exemple du soldat augmenté.

Face à des armes toujours plus perfectionnées, le soldat « devient le maillon faible » des systèmes défensifs. Et l’armée ne peut se passer de soldats. Fort de ce constat, la DARPA, l’agence américaine chargée de développer les programmes de recherche militaire, a donc mobilisé les savoirs disponibles pour améliorer le corps et l’esprit des combattants, pour produire un « soldat augmenté ». De nombreux projets d’augmentation des capacités physiques portent sur l’ingénierie métabolique, la veille prolongée, la résistance à la perte de sang et les thérapies géniques, l’optimisation des fonctions physiologiques, etc. Depuis avril 2013, la DARPA s’est associée au gigantesque projet de recherche sur le cerveau (Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies) lancé par le président Barack Obama. L’agence explore ainsi la stimulation du cerveau des soldats avec de l’électricité afin de faciliter la prise de décision, la prise de risque et la disposition à tromper un interlocuteur — une faculté utile pour les prisonniers interrogés par l’ennemi… En 2014, elle rassemble praticiens des sciences de la vie et physiciens dans un Bureau des technologies biologiques. Parmi ses projets actuels, on trouve de très nombreux programmes de robotique comme Big Dog et Cheetah développés par la filiale de Google Boston Dynamics pour le compte de la DARPA, comme le robot humanoïde Atlas, ou comme les exosquelettes motorisés XOS… Autre exemple, le programme Re-Net, visant à redonner de l’autonomie aux soldats américains équipés de prothèses : l’interface neuronale réalise le lien entre la prothèse et le cerveau humain afin d’établir un neuro-contrôle de cette prothèse. Tous ces projets sont développés dans le contexte d’une interaction entre la DARPA et les firmes de la Silicon Valley. D’autres pays, comme la Russie ou la Chine, s’intéressent bien sûr à ces questions, mais ils se montrent plus avares en informations fiables.

Le projet d’améliorer les capacités des soldats n’est pas nouveau. Lors de la bataille d’Austerlitz, en 1805, deux divisions d’infanterie napoléoniennes reçurent une ration de liqueur, suscitant un « élan d’enthousiasme » au sein des troupes. Mais l’ampleur des moyens et la nature des technologies mobilisées invitent à se pencher sur leurs implications éthiques et juridiques. S’agit-il pour l’armée de rendre les soldats plus efficaces ou de réduire les coûts ? En effet, ainsi augmentés, un petit nombre d’entre eux pourraient alors accomplir les mêmes missions que de grandes unités classiques. Dans le contexte des démocraties libérales, le souci de préserver les vies humaines peut aussi justifier ces projets. L’élimination des émotions peut par ailleurs multiplier les crimes de guerre. Et qu’en est-il de la liberté des soldats de refuser des modifications définitives de leur morphologie ? Autre question, dans une perspective plus large : cela ne renforcera-t-il pas les asymétries technologiques mondiales, déjà aggravées par les drones, générant une profonde rancœur dans les populations civiles, empêchant à terme tout règlement du conflit ?

Toutes ces questions sont, transposées dans le contexte militaire, celles que posent les ambitions transhumanistes. Cette transposition est le signe de la cohérence idéologique du transhumanisme : quel que soit le domaine où il est mobilisé, les mêmes choix et questions éthiques se posent.

Le design anticipé 

« Voici l’ampleur des promesses du futur. […] Ainsi nous avons devant nous un avenir avec assez d’espace pour contenir de nombreux mondes et de nombreux choix de vie ; nous aurons assez de temps pour les explorer. » Eric Drexler n’appuie pas cette promesse sur une technologie déjà présente, mais à venir : les nanotechnologies. Lorsqu’il les décrit en 1986, elles n’existent pas, et celles qui ont été développées depuis ne correspondent pas beaucoup à ce qu’il avait imaginé. Mais ce qui importe n’est pas tant que ses prédictions ne se soient pas réalisées que le dispositif de pensée qu’il élabore ainsi. En effet, on peut dire que le futur des nanotechnologies a existé avant leur présent : Drexler définit cette approche comme un « design anticipé ».  Il n’est pas dans la prospective, ni même dans de l’anticipation, car l’une et l’autre fondent leur vision du futur à partir du présent. Il propose que le présent de la technologie soit organisé pour permettre à ces nanotechnologies d’être réalisées. Pour lui, si une technologie a été anticipée, si elle est « designée » par anticipation, suffit à établir qu’elle sera réalisée. Il faut dès lors tout mettre en œuvre, établir des priorités dans les investissements et les programmes de recherche pour actualiser cette anticipation. Le futur est donc enclos, prédéfini, et le présent est soumis à la réalisation de ce futur. Malgré sa dimension utopique, ce « design anticipé » peut servir à servir des instances déjà en place : en les anticipant, il sécurise les positions tenues dans les moyens de production – à savoir les normes et les capitaux.

Le transhumanisme existe-t-il dans les actes ? La réponse à cette question est peu aisée. D’un certain côté, le transhumanisme appartient aux promesses et aux utopies : aucune technologie proprement transhumaniste n’a été développée à ce jour, si l’on entend par là des technologies élaborées dans le cadre d’un programme aux ambitions transhumanistes affichées. D’un autre côté, des technologies existantes ou en développement peuvent ou pourraient être mobilisées pour réaliser certaines des finalités définies par les transhumanistes. Certains analystes estiment que le transhumanisme est l’expression de tendances de fond présentes dans nos sociétés et dans les laboratoires de recherche. Mais, même si l’on valide ces analyses, cela ne fait que déplacer le problème : comment juger si une technologie augmente les capacités ? Cela dépend du contexte social, économique et culturel dans lequel elle se développe. Il semble au final difficile de trancher la question de la crédibilité des promesses transhumanistes en se plaçant seulement sur le terrain des laboratoires. Il n’en demeure pas moins que si le transhumanisme n’a pas su donner naissance, jusqu’à présent, à des technologies précises, il participe très concrètement au fonctionnement de l’économie des promesses qui soutient le financement de la technoscience. Le récit transhumaniste, par les promesses qu’il véhicule, est mobilisé par divers acteurs économiques et étatiques. Le transhumanisme en actes, c’est d’abord un récit sur le futur.

– Histoire de controverses : quelques exemples autour de l’IA, les apports au débat

Critiques éthiques du transhumanisme

Comme on l’a vu, le transhumanisme est porteur d’une éthique singulière. Celle-ci se situe en rupture avec les éthiques dominantes mais aussi en continuité. C’est sans doute pour cela que les critiques éthiques sont les plus répandues. Sur quels aspects se concentrent-elles ?

En septembre 2004, la revue américaine de sciences politiques Foreign Policy conduit une enquête sur « les idées les plus dangereuses du monde ». Et, un peu à la surprise générale, l’un des contributeurs, le philosophe Francis Fukuyama, désigna un courant de pensée peu connu alors : le transhumanisme. À ses yeux, le transhumanisme est « un mouvement de libération » qui, dans la lignée des mouvements de droits civiques ou féministes, entend « libérer l’humanité de ses contraintes biologiques ». Il souligne le caractère séduisant d’un mouvement qui ne se satisfait pas de notre condition. Mais à ses yeux, le transhumanisme menace fondamentalement l’égalité, en créant une hiérarchie biologique entre les humains, et se trompe lourdement sur « les biens humains ultimes ». La perfection humaine n’est pas celle des objets et des machines et elle a besoin d’une attitude respectueuse : « Le mouvement écologiste nous a appris l’humilité et le respect de l’intégrité de la nature non-humaine. Nous avons besoin d’une humilité semblable concernant notre nature humaine. Si nous ne le développons pas bientôt, nous pouvons inviter involontairement les transhumanistes pour défigurer l’humanité avec leurs bulldozers génétiques et centres commerciaux de psychotropes. » Fukuyama reprend ici deux des principales critiques éthiques portées contre le transhumanisme. La première concerne son hybris dans le choix de ses finalités, cette démesure dangereuse pour l’homme. La seconde, attenante à la première, mais pas équivalente, est le manque d’humilité dans l’exercice de la volonté.

Nombre de commentateurs accusent le transhumanisme d’assigner une finalité dangereuse à l’homme : vouloir le rendre biologiquement parfait. Dans son essai Contre la perfection, le philosophe Michaël Sandel dénonce la volonté prométhéenne et démiurgique de maîtriser la nature défendue par les transhumanistes et lui oppose la nécessité de préserver la conception de la vie comme un don. En effet, le projet transhumaniste de « changer notre nature pour nous adapter au monde, et non l’inverse, est en réalité la forme plus profonde d’aliénation. » Le philosophe allemand Jürgen Habermas a dénoncé ce biais dans le cas de la sélection génétique des enfants, qui permettrait d’avoir des enfants « à la carte ». Pour lui, ces pratiques seraient des atteintes à l’humanité en créant des différences entre des êtres entièrement choisis et d’autres non : cela briserait le lien de réciprocité entre les humains qui repose sur le fait d’avoir une même origine contingente. Pour reprendre la formule d’Hannah Arendt, la vie est un « cadeau venu de nulle part » : cette contingence fonde la liberté et l’égalité des hommes.

À ces critiques, les transhumanistes répondent que cette éthique du don, ou de la contingence, masque souvent une référence implicite à une transcendance, la nature ou Dieu en général. Et s’il ne s’agit pas d’une transcendance, c’est la tradition philosophique qui en tient lieu : au nom de quoi les normes ne changeraient-elles pas ? Qui peut assigner une norme commune au désir des hommes de s’émanciper de leur condition biologique ? En quoi, demandent-ils, le « donné » est-il porteur de plus de valeur que le construit ? Au nom de quoi les inégalités « naturelles », fruits du hasard, auraient-elles une valeur pour les sociétés humaines ? Pourquoi refuser de passer de la chance au choix ? Comment justifier la défense de la loterie génétique ? N’est-ce pas s’inscrire dans l’histoire même de la modernité démocratique et politique que de la récuser et de tout faire pour élargir le champ de l’action humaine ? Les transhumanistes appellent à surmonter le fatalisme, à rompre avec la croyance en une nature immuable de l’homme, avec le fétichisme rationnellement infondé de la nature. À une éthique du don, ils opposent une éthique de l’action.

Ce qui nous conduit à la deuxième forme d’hybris : la démesure de la volonté. Avec toute l’antiquité, Hérodote la dénonçait avec de funestes prophéties : « Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure ». De nombreux mythes (souvent parmi les plus connus encore aujourd’hui alors que tant d’autres ont disparu de la culture populaire) le rappellent : Icare, qui s’est brûlé les ailes pour avoir voulu voler trop près du soleil ; Prométhée puni par les dieux pour avoir volé le feu des dieux ; Adam et Ève connaissent la mortalité et la vulnérabilité pour avoir transgressé l’interdit divin de ne pas manger le fruit de l’arbre défendu, fruit souvent présenté comme celui de « la connaissance ». Ce schéma a donné lieu à bien des reprises, du Golem au Gollum du Seigneur des Anneaux, en passant par le docteur Frankenstein ou Faust, toutes ces fictions déclinant l’adage pascalien « qui veut faire l’ange, fait la bête ».

Les transhumanistes dénoncent là encore des habitudes de pensée, des coutumes dont ils expliquent la permanence par des motifs psychologiques : ces mythes serviraient à donner un sens à un état de fait insupportable. Ils auraient pour fonction de nous aliéner, de nous maintenir dans un état de minorité et d’empêcher notre émancipation en nous faisant accepter comme des fatalités ce qui ne serait que défaut technique : la mort, les maladies, les insuffisances de la condition humaine depuis plusieurs centaines de millénaires. Pour les transhumanistes, il est temps de laisser tomber ces « placebos symboliques » à l’heure des nouvelles technologies. La compréhension que nous avons du monde a profondément changé : l’heure est venue de vivre selon des principes éthiques et philosophiques en adéquation d’une part avec la théorie de l’évolution, d’autre part avec le progrès technique. Comment vivre comme si le monde ne changeait pas, comme si nous n’étions pas le fruit d’un large mouvement évolutionniste ? L’homme est de part en part un être transformé et transformable. Notre condition biologique actuelle n’a aucune raison d’être la dernière. Par ailleurs, la place tenue par les technologies a changé au cours de l’évolution : nous le savons, nos technologies modifient l’homme, son environnement et la planète dans son ensemble. Les transhumanistes appellent à faire preuve de lucidité sur notre nouveau pouvoir et à rendre notre volonté adéquate à ce pouvoir. Nous sommes entrés dans l’anthropocène : Homo sapiens a pris conscience qu’il est avant tout un homo technicus qui fabrique des outils qui le fabriquent en retour. L’homme n’a de cesse de s’arracher à lui-même : autant qu’il le fasse consciemment et définisse des objectifs.

Mais alors, lui répondent les détracteurs du transhumanisme, comment définir ces objectifs ? Si vous les laissez au libre choix des individus, ne risquent-ils pas de se réduire à la recherche d’une optimisation des capacités afin de survivre dans une société concurrentielle ou dans un environnement en crise ? Au final, les finalités transhumanistes ne sont pas celles d’un dépassement de l’homme, mais d’une adaptation de l’homme. Ce qui porte atteinte à sa dignité de multiples façons et d’abord en mettant en danger l’unité du genre humain. La possibilité de transformer notre condition biologique remet en question l’appartenance commune à une même espèce, socle des droits humains élaborés depuis plusieurs siècles et reconnus à peu près partout dans le monde comme un acquis positif. Doit-on saborder, pour satisfaire des aspirations individuelles, le socle de notre société ? Qui plus est, en sapant les fondements de la société, comment peut-on espérer voir émerger un sujet libre et autonome ? Et, dès lors, quel est l’intérêt de proposer une émancipation individuelle dans un monde sans sujet ?

On comprend bien que de nombreuses propositions transhumanistes soient perçues comme remettant en cause nos systèmes éthico-juridiques. Ce à quoi les transhumanistes répondent, point par point, comme nous l’avons vu, en expliquant que leur vision du monde ne remet pas en question, mais prolonge l’aventure de l’homme moderne.

Transhumanisme et eugénisme 

Bien souvent, le transhumanisme est associé à l’eugénisme. Le rapprochement peut être formulé pour des raisons historiques. La génération de l’entre-deux-guerres qui a préfiguré le transhumanisme actuel est eugéniste : Julian Huxley, J.B.S Haldane et J. Bernal ont été des promoteurs actifs d’un eugénisme non racial et, en général, libéral. Si le mouvement transhumaniste n’a pas (encore ?) la reconnaissance que l'eugénisme a connue dans la première moitié du XXe siècle, ils ont de nombreux points communs. Ce sont deux mouvements porteurs d’une vision de l’homme qui ont su susciter des comités actifs des deux côtés de l’Atlantique. Ces deux mouvements ont reçu le soutien d’une partie de l’élite industrielle, académique et politique de leur époque, avec de puissants leviers dans les moyens de communication. L’un et l’autre ont bénéficié de l’appui de puissants capitalistes : les Rockefeller, Carnegie et Ford annoncent Elon Musk, Peter Thiel ou Sergey Brin. La différence est que l’eugénisme reçut aussi le relais de dirigeants politiques dans de nombreux pays, donnant lieu à des législations et des biopolitiques aux conséquences bien connues.

Par-delà leur diversité interne, les deux courants d’idées partagent une même perspective évolutionniste : l’homme doit prendre en charge l’évolution, prenant le relais de l’évolution darwinienne. Ils défendent l’idée que l’homme doit chercher à corriger les errements de l’évolution naturelle, ses mauvais choix et sa part de hasard. Eugénistes et transhumanistes sont d’accord sur ce point : l’espèce humaine doit être améliorée volontairement. Toutefois, ils divergent sur des points importants.

La plupart des transhumanistes sont hostiles à l’idée d’un eugénisme coercitif, et en général n’envisagent pas la question sous un angle collectif : les eugénistes voulaient sélectionner les naissances pour sauver des peuples ou l’espèce humaine ; les transhumanistes le souhaitent pour laisser les individus libres de choisir leur vie. En effet, le fond éthique et politique du transhumanisme est libéral, leur attachement à la liberté individuelle est affirmé de façon claire dans la Déclaration transhumaniste. La perspective des transhumanistes n’est pas, dans un premier temps, collective et démographique. Ils diffèrent enfin sur leur rapport à l’évolution : les transhumanistes considèrent que celle-ci va basculer brutalement, sous l’effet d’une rupture à venir à partir de laquelle il faut penser le présent. Les eugénistes étaient dans une perspective plus passéiste : ils entendaient lutter contre une décadence et évaluaient le présent par rapport au passé.

Critiques philosophiques du transhumanisme

Le transhumanisme a suscité de nombreuses critiques d’ordre philosophique. Trois champs sont l’objet d’un questionnement récurrent. Quel est le statut de la technique dans la pensée transhumaniste ? Quelles relations entre l’esprit et le corps supposent leur projet d’augmentation de l’humain ? Quelles sont les conséquences de leur volonté d’éradiquer la mortalité ?

Le premier concerne le statut de la technique. Alors qu’elle occupe une place centrale dans le dispositif transhumaniste, elle est rarement l’objet d’une élaboration philosophique spécifique. Pourtant, la philosophie de la technique comme la sociologie des sciences ont connu ces dernières années un essor remarquable qui offre beaucoup de matériaux pour le faire. Nous avons déjà décrit les principaux aspects de cette pensée de la technique, notamment celle développée par Ray Kurzweil. Ses critiques lui reprochent plusieurs éléments.

D’abord de ne pas décrire la technique telle qu’elle se fait. Une technologie n’est pas un simple schéma sur un papier ou une projection : elle est le fruit d’une longue interaction d’acteurs multiples qui à chaque fois modifient les principes et le design de la technologie, son cadre légal et économique. Toute théorie de la technique qui ne partirait pas d’une description concrète de ce dispositif ne saurait échapper au défaut d’être une simple spéculation. Cela confère surtout à la technique un statut de puissance autonome, se développant hors de tout contrôle. Souvent, les transhumanistes ne voient dans la technologie qu’une suite de succès : leur travail de veille informationnelle ne porte que sur les succès ou les potentiels, jamais sur les échecs et les impasses. Or l’histoire des techniques est faite de régression, d’impasses, de bricolages, d’assemblages hétéroclites de techniques d’âges différents et de surprises.

Autre difficulté, mais qui n’est pas propre au transhumanisme, est la réduction de la sphère symbolique au technique. En effet, chez Ray Kurzweil, le langage est une technique comme les autres, un simple support de transmission comme le gène transmet les caractères biologiques. On retrouve cette idée chez Kevin Warwick ou William Bainbridge. Sans doute, le point commun entre ces deux critiques est d’accorder au calcul (computation) la place d’honneur comme manifestation de l’intelligence. De l’ADN aux ordinateurs, en passant par les langages humains et les comportements animaux, tout n’est qu’affaire de calcul, d’algorithmes plus ou moins élaborés. Cette conception d’un continuum entre les différentes strates du réel, tant dans leur nature que dans leur évolution, rejoint le second débat philosophique : celui sur les relations du corps et de l’esprit.

Le rapport du transhumanisme au corps est ambivalent. Les transhumanistes cultivent à la fois un rejet du corps tel qu’il est, avec ses limites et ses fragilités, et le désir d’un corps accompli, glorieux, épanoui par les augmentations technologiques. À vrai dire, l’un ne va pas sans l’autre : ce n’est pas le corps en tant que tel qui est méprisé, que le corps présent dont les transhumanistes pensent qu’il est transitoire en attente d’un état amélioré. Cette amélioration peut aller, chez certains, jusqu’à envisager la disparition du corps dans l’avènement d’une matière entièrement informée par l’esprit, en passant parfois par l’étape de son transfert sur un support non organique. Les limitations intrinsèques de la biologie seront ainsi dépassées et l’intelligence pourra se déployer jusqu’à atteindre la dimension cosmique qui est la sienne. Un tel projet s’inscrit dans le projet plus général consistant à remplacer l’humanité carbone par une humanité silicium.

Ces propositions ont pu amener des critiques contradictoires : certains philosophes leur reprochent un dualisme naïf (l’esprit peut être téléchargé d’un support matériel à un autre), d’autres un réductionnisme tout aussi naïf (tout ne serait que matière). Comment y voir clair ? Pour bien comprendre ce qui est en jeu, il faut noter que l’esprit aux yeux des transhumanistes n’est pas immatériel, mais de nature informationnelle. Par exemple, Nick Bostrom estime que la possibilité de transférer un esprit sur un support non biologique n’exige pas une compréhension de tout le processus cognitif, mais seulement des éléments fonctionnels élémentaires du cerveau : il suffit d’avoir le schéma de circulation de l’information pour reproduire, copier le cerveau. Pour Bostrom, comme pour Hans Moravec, l’esprit est un système de traitement de l’information, tout processus mental est un calcul en dernière analyse. Du coup, un esprit fonctionne un peu comme un logiciel et le corps est comparable au matériel informatique. Ce type de représentation laisse totalement de côté l’interaction profonde entre l’esprit et le corps : maints travaux de pédagogue, de psychologue, de médecine, de chimiste, de biologiste ont tordu le cou depuis longtemps à une telle conception. Ce qui fait la singularité de l’esprit de chacun est largement dépendant de celle de son corps, de leur coévolution depuis la naissance. Cette question de la singularité et de l’identité personnelle est d’ailleurs au cœur des préoccupations transhumanistes : en effet, qu’en est-il de mon identité si je peux être transféré d’un support à un autre, si je dois survivre plusieurs siècles ? Cela entre en contradiction de façon directe avec le fondement libéral de leur pensée et le droit fait à la réalisation des projets et désirs individuels.

Un dernier thème philosophique souvent discuté est celui de la mortalité. L’aspiration à vaincre la mort, à libérer l’humanité de toute mortalité biologique est un marqueur fort du transhumanisme, sans doute le dénominateur commun à tous ses théoriciens. Cette immortalité pourrait prendre plusieurs formes, d’une plus grande résistance aux maladies à l’immortalité digitale en passant par la disparition de la sénescence. Il y a aussi divergence sur le rythme et le moment où elle adviendra. Mais la critique philosophique porte sur le principe même, sur ce que signifie ce projet de vouloir « libérer l’homme de la mort ».

Les considérations peuvent être d’ordre psychologique, avec des impacts sur la fatigue de vivre ou le désir. Elles prennent en compte aussi les effets démographiques : si l’espérance de vie s’allonge considérablement, alors la population croîtra, posant de redoutables difficultés écologiques et politiques. Mais, font remarquer les transhumanistes, la principale cause de la croissance démographique est la natalité et non la chute de la mortalité : de fait, les sociétés humaines ont déjà fortement diminué leur taux de natalité au fur et à mesure que l’espérance de vie se rallongeait. Il y a fort à parier qu’un monde devenu moins mortel fera encore moins d’enfants. Mortalité et natalité sont intimement liées, ce qui ouvre à une autre question philosophique, sans doute plus décisive.

En effet, un monde à la vie prolongée serait un monde vieux, sans enfants et sans renouvellement. Un monde où l’on ne meurt plus sera un monde peuplé d’hommes sans âge, incapables de faire place aux nouvelles générations. Nos sociétés sont déjà confrontées à cette difficulté de tisser des liens entre les générations. Là, il n’y aurait plus de générations : ceux qui ne meurent pas n’enfantent plus. Ils se suffisent à eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur propre monde clos. Comme l’a bien formulé le philosophe Hans Jonas, dans son grand livre Le principe responsabilité, « nous aurions un monde composé de vieux, mais sans jeunes et un monde d’individus déjà connus, sans la surprise de ceux qui n’ont encore jamais existé ». Qui souhaiterait habiter un monde sans enfants ? Hannah Arendt a souligné l’importance décisive de la natalité dans la fondation d’un monde commun : « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autres termes : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. »

Nous touchons là à une première aporie que certains critiques relient à une autre. Le désir de ne pas mourir résulte non seulement d’un sentiment de scandale devant une finitude moralement insupportable, mais aussi d’une volonté du moi de se survivre. Et en même temps, l’idée que l’individu ait une identité stable est remise en cause par le fait même d’un allongement de la vie, par la possibilité que cet allongement implique : avoir comme plusieurs vies. Max More et Nick Bostrom ont d’ailleurs tous deux étudié le philosophe Derek Parfit qui a critiqué l’idée d’identité personnelle : contrairement à notre croyance commune, il n’existe pas d’ego susceptible d’assurer l’identité personnelle, c’est une illusion. L’identité personnelle est trop variable, affaire de degré et non de substance. Dans ce cadre, seule la survie, et non l’identité du moi, importe. L’identité personnelle et la mortalité sont ainsi liées, l’une n’a de sens que par l’autre. La conscience d’être une personne à part entière n’émerge que du fait de la possibilité de sa disparition. C’est la conscience de sa mortalité qui permet de dire « je ». Évacuer la mort comme horizon symbolique revient à renoncer à l’idée de personne… et donc à la possibilité même de conduire cette réflexion !

L’effacement de la natalité comme de la mortalité pose aussi la question du fondement social. En effet, les modernes ont essayé de fonder le social sur un élément commun irréductible : c’est la seule façon d’intégrer tout le monde. Il est frappant que le premier verbe du premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 soit le verbe « naître ». C’est un verbe étrange, à la fois passif et actif. En effet, on ne dit pas que quelqu’un nous « naît » : c’est un verbe intransitif, comme si naître était une action décidée et volontaire. Et, en même temps, il est évident qu’il n’y a rien de moins volontaire que naître. La naissance, et donc la mortalité qui y est liée, sont les éléments communs à tout homme, le seul socle universel.

On voit donc que les propositions transhumanistes posent question aux philosophes. Certains estiment d’ailleurs que ces propositions ont surtout pour effet de renverser la conception moderne de la société : en proposant d’adapter simplement l’être humain aux contraintes que lui impose son milieu de coexistence plutôt que d’œuvrer à transformer les conditions sociales, culturelles, économiques et politiques de la société ; en prétendant retirer à l’homme toute limite biologique, il l’asservit aux exigences de production et de concurrence, réduisant l’autonomie des individus et les dissolvant dans un régime biopolitique qui va automatiser tous les moments de la vie. Bref, ces critiques reprochent aux transhumanistes de vouloir dissoudre l’action et l’œuvre qui donnent sens à l’humain dans le seul travail. Ou encore, pour reprendre une antique distinction remise à l’honneur par Hannah Arendt, de vouloir réduire la bios (la façon de vivre, en pleine conscience) à la zoe (le simple fait biologique de vivre).

Transhumanistes et biolibéraux 

Vu de France, certains philosophes comme John Harris, Alan Buchanan, Julian Savulescu sont considérés comme transhumanistes parce qu’ils peuvent défendre des positions éthiques communes comme le moral enhancement ou la liberté morphologique. Ils se définissent pourtant comme biolibéraux. Ce terme a été forgé par opposition aux « bioconservateurs ». Ils appartiennent à la tradition libérale, attachés à une stricte neutralité morale de l’Etat. À leurs yeux, seul l’individu peut décider de ce qu’est une vie bonne et l’Etat ne doit en rien intervenir. Cette position les conduit à reconnaître le droit de tout un chacun d’augmenter ses capacités par des moyens technologiques. Pour eux, cela relève d’un choix privé que l’Etat ne saurait réglementer, sauf si ce choix empiète sur la liberté de tiers. Aucune limite par rapport à une normalité n’est acceptable, même si les modifications biologiques sont transmissibles à la descendance, même si cela peut modifier le futur de l’espèce. Les biolibéraux peuvent donc être tout aussi radicaux que les transhumanistes en ce qu’ils envisagent favorablement la gamme complète de ces transformations possibles. Ce respect de la sphère privée ne signifie pas pour autant un repli total de l’Etat. Au contraire, Alan Buchanan pense que l’Etat doit assurer ses obligations en matière de justice distributive : il s’agit de corriger la loterie génétique, d’aider à passer du hasard au choix y compris dans la sélection génétique : envisageant la possibilité de créer des personnes, l’Etat doit jouer un rôle de régulation. En quoi les biolibéraux diffèrent-ils des transhumanistes ? Ils défendent une perspective proprement individualiste, n’envisageant jamais des objectifs collectifs comme la lutte contre la tyrannie de la mort ou la survie de l’espèce humaine. Ils n’ont pas de perspectives d’amélioration : ils ne portent pas de jugement sur la condition humaine, se préoccupant seulement de réguler les choix individuels.

En face des critiques éthiques et politiques, les transhumanistes arrivent à développer des argumentaires, à confirmer leurs choix. La critique philosophique semble moins les intéresser, et sans doute mettre en danger leurs positions, sauf sur deux points : la mortalité et l’identité personnelle, les deux étant liées. Cette moindre élaboration philosophique peut aussi s’expliquer par leur pragmatisme foncier. Il est significatif que Nick Bostrom estime que les progrès de l’intelligence artificielle apporteront des réponses aux questions existentielles les plus ancestrales.

La controverse au sujet de la nature du transhumanisme

Les positions défendues par le transhumanisme sont débattues, mais le transhumanisme lui-même est l’objet d’une controverse qui pourrait être résumée dans cette question : de quoi le transhumanisme est-il le nom ? Est-il seulement, comme il le prétend, un courant de pensée qui défend le développement technologique ?

De multiples hypothèses ont été formulées pour définir la nature du transhumanisme : est-il l’aboutissement de l’hyperindividualisme contemporain ? Ne s’inscrit-il pas davantage dans le prolongement de la logique du biopouvoir et du capitalisme contemporains ? N’est-il pas la forme la plus achevée de la technoscience ? Ou encore, n’est-il pas plutôt le symptôme d’une dépression civilisationnelle, d’une fatigue d’être soi qui caractérise l’homme moderne, honteux de son humanité dépassée par la puissance des machines ? Ne serait-il pas l’étape ultérieure d’un développement autonome des machines dont l’homme n’aurait été que l’instrument ? À moins qu’à l’ère de l’anthropocène, les imaginaires transhumanistes ne soient en réalité que des stratégies de survie ?

En dehors de ces hypothèses, deux questions polarisent les débats de façon récurrente. La première est de savoir si le transhumanisme est une religion qui ne dit pas son nom, une religion séculière qui avancerait masquée. L’autre question tourne autour de l’idée que le transhumanisme serait une stratégie de manipulation mobilisée et financée par de grands acteurs économiques (GAFA, Microsoft, IBM, Tesla, etc.). Une troisième voie permet de rassembler ces deux hypothèses : le transhumanisme ne serait-il pas une religion de l’hypertechnologie mise au service des puissantes firmes américaines ?

Les relations entre le transhumanisme et la religion sont caractérisées par l’ambiguïté. En effet, dès les origines du mouvement, le transhumanisme a marqué sa distance avec la religion. Les transhumanistes Max More ou Nick Bostrom se positionnent en rationalistes, étrangers à toute transcendance et à toute religion. Et il y a bien des raisons de les suivre : un attachement à une vision évolutionniste de l’humanité, dans tous ses aspects, les éloigne de toute idée d’ordre naturel ; un réductionnisme matérialiste pour lequel le vivant n’est que flux d’informations physiques ; le rejet épidermique de tout dogme par un mouvement fondamentalement libéral et individualiste.

Et pourtant, il existe aussi des dimensions religieuses dans le transhumanisme. Un de ses premiers théoriciens, le biologiste Julian Huxley, définissait le transhumanisme comme une « religion sans révélation ». Certains s’en revendiquent pour développer une forme de spiritualité transhumaniste, la rapprochant parfois du bouddhisme ou du taoïsme. William Sims Bainbridge, par exemple, considère qu’il est temps de proposer une religion adaptée au transhumain et aux mutations liées à la technologie. Il existe enfin des associations transhumanistes chrétiennes et une branche du mouvement mormon joue un rôle assez actif dans le transhumanisme nord-américain. Il y a donc une proximité avec la sphère religieuse.

Aussi, des analystes, sociologues ou philosophes, n’hésitent pas à définir le transhumanisme comme un courant religieux ou parareligieux. Le transhumanisme serait une idéologie athée, mais religieuse sur le plan fonctionnel. D’autres proposent de lire le transhumanisme comme une gnose moderne, s’appuyant notamment sur leur désir d’échapper au corps limité par la mort, la fatigue et la maladie. Ces rapprochements sont pertinents lorsqu’on réduit le transhumanisme à tel ou tel trait, mais ils peinent à prendre en charge la globalité du mouvement. Toutefois, leur tentative conforte l’idée qu’il y a bien quelque chose de religieux dans ce courant de pensée.

En effet, plus fondamentalement, les aspirations du transhumanisme ont une dimension proprement métaphysique. En remettant en cause la mortalité, en appelant à l’action contre la condition finie de l’être humain, ils proposent une redéfinition de sa nature. Le transhumanisme pense que bien des questions prises en charge par les traditions religieuses trouveraient de meilleures réponses grâce à plus de technologies : aller vers l’immortalité ; offrir un salut et un horizon d’espérance ; guérir ; offrir des expériences mystiques par l’usage de technologies qui augmenteraient nos perceptions… L’homme doit aspirer à une vie plus glorieuse et accomplie, non seulement par sa réalisation sociale ou psychologique, mais aussi corporelle. Enfin, le développement de la technologie apporte un sens à l’histoire et à l’humanité. La nécessité de ne pas tenir la mort pour une fatalité est le second pilier du transhumanisme. Ce point les rapproche encore des chrétiens, héritiers d’une tradition biblique qui n’a de cesse de dénoncer le scandale de la mort.

S’il s’apparente à une religion, on le voit, c’est à une religion du salut, plus particulièrement au christianisme. Une preuve en creux est l’absence quasi totale de ce mouvement en dehors des terres culturellement chrétiennes. Il est d’ailleurs significatif de voir le transhumanisme nourrir des attentes eschatologiques. Pour ses penseurs, nous sommes à l’aube d’une rupture historique majeure, d’une bifurcation, qu’elle soit heureuse ou non, qu’elle soit imminente ou progressive. L’homme entre dans une phase de son évolution pour laquelle tous les repères éthiques et politiques actuels seront caducs. Cela ressemble à l’apparition de l’ère messianique, tel qu’il est décrit dans le christianisme et dans une bonne part des traditions juives : au temps du Messie, le Royaume mettra fin au règne de la Loi. Cette perspective eschatologique conduit les transhumanistes à demander une révision des processus actuels de bioéthique, car la situation nouvelle invaliderait des distinctions autrefois valables comme celle entre thérapie et augmentation.

Sans doute, le transhumanisme n’est pas une religion. Sans doute, sa vision de l’homme est vécue et pensée comme rationnelle. Il n’en demeure pas moins qu’il se trouve en situation de concurrence avec les religions, qu’ils s’affrontent autour des mêmes enjeux. Aussi certains analystes reprochent au transhumanisme d’être une parareligion : certains le font pour défendre la technique et la science, en les préservant de tout mélange jugé dangereux ; d’autres pour défendre la religion, la préserver des prétentions de la science et de la technologie. Au fond, les uns et les autres sont d’accord pour défendre la frontière moderne entre religion et science, frontière que le transhumanisme semble venir troubler.

Le transhumanisme, une hérésie chrétienne ?

Certains commentateurs du transhumanisme annoncent son avènement en Chine ou au Japon. Bien souvent, l’argument de la « menace asiatique » sert à inciter les décideurs à laisser de côté les précautions bioéthiques dont le vieux continent serait encombré. Or, force est de constater que le transhumanisme n’existe pas en Asie comme courant de pensée. Celui-ci n’a pris racine et ne s’est structuré qu’en Amérique du Nord et en Europe. Cela pourrait s’expliquer par une différence d’imaginaire collectif ; l’Occident est marqué par un mélange de fascination et de défiance envers les technologies, comme en témoignent les abondantes productions de science-fiction, imaginaire auquel le transhumanisme participe à présent largement. On pourrait aussi avancer comme hypothèse le sous-bassement chrétien du récit transhumaniste : le désir d’augmenter l’homme rappelle celle d’un salut à gagner ; le futur transhumanisme a une dimension fortement eschatologique, etc. Aussi, certains observateurs comparent le transhumanisme à des hérésies chrétiennes comme la gnose ou le millénarisme.

Cette capacité du transhumanisme à raviver de vieilles querelles apparaît aussi lorsqu’on discute de ses rapports avec les acteurs du capitalisme. La discussion porte précisément sur le fait de savoir si le transhumanisme est un alibi ou une conviction pour les acteurs du capitalisme californien. Elon Musk, Sergei Brin, Larry Page ou encore Peter Thiel mobilisent-ils le transhumanisme et ses idéaux par stratégie ou par adhésion personnelle ? Le transhumanisme est-il une vision crédible ou un fantasme ? Est-il une utopie généreuse ou une idéologie au service du capital néolibéral ? Le transhumanisme est-il un contre-feu qui permet de détourner l’attention des enjeux véritables ? Cela permettrait d’explique le syndrome du pompier pyromane que nombre d’analyses ont diagnostiqué chez les géants d’internet : d’une main dénoncer les risques de l’I.A. générale ; de l’autre, multiplier les collectes de données pour nourrir des algorithmes bien plus spécialisés, mais non moins dangereux pour la démocratie ou la vie privée. Une façon de résoudre l’alternative serait de mobiliser les dynamiques imaginaires décrites par le sociologue Patrice Flichy. Il a proposé un schéma de l’évolution des techniques, ou plus précisément des imaginaires technologiques. Ils oscillent entre utopie (fonction innovatrice) et idéologie (fonction intégratrice). Tantôt, il vient remettre en cause un ordre existant ; tantôt, il vient le conforter. Ainsi le transhumanisme peut être tour à tour, ou selon ses acteurs, une utopie de rupture ou une fantasmagorie, une idéologie de mobilisation ou de légitimation. Le transhumanisme est un discours qui oscille entre utopie et idéologie : parfois légitimant des technologies de rupture, comme les cryptomonnaies ou les nanotechnologies ; parfois apportant une justification à des entreprises en place (comme Google), ou à des recherches en vue d’une I.A. générale (comme Neuralink).

Comme pour la controverse sur la nature religieuse du transhumanisme, celle-ci montre que ce dernier vient perturber une frontière établie par la modernité : la science et la technologie seraient neutres sur le plan des valeurs, séparées de la quête du profit. Le capitalisme les instrumentaliserait sans doute, mais sans porter atteinte à leur pureté. Le transhumanisme, en posant comme finalité à la science non la quête de la vérité ou de théories explicatives, mais le développement de la puissance et des capacités technologiques, brise un tabou : le capitalisme et la technoscience partagent les mêmes valeurs, celle d’augmenter la puissance de l’homme. Cette affirmation forte trouble un grand partage de la modernité, ce qui explique l’ampleur de la controverse, notamment en Europe, autour du transhumanisme.

Le transhumanisme s’est développé au gré de nombreuses polémiques internes et il n’est au final pas surprenant de constater que son apparition sur la scène publique a été accompagnée de nombreux débats et critiques. Celles-ci portent sur tous les aspects du transhumanisme et émanent d’horizons différents. Elles analysent les propositions transhumanistes, mais se livrent aussi à une analyse de la nature du mouvement transhumaniste lui-même. Le transhumanisme est devenu l’objet même du débat.

Le transhumanisme est-il une controverse ?

Lorsque Max More crée le mouvement Extropy en 1988, il espère fédérer des opinions qui s’exprimaient de façon dispersée. Mais c’était sans doute aller contre l’ADN d’un mouvement qui fait du débat d’idées une façon d’avancer : les forums extropiens et autres sont agités de nombreuses et incessantes controverses. La tentative de rédaction d’une plate-forme commune a abouti en 2002 avec la première Déclaration transhumaniste : elle avait commencé en 1995… et le texte final ne comprend que 7 ou 8 articles selon les versions ! Ce goût pour le débat s’est aussi extériorisé. En effet, la première apparition publique du mouvement transhumaniste eut lieu lors du débat du début des années 2000, aux États-Unis, sur l’augmentation des capacités humaines. Depuis, les transhumanistes ont été des acteurs actifs des débats sur les nanotechnologies ou l’intelligence artificielle. Mais ils ont entre-temps été absorbés dans une controverse autour de leurs propositions, puis sur la nature de leur mouvement. Ce débat a pris, notamment en France, des proportions qui excèdent largement le nombre et les forces militantes des transhumanistes. Si bien qu’il est possible de s’interroger sur la réalité exacte du transhumanisme : n’est-il pas plus une controverse qu’un mouvement ? Cette controverse n’a-t-elle pas donné naissance à des transhumanismes fantasmés dans la tête des polémistes ? Le transhumanisme de la controverse n’excède-t-il pas le transhumanisme du mouvement, au point de le remplacer ?

Franck DAMOUR, chercheur associé dans l’équipe ETH+ « Éthique, Technologie & Transhumanismes » de l’Université Catholique de Lille, historien des idées, professeur agrégé, essayiste.