L’homme augmenté : un nouveau sujet de droit ?

Dominique ROUSSEAU.

Tout est nouveau et tout est problème dans ce qui doit être le discours d’ouverture. L’adjectif « augmenté » d’abord accolé à homme intrigue, d’où les guillemets. Augmenté par la quantité de connaissances accumulées depuis des siècles et qui ont transformé l’homme en haussant sa conscience du monde ? Augmenté par les progrès de la médecine qui lui ont permis de doubler voire de tripler son espérance de vie ? Augmenté par le développement des moyens de production qui lui ont permis d’élever son niveau de vie ? Et « sujet de droit » – toujours avec les guillemets – que désigne cette expression quand aujourd’hui tout prétend à la qualité de sujet de droit, les arbres, les fleuves, les pierres, … ?

Qui voudrait encore compliquer le thème proposé à la réflexion pourrait également soutenir qu’en augmentant l’homme on le diminue en lui faisant perdre par tous ces « progrès » sa manière d’être « naturelle » au monde… En effet, que devient cette manière d’être au monde s’il devient possible de digitaliser le cerveau, télécharger la conscience dans un ordinateur ou naître dans un utérus artificiel ? Et pour le juriste, cette nouvelle manière d’être au monde, cette manière technologique d’être au monde conduit à questionner la qualité de « sujet de droit ». Cette interrogation dépend du cadre épistémologique dans lequel elle s’inscrit : elle n’a pas de sens dans le cadre d’une épistémologie anti-humaniste (I) ; elle en a – un peu – dans la cadre de l’épistémologie de l’humanisme juridique (II).

I. Dans le cadre de l’anti-humanisme juridique la question ne se pose pas pour deux raisons principales

A. La question n’a de sens, en effet, que si l’homme, augmenté ou non, est compris comme la valeur suprême et le siège possible du droit. Or, pour les courants rassemblés sous la dénomination « antihumanisme juridique », l’homme n’est pas une valeur nécessaire en tout cas pas une valeur éternelle. Chacun se souvient du livre de Michel Foucault publié en 1966, Les Mots et les Choses, où il écrit que « l’homme n’est sans doute rien de plus qu’une certaine déchirure dans l’ordre des choses, une configuration, en tout cas, dessinée par la disposition nouvelle qu’il a prise récemment dans le savoir ; de là, poursuit-il sont nées toutes les chimères des nouveaux humanismes » ; et il conclut sa réflexion par ces mots : « cette figure est un simple pli dans notre savoir, l’homme s’effacera comme à la limite de la mer un visage de sable » ( Peut-être Michel Foucault pensait-il à la chanson de Christophe « Aline » qui était à cette même époque en tête du hit-parade !!). Cette critique de l’idée de l’Homme, résumée dans la formule « la mort de l’Homme » – en miroir de la mort de Dieu chez Nietzsche –  s’inscrit dans le prolongement de la pensée d’Heidegger formulée dans sa fameuse « Lettre sur l’humanisme » publiée en 1946 et où il invite à rompre avec les « ténèbres de la métaphysique humaniste ».

A la place de l’Homme, Foucault met l’idée de vie mais, contrairement à ce que Deleuze a cru, sans faire de la vie un nouveau fondement transcendantal, sans faire de la vie un vitalisme comme l’homme avait conduit à la métaphysique humaniste. La vie simplement, le bios grec, sans au-delà et sans en-deçà. Dès lors, si l’être, en dehors de toute transcendance, est seulement vie, être qui vit, être vivant, « partout où j’ai rencontré du vivant, écrit Nietzsche, partout j’ai rencontré de la volonté de puissance » la volonté de vivre plus, mieux et de manière continue, sans être entravé dans cette volonté de vie et de puissance de vie. Et notamment pas entravé par le droit qui vise à perpétuer un certain rapport de forces ; le droit n’est ici conçu que comme une forme historique particulière correspondant au besoin des forces en présence de se représenter sous cet habillage juridique ; et comme elle est historique elle est transitoire et le droit n’est plus aujourd’hui la forme par laquelle les sociétés se représentent ; le droit est un système de pouvoir ou de représentation du pouvoir qui doit se comprendre dans une analytique du pouvoir, de la force et non du droit.

Si l’Homme est mort, il ne peut être sujet de droit. Blandine Kriegel (qui fut l’assistante de Michel Foucault au Collège de France), dans son livre paru en 1986, Les droits de l’homme et le droit naturel, critique l’idée cartésienne du sujet compris comme être fondant lui-même ses représentations et ses actions, comme l’ego cogito d’où sortirait le droit et en particulier les droits de l’Homme.

A ces philosophies, il faut encore ajouter celles dites « du soupçon » qui considèrent le sujet cartésien comme une illusion métaphysique définitivement déconstruire par Nietzsche, Marx et Freud.

B. La question n’a également de sens que s’il est possible de penser un lieu stable et commun permettant de dire si l’homme augmenté peut être un sujet de droit. Ce lieu commun et stable était la nature humaine et, par ricochet nécessaire, la reconnaissance de l’universalisme porté par la nature humaine. Or, l’idée et de nature humaine et d’universel a été et est discutée voire remise en cause par l’histoire ou plus exactement par l’historicisation, par le courant historiciste. Avec ce courant, tout le réel, toutes les idées, toutes les manières d’être ne sont pas pris en eux-mêmes et pour eux-mêmes mais sont mis en relation avec leur histoire ; et de cette généalogie des notions et des idées, il ressort une diversité des formes d’existence historique, chacune ayant sa valeur propre, chacune produisant une représentation de l’homme qui lui est singulière et chacune produisant des droits propres et nécessaires à cette représentation singulière de l’homme. Le droit perd sa qualité de référent universel ; il est dissous par l’histoire ; il s’épuise et se nie dans le relativisme, l’hétérogénéité des cultures et l’égalité des formes juridiques. Ainsi, la conception du sujet de droit ne découlerait pas de l’idée universelle d’une nature humaine ; elle est seulement une conception historiquement et culturellement située ruinant par là-même l’idée d’une nature humaine universelle permettant de dire si l’homme augmenté peut ou non être un sujet de droit.

Blandine Kriegel a tenté de contourner cette historicisation du droit en faisant appel, dans le prolongement de Spinoza, à la loi naturelle. Si ce n’est pas dans le sujet que s’enracine le droit et les droits de l’Homme c’est, dit-elle, dans la loi naturelle qui veut que tout ce qui est réel persévère dans son être et cherche s’épanouir. Dès lors, sur cette loi naturelle se fonde le droit de chacun de persévérer dans son être, de s’approprier sa vie, d’exister comme il est déterminé à le faire. Mais l’universel réintroduit par l’idée de loi naturelle ainsi entendue ne fournit pas davantage une référence utile pour décider de la question. Si, en effet, le sujet n’est plus la référence mais la vie comme persévérance de l’être, tout ce qui peut la faire persévérer et donc l’augmentation technologique est conforme à la loi naturelle de l’être.

II. La question de l’homme augmenté-sujet de droit reste ouverte dans le cadre épistémologique de l’humanisme juridique

A. La question reste ouverte parce que si l’humanisme juridique présuppose la valeur de l’homme, il convient de savoir si l’homme augmenté est toujours un homme, ou, plus précisément si l’homme de l’humanisme juridique peut être l’homme augmenté, s’il existe une continuité entre l’homme de l’humanisme juridique et l’homme augmenté ou s’il y a une rupture, si l’homme augmenté n’a aucune parenté (si j’ose dire) avec l’homme de l’humanisme juridique.

Donc il faut se poser la question quel est l’homme de l’humanisme juridique, quelle est la représentation de l’homme de l’humanisme juridique. Elle est celle d’un être humain conscient, auteur de ses pensées et responsable de ses actes, un être qui agit consciemment par sa volonté et selon les représentations du monde, un être qui par sa pensée se fonde lui-même, de manière libre et autonome, et fonde ses représentations et ses actions. C’est le sujet cartésien qui distingue d’un côté la res extensa (les choses matérielles, les objets, la nature) et d’autre la res cogitans (l’être humain pensant capable par la pensée de se représenter et de se rendre maître de la nature). C’est l’homme moderne capable de réaliser son destin car il est non prédéterminé (par Dieu, la nature ou autre) par sa capacité à s’extraire de ses déterminations naturelles pour auto-fonder et auto-instituer ses règles et ses normes. C’est l’homme autonome.

Au regard de cette représentation de l’homme de l’humanisme juridique, l’homme augmenté peut s’inscrire dans la continuité dans la mesure où il partage avec l’homme moderne les mêmes caractéristiques. Conscience, volonté seront sans doute augmentées mais elles ne mettront pas en cause – au contraire – ses capacités à penser le monde, à agir et à  fonder les règles. L’homme augmenté est un homme autonome est un homme dont l’autonomie de volonté, d’action et de pensée est augmentée. (Les droits énoncés dans la déclaration de 1789 le définissent : la liberté d’opinion signifie le droit à être l’auteur de ses pensées)

Là où l’interrogation surgit et où le doute s’installe c’est sur la technicisation de l’homme augmenté. L’homme moderne est celui qui naît comme la nature l’a fait y compris en y intégrant l’évolution de la nature, c’est un homme fait de chair. L’homme augmenté est un homme fait de technologies, de prothèses, de  nano-robots circulant dans l’organisme destinés à améliorer les performances de l’action et de l’intelligence. Dès lors, nous ne sommes plus en présence d’un homme être de chair mais d’un homme mélange de chair et de technologies, de chair et de machine, d’un homme fabriqué et non d’un homme naturel ou entre homme naturel qui croît (du verbe croître) naturellement et un homme fabriqué.

Dès lors, et c’est Habermas qui pose la question dans son livre L’avenir de la nature humaine (paru en 2002), « la compréhension que nous pouvons avoir de nous-mêmes et qui procède d’une éthique de l’espèce humaine est à ce point modifiée par cette technicisation que, désormais, nous ne pouvons plus nous comprendre comme des êtres éthiquement libres et moralement égaux s’orientant au moyen de normes et de raisons « (p.66). Si l’homme augmenté ne peut plus se comprendre comme un être éthiquement libre et moralement égal, peut-il être sujet de droit ?

    B. La question reste également ouverte parce que si l’humanisme juridique réaffirme la nécessité d’un référent universel mais intègre les critiques adressées à l’universel « classique », il convient de rechercher quel pourrait être ce nouvel universel. S’il faut retenir et partir de l’idée qu’il n’y a pas d’universel juridique a priori mais des expériences juridiques, on peut aussi faire sortir de ces expériences juridiques un invariant, un élément commun qu’il est possible d’appeler « liberté ». Liberté de s’affranchir des limites de sa condition, volonté de transgresser les « lois de la nature », liberté de poser des règles différentes de celles qu’imposerait la nature (voler, procréer, mariage,…). Par conséquent, il faudrait « naturellement » reconnaître à l’homme la liberté de se faire augmenter, de transgresser sa condition biologique, et de se ré-auto-fonder comme sujet de droit. Libre de transgresser sa condition naturelle, l’homme transformé par l’exercice de sa propre liberté est libre de s’auto-constituer en sujet de droit.

    Sauf que si la liberté est un invariant des expériences juridiques, il est un autre invariant, un autre élément que l’on retrouve partout, corollaire de la liberté, qui est l’expérience juridique des limites, le fait que les hommes cherchent à poser des limites à l’exercice de leurs libertés et que résume la formule « la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

    Ce qui serait universel serait donc l’expérience juridique d’hommes affirmant leur liberté de poser les règles et, « en même temps », leur souci de limiter leur liberté à poser des règles, de s’interdire de poser n’importe quelle règle d’être. Et donc effrayé par la perspective qu’un homme puisse fabriquer artificiellement un homme, éprouvant la nausée ou un sentiment de vertige devant cette terre inconnue du transhumanisme, de l’éthique de l’espèce transhumaine – que deviendrait le principe d’égalité entre hommes augmentés et hommes naturels alors que jusqu’à aujourd’hui on cherche à l’étendre à tous les hommes sans distinction…. ; que deviendrait le principe de fraternité, … ; faudrait-il des JO pour H+ et  des JO pour H, … ?! – l’homme peut poser une limite en interdisant de reconnaitre la qualité de sujet de droit à l’homme artificiel, à l’homme augmenté.

    Si prenant acte que Dieu, que la Nature, que la Raison, que l’Histoire, que la Société, que toute autre figure de la transcendance ne peut être la mesure de toutes choses et affirmer, dans une posture post-moderne, que l’homme est, selon la formule de Protagoras, la mesure de toutes choses laisse toujours ouverte la question de savoir si l’homme augmenté peut être un sujet de droit car si l’homme est la mesure de la qualification il peut tout aussi bien dire que l’homme augmenté est un sujet ou qu’il ne l’est pas. Est-ce apporter une lumière que de dire que si l’homme est la mesure des choses, si le droit est construit par les sujets d’expérience, par l’homme à sa mesure (à hauteur d’homme dit Camus), la seule exigence est que la décision relative à l’éventuelle qualité de sujet de droit de l’homme augmenté ne peut se prendre qu’au sein d’un espace de délibération où les sujets d’expériences mutualisent et confrontent leurs arguments. Mais après tout, c’est ainsi que les hommes modernes se sont auto-qualifiés et reconnus comme sujet de droit !!

    A défaut je vous propose avec Sénèque d’être un homme apaisé !

    Dominique ROUSSEAU,

    Professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne,

    Membre honoraire de l’Institut universitaire de France