Longévité constitutionnelle et compromis dilatoire

Alexandre VIALA.

Durant toute l’histoire constitutionnelle française, longtemps rythmée par des révolutions, des coups d’État et autres défaites militaires qui ont prématurément fait chuter de nombreux régimes politiques, seules la IIIème et la Vème Républiques se sont distinguées par leur relative longévité. Les soixante-cinq années d’existence pendant lesquelles la première est parvenue à se maintenir et au-delà desquelles la seconde est en voie de persévérer, constituent un record qu’aucun autre régime n’a jamais atteint. Parmi les facteurs explicatifs de cette commune endurance, qu’il est très difficile de relever dès lors que l’histoire, qui n’est pas nomologique, relève davantage du récit que de l’explication causale, il en est un qui mérite d’être pris en considération car il désigne un phénomène que nos deux républiques, au moment de leur genèse, ont pareillement vécu. Chacune d’entre elles, en effet, est née d’un compromis entre des acteurs politiques rivaux qui ont su taire leurs divergences en vue de permettre l’adoption d’un texte suffisamment ambivalent pour pouvoir rester longtemps en vigueur et offrir à chacun la lecture et l’interprétation qui lui sied. Pour le dire autrement, en 1875 comme en 1958, les organes constituants qui ont écrit et adopté le texte suprême ont créé les conditions de la longévité du régime qu’ils allaient mettre sur orbite en le payant au prix de l’ambivalence constitutionnelle. Le compromis qui résulte de cette ambiguïté normative, secret de la longévité de la IIIème et de la Vème Républiques, a été érigé au rang de concept par la doctrine constitutionnelle européenne. La première tentative doctrinale est celle de Carl Schmitt qui, en 1928, dans sa Théorie de la Constitution, qualifia le compromis de 1875 de compromis dilatoire[1].

Dans l’univers normatif, l’ambivalence est un phénomène d’ordre sémantique qui n’est pas spécifiquement lié au droit constitutionnel. Toute norme est susceptible d’ambivalence. Cette évidence a été singulièrement mise en lumière par les enseignements tirés des théories modernes de l’interprétation, elles-mêmes issues du tournant herméneutique du XXème siècle. Tout support normatif, matérialisé par un texte, est polysémique et sujet, dès lors, à de multiples lectures. Mais cette ambivalence normative est particulièrement prégnante en présence d’une Constitution. L’ambivalence constitutionnelle peut d’abord être le résultat de changements constitutionnels formels issus de l’usage d’une méthode de révision, particulièrement privilégiée en Allemagne : la révision-adjonction qui consiste à ajouter dans le corpus constitutionnel, des dispositions dérogatoires à certains principes qu’il renferme, au risque de mettre en cause la cohérence du texte. La France s’est inspirée du procédé, dans les années 1990, pour réformer sa Constitution en vue d’autoriser la ratification des traités de Maastricht et d’Amsterdam ou pour la mettre en conformité avec des accords signés entre l’État et les autorités de Nouvelle-Calédonie. Depuis ces révisions, la Constitution comprend des dispositions qui affirment son attachement au principe de souveraineté nationale tout en intégrant, dans le même corpus textuel, des articles qui autorisent des transferts significatifs de compétence à des autorités supranationales comme à des collectivités infra-étatiques. L’accumulation de ces révisions, entreprises parfois dans l’immédiateté de la conjoncture, faisait courir le risque de transformer la Constitution en un habit d’arlequin. Mais cette ambivalence potentielle n’est imputable qu’à des révisions constitutionnelles postérieures au moment constituant originaire.

Toute autre est l’ambivalence originelle qui s’installe dès la naissance du régime et qui prend la forme d’un compromis dilatoire dont la vertu est d’offrir aux nouvelles institutions les conditions de leur longévité. Cette seconde forme d’ambiguïté normative ouvre alors un boulevard à l’interprétation et porte en germe des solutions susceptibles de conduire à des changements constitutionnels informels qui vont inscrire l’ordre politique dans la longue durée. Chacun sait qu’une Constitution est en effet une disposition dont la généralité est plus grande que celle qui affecte les autres normes, y compris les lois. Elle est, d’une certaine manière, le statut de l’État ou le contrat social de la nation et laisse forcément du jeu aux organes chargés de l’appliquer. Un jeu plus souple que celui dans lequel se meuvent les organes chargés d’appliquer des normes inférieures qui sont, par définition, plus précises et davantage prédéterminées. En témoigne le phénomène de la coutume constitutionnelle qui résulte du comportement des acteurs politiques, générateur de ce que les anglo-saxons appellent les conventions de la Constitution. En France, l’ambivalence de l’article 13 de la Constitution qui n’indique pas explicitement si le président de la République doit signer les ordonnances décidées en Conseil des ministres ou peut ne pas les signer, a été levée par la pratique du président François Mitterrand qui considéra en 1986 que cette prérogative était un pouvoir discrétionnaire. Cette convention de la Constitution, née de l’attitude assumée d’un chef d’État pendant la cohabitation, est différente de celle, initiée par le général De Gaulle, aux termes de laquelle le président de la République, par-delà l’ambiguïté des termes de l’article 30 de la Constitution, peut refuser de signer un décret d’ouverture d’une session extraordinaire du Parlement sollicitée par le Premier ministre ou la majorité des membres de l’Assemblée nationale. Une convention de la Constitution, au fond, n’est rien d’autre que le fruit d’une décision, prise par un organe d’application du texte constitutionnel pour trancher, dans un contexte politique déterminé, une querelle d’interprétation portant sur les termes de l’énoncé suprême. En France, dans un ouvrage de référence, Les conventions de la Constitution, Pierre Avril a étudié ce processus normatif qui contribue à la fixation du sens de la Constitution à partir de son ambivalence textuelle, en se référant aux écrits de Carl Schmitt sur l’existence, à l’origine de toute Constitution, de ce que ce dernier appelait des « compromis dilatoires » dont il forgea la théorie[2].

Cette théorie repose sur une relativisation de l’écrit juridique. Elle défend l’idée que les dispositions d’une Constitution, dont la teneur sémantique ne doit pas être tenue pour le seul critère permettant de définir la nature d’un régime politique, ne sont que le résultat d’un compromis dilatoire, c’est-à-dire un accord implicite aux termes duquel le soin de décider du contenu véritable de la norme constitutionnelle est remis à une échéance ultérieure. La dimension dilatoire du compromis réside en ceci que ce moment particulier, reporté sine die,sera celui lors duquel sera fixée l’essence définitive du régime dont la Constitution est le nom.  C’est alors à la faveur d’une décision qu’une telle consolidation aura lieu. La théorie du compromis dilatoire regarde cette décision comme le signe de la victoire, parmi les différentes lectures auxquelles se prête le texte originel, de celle qui s’imposera au détriment des autres.  Lors de la rédaction du compromis, lorsque les rédacteurs d’un texte constitutionnel sont radicalement hostiles les uns vis-à-vis des autres mais tiennent à surmonter leurs divisions pour arracher un accord, ils s’entendent sur une version écrite qui soit la plus évasive et la plus elliptique possible afin d’éluder les points d’achoppement et de permettre à chacun des protagonistes de lire le texte avec la plus grande souplesse possible. Autrement dit, c’est en offrant à l’interprétation une voie étendue, au prix de la vacuité ou de la légèreté sémantique des dispositions adoptées, que les interlocuteurs achètent l’apaisement. Le compromis est dilatoire, comme le suggèrent Carl Schmitt et Pierre Avril, parce qu’il reporte à un moment ultérieur la résolution décisive de l’épineux problème que pose l’ambiguïté de certains termes. C’est alors à l’acteur auquel l’histoire décernera le privilège d’être en position dominante que reviendra bien entendu la possibilité d’accomplir cet acte décisif, et ce conformément à la logique du lien de corrélation qui s’instaure fatalement entre le « pacifisme » lénifiant que génère l’indétermination sémantique des énoncés et la raison du plus fort. Revenons sur les deux expériences françaises qui illustrent cette complicité entre l’ambiguïté des mots choisis par les auteurs d’un texte constitutionnel et l’ajournement du conflit autour de la question essentielle de sa signification.

Les compromis de 1875 et 1958

Le premier, donc, concerne la naissance de la IIIème République et le compromis de 1875. Cette année-là, l’Assemblée nationale tient obstinément, malgré ses divisions entre républicains et monarchistes, à arracher un texte qui sera présenté sous la forme de trois lois constitutionnelles. Il s’agira du texte le plus court de l’histoire constitutionnelle française en raison du laconisme de ses formules laissant à chacun le loisir d’y puiser les ressources de sa propre lecture des institutions nouvellement installées. Dans le cadre de l’antagonisme, habilement étouffé par la rédaction du texte, entre la thèse des républicains qui regardent la Constitution comme le support d’un régime parlementaire moniste et celle des royalistes qui la conçoivent au contraire comme l’architecture d’un régime parlementaire dualiste, c’est le peuple, porté par un vent de plus en plus républicain, qui arbitrera en faveur de la première option au lendemain de la crise du 16 mai 1877 provoquée par la dissolution de Mac-Mahon. Subissant un désaveu électoral en raison d’un afflux massif de députés républicains lors des législatives anticipées, celui-ci se soumit puis se démit avant d’être remplacé par Jules Grévy qui renoncera définitivement à l’exercice du droit de dissolution. Il en résultera une coutume constitutionnelle, dite « Constitution Grévy », qui consacre le basculement du régime parlementaire dualiste vers le régime d’assemblée. Le peuple aura tacitement décidé, lors des élections législatives de 1877, de faire de la IIIème république un régime parlementaire moniste et définitivement républicain qui demeurera en vigueur jusqu’en 1940.

La deuxième illustration est tirée des origines de la Vème République et du compromis de 1958.Dans le même esprit, le flou savamment entretenu qui caractérise le texte de la Constitution du 4 octobre 1958 eut pour vocation de cacher le conflit entre les tenants d’une lecture parlementariste incarnée par des personnalités rompues à l’expérience de la IVème République et ceux qui, autour du général de Gaulle, aspiraient au renouveau et à une interprétation de facture présidentialiste. Les uns et les autres se disputent sur la question, que la lettre des dispositions constitutionnelles laisse ouverte, de l’équilibre institutionnel à tenir entre les deux pôles du pouvoir exécutif. Les premiers considèrent que le gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la Nation » (article 20) doit demeurer, en s’appuyant sur la confiance du Parlement, l’instance motrice du régime quand les seconds considèrent au contraire que le président de la République, auquel l’article 19 confère des pouvoirs dispensés de contreseing ministériel, doit avoir une prééminence qui dépasse les limites que lui assigne sa simple fonction d’arbitre définie à l’article 5. Le général de Gaulle lui-même, jusqu’en 1962, tentera ouvertement d’imposer cette seconde lecture dans sa pratique du pouvoir allant jusqu’à obtenir de la bouche de Jacques Chaban-Delmas, lors des assises de l’UNR en 1959, la reconnaissance au profit du chef de l’État et au-delà de la lettre de la Constitution, d’un « domaine réservé » en matière de défense et de politique étrangère. Dans l’élan de cette pratique et fort de cette coutume constitutionnelle qui commençait à prendre pli, le président de la République éprouva le besoin de requérir l’adhésion du peuple en lui proposant d’introduire, par une révision du texte constitutionnel, l’élection du magistrat suprême au suffrage universel direct. Il fallait, pensait le général de Gaulle, que ses propres successeurs jouissent de la légitimité du suffrage populaire pour être en mesure de maintenir une pratique présidentialiste que lui-même, fort de sa légitimité historique, pouvait naturellement initier.

Au terme d’un dénouement symétriquement inverse au scénario de 1877, ce sera donc encore le peuple, emmené par le charisme du général de Gaulle, qui rendra, au lendemain de la crise provoquée par le référendum sur l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct à l’automne 1962, son arbitrage en faveur de l’option présidentialiste. En répondant favorablement, le 28 octobre 1962, à l’initiative constitutionnelle de Charles de Gaulle, le peuple cautionne implicitement une interprétation du texte de 1958 favorable à la prééminence du chef de l’État et impose une lecture qui résonne comme une réplique frontale à la « Constitution Grévy ». Lecture que confirmera le résultat des élections législatives des 18 et 25 novembre 1962 offrant au président une majorité très nette de députés gaullistes. L’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, introduite dans le mécanisme institutionnel du régime parlementaire par le général de Gaulle avec l’assentiment populaire, confère en effet aux élections législatives un enjeu que les citoyens percevront aisément : donner ou refuser au chef de l’État une majorité parlementaire. Le président de la République sera l’axe autour duquel s’animeront, sous la Vème République, les débats électoraux. Voilà un régime parlementaire qui sera mécaniquement présidentialiste. L’intuition de Montesquieu, selon qui la Constitution n’est pas une norme mais bien plutôt un mécanisme[3], aura été clairvoyante. La véritable origine de la Vème république est alors la décision de 1962. Une décision prise à la faveur de l’ambivalence des dispositions du texte de 1958.

Du compromis à la décision

A la lumière de ces deux exemples de compromis dilatoires, un enseignement s’impose : les divergences d’interprétation que la raison ne saurait départager se neutralisent, au point de voir émerger l’autorité comme unique instance d’arbitrage. Le dénouement consistant à lever l’ambivalence constitutionnelle de ces compromis dilatoires illustre la philosophie politique de Thomas Hobbes, penseur sceptique qui voyait dans le conflit un redoutable germe de menaces pour le salut de l’État que seul pouvait conjurer, à ses yeux, l’autorité. En atteste sa célèbre maxime : Auctoritas sed non veritas facit legem (c’est l’autorité et non la vérité qui fait loi)[4]. La conception hobbésienne du droit repose sur une forme de scepticisme qui consiste à considérer que la raison étant incapable de produire, en termes de valeurs, une quelconque vérité, c’est l’autorité qui énonce ce qui doit être sachant qu’une telle décision, ni vraie ni fausse, est tenue pour valide. Devant la vacuité normative de l’état de nature, le Léviathan définit arbitrairement la frontière entre le juste et l’injuste. Telle est la situation dans laquelle se trouve l’interprète devant la vacuité normative d’un texte. De même que l’acte de souveraineté du Léviathan doit sa liberté au néant normatif de l’état de nature, l’acte de juger tient sa dimension purement décisionniste du néant normatif du texte qu’il convient d’interpréter. Dès lors qu’il n’est pas recevable de s’en tenir au seul texte en raison de son indétermination normative, la décision qui tranche la controverse herméneutique en vue de déterminer sa signification objective, ne saurait être regardée comme le fait d’un coup d’État. Elle est le fruit d’une interprétation qu’en l’occurrence le général de Gaulle, en 1962, est parvenu à imposer en obtenant l’adhésion populaire.  

La décision prise par le général de Gaulle de soumettre au peuple la réforme constitutionnelle du 6 novembre 1962, que d’aucuns jugèrent sévèrement en la tenant pour symptomatique d’un « coup d’État permanent »[5], contribua donc à l’orientation définitive du régime vers le présidentialisme. Mais cette décision, qui constitue le péché originel de la Vème République en lui conférant les traits d’une monarchie présidentielle, n’eût jamais pu être prise sans le consentement tacite du Conseil constitutionnel[6]. Se regardant comme un simple « organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics », le Conseil refusa de contrôler les lois qui, « adoptées par le peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale »[7]. En mobilisant des arguments révélateurs d’une philosophie politique très classique, les Sages ont donc prudemment refusé de se donner les moyens de vérifier la constitutionnalité d’une initiative qui fut pourtant lourdement mise en cause par nombre d’observateurs contemporains des évènements. Le Conseil d’État dans sa formation consultative, les parlementaires réunis autour du « cartel des non » et nombre de juristes[8] soulignèrent l’inconstitutionnalité du recours à l’article 11 de la Constitution pour soumettre directement au peuple, sans le détour préalable devant les chambres prescrit par l’article 89, une loi de révision constitutionnelle. Le conflit originel qui opposa les deux lectures rivales de l’équilibre institutionnel de la Vème République va donc se solder, quatre ans après la rédaction du compromis dilatoire de 1958, à la faveur d’un conflit d’interprétation résultant de l’ambivalence de la combinaison des articles 11 et 89 de la Constitution. L’interprétation authentique qui soldera à son tour cette querelle subséquente, aux termes de laquelle les deux dispositions doivent être tenues pour concurremment mobilisables en vue de réviser la Constitution, sera encore celle du général de Gaulle. Celui-ci n’aura jamais autant mérité, à cette occasion, le titre de gardien de la Constitution grâce à la complicité passive du Conseil constitutionnel dont il aura pu jouir dans une perspective, pour le coup, éminemment schmittienne.

Les évènements de 1962 s’inscrivent dès lors pleinement dans une démarche qui révèle toute la pertinence de la conception décisionniste du droit, laquelle n’est pas sans présenter certaines analogies avec la théorie réaliste de l’interprétation soutenue par Michel Troper, dont Stéphane Rials considère qu’elle est une forme de décisionnisme judiciaire[9] : le droit est ce que l’autorité, qui dispose du privilège du dernier mot, dit qu’il est. Cette conception repose sur la thèse selon laquelle, tant qu’une autorité souveraine – juridictionnelle ou politique – n’a rien décidé, nul n’est en mesure de connaître la norme applicable[10]. Jusqu’en 1962, nul ne connaissait le droit applicable en matière de révision constitutionnelle : fallait-il exclusivement recourir au seul article 89 ou était-il permis d’utiliser concurremment les articles 89 et 11 ? C’est l’autorité et non la vérité qui l’énoncera. Aux yeux de quiconque prend le texte au sérieux en s’attachant, aux termes d’une interprétation littérale de la Constitution, à la spécificité de la procédure de révision constitutionnelle inscrite à l’article 89 et exclusive, par voie de conséquence, du recours à l’article 11, la décision de 1962 aurait été prise en violation du droit et introduite, dès lors, en effraction dans l’ordre juridique. Elle serait la manifestation d’un coup d’État. Le décisionnisme juridique – et judiciaire – nous invite à penser, au contraire, qu’il ne s’agit que d’une simple interprétation. Une interprétation qui a contribué à l’installation, au cœur de nos institutions, d’un mécanisme électoral permettant à tous les titulaires de la fonction présidentielle de bénéficier, dans l’élan de leur sacre électoral, d’une majorité parlementaire. Grâce à l’effet de souffle de l’élection présidentielle, le chef de l’État obtiendra presque toujours, à l’issue de l’élection législative immédiatement consécutive, des moyens aisés pour mettre en œuvre son programme électoral[11].

C’est donc une interprétation authentique, émise par l’acteur politique auquel les circonstances historiques accordent l’autorité au détriment des autres, qui clôt le débat herméneutique ouvert par l’ambiguïté normative du compromis dilatoire et offre au régime politique qui en résulte, chemin faisant, les conditions idéales de sa longévité. En conférant de la souplesse aux institutions nouvelles, le flou du droit savamment entretenu par les rédacteurs originels de la Constitution donne à celle-ci l’aptitude à résister aux chocs et, par voie de conséquence, à bénéficier de la durée quitte à évoluer de façon informelle. Sans l’ambivalence du compromis dilatoire, la Vème république n’eût probablement jamais surmonté les conflits institutionnels qui se sont succédé après celui de l’automne 1962. Pour permettre aux acteurs de confronter leurs lectures divergentes du texte et solder ces conflits en faisant naître des conventions de la Constitution, fût-ce en érigeant le corps électoral au rang d’arbitre suprême lorsque l’exige la gravité des circonstances, il est précieux que ceux qui tiennent la plume à l’heure du compromis dilatoire, sachent que dans la tempête, le frêle roseau résiste mieux que le chêne.

Alexandre Viala, Professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP


[1] C. Schmitt, Théorie de la Constitution, (1928), trad. L. Deroche, préface O. Beaud, PUF, coll. Léviathan, 1993, p. 160.

[2] P. Avril, Les conventions de la Constitution, PUF, coll. Léviathan, 1997, pp. 46. et s. C’est dans cet ouvrage que le compromis de 1958, que l’auteur de la Théorie de la Constitution, parue en 1928, ne pouvait pas évoquer, est érigé à son tour au rang d’exemple pour illustrer la théorie du « compromis dilatoire ».

[3] Montesquieu, De l’esprit des lois, Genève, 1748, Gallimard, La Pléiade, t. 2 des Œuvres complètes.

[4] Th. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Dalloz, 1999.

[5] F. Mitterrand, Le coup d’État permanent, Plon, 1964.

[6] CC n° 62-20 DC, 6 novembre 1962,Rec. 27.

[7] La jurisprudence est confirmée trente ans plus tard : CC, n° 92-313 DC, 23 septembre 1992, Rec. 94.

[8] Cf., notamment G. Berlia, Le problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962, RDP 1962, p. 936. Pour un point de vue contraire, P. Lampué, Le mode d’élection du président de la République et la procédure de l’article 11, RDP 1962, p. 931.

[9] S. Rials, La démolition inachevée. Michel Troper, l’interprétation, le sujet et la survie des cadres intellectuels du positivisme néoclassique, Droit, n° 37, 2003, pp. 48 et s.

[10] M. Troper, Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle, Mélanges en l’honneur de Ch. Eisenmann, Paris, Cujas, 1974, pp. 133-151 ; Une théorie réaliste de l’interprétation, in O. Jouanjan (dir.), Dossier Théories réalistes du droit, PU de Strasbourg, 2001, p. 51.

[11] Seules les élections législatives des 5 et 12 juin 1988 et celles des 12 et 19 juin 2022 n’ont offert au chef de l’État, fraichement élu pour un second mandat, qu’une majorité relative à l’Assemblée nationale.