Réflexions sur le principe d’égalité à partir de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République

Dylan SWOLARSKI.

Le 7 février 2025, des sénateurs ont déposé, en vertu de l’article 89 de la Constitution, une proposition de loi constitutionnelle « visant à garantir la prééminence des lois de la République ». Dans un contexte politique particulièrement mouvementé et très souvent focalisé sur les questions communautaires, les sénateurs souhaitent, par cette proposition de loi constitutionnelle, modifier l’article 1er de la Constitution afin que lui soit ajouté un nouvel alinéa tel que suit : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune »[1]. Le texte, composé de ce seul article, a été adopté en séance publique au Sénat le 20 octobre 2025 à une majorité composée de 210 sénateurs contre 112 sénateurs qui ont voté contre le texte. Ce dernier, issu de la majorité sénatoriale principalement composée du groupe Les Républicains (129), a été rejeté par les groupes sénatoriaux rattachés à la gauche, formés en grande partie du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (65).

L’objet principal de cette proposition de loi constitutionnelle est par conséquent d’affirmer que nulle personne ne peut se prévaloir de ses convictions ni de ses origines afin de faire valoir une exception au principe d’égalité qui est aussi garanti… par l’article 1er de la Constitution – en somme réaffirmer le principe de laïcité et celui de neutralité dans sa combinaison avec celui d’égalité. En effet, cet article dispose que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances »[2]. Il est difficile ici de ne pas voir la ressemblance entre les deux énoncés – nous y reviendrons. Toutefois, et malgré cette ressemblance, les sénateurs ont effectivement cherché à déposer à nouveau ce texte qui, dans une version antérieure, avait été rejeté en 2020 par l’Assemblée nationale. Le texte de 2020, qui avait notamment été déposé par Bruno Retailleau, Philippe Bas et Hervé Marseille, contenait une formule quelque peu différente de celle que l’on trouvait dans la proposition de 2025 avant sa modification en commission des lois. L’article premier de la proposition de loi constitutionnelle de 2020 – dont l’intitulé était identique à celui de 2025 – disposait en effet que « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune »[3]. Si les deux énoncés sont aujourd’hui identiques, ils étaient, dans le texte déposé en février 2025, différents. Tel qu’il ressort de l’exposé des motifs de la proposition de 2025, cela tenait en ce que les sénateurs avaient entendu ne pas laisser de côté les spécificités juridiques qui concernent l’Alsace-Moselle ainsi que les droits applicables aux outre-mer. En effet, le texte initialement déposé le 7 février 2025 ne reprenait pas l’expression « la règle commune », mais mentionnait « les règles applicables », ce qui permettait de prendre en compte les différences juridiques qui peuvent s’appliquer sur le territoire français et de ne pas ériger le droit commun comme seul droit applicable, là où certains territoires connaissent, en matière religieuse notamment, des spécificités. Néanmoins, le texte qui a finalement été adopté à la suite du vote en séance plénière du Sénat reprend, en raison de l’adoption en commission des lois d’un amendement en ce sens[4], la formule « la règle commune ». Cette expression, selon les motifs de l’amendement en question, ne soulèverait aucune difficulté d’interprétation, là où le syntagme « règles applicables » serait flou car il ne préciserait rien quant à l’applicabilité des règles ainsi qu’à la nature des règles. Ainsi, le texte mis au vote en séance plénière a été adopté en revenant à la formulation exacte de celle de 2020 et a par conséquent été transmis à l’Assemblée nationale le 20 octobre 2025, pour qu’il soit étudié au sein de la Commission des lois de la chambre basse.

Le but principal de la proposition de loi constitutionnelle qui vise « à garantir la prééminence des lois de la République » est, ainsi qu’il ressort de l’exposé des motifs, de lutter contre toute forme de séparatisme et de communautarisme, ce qui semble être un enjeu dont le droit public est fortement empreint depuis les attentats de 2015, et plus encore depuis l’assassinat de Samuel Paty en 2020. Cela a donné lieu à un ensemble de dispositions juridiques cherchant à lutter contre cette forme de « menace », par exemple la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République[5]. Il semble néanmoins que la construction d’un ensemble de mécanismes juridiques affirmant les « principes républicains » – on passera sur le caractère éminemment flou de la formule – n’ait pas suffi et qu’il faille en donner une version constitutionnelle. Pour lutter contre le séparatisme et toute forme de communautarisme, il faudrait ainsi, selon les sénateurs à l’origine de la proposition de loi constitutionnelle, que l’idée centrale se cachant derrière les lois de la République soit inscrite dès le premier article de la Constitution de 1958. Une telle manœuvre juridique « aurait pour avantage d’offrir une réponse claire aux revendications de traitement différencié, pour des motifs par exemple religieux, dans un cadre public ou professionnel. Cette disposition donnerait aux autorités publiques comme aux employeurs une base indiscutable pour refuser de telles pratiques »[6]. Dès lors, le fait que, au sein de la Constitution, se trouve l’idée que personne ne peut se prévaloir ni de ses origines ni de sa religion pour s’exonérer de la règle commune serait la réponse à ces craintes : toute institution publique ou privée serait contrainte constitutionnellement de ne pas déroger à l’application uniforme de la loi en matière de laïcité, car là est le thème profond de la loi. Cette dernière soulève néanmoins quelques interrogations qu’il convient ici d’explorer, notamment en raison de la volonté des sénateurs de mener ce « combat » au sein du texte constitutionnel même. Le choix de la valeur de la règle juridique que l’on entend mobiliser pour lutter contre un phénomène n’est jamais neutre et, surtout, implique des conséquences profondes sur la manière dont on peut comprendre le droit.

Nous avons déjà noté la ressemblance frappante entre l’article unique de la proposition de loi constitutionnelle et la formule claire de l’article 1er de la Constitution. C’est bien là que réside l’une des principales interrogations à la lecture de cette proposition : ne créerait-elle pas une certaine répétition au sein de la Constitution, au sein de son article premier, en reformulant ce qui était déjà contenu dans le principe d’égalité ? Plus encore, la proposition de loi constitutionnelle ne participe-t-elle pas d’une logique hautement différente de celle de l’article 1er de la Constitution qui est pensé avant tout comme une protection des individus ? Toutes ces questions, nécessairement liées au contenu même de la proposition de loi, partent du projet à l’origine de la proposition : il s’agit non plus de faire du principe d’égalité une protection des individus face à des discriminations dont ils peuvent faire l’objet – c’est là l’esprit de l’article 1er de la Constitution qui intègre de ce fait la neutralité de l’État et l’unité de la communauté politique[7] –, mais bien de faire du principe d’égalité une contrainte juridique qui s’imposerait, activement, à toutes les institutions publiques comme privées et, plus encore, aux individus. L’esprit de cette proposition de révision constitutionnelle est alors de limiter les atteintes au principe d’égalité – dans des situations où le principe d’égalité tel que défini par les juridictions[8] inclut ses propres limites – afin de protéger et renforcer celui de laïcité. La révision constitutionnelle ferait alors du principe d’égalité une sorte de principe intangible ne pouvant être modulé dans son application, au risque, au surplus, de réitérer une donnée déjà existante du droit positif tout en la restreignant (I). Peut-être de manière plus grave au regard de la Constitution elle-même, la proposition de loi constitutionnelle serait le reflet d’un mésusage de la Constitution (II). En plus d’amoindrir l’autorité que l’on peut reconnaître au texte constitutionnel, la répétition de ce principe central du droit public français en son sein rendrait confuse la portée d’une telle révision. Celle-ci chercherait à apporter des réponses juridique et constitutionnelle à des questions qui ne sont pas du ressort du droit, mais qui sont en réalité davantage sociales[9]. De la mobilisation excessive du droit pour répondre à des enjeux sociaux découlerait ainsi un affaiblissement de la Constitution.

I. La restriction du principe d’égalité

Le principe d’égalité, qui est une donnée historique du droit public français, paraît contenir en lui l’idée que tous les individus doivent être, du point de vue juridique, traités de la même manière. C’est ce qui est porté par la conception « universaliste » de ce principe[10]. Si cette conception est de longue date reconnue, ce qui ressort de son application par les juridictions administrative et constitutionnelle, il semblerait que la proposition de loi constitutionnelle l’entende différemment en lui donnant une dimension négative s’imposant aux institutions (B) que ne recouvre que de manière incidente l’utilisation classique du principe. Parallèlement à ce changement de perspective, la proposition de révision constitutionnelle ne ferait que reformuler l’existant (A), ce qui interroge quant à la pertinence même d’une telle révision. Tous ces changements sont ici justifiés par l’idée que le principe de laïcité, découlant du principe d’égalité, doit être réaffirmé, renforcé et reformulé pour lutter contre le séparatisme.

A. La réitération partielle de l’existant

Ainsi que le souligne Cécile Barrois de Sarigny, que cela soit dans la jurisprudence du Conseil d’État ou dans celle du Conseil constitutionnel, le principe d’égalité contient en lui « deux types d’obligations : l’interdiction de certaines discriminations et l’application uniforme de la règle de droit »[11]. Avant d’en venir à l’acception jurisprudentielle du principe, il convient de s’intéresser quelque peu au bloc de constitutionnalité qui contient déjà de nombreuses références au principe d’égalité – soit dans sa conception générale et purement formelle, soit dans ses déclinaisons plus précises telles que l’impossibilité de déroger à la loi en raison de motifs religieux ou d’origine ethnique.

D’origine plutôt rousseauiste, le principe d’égalité en droit public français peut trouver ses origines dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dans ses articles 1er et 6, qui prévoient ensemble l’égalité en droit de tous les hommes et l’égalité de tous devant la loi. Ainsi, le droit ne distingue guère les individus selon un quelconque critère et, conséquence de ce principe premier, la loi ne peut être d’application différenciée : elle est « la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse »[12]. De même, en lien avec l’objet de la proposition de loi constitutionnelle, on trouve une expression du principe d’égalité quant aux différentes confessions religieuses dans le texte de 1789 en son article 10 qui prévoit la liberté d’opinion et, par conséquent, de religion. Si l’on combine ces trois articles, qui sont mobilisés dans le droit positif français, depuis que la Déclaration de 1789 a acquis une valeur positive[13], on se rend compte que l’interdiction de discrimination en raison des origines comme des religions était déjà présente dans le droit constitutionnel français. Toutefois, plus que ces seuls articles, le principe d’égalité irrigue l’ensemble des dispositions constitutionnelles, que cela soit dans le préambule de la Constitution de 1946 ou dans la Constitution du 4 octobre 1958. D’une part, le préambule de 1946, rappelant l’attachement aux droits et libertés présents dans la Déclaration, donne une seconde vigueur à ces deniers. D’autre part, la Constitution de 1958 prévoit dans son article 1er la notion d’égalité devant la loi qui, dans cet article, va de pair avec l’idée que la République française est laïque en ce que la neutralité de l’État implique un traitement égal de toutes confessions[14]. En effet, la laïcité, la neutralité et l’égalité sont toutes liées en ce qu’il « en résulte que liberté de conscience et d’opinion trouvent dans le principe d’égalité un levier particulièrement bien approprié à leur application et garantie effectives »[15]. Et c’est précisément ce que l’on aperçoit dans la proposition de loi constitutionnelle, en ce que l’invocation de l’égalité devant la loi, par la « règle commune », sert l’affirmation, pour les sénateurs, du principe de laïcité et, par conséquent, la neutralité que l’État doit avoir vis-à-vis de toutes les religions.

L’appareil juridique constitutionnel est ainsi empreint du principe d’égalité[16] qui, depuis 1789, contient toutes ses déclinaisons : neutralité de l’État, égalité devant la loi, interdiction de toute forme de discrimination fondée sur le sexe, l’origine, la religion ou la race. En droit administratif, ce principe a permis l’émergence d’une égalité devant le service public[17], soutenue par un principe de neutralité[18], ou encore du principe d’égalité devant les charges publiques issu de l’article 13 de la DDHC. Tous ces éléments, développés à la fois par le juge administratif et le juge constitutionnel, conduisent à un constat : le principe d’égalité, ainsi que toutes ses manifestations, est effectivement garanti par le droit positif, que cela soit au niveau jurisprudentiel, législatif ou constitutionnel. En outre, et face à ce qui est supposé par la proposition de loi constitutionnelle qui tendrait à empêcher toute obligation à la discrimination en faveur d’un groupe, le Conseil constitutionnel a déduit de l’article 6 de la DDHC qu’il n’en résulte pas « que le principe d’égalité oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes »[19], ce que le Conseil d’État avait admis en 1997[20]. Plus encore, le Conseil constitutionnel a déjà considéré que le principe de laïcité entre dans les rangs des droits et libertés garantis par la Constitution, et qu’il en découle « l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion »[21].  Dès lors, en reprenant le contenu du droit constitutionnel actuel ainsi que son interprétation par les différentes juridictions, au premier rang desquelles le Conseil constitutionnel, on aperçoit par conséquent que la proposition de loi constitutionnelle, déposée par les sénateurs le 7 février 2025 et adoptée en séance plénière le 20 octobre de la même année, ne fait que répéter ce qui compose déjà le principe d’égalité en droit public français.

Il est vrai qu’en souhaitant inscrire au sein d’un nouvel alinéa à l’article 1er de la Constitution le fait que « [n]ul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune »[22], les sénateurs ne font a priori que réitérer l’une des manifestations du principe d’égalité déjà compris dans la Constitution – ce que le rapport de la commission des lois du Sénat admet[23]. Bien qu’il s’agisse d’une réitération, cela emporte en sus une transformation du principe d’égalité qui n’est plus compris comme une garantie au bénéfice des individus mais comme une sécurité face à toute tentative d’attaque du principe de laïcité, qui est lui aussi compris dans le même article 1er de la Constitution et largement mobilisé dans les jurisprudences administrative et constitutionnelle. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une inversion de la logique de l’article 1er de la Constitution.

B. L’inversion de la logique de l’article 1er de la Constitution

En souhaitant que soit inscrite dans l’article 1er de la Constitution la formule « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune », les sénateurs à l’origine de la proposition de loi constitutionnelle entendent que soit affirmé le principe d’égalité, et spécifiquement l’égalité de traitement des personnes nonobstant leur religion ou leurs origines. En substance, le droit doit être le même pour tous, et l’origine ou la religion d’une personne ne peut servir de justification à une dérogation à la « règle commune »[24] – entendre : au droit, dans son ensemble. Il n’y a ici aucune nouveauté. En effet, bien que l’on puisse remonter plus loin dans les origines du principe d’égalité dans le droit public français, force est de constater que depuis 1974 la jurisprudence du Conseil d’État est stabilisée quant à la signification du principe d’égalité, et il en va de même pour le Conseil constitutionnel – malgré quelques hésitations – depuis 1997[25]. Pour ce dernier, le principe d’égalité, principalement défini grâce à ses exceptions possibles est ainsi compris : « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »[26].

Ainsi entendu, le principe d’égalité prend source dans l’égalité de traitement, selon le postulat d’une égalité de situation. C’est par conséquent un principe formel qui assurerait une certaine uniformité du droit applicable à l’ensemble de la communauté juridique, sans pour autant – et parce qu’il est formel – que ce principe ne fasse « obstacle » à ce que des situations différentes fassent naître des rapports juridiques différents de ce qui est généralement reconnu comme étant le droit applicable. L’aspect formel du principe préserve donc l’ordre juridique d’une quelconque substantialisation de la notion même d’égalité et garantit ainsi l’égalité de traitement[27]. Toutefois, si cela est ce qui ressort de la brève présentation du principe d’égalité tel qu’il est compris en droit public français, il semblerait que, tout en le réaffirmant, la proposition de loi constitutionnelle lui donne une perspective différente, qui le fait passer d’un principe juridique qui serait au fondement de la formation du droit – le droit doit être le même pour tous – à un principe juridique qui serait pensé d’une manière contraignante pour les individus, et par conséquent pour toute institution souhaitant mettre en place un mécanisme tendant à prendre en compte la religion ou l’origine des individus.

Si l’on reprenait l’argumentation de Mélanie Vogel, sénatrice, lors des débats portant sur le vote de l’amendement déposé par Guy Benarroche tendant à la suppression de l’article unique de la proposition de loi, il s’agirait en effet de penser l’alinéa premier de l’article 1 de la Constitution « à l’envers »[28]. En raison de l’aspect formel que recouvre le principe d’égalité et celui de neutralité, chercher à lui appliquer une logique contraignante à la fois pour le législateur et, comme cela est la volonté des sénateurs à l’origine de la proposition, pour tous les membres du corps politique (en pratique, les entreprises), cela reviendrait à faire rentrer dans le principe d’égalité une conception quasi répressive au service du principe de laïcité qui en est un corollaire. Il semblerait donc que, derrière cette proposition de loi constitutionnelle et l’inversion du principe d’égalité, les sénateurs cherchent en réalité à se prévaloir de toute situation dans laquelle le législateur entendrait favoriser un groupe communautaire – ce qui est pourtant déjà contraire à la Constitution, notamment sur le fondement de l’unicité du peuple français[29]. En somme, l’objectif est donc d’intégrer dans la Constitution l’idée, pourtant non mentionnée dans l’article unique, du séparatisme et de mettre en place une disposition donnant un fondement constitutionnel à la lutte contre ce phénomène.

Cette inversion de la logique du principe d’égalité invite alors à s’interroger sur la pertinence d’une telle révision constitutionnelle. Bien que la proposition de loi constitutionnelle tende à renverser la conception traditionnelle du principe d’égalité, que l’on retrouve clairement formulé dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il reste que cela revient en réalité à reformuler l’existant. Au-delà du seul caractère pertinent de la révision, c’est un enjeu bien plus important : est-il utile, voire nécessaire, de réitérer au sein du texte constitutionnel ce qu’il contient déjà – que cela soit formellement ou par l’interprétation du juge constitutionnel ?  C’est pourquoi nous proposons ici d’envisager le problème différemment. Outre la question de la transformation du principe d’égalité ainsi que de celle de sa garantie déjà présente dans le bloc de constitutionnalité, sa double (si ce n’est plus) inscription au sein du texte constitutionnel révèle en réalité un mésusage de ce dernier, sur lequel nous devons nous arrêter désormais.

II. Le mésusage de la Constitution

Le mésusage de la Constitution est une notion volontairement floue qui pose, malgré tout, la question de savoir ce que doit être le « bon usage » d’un tel outil juridique. Sans entrer dans la question plus épineuse de ce que doit contenir un texte constitutionnel, qui ne saurait être résolue tant la pratique institutionnelle est essentielle au développement des règles constitutionnelles, le texte ne se suffisant pas à lui-même, il est possible ici d’identifier deux éléments qui sont en lien immédiat avec la proposition de loi constitutionnelle. En réitérant le principe d’égalité au sein du même article, la proposition de révision constitutionnelle engendre un risque réel de répétition au sein de la Constitution, ce qui peut, ultimement, nuire à la force de ses dispositions et ainsi la fragiliser (A). Plus encore, à l’aune d’un tel risque, un second survient et qui reviendrait à faire de la Constitution un simple outil qui ne se distinguerait, en ce sens, que très peu de la loi ordinaire (B).

A. La fragilisation par la répétition constitutionnelle

Le texte constitutionnel, au moins en France, est pensé comme devant avoir une autorité supérieure aux autres textes juridiques qui ne peuvent, d’ailleurs, exister que sous son empire. Dès lors, principe ô combien connu des juristes, la Constitution est pensée comme étant le fondement de l’ordre juridique[30] et, par conséquent, toutes les règles juridiques qui existent ne peuvent exister que si elles sont conformes à cette dernière – ce qui explique sa suprématie formelle, mais surtout matérielle[31]. En cela réside l’une des raisons théoriques pour lesquelles on estime que la Constitution dispose de cette autorité qu’on lui reconnaît aujourd’hui. Néanmoins, il ne serait pas correct de s’en tenir à ce simple propos qui, s’il est évidemment juste, ne résume que très faiblement la situation du texte constitutionnel en théorie constitutionnelle.

Les débats portant sur l’adoption de la proposition de loi constitutionnelle mettent en exergue ce point précis de la question ; à répéter ce qui se trouve déjà dans la Constitution ou, plus largement, dans le bloc de constitutionnalité, n’existe-t-il pas un risque de dénaturer l’équilibre relatif au principe d’égalité, notamment dans sa relation avec la religion ? Si la réitération des normes au niveau constitutionnel peut être vertueuse dans certains cas, la modification de la substance du principe réitéré pourrait amener à une fragilisation de l’édifice jurisprudentiel qui connaît aujourd’hui une interprétation stable. Le principe d’égalité, tel qu’il ressort notamment de la jurisprudence constitutionnelle, inclut en son sein plusieurs éléments. Parmi ceux-ci se trouvent les interdictions de toute discrimination fondée sur les origines[32], ainsi que de toute reconnaissance par la République d’une quelconque religion en ce que « le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes »[33]. Le principe d’égalité ainsi que celui de laïcité de la République, tels qu’ils se trouvent à l’article 1er de la Constitution, servent de fondements juridiques à l’argumentation du Conseil constitutionnel. Ces principes se dressent comme une protection face à toute discrimination, mais ils n’excluent pas que le législateur puisse prévoir des traitements différents lorsque des situations différentes se manifestent, ce qui ressort notamment de l’interprétation de l’article 6 de la Déclaration de 1789. Malgré cela, le principe d’égalité empêche de discriminer « positivement » ou « négativement » les individus selon leurs origines ou leur religion, et cela est bien entendu fondé sur l’idée selon laquelle la loi est la même pour tous – ce qui, avec le principe de laïcité, suppose que la loi ne saurait privilégier un groupe en raison de son appartenance religieuse.

Toutefois, en intégrant au sein de l’article 1er de la Constitution l’idée selon laquelle personne « ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune », il est possible d’y voir une fragilisation du principe d’égalité qui se trouverait par conséquent scindé. Les fondements juridiques principaux du principe d’égalité sont aujourd’hui les articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789, là où l’article 1er de la Constitution sert une conception restrictive de ce principe en ce que, par son interprétation, le Conseil constitutionnel contrôle l’existence de toute discrimination fondée sur l’origine[34], l’ethnie[35] ou la religion[36] – il sert de garde-fou aux différences de traitement liées non pas aux situations objectives mais aux traits des individus, notamment par la mobilisation du principe de laïcité. L’intégration du nouvel alinéa porté par la proposition de loi constitutionnelle rendrait la règle constitutionnelle floue en ce que s’opposeraient deux formulations d’une même idée qui mènent nécessairement à deux résultats différents, quand bien même l’une était déjà comprise dans l’autre. Si l’on tire quelque peu l’argument, parce que le principe d’égalité est aujourd’hui pensé comme une règle de nature constitutionnelle, son affaiblissement conduit par conséquent à un affaiblissement de la Constitution en ce que la mitigation des règles qu’elle contient par voie de révision lui fait nécessairement perdre en cohérence. Phénomène exacerbé par la répétition normative que la proposition de loi constitutionnelle entend mettre en place. La scission de ce principe par sa reformulation sous-tendue par les principes de laïcité et d’unicité du peuple affaiblit donc la Constitution dans sa structure même. Là où l’adage latin divide et impera implique, en matière politique, que toute division peut mener à une conquête, l’entreprise des sénateurs, en matière constitutionnelle, mènerait à un affaiblissement de l’objet qu’ils entendent pourtant renforcer : divide et debilita. Plus encore, en réitérant l’idée déjà présente dans l’interprétation jurisprudentielle du principe d’égalité ainsi qu’en lui donnant un aspect contraignant, la proposition de loi constitutionnelle risquerait de restreindre fortement l’interprétation du principe d’égalité qui connaît pourtant une certaine cohérence interne.

B. Le risque de confusion entre Constitution et loi ordinaire

Lorsque le principe d’égalité est mobilisé, le Conseil constitutionnel a davantage recours aux articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789 qu’à l’article 1er de la Constitution qui, lui, est surtout utilisé « lorsqu’est en cause une discrimination fondée sur les origines, l’ethnie, la croyance ou la religion »[37]. Ainsi, lorsqu’est invoqué l’article 1er de la Constitution, le Conseil constitutionnel s’assure que le législateur n’ait pas instauré une discrimination fondée sur l’un de ces éléments. Dès lors, le Conseil opère déjà un contrôle sur la création de discriminations motivées par des caractéristiques religieuses ou liées aux origines des individus. Il est communément admis que le principe permet par conséquent d’empêcher que soit favorisé ou préjudicié un groupe d’individus en raison de leurs appartenances religieuses ou ethniques. Il reste que la proposition de loi constitutionnelle a été pensée comme devant s’appliquer dans un cadre plus large qui, c’est notre avis, sort peut-être de ce qu’il est possible d’attendre d’une constitution.

En effet, de l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle ressortent quelques applications futures de celle-ci qui ont de quoi intriguer le constitutionnaliste. La proposition de loi constitutionnelle entend reconnaître l’impossibilité de se prévaloir de ses origines et de sa religion : dans le cadre d’un « contrôle administratif » ; pour « bénéficier d’un traitement particulier dans l’accès ou l’accomplissement du service public » ; pour « refuser l’autorité d’une femme – ou bien d’un homme -, en particulier dans un cadre professionnel, administratif, juridictionnel ou scolaire » ; ou pour « obtenir des adaptations particulières en matière d’application du droit du travail ». Plus encore, cette proposition « vise à empêcher qu’un employeur privé ou un service public soit contraint d’adapter ses prestations ou ses règles pour tenir compte des prescriptions religieuses auxquelles certains salariés ou usagers se disent attachés, par exemple en ce qui concerne les horaires aménagés, les pauses, ou les menus adaptés »[38]. Tous ces éléments, qui sont une réponse à des affaires contentieuses précises touchant à la laïcité, ne paraissent pas être du ressort d’une constitution qui, dans son acception minimaliste, tend à réguler et organiser les institutions d’un État. L’enjeu de cette proposition de loi est alors d’offrir une norme de référence aux employeurs, par exemple, pour justifier toute interdiction d’adaptation du travail. De même, cela rendrait impossible toute adaptation des services publics – sont ici particulièrement visées les écoles – en raison de motifs religieux. Tous ces éléments entrent quelque peu en contradiction avec ce qui est attendu d’une constitution : il est sérieusement douteux que la présence au sein de la Constitution de ce principe d’égalité inversé puisse véritablement servir les missions d’une constitution et, en outre, servir l’objet principal évoqué par le rapporteur de la proposition[39].

Comme cela est admis dans le rapport, cette révision constitutionnelle clarifierait et « conforter[ait] » les règles issues des différentes jurisprudences en la matière[40]. Ce point est néanmoins douteux, dès lors que l’on a admis que la révision constitutionnelle affaiblirait le principe d’égalité dans toutes ses déclinaisons, notamment eu égard à sa relation au principe de laïcité dans l’article premier de la Constitution. Plus encore, parce que la révision constitutionnelle proposée inverse la logique même de l’article 1er et du principe d’égalité, il ne peut être admis que cela ne soit qu’une confortation des règles existantes – la réitération normative contient en effet en elle-même une norme nouvelle qui est, dans sa logique, contradictoire avec celle contenue dans l’alinéa premier de l’article. En imposant cette interprétation, certes en partie issue de la jurisprudence, le législateur constituant risquerait en réalité de figer l’interprétation constitutionnelle prévalente aujourd’hui, ce qui contraindrait davantage le principe de laïcité dans ses diverses applications que cela ne le protégerait ou l’affirmerait. Au regard de la rédaction de la proposition, il serait douteux que le principe de laïcité conserve son statut de droit et liberté garanti par la Constitution – en ce qu’il deviendrait une limite à l’action individuelle et non une garantie de cette action.

Enfin, et nous finirons sur ce point, la proposition de loi constitutionnelle adoptée par le Sénat soulève la question de la manière dont on peut réviser une Constitution. S’il existe des limites formelles et matérielles à la révision de la Constitution de 1958, il peut être pertinent de se demander, en outre, si toutes les révisions sont bonnes. Lorsqu’une proposition de loi constitutionnelle entend faire adopter des dispositions qui sont non seulement contradictoires et réitératives, mais également d’une nature quasi législative dans ce qu’elles entendent faire, il convient de s’interroger sur la pertinence d’une telle révision. Celle-ci ne dénaturerait pas ce que l’on attend d’une Constitution ? Plus encore, la Constitution ne risquerait-elle pas d’être profondément mésusée dans le seul objectif de limiter toute évolution du droit sur une question donnée ? Chose qui, d’ailleurs, n’apporte aucune certitude normative dès lors que la Constitution peut être modifiée dans un sens exactement inverse lors d’un changement de majorité parlementaire – ainsi, la Constitution deviendrait non plus une « norme » fondamentale, mais le terrain de guerre entre deux visions non pas du droit[41] mais de la société[42], ce qui risque de miner l’effectivité même des dispositions constitutionnelles dont le royaume premier est celui du droit. Il reste à voir si cette proposition sera à nouveau rejetée par l’Assemblée nationale, comme cela fut le cas en 2020.

Dylan SWOLARSKI

Docteur en droit public de l’Université Paris Panthéon-Assas

Qualifié aux fonctions de maître de conférences (CNU 02)

Enseignant-chercheur contractuel à l’Université Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines


[1] Sénat, PPLC, n° 3, 2025, art. unique.

[2] Art. 1er, Constitution française du 4 octobre 1958.

[3] Sénat, PPLC, n° 4, 2020, art. unique.

[4] Amendement n° COM-2, déposé par Christophe-André Frassa.

[5] Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Voir le dossier dédié à cette loi in AJDA, 2021, p. 2071 et s.

[6] Sénat, PPLC, n° 3, 2025, exposé des motifs.

[7] Voir Carcassonne (G.), Guillaume (M.), La Constitution, Paris, Points, coll. « Essais », 16e éd., 2022, pp. 43-46.

[8] CE, 10 mai 1974, n° 88032, 88148, Sieur Denoyez & Sieur Chorques, Lebon p. 274 ; Cons. const., 12 juil. 1979, n° 79-107 DC, Loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales.

[9] Carcassonne (G.), Guillaume (M.), La Constitution, op. cit., p. 46.

[10] Mélin-Soucramanien (F.), Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Economica, coll. « Collection de droit public positif », 1997, p. 323.

[11] Barrois de Sarigny (C.), « Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État », Titre VII, n° 4, 2020. Disponible en ligne : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-principe-d-egalite-dans-la-jurisprudence-du-conseil-constitutionnel-et-du-conseil-d-etat.

[12] Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, art. 6.

[13] Cons. Const., 27 décembre 1973, n° 73-51 DC, Taxation d’office.

[14] Carcassonne (G.), Guillaume (M.), La Constitution, op. cit., p. 43.

[15] Favoreu (L.), Gaïa (P.), et alii, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 26e éd., 2024, p. 1124.

[16] Hauriou (M.), Précis élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1925, p. 251.

[17] CE, 9 mars 1951, n° 92004, Société des concerts du conservatoire, Lebon p. 151.

[18] Code des Relations entre le Public et l’Administration, art. L100-2.

[19] Cons. Const., 20 janv. 2011, n° 2010-624 DC, Réforme de la représentation devant les cours d’appel, cons. 27.

[20] CE, 28 mars 1997, n° 179049, 179050, 179054, Société Baxter, Lebon p. 114.

[21] Cons. const., 21 fév. 2013, n° 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité.

[22] Sénat, PPLC, n° 4, 2020, art. unique.

[23] Sénat, Rapport n° 27 (2025-2026), 15 oct. 2025, p. 19.

[24] Sénat, PPLC, n° 3, 2025.

[25] Cons. const., 20 mars 1997, n° 97-338 DC, Loi créant les plans d’épargne retraite. Voir Jouanjan (O.), « Le Conseil constitutionnel, gardien de l’égalité ? », Jus Politicum, n° 7, 2012. En ligne : https://www.juspoliticum.com/articles/le-conseil-constitutionnel-gardien-de-l’egalite-459.

[26] Ibid., cons. 27.

[27] C’est d’ailleurs parce que ce principe est « formel » qu’il lui est possible de connaître toutes ses décompositions. Voir Rousseau (D.), Gahdoun (P.-Y.), Bonnet (J.), Droit du contentieux constitutionnel, Paris, LGDJ, coll. « Précis Domat », 13e éd., 2023, pp. 963-975.

[28] Débat sur l’adoption de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République (n° 3, 2025). Disponible en ligne : https://www.senat.fr/seances/s202510/s20251020/s20251020006.html.

[29] Cons. const., 9 mai 1991, n° 91-290 DC, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse.

[30] Burdeau (G.), Traité de science politique, t. IV, Paris, LGDJ, 3e éd., 1984, p. 179 et s.

[31] Ibid., p. 180.

[32] Cons. const., 15 juin 1999, n° 99-412 DC, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

[33] Cons. const., 21 fév. 2013, n° 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité.

[34] Cons. const., 6 sept. 2018, n° 2018-770 DC, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, cons. 40 et s.

[35] Cons. const., 9 juillet 2010, n° 2010-13 QPC, M. Orient O. et a., cons. 4 et s.

[36] Cons. const., 21 fév. 2013, n° 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité.

[37] Rousseau (D.), Gahdoun (P.-Y.), Bonnet (J.), Droit du contentieux constitutionnel, op. cit., p. 965.

[38] PPLC, n° 3, 2025, exposé des motifs. Disponible en ligne : https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl24-317-expose.html.

[39] Sénat, Rapport n° 27 (2025-2026), 15 oct. 2025.

[40] Notamment Cons. const., 19 nov. 2004, n° 2004-505 DC, Traité établissant une constitution pour l’Europe.

[41] Échanges entre Mélanie Vogel et Christophe-André Frassa, lors du débat sur le vote de la proposition de loi constitutionnelle. M. Vogel : « Mais vous allez nous dire que nous ne sommes pas là pour faire du droit… » ; Ch.-A. Frassa : « En effet : nous ne sommes pas en première année de droit, bien que la faculté se trouve seulement à quelques rues d’ici… ». Disponible en ligne : https://www.senat.fr/seances/s202510/s20251020/s20251020005.html.

[42] Carcassonne (G.), Guillaume (M.), La Constitution, op. cit., p. 46.