Crise juridictionnelle majeure en Turquie autour de l’affaire Atalay

Eric SALES.

La Turquie a connu, dans son histoire constitutionnelle, de nombreuses crises. Dans le seul cadre de la Constitution de 1982 et en ne retenant que les vingt dernières années, le pays a traversé une tentative de coup d’Etat en 2016, suivie de la mise en place de l’état d’urgence et d’une purge massive orchestrée par le pouvoir en place visant les partisans de F. Gülen – désigné comme étant à l’origine de la volonté de renverser l’ordre constitutionnel et démocratique – et plus globalement des opposants politiques dans tous les secteurs d’activités. La Turquie a également été confrontée à la crise sanitaire, à des attaques terroristes et à une dérive autoritaire du pouvoir.

Dans cette ambiance délétère, la Cour constitutionnelle a été fragilisée à plusieurs reprises. Déjà sa composition avait fait l’objet d’une reprise en main politique lors de la très controversée révision constitutionnelle de 2010[1]. Par ailleurs, à la suite de la tentative de putsch militaire précitée, deux juges constitutionnels, soupçonnés d’appartenir au réseau des güllenistes, ont été arrêtés plongeant la Cour dans un quasi-mutisme pendant toute la période de l’état d’urgence. Plus récemment, en 2018[2], les juges constitutionnels ont été confrontés à une fronde inédite de certains juges ordinaires refusant de faire application des décisions de la Cour constitutionnelle rendues dans le cadre de recours individuels[3]. Ainsi son autorité a-t-elle été tenue en échec par des juges à l’indépendance douteuse jusqu’à ce que la Cour de Strasbourg y voit une menace sérieuse vis-à-vis de l’État de droit et de la sécurité juridique[4]. En outre, la décision[5], par laquelle ils ont finalement reconnu la violation de la liberté d’expression des universitaires signataires de la pétition pour la paix, a été suivie d’un tout aussi inédit mouvement de contestation prenant corps dans une pétition signée par d’autres universitaires présentant une justice constitutionnelle associée au terrorisme[6]. Enfin, le MHP – parti politique allié de l’AKP – a plusieurs fois appelé de ses vœux la fermeture pure et simple de la Cour.

Au regard de cet état des lieux rapidement tracé, il convient donc de prendre au sérieux la situation de la Cour constitutionnelle laquelle traverse, en 2023, une crise inédite en raison d’une opposition frontale avec la Cour de cassation dans l’affaire concernant M. Can Atalay. Pour mémoire, ce dernier a été condamné à 18 ans de prison en avril 2022, par la 13ème Cour d’Assises d’Istanbul, sur le fondement de l’article 312 du code pénal pour avoir tenté de renverser, par la force et la violence, le gouvernement lors des événements du parc de Gezi en 2013. Le 28 septembre 2023, la Cour de cassation a confirmé sa condamnation. Toutefois, le 25 octobre 2023, la Cour constitutionnelle a ordonné, à la suite d’un recours individuel exercé devant elle, la libération de M. Atalay en estimant que son maintien en détention avait notamment violé ses droits à la liberté et à la sécurité personnelle[7]. Dans la foulée, Amesty International a souligné une issue bienvenue et attendue en faveur d’un « prisonnier d’opinion » incarcéré « sur la base d’une accusation sans fondement »[8].

La décision des juges constitutionnels intervient dans un contexte favorable car la Cour européenne des droits de l’homme venait de se prononcer en faveur de la libération d’Osman Kavala, l’un des coaccusés de Can Atalay. Homme d’affaires connu et défenseur reconnu des droits de l’homme en Turquie, Osman Kavala a été arrêté à Istanbul le 18 octobre 2017 car il était soupçonné d’avoir tenté de renverser, par la force et la violence, le gouvernement en 2013 lors des événements de Gezi et l’ordre constitutionnel à l’occasion du coup d’État raté du 15 juillet 2016. Ainsi, les chefs d’accusation retenus contre lui, pour justifier son placement et son maintien en détention provisoire, résidaient dans deux infractions relevant, pour le premier cas, de l’article 312 du code pénal et, pour le second, de l’article 309 du même code. Dans cette affaire, il convient de rappeler que la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention[9]. Elle a effectivement jugé qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir réduire le requérant au silence. En outre, compte tenu de la nature des charges portées contre l’intéressé, elle a considéré que les mesures en cause étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme. Par conséquent, elle conclut que la restriction de la liberté du requérant a été imposée à des fins autres que celle de le traduire devant une autorité judiciaire compétente en raison d’un soupçon raisonnable qu’il ait commis une infraction, conformément à l’article 5 § 1 c) de la Convention. En conséquence, la Turquie devait prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate. Toutefois, les autorités turques ayant manqué à l’obligation de se conformer à cet arrêt, la Cour de Strasbourg a, par la suite, conclu à la violation de l’article 46 § 1 de la CEDH[10].

La décision rendue par la Cour constitutionnelle en faveur de Can Atalay fait donc écho à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme tournant à l’avantage d’Osman Kavala. Toutefois, le 8 novembre 2023[11], la Cour de cassation a refusé d’exécuter la décision par laquelle les juges constitutionnels avaient ordonné la libération de M. Atalay le 25 octobre 2023[12]. Dans ce dossier, les juges judiciaires suprêmes ont reçu directement le soutien du Président de la République lequel a publiquement souligné que la Cour constitutionnelle avait commis de nombreuses erreurs et qu’il n’était pas possible d’écarter d’un revers de la main la solution retenue par la Cour de cassation qui, selon ses mots, est également une haute cour du pays[13]. Si de nombreux soupçons de politisation de l’affaire existaient depuis l’origine, il y a peu de doute à ce sujet depuis l’entrée en scène partisane du chef de l’Etat qui en a profité pour justifier une nouvelle et nécessaire refonte de la Constitution pour règler notamment ce genre de problèmes. Il y a fort à parier que si tel est le cas, cela ne se fera pas à l’avantage de la Cour constitutionnelle. Par un hasard de calendrier, le 8 novembre 2023, la commission européenne a rendu un rapport faisant état d’un sérieux recul des normes démocratiques, de l’Etat de droit et de l’indépendance de l’autorité judiciaire en Turquie[14]. Ce conflit juridictionnel inédit le révèle tout particulièrement[15].

Il est vrai que cette actualité trouble profondément la vision de l’observateur averti dans la mesure où la structure du système juridique s’effondre totalement. Le droit constitutionnel – loin d’être pris au sérieux – devient simplement décoratif pour les juges judiciaires suprêmes comme pour la majorité politique du moment et l’autorité des décisions de la Cour constitutionnelle est réduite à néant par un « coup d’état juridictionnel » destiné « à éliminer l’ordre constitutionnel » selon les mots du nouveau président du CHP[16]. Le non-respect de l’autorité des décisions de la Cour constitutionnelle par la Cour de cassation s’avère, en effet, particulièrement inquiétant. Si cette défiance est totalement inédite, elle s’inscrit toutefois dans une tendance déjà observée du côté de certaines juridictions judiciaires inférieures (I). Il en résulte une remise en cause de l’Etat de droit et de la sécurité juridique (II).

I – Une crise juridictionnelle caractérisée par une opposition frontale entre les juges judiciaires et la Cour constitutionnelle

L’exécution des décisions des juges constitutionnels n’est pas systématiquement assurée en Turquie. En effet, les décisions de la Cour constitutionnelle sont régulièrement contestées par le pouvoir politique en place ou parfois ignorées par le Parlement[17] ou encore, chose plus rare, combattues par les juridictions ordinaires qui, comme toutes les autorités instituées par la Constitution, sont normalement tenues au respect du texte fondamental et à celui des décisions rendues par son interprète officiellement habilité à le faire vivre. En vertu de l’article 11 de la Constitution de 1982, inséré dans un titre XI consacré au caractère obligatoire et à la primauté de la Constitution, il est effectivement mentionné que les dispositions du texte fondamental sont « des principes juridiques fondamentaux qui lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, les autorités administratives et toutes les institutions et personnes. Les lois ne peuvent être contraires à la Constitution ». L’article 153, dans son dernier alinéa, précise, quant à lui, que les « arrêts de la Cour constitutionnelle… lient les organes du législatif, de l’exécutif et du judiciaire ainsi que les autorités administratives et les personnes physiques et morales ». La combinaison de ces deux dispositions permet de comprendre de façon évidente que les décisions des juges constitutionnels contribuent à assurer la primauté du texte suprême et disposent de l’autorité absolue de la chose jugée.

La Cour de cassation  ne pouvait l’ignorer. Telle est bien pourtant sa très étonnante position qui rejoint celle observée auparavant par des tribunaux judiciaires de base. La Cour de cassation s’aligne donc sur un courant jurisprudentiel tissé par des magistrats de juridictions judiciaires inférieures, rapidement formés et particulièrement inexpérimentés, ayant remplacé un nombre considérable de juges frappés par la purge massive intervenue, notamment dans leur corps, à la suite de la tentative de coup d’état raté de l’été 2016[18]. Si l’autorité des décisions de la Cour constitutionnelle est parfaitement reconnue par les textes et notamment vis-à-vis des juges ordinaires dans le cadre des décisions rendues à la suite de recours individuels, il n’en existe pas moins, dans la pratique, une préoccupante réticence juridictionnelle à les appliquer. Quelques exemples permettent d’en attester.

Ainsi, à la suite d’un recours individuel exercé devant la Cour constitutionnelle ayant débouché notamment sur le constat d’une violation de la liberté d’expression, les tribunaux inférieurs ont parfois refusé de s’aligner en décidant de faire obstacle au précédent verdict constitutionnel. Dans certains cas, il s’agit d’une véritable fronde judiciaire qui s’exprime par une succession de manœuvres dilatoires dont le but est double. Non seulement, l’objectif poursuivi est de décourager d’abord le justiciable sur le plan procédural, mais aussi et surtout il est question de remettre en cause la compétence de la Cour constitutionnelle. En d’autres termes, les juges ordinaires se révoltent contre une institution dont le rôle au sein d’un État de droit n’est plus à démontrer.

Dans l’affaire Altan, la Cour constitutionnelle a reconnu, dans sa décision du 11 janvier 2018, que la détention provisoire de ce journaliste constituait une violation du droit à la liberté et à la sûreté et de la liberté d’expression et de la presse. En conséquence, les juges constitutionnels ont estimé qu’il devait être immédiatement libéré. La 26e Cour d’assises d’Istanbul n’a toutefois pas fait droit à la demande de M. Altan en prétextant qu’elle n’avait pas reçu la notification officielle de la décision de la Cour constitutionnelle. Toujours dans la même affaire et à la suite d’une nouvelle demande du requérant, produisant à l’appui de sa requête la copie de la décision de la Cour constitutionnelle publiée sur son site internet, la 27e Cour d’assises d’Istanbul a maintenu la détention provisoire en considérant que la seule publication valable était celle requise par la Constitution[19] à savoir la parution au journal officiel de la République de Turquie. Alors que l’affaire semblait définitivement réglée avec l’intervention de cette publication le 19 janvier 2018[20], la 26e Cour d’assises d’Istanbul, examinant d’office la question du maintien en détention de M. Altan, a considéré que la Cour constitutionnelle n’était pas compétente, dans le cadre d’un recours individuel, pour vérifier les preuves contenues dans le dossier. Ainsi, elle confirma son opposition à la remise en liberté de l’intéressé en s’appuyant notamment sur le principe de l’indépendance des tribunaux et sur le droit au juge naturel. Finalement, le 30 janvier 2018, M. Altan a exercé un nouveau recours individuel devant la Cour constitutionnelle afin d’obtenir le respect de la précédente décision des juges constitutionnels rendue dans le même cadre.

Dans l’affaire Alpay, également jugée par la Cour constitutionnelle dans sa décision précitée du 11 janvier 2018 et concernant un deuxième journaliste poursuivi pour les mêmes faits que M. Altan, la résistance judiciaire a été incarnée par la 13e et la 14e Cour d’assises d’Istanbul lesquelles ont repris les mêmes arguments que les précédents juges ordinaires en insistant, en dernier lieu, sur l’usurpation de pouvoir commise par la Cour constitutionnelle. Comme M. Altan, un second recours individuel a été nécessaire à M. Alpay pour tenter de contraindre les juges ordinaires au respect de l’autorité des décisions des juges constitutionnels. Si la description de ces procédures est assez fastidieuse, il n’est pas possible d’en faire l’économie car cela permet de mesurer concrètement le parcours judiciaire épuisant imposé au justiciable et la difficulté des juges constitutionnels à imposer l’autorité de leurs décisions.

Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle, destiné à assurer la protection des droits reconnus par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme, avait pour conséquence d’éviter les recours devant la Cour de Strasbourg et de limiter corrélativement les condamnations de l’État tout en permettant aux juges constitutionnels de développer leur propre interprétation du texte du Conseil de l’Europe. En pratique, l’obstruction systématique de certains juges ordinaires, caractérisée par leur refus d’exécuter les décisions des juges constitutionnels en la matière, a finalement conduit les requérants à s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme.

Dans ce conflit ouvert entre la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle en 2023, il est intéressant de noter que la Cour suprême de l’ordre judiciaire a, par ailleurs, émis le souhait de voir réduits les pouvoirs de la Cour constitutionnelle dans le cadre du recours individuel car ce dernier lui a donné l’occasion de perturber la jurisprudence des juges judiciaires et de remettre en cause certaines de leurs décisions. La crise de 2023 est donc principalement alimentée par une lutte de pouvoir entre juridictions. Elle était déjà latente au moment même de la création du recours individuel car les juges de la Cour de cassation, tout comme ceux du Conseil d’État, avaient marqué toute leur réticence en attirant l’attention sur le risque de créer une hiérarchie entre les cours suprêmes[21].

II – Une crise juridictionnelle remettant en cause l’État de droit et la sécurité juridique

Dans le cadre du recours individuel exercé contre une décision de justice après épuisement des voies de recours judiciaires, la Cour constitutionnelle – pour dire si le requérant a été lésé dans l’un de ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et garantis par la Convention européenne des droits de l’homme – doit nécessaire prendre en considération la qualification juridique des faits et l’interprétation de ces mêmes faits retenues par les juridictions judiciaires ordinaires. Il en va notamment ainsi en matière pénale. Si une privation de liberté est décidée alors que les faits ne sont pas avérés, car les preuves sont inexistantes ou insuffisantes, il en résulte nécessairement une violation de droits constitutionnels. Il ne s’agit ici, en aucune façon d’une usurpation de compétence de la part des juges constitutionnels, mais de l’exercice d’un contrôle concret de la constitutionnalité d’une décision de justice rendue par les juges ordinaires. Dès lors que les juges constitutionnels ont constaté une telle situation, il appartient aux juges ordinaires d’y remédier. Le justiciable, disposant ainsi d’une décision favorable de la Cour constitutionnelle, est en droit de s’attendre à une issue positive de son dossier. Si le contraire se produit, il est clair que la sécurité juridique n’est plus assurée et que les exigences essentielles de l’Etat de droit sont bafouées. Tel est exactement le cas dans l’affaire Atalay en 2023, comme ce le fut dans les affaires Altan et Alpay jugées, en 2018, par la Cour européenne des droits de l’homme. La solution retenue alors par la Cour de Strasbourg est parfaitement transposable au conflit juridictionnel du moment.

La guerre interne entre juges constitutionnels et ordinaires turcs a débouché, en 2018, sur un règlement pacifique du différend par la Cour de Strasbourg laquelle n’a pas hésité à apporter, de façon inédite et dans un arrêt de principe, son soutien à la Cour constitutionnelle. Les juges européens ont ainsi estimé que la remise en cause, par un tribunal, des arrêts définitifs et contraignants des juges constitutionnels allait à l’encontre de l’État de droit et de la sécurité juridique qui sont des principes « inhérents à la protection offerte par l’article 5 de la Convention et (…) les pierres angulaires des garanties contre l’arbitraire »[22]. Dans un État de droit, la remise en cause de la force obligatoire des décisions rendues par la Cour constitutionnelle, « organe judiciaire constitutionnel suprême »[23], ne doit pas avoir lieu. Les termes choisis ne doivent sans doute rien au hasard. La Cour constitutionnelle avait bien vocation à devenir une Cour Suprême dans la mesure où la mutation était déjà en germe dans la réforme constitutionnelle ayant introduit le recours individuel devant elle. En contrôlant en dernier ressort les décisions de justice, les juges constitutionnels disposent désormais du pouvoir d’imposer leurs décisions et leur jurisprudence aux autres juges du système juridictionnel. En optant pour une qualification dépourvue d’ambiguïté, la Cour de Strasbourg ne fait que le révéler en signalant, par la même occasion, aux juges de droit commun, l’autorité qui s’attache pleinement au verdict constitutionnel et le respect qui lui est dû dans le cadre d’un État de droit. Si les juges ordinaires turcs persistent donc dans leur position, ils seront non seulement auteurs d’une nouvelle violation de la Constitution mais aussi, en observation de la jurisprudence précitée de la Cour de Strasbourg, d’une atteinte manifeste à la Convention européenne des droits de l’homme. En précisant qu’elle sera attentive à la position des juges ordinaires en la matière, il est clair que leur refus d’appliquer les décisions des juges constitutionnels conduira la Cour de Strasbourg à estimer le recours individuel devant la Cour constitutionnelle non effectif[24]. En conséquence, l’examen de la recevabilité des requêtes individuelles devant la Cour EDH n’exigera pas nécessairement la mise en œuvre d’une action préalable devant les juges constitutionnels turcs. La règle de l’épuisement des voies de recours interne sera donc analysée dans un sens favorable aux justiciables lesquels pourront toujours défendre leurs droits conventionnels plus rapidement devant les juges de la Convention.

Au-delà du cas d’espèce, la jurisprudence européenne est riche d’enseignements dans la mesure où elle offre aux justiciables la possibilité de faire respecter les décisions des cours constitutionnelles lesquelles sont souvent dépourvues de moyens juridiques pour garantir elles-mêmes leur autorité. La Cour de Strasbourg devient ainsi « juge de l’exécution des décisions constitutionnelles »[25]. En 2017, la Cour de Strasbourg avait déjà déploré l’ineffectivité des réserves d’interprétations formulées par le Conseil constitutionnel français dans une décision rendue dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité[26]. Tout récemment, dans une affaire où le bureau du Parlement de la communauté autonome de Catalogne avait autorisé la tenue d’une séance plénière pour faire voter une déclaration d’indépendance en méconnaissant les décisions précédentes du tribunal constitutionnel espagnol, la Cour EDH a relevé, en s’appuyant sur un avis de la Commission de Venise[27], « qu’il est obligatoire de se conformer aux arrêts rendus par les tribunaux constitutionnels »[28]. Alors que la parenté entre les droits conventionnels et les droits constitutionnels a souvent été mise en évidence, la proximité des relations entre les Cours constitutionnelles et la Cour européenne des droits de l’homme est certainement à saluer dans la mesure où elle crée les conditions de perfectionnement de l’État de droit[29]. Dans cette hypothèse, la question centrale sera celle de l’exécution par la Turquie des arrêts de la Cour de Strasbourg. Leur non-respect sera également constitutif d’une violation du principe de sécurité juridique et des exigences de l’État de droit[30].

En 2023, la Cour de cassation a donc ignoré de façon manifeste la jurisprudence de la Cour de Strasbourg imposant le respect des décisions rendues par la Cour constitutionnelle plaçant ainsi la Turquie dans la situation d’une énième violation des exigences conventionnelles. En une dizaine d’années, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle a connu une évolution bien regrettable alors que les débuts étaient plutôt prometteurs. Il est intéressant de rappeler que dans quatre arrêts rendus les 2 et 3 janvier 2014[31] relatifs à la détention provisoire de députés élus après leur placement en détention, la Cour constitutionnelle, jugeant la durée de leur détention excessive[32], avait notifié son arrêt de violation à la juridiction de première instance concernée pour que celle-ci fasse le nécessaire. Les intéressés avaient été remis en liberté le lendemain du prononcé des arrêts de la Cour constitutionnelle. Le recours offrait donc des perspectives raisonnables de succès[33].

Pour terminer, la crise juridictionnelle entre la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle ne se limite pas au refus de la première juridiction d’exécuter une décision de la seconde. Elle se prolonge par une action juridique très étonnante par laquelle la Cour de cassation a déposé une plainte au pénal contre les juges constitutionnels qui ont appuyé la demande de remise en liberté de M. Atalay. Ainsi, elle a directement sollicité le procureur général près la Cour de cassation pour évaluer les mesures nécessaires à prendre contre lesdits juges au motif que ceux-ci avaient violé la Constitution et outrepassé les limites de leur autorité. L’objectif poursuivi est de déboucher sur la déchéance automatique des membres de la Cour constitutionnelle concernés en cas de condamnation pour une infraction entraînant la radiation de la profession de juge ainsi que le prévoit l’article 147 du texte constitutionnel. Au-delà de cette finalité clairement établie, la démarche reste bien étrange à plusieurs égards. D’abord, il est curieux d’individualiser la décision de la Cour constitutionnelle dans la mesure où celle-ci est collective. Elle est prise par la Cour, au nom de la Cour, et non par un certain nombre de juges déterminés. Ensuite, dès lors qu’il leur est reproché de ne pas avoir respecté la Constitution en rendant leur décision, il convient d’observer que la Cour de cassation vise une infraction commise dans l’exercice de leurs fonctions. Dans ce cas particulier, l’article 148 de la Constitution souligne que les membres de la Cour constitutionnelle sont jugés pour les infractions liées à leurs fonctions par la Cour constitutionnelle en sa qualité de Haute Cour. L’action pénale n’est donc pas juridiquement fondée. Elle doit vraisemblablement se comprendre comme une pression exercée sur les juges constitutionnels pour les inciter à la démission. Dans le même sens, le journal Yeni Safak – proche du pouvoir – n’a pas hésité à publier les noms et photos des membres de la Cour constitutionnelle ayant voté en faveur de la libération de M. Can Atalay[34].

Dans de telles conditions, pointés du doigt par certains médias en fonction de leur décision, poursuivis pénalement par la Cour de Cassation et contestés politiquement par le chef de l’Etat, il devient bien difficile pour les juges constitutionnels d’exercer en toute liberté les fonctions qui sont les leurs.

Eric SALES

Maître de conférences, HDR,

Faculté de droit de l’Université de Montpellier

CERCOP



[1] Voir la loi constitutionnelle n° 5982 du 7 mai 2010. En 2008, à la suite de la censure audacieuse d’un amendement constitutionnel visant à permettre le port du voile dans les universités, la Cour constitutionnelle a fait l’objet d’une révision constitutionnelle affectant notamment sa composition. Les ambiguïtés du paquet constitutionnel de 2010 – mêlant amélioration des droits et libertés et reprise en main de l’appareil judiciaire par le pouvoir en place – ont clairement été soulignées par une partie de la doctrine constitutionnaliste turque n’ayant pas hésité à dénoncer un renforcement abusif du pouvoir exécutif. Qu’il soit permis ici de renvoyer à Eric Sales, La Turquie, un Etat de droit en question, L’Harmattan, 2021, p. 32 et s.

[2] V. Cour constitutionnelle, Journal officiel du 19 janvier 2018, n° 20306.

[3] Contenu dans une large réforme constitutionnelle de 2010, le recours individuel a transformé la Cour constitutionnelle en « tribunal du citoyen » chargé d’assurer directement la protection des droits garantis par la Constitution et, de façon originale, de ceux reconnus par la Convention européenne des droits de l’Homme. En précisant que « toute personne s’estimant lésée par la puissance publique dans l’un de ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et les Protocoles que la Turquie a ratifiés peut former un recours devant la Cour constitutionnelle », l’article 148 de la Constitution vise notamment les décisions de justice rendues par les juridictions ordinaires et les actes de l’administration sous réserve de l’épuisement des voies de recours administratives et judiciaires prévues par la loi pour l’acte, la voie de fait ou la négligence dénoncés. Sur ce sujet, v. notamment M. Sağlam, « Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle de Turquie », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 31 (dossier : Turquie), mars 2011.

[4] V. notamment Cour EDH, Şahin Alpay c. Turquie, Requête no 16538/17, 20 juin 2018, § 118 ; Cour EDH, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, Requête no 13237/17, 10 septembre 2018, § 139.

[5] Cour constitutionnelle, 26 juillet 2019, n° 2018/17635.

[6] Les signataires de la pétition pour la paix dénonçaient les exactions commises dans l’est de la Turquie contre les populations kurdes. Ils ont été poursuivis pour propagande terroriste. En conséquence, la Cour constitutionnelle, estimant que leur liberté d’expression avait été violée, a été présentée comme faisant elle aussi le même type de propagande.

[7] Cour constitutionnelle, Şerafettin Can Atalay Başvurusu (2), 2023/53898, 25 octobre 2023, Journal officiel du 27 octobre 2023-32352. La Cour a également retenu la violation du « droit de voter et d’être élu » de Can Atalay lequel a été élu député en mai 2023. Sa candidature avait été autorisée par le Conseil supérieur électoral qui lui avait permis de se présenter depuis sa prison en tant que candidat du TIP (Parti des Ouvriers de Turquie). Une fois élu, son avocat a demandé sa libération du fait qu’il bénéficiait désormais de l’immunité parlementaire en vertu de l’article 83 de la Constitution. La requête a été rejetée le 13 juillet par la 3e Chambre criminelle de la Cour de cassation, avant le recours individuel exercé devant la Cour constitutionnelle.

[8] V. Amnesty International, « Turquie. La décision de justice en faveur de la libération de Can Atalay était attendue de longue date », 25 octobre 2023, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/10/turkiye-court-ruling-for-release-of-can-atalay-long-overdue/

[9] Cour EDH, Kavala c. Turquie, Requête no 28749/18, du 10 décembre 2019.

[10] Cour EDH, Kavala c. Turquie, Requête no 28749/18, 11 juillet 2022.

[11] Cour de Cassation, 8 novembre 2023, Requête 2023/12611. Dans les jours qui ont suivi la décision de la Cour constitutionnelle de libérer M. Atalay, la Cour d’assises d’Istanbul, à laquelle est rattachée l’affaire, s’est opposée à la décision des juges constitutionnels, renvoyant le dossier devant la Cour de cassation et arguant que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’avait aucun rapport avec le verdict du tribunal.

[12] Les avocats de M. Atalay ont développé un deuxième recours individuel devant la Cour constitutionnelle. La décision est attendue dans la deuxième quinzaine du mois de décembre 2023.

[13] V. « Erdoğan accuse la Cour constitutionnelle d’accumuler les erreurs », L’Orient-le jour, 10 novembre 2023, https://www.lorientlejour.com/article/1356845/turquie-erdogan-accuse-la-cour-constitutionnelle-daccumuler-les-erreurs.html

[14] V. Le Rapport de la Commission européenne sur la Turquie sur l’état d’avancement du processus d’adhésion, 8 novembre 2023, chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://neighbourhood-enlargement.ec.europa.eu/system/files/2023-11/SWD_2023_696%20T%C3%BCrkiye%20report.pdf

[15] Pour une analyse en turc, v. İ Ö. Kaboğlu, Yargıtay Kararı ve Anayasal Yokluk Hali, https://legal.com.tr/blog/anayasa-hukuku/yargitay-karari-ve-anayasal-yokluk-hali/#_ftnref1, 16 novembre 2023 ; pour une analyse en anglais, v. İlker Gökhan Şen, Defiance of the Turkish Constitutional Court by the Court of Cassation: Yet Another Phase in Turkey’s De-Constitutionalization, IACL-AIDC Blog (14 December 2023), https://blog-iacl-aidc.org/2023-posts/2023/12/14/defiance-of-the-turkish-constitutional-court-by-the-court-of-cassation-yet-another-phase-in-turkeys-de-constitutionalization

[16] V. Les propos d’Ozgur Ozel, président du, CHP (principal parti de l’opposition) rappelé par la presse. V. « Erdoğan accuse la Cour constitutionnelle d’accumuler les erreurs », L’Orient-le jour, 10 novembre 2023, préc.

[17] Récemment, l’annulation de l’article 187 du code civil sur le nom de famille par la Cour constitutionnelle a été suivie d’un débat parlementaire ayant pour objectif la formulation d’une disposition analogue à celle dont l’inconstitutionnalité avait été reconnue. En ce sens, v. Hüseyin Murat Develioğlu, Actualité sur l’égalité entre hommes et femmes autour de la question du nom de famille en Turquie, Questions Constitutionnelles, décembre 2023.

[18] Sur ce sujet, v. Simone Gaboriau, Il n’y a plus de justice en Turquie, Délibérée 2017/1 (N° 1), p. 64 à 71, https://www.cairn.info/revue-deliberee-2017-1-page-64.htmles

[19] V. L’article 153 § 6 de la Constitution de 1982.

[20] Journal officiel du 19 janvier 2018, n° 20306.

[21] Pour le détail, v. Ibrahim Ö. Kaboğlu, Anayasa Yargısı, pp. 99-101.

[22] Cour EDH, Şahin Alpay c. Turquie (Requête no 16538/17), 20 juin 2018, § 118 ; Cour EDH, Mehmet Hasan Altan c. Turquie (Requête no 13237/17), 10 septembre 2018, § 139.

[23] Cour EDH, Şahin Alpay c. Turquie, § 118 ; Cour EDH, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, § 139.

[24] La Cour EDH a effectivement précisé qu’elle « se réserve la possibilité d’examiner l’effectivité du système de recours individuel devant la Cour constitutionnelle dans les requêtes relatives à l’article 5 de la Convention, en tenant compte notamment des développements éventuels dans la jurisprudence des tribunaux de première instance, notamment des cours d’assises, au sujet de l’autorité des arrêts de la Cour constitutionnelle. À cet égard, il appartiendra au Gouvernement de prouver que cette voie de recours est effective, tant en théorie qu’en pratique ». V. Cour EDH, Şahin Alpay c. Turquie, préc., § 121.

[25] V. Laurence Burgorgue-Larsen, « L’autonomie constitutionnelle » aux prises avec la Convention européenne des droits de l’homme », 2018. ffhal-01743264f. À ce titre, était rappelée une affaire jugée par la Cour EDH. (Osmani et autres c. Ex-République yougoslave de Macédoine, 50841/99, 11 octobre 2001).

[26] Cour EDH, Aycaguer c/ France, (Requête n° 65714/11), 22 juin 2017. V. notamment le commentaire de Mustapha Afroukh, in Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, premier semestre 2017, RDLF 2017, chron. n° 31.

[27] V. Avis de la Commission de Venise du 3 mars 2017, CDL-AD(2017)003, sur la loi du 16 octobre 2015 portant modification de la loi n° 2/1979 sur la Cour constitutionnelle d’Espagne, paragraphe 69.

[28] Cour EDH, María Carmen Forcadell I Lluis et autres c. l’Espagne, Requête no 75147/17, 7 mai 2019, § 36. V. notamment le commentaire de Mustapha Afroukh, in Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, premier semestre 2019, RDLF 2019, chron. n°47.

[29] V. « Le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme : vers un nouvel équilibre ? », vendredi 7 février 2020, Faculté de Droit et de Science politique de Montpellier, Colloque organisé par Mustapha Afroukh (IDEDH) et Julien Bonnet (CERCOP).

[30] Selon le service de l’exécution des arrêts de la Cour EDH, le nombre total d’affaires transmises pour surveillance de l’exécution depuis l’entrée en vigueur de la Convention en Turquie est de 4030. Le nombre total d’affaires closes par résolution finale est de 3354. V. La fiche pays du service précité sur https://rm.coe.int/tur-fra-fs4/16807097d7

[31] Cour constitutionnelle, affaires nos 2013/9894 et 2013/9895 du 2 janvier 2014, et affaires nos 2014/9 et 2014/85 du 3 janvier 2014.

[32] Pour parvenir à cette conclusion, elle a relevé que, en ordonnant le maintien en détention provisoire des intéressés, les tribunaux n’avaient pas démontré l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public prévalant sur les droits à la liberté et à l’exercice effectif de leur mandat parlementaire. Elle a considéré que les juges avaient la possibilité d’opter pour des mesures préventives, telles que le contrôle judiciaire, qui n’auraient pas, selon elle, privé les intéressés de l’exercice effectif de leur mandat parlementaire.

[33] Voir, également, entre autres, Cour EDH, Mercan c. Turquie, no 56511/16, 8 novembre 2016, §§ 17-30.

[34] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/en-turquie-une-bataille-oppose-les-deux-plus-hautes-instances-judiciaires-du-pays_6163941.html