Espagne : La gauche au pouvoir ou un nouveau défi face à l’opposition anti-système

Marc CARRILLO.

Après les élections législatives du 23 juillet 2023, un gouvernement de coalition de gauche (PSOE et SUMAR) a été à nouveau formé, présidé par Pedro Sánchez (PSOE). Avec une participation de 70,5% des listes électorales, la droite du Parti Populaire (PP) a obtenu une mince majorité de 33,05% et 136 députés, suivie de près par la gauche du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) avec 31,70% et 122 députés, l’extrême droite de VOX avec 12,39% et 33 députés, et la coalition minoritaire de gauche appelée SUMAR[1] avec 12,31% et 31 députés. Ces quatre partis sont au niveau de l’État et ont donc présenté des candidats dans toutes les circonscriptions électorales de l’État.

De leur côté, les partis régionaux (qui figuraient uniquement dans les circonscriptions de leurs Communautés Autonomes (CCAA) respectives) ont obtenu le résultat suivant : les deux partis indépendantistes catalans, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC)[2] et Junts per Catalunya (JC)[3] ont obtenu un résultat similaire (7 députés) ; les indépendantistes de gauche du Pays Basque (BILDU) ont obtenu 6 députés et les nationalistes basques du Parti Nationaliste Basque (PNV) 5 députés ; les nationalistes galiciens du Bloc Nationaliste Galicien 1 député ; les régionalistes des Îles Canaries de la Coalition Canarienne, 1 député et, enfin, les conservateurs de Navarre, Unión del Pueblo Navarro, également 1 député. Au Sénat, qui est la chambre de représentation territoriale de la CCAA, le PP a obtenu la majorité absolue.

La Constitution de 1978 établit la forme de gouvernement de la monarchie parlementaire dans le cadre d’un système de bicamérisme asymétrique, qui confère au Congrès des députés (chambre basse) une position institutionnelle de prééminence sur le Sénat (chambre haute). Par conséquent, la formation d’un gouvernement dépend de la question de savoir si le candidat proposé par le Roi, conformément au résultat de l’élection, obtient la confiance du Congrès des députés (la chambre basse) dans le débat d’investiture, alors que le Sénat n’intervient pas dans celui-ci. Au vu des résultats des élections du 23 juillet, le Roi a proposé comme candidat le leader conservateur du PP, M. Alberto Núñez Feijoo, qui avait obtenu le plus grand soutien électoral, mais qui était notoirement insuffisant pour obtenir la confiance parlementaire. Dans le processus d’investiture, outre les voix de son parti, il a seulement obtenu le soutien de l’extrême droite et le rejet du reste des députés des autres partis, c’est pourquoi il n’a pas pu obtenir l’investiture ni lors du premier vote (majorité absolue) ni lors du second (majorité relative). Après cet échec parlementaire du candidat de droite, le Roi a proposé le leader du deuxième parti ayant obtenu le plus de voix aux élections, M. Pedro Sánchez, qui, au contraire, a obtenu l’investiture dès le premier vote avec 179 voix, ce qui a dépassé la majorité absolue des députés de la chambre (176), résultat du soutien du reste des groupes parlementaires et du rejet de la droite (PP) et de l’extrême droite (VOX), qui ont rassemblé 171 voix.

La XVe Législature débute donc dans un contexte politique très polarisé. Surtout parce que depuis les dernières élections municipales et régionales du 28 mai de cette année, le PP a obtenu d’excellents résultats et, avec le soutien de l’extrême droite, il dispose d’un pouvoir territorial étendu : à l’exception du Pays Basque, de la Catalogne, des Asturies, de la Navarre et de la Castille-La Manche, le PP gouverne le reste de la CCAA, qui, grâce à l’autonomie politique reconnue dans la Constitution, dispose d’un pouvoir politique important ; enfin, le PP, est à la tête des villes les plus importantes du pays. Cependant, dans la majorité de ces cas, il s’agit de permettre l’entrée de l’extrême droite franquiste de VOX – auparavant intégrée au PP – dans les gouvernements régionaux et municipaux. En raison donc des résultats des élections de mai et de l’usure politique évidente du gouvernement de coalition de gauche, le PP a affronté la convocation des élections législatives du 23 juillet avec la conviction qu’il pourrait les remporter confortablement. Cependant, le résultat des élections l’a empêché de former un gouvernement. Le seul soutien dont il a bénéficié fut en effet celui offert par VOX. Le duo politique PP et VOX reste donc dans l’opposition.

La polarisation politique s’est exacerbée depuis la formation du nouveau gouvernement. Le PP et VOX le considèrent comme illégitime, étant donné qu’il a été soutenu par les indépendantistes catalans (ERC et JC) et basques (BILDU). Les premiers, parce qu’ils bénéficieront d’une future amnistie, que les Cortes Generales (Parlement) devront approuver dans les prochains mois, qui exemptera de toute responsabilité pénale les auteurs du processus sécessionniste catalan de 2017, pour violation flagrante de la Constitution et du Statut d’Autonomie de la Catalogne. Le PP considère l’octroi du droit de grâce comme inconstitutionnel et comme une violation du principe d’égalité ; il remettrait en outre en question l’État de droit. En ce qui concerne l’accord avec le parti BILDU, le PP le conteste en ce que BILDU est encore considéré comme une représentation de la violence terroriste de l’ETA, même si ce groupe armé a disparu en 2011.

Le gouvernement considère que l’amnistie, en tant que modalité du droit de grâce, n’est pas expressément interdite par la Constitution et la justifie comme un moyen nécessaire pour résoudre le conflit politique en Catalogne et faciliter l’intégration du sécessionnisme dans le cadre constitutionnel. En fait, cette mesure complète l’octroi du droit de grâce (indulto) adopté en juin 2021, qui a permis la liberté des dirigeants indépendantistes restés en prison.

Les accords du PSOE avec les indépendantistes intègrent également une amélioration de l’autonomie en Catalogne, avec le transfert de nouveaux pouvoirs et une révision du système de financement de l’autonomie politique, qui pourrait être soumise via un référendum à la population catalane, conformément aux prévisions de l’article 92 de la Constitution. Néanmoins, l’éventualité de cette consultation n’a rien à voir avec le droit à l’autodétermination que réclament les indépendantistes et que la Constitution ne permet pas. À cet égard, il faut souligner la bataille interne, plutôt enfantine, puérile, entre ERC (centre-gauche) et JC[4] (droite) pour montrer qui tire le plus de bénéfices politiques des accords avec le PSOE.

Dans ce contexte, le nouveau gouvernement est confronté à un double défi politique. Le premier de ces défis est lié à la réaction politique furieuse portée par l’opposition PP et VOX, tant au Parlement que dans la rue, avec de violentes manifestations devant le siège du PSOE, en plus d’une instrumentalisation des institutions dont le Conseil Général du Pouvoir Judiciaire, conseil général de la magistrature en Espagne, en attente de renouvellement depuis cinq ans en raison du blocus provoqué par le PP ; cette instrumentalisation se fait également au Sénat – où le PP dispose de la majorité absolue – par un retard dans l’approbation des projets de loi ou de propositions de loi initialement approuvés par le Congrès des députés ou  encore au sein des gouvernements régionaux devenus des foyers d’opposition au gouvernement de l’État. Le second défi qui se pose au Gouvernement sera de maintenir la stabilité d’une coalition parlementaire très hétérogène qui a permis la formation de ce gouvernement de coalition de gauche, surtout en raison du peu de fiabilité politique que peut offrir le parti Junts per Catalunya (JC), dirigé par Puigdemont, actuellement député européen, personnage sombre, fuyant la justice, populiste et ayant des liens étroits avec l’extrême droite flamande.

Certes, la XVe Législature du Parlement se présente dans un contexte controversé. Toutefois, l’approbation de la prochaine loi de finances pourrait apaiser la situation pour faire face aux défis qui attendent le nouveau gouvernement sur le plan interne et international.

Marc CARRILLO

Professeur Émérite de Droit Constitutionnel

Université Pompeu Fabra (Barcelone)


[1] Cette coalition est la somme de différents groupes régionaux de gauche (anciens communistes, écologistes, mouvements féministes) qui ont occupé la position politique qu’occupait PODEMOS au Parlement, qui reste pour l’instant intégré à cette coalition avec seulement 5 députés.

[2] La Gauche Républicaine de la Catalogne.

[3] Rassemblement pour la Catalogne.

[4] L’ERC gouverne en minorité au Parlement régional. Cependant, lors des dernières élections régionales du 14 décembre 2021, le Parti socialiste de Catalogne (PSOE) a obtenu le plus grand soutien électoral (23 %) ; ERC (21,3%), JC (20,1). Et lors des dernières élections législatives, les partis indépendantistes ont connu une diminution de leur représentation politique en Catalogne : PSC (34,49%) ; SUMAR-ECP (14,03 %) ; ERC (13,16%) et JC (11,6%). Selon ce résultat, si les élections avaient lieu maintenant, les deux partis indépendantistes (ERC et JC) perdraient leur majorité au Parlement régional.

Concernant l’état de l’opinion publique en Catalogne concernant l’indépendance, selon le dernier baromètre d’opinion politique publié par le Centre d’études d’opinion de la Generalitat (l’institution gouvernementale régionale) le 17 novembre 2023, le soutien à l’indépendance était de 41% tandis que ceux s’opposant à la création d’un Etat indépendant étaient 52%.