La constitution sociale dans la doctrine juridique

Alexandre VIALA.

Il faut le dire d’emblée, la Constitution sociale est une notion difficilement saisissable. Chacun peut néanmoins s’en faire une idée approximative, grâce à l’épithète « sociale » dont le syntagme est constitué, qui renvoie à une philosophie politique plutôt sensible au devoir de solidarité qu’exige, au sein de celle-ci, la protection des plus vulnérables. A cet égard, il y aurait tout lieu de se demander si cette Constitution sociale, quand bien même elle serait identifiable, conserve aujourd’hui la même vigueur qu’en 1945 lorsque les élites républicaines de l’époque, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, allaient fonder le fameux modèle social français. N’a-t-elle pas en effet été fragilisée, depuis lors, par le vent de la dérèglementation néolibérale issue de la révolution conservatrice déclenchée dans les années 1980 par l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis et Margareth Thatcher en Grande-Bretagne ? Margareth Thatcher qui, rappelons-le, scandait qu’il n’y a pas de société, seulement des individus. Sur le plan théorique, la Dame de fer n’avait pas, au demeurant, totalement tort dès lors que la société n’existe pas comme notion juridique et n’est pas saisie par le droit, sauf à n’envisager le mot « société » que dans sa dimension commerciale et non politique. De surcroît, notamment dans le contexte culturel français tout empreint d’atomisme lié à l’idéal républicain et jacobin, l’ordre juridique met l’État davantage en rapport avec l’individu qu’avec les corps intermédiaires constitutifs de la société politique que Jürgen Habermas appelle « l’espace public ». D’un point de vue strictement nominaliste, enfin, la société n’est rien d’autre qu’une entité totalisante qui n’appartient qu’au domaine du langage, un « signifiant vide »[1] ou un agrégat d’individus que nul ne doit tenir, sauf à l’ériger au rang de substance, pour une réalité qui transcenderait les éléments dont il est constitué.

La notion de Constitution sociale est d’autant plus difficile à saisir que le mot qui la dénomme ainsi ne renvoie pas, à ma connaissance, à une catégorie précise de norme en droit positif. S’il existe, dans l’univers juridique, des Constitutions, nul n’y rencontrera des Constitutions expressément dénommées « Constitutions sociales ». Certes, certaines Constitutions détiennent une forte dimension sociale comme en atteste la Constitution du 4 novembre 1848 ou le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Mais ces textes demeurent, d’un point de vue juridique et formel, des Constitutions tout court ou des préambules de Constitution. La catégorie « Constitution sociale » n’existe donc pas en droit positif. Il convient dès lors, pour tenter de la définir, de se tourner vers le métadiscours doctrinal qui a pu forger cette expression en vue de cerner un concept qui serait celui de Constitution sociale.

Si l’objet de cette étude porte donc sur la place qu’occupe la Constitution sociale dans la doctrine juridique plutôt qu’en droit positif, force est de constater, à cet égard, que cet espace est assez réduit. Si la notion est explicitement évoquée, nous y reviendrons, sous la plume de Maurice Hauriou, une telle mention demeure en effet bien rare dans la doctrine. Il n’est en tout cas possible d’en déceler les contours, quelle que soit la manière avec laquelle ils sont plus ou moins implicitement dessinés, qu’au sein d’une doctrine qui s’inscrit en marge du positivisme juridique, si l’on entend par cette expression, toute représentation du phénomène juridique consistant à le réduire au seul droit positif formellement sanctionné par l’État. En d’autres termes, la Constitution sociale ne peut être repérée et analysée que par une doctrine qui prétend voir le droit au-delà du droit positif formel. Une doctrine qui désigne, en forgeant le concept de Constitution sociale, ce que Pierre Rosanvallon a appelé récemment, pour définir la confiance, l’autorité et la légitimité, une institution invisible[2]. La Constitution sociale serait alors une notion que le positivisme juridique ignore et qui consiste à affirmer qu’au-delà du texte proprement dit de la Constitution, il existerait une âme sociale qui le surdétermine. Je vois dès lors deux auteurs, bien connus, qui ont été capables de repérer cette institution invisible : outre le doyen Maurice Hauriou, disions-nous à l’instant, figure son contemporain le doyen Léon Duguit. Le premier l’a repérée au nom de sa conception institutionnaliste du droit quand le second, au terme d’une démarche bien dissemblable et sans la dénommer de façon aussi explicite que son rival et néanmoins ami, l’a identifiée au nom de son positivisme sociologique.

Si Hauriou a expressément dénommé la « Constitution sociale » en la regardant comme une institution, Duguit n’a pas employé en effet cette expression. Il lui a préféré celle de « droit objectif » ou de « droit social ». Mais par-delà leurs divergences doctrinales, nos deux auteurs partagent un point commun qui ne peut que les associer à cette notion de Constitution sociale au sens d’institution invisible et métajuridique : c’est leur épistémologie commune qui leur permet d’appréhender le phénomène juridique en s’affichant sous les couleurs de ce qu’il est permis d’appeler l’objectivisme juridique[3] (I). Ils divergent considérablement, en revanche, sur la question ontologique du contenu de la Constitution sociale dont ils postulent l’un et l’autre l’existence (explicitement pour l’un, implicitement pour l’autre) sans la dépeindre, loin s’en faut, sous les mêmes traits (II).

I. Un point de convergence épistémologique : l’objectivisme juridique

Si les deux célèbres doyens du sud-ouest de la France sont qualifiés d’auteurs objectivistes[4], c’est essentiellement parce qu’ils revendiquent, dans le cadre de leur vision du droit, une démarche qui s’inscrit en rupture avec le positivisme légaliste du XIXème siècle, lequel était une manifestation doctrinale ouvertement subjectiviste. Rappelons en un mot, en effet, ce que représente le positivisme légaliste au lendemain de la Révolution française : l’idée, défendue à l’époque par de nombreux auteurs civilistes comme Charles Demolombe ou Pierre-Joseph Bugnet, selon laquelle le droit ne trouve sa source nulle part ailleurs que dans l’acte législatif qui est la traduction de la volonté subjective de l’État. Ne portant son attention que sur les rapports entre celle-ci et la volonté de l’individu abstrait, auquel est reconnue la jouissance d’un socle de droits subjectifs, un tel réductionnisme légaliste n’accorde aucune autonomie objective au droit. Le droit est réduit à la loi, c’est-à-dire au Code civil, qui n’est rien d’autre que l’instrument de la volonté subjective de l’État, opposable à celle de l’individu. Cette vision étroite, en phase avec la société post-révolutionnaire de la Restauration et de la Monarchie de juillet, celle qui est dépeinte dans l’œuvre romanesque d’Honoré de Balzac avec une certaine fascination non dénuée de répulsion, n’est plus celle que partageront, au début du XXème siècle, Maurice Hauriou et Léon Duguit. Ces derniers tireront le bilan d’une révolution industrielle achevée au cours de laquelle la figure du bourgeois égoïste et celle du possédant auront dû affronter, depuis lors, le défi des idées socialistes et des revendications sociales dont les romans d’Émile Zola ont pu se faire l’écho. C’est la prise en compte de ces bouleversements et de ces crises sociales qui a engendré, tant dans la jurisprudence que dans la doctrine, une transformation du droit public comme du droit privé de type objectiviste, dont le mythe de la complétude et de la rationalité du Code civil fera les frais[5]. La prise en considération de ces mutations sociales conduira au demeurant nos deux auteurs à prendre leur distance avec les doctrines du contrat social. A cet égard, faut-il d’emblée insister, la dénomination de telles doctrines ne doit nullement nous abuser car le contrat social, qui lui-même est un concept forgé par la philosophie politique et non une norme juridique, est un chef d’œuvre de la raison pure pratique qui consista, sous la plume de Hobbes, Rousseau et Locke, à faire comme si[6]les hommes peuplant l’état de nature s’y était conventionnellement soustraits pour préserver leurs droits naturels subjectifs en en confiant la garde au souverain étatique. Le contrat social, contrairement à la Constitution sociale, a donc été imaginé par une littérature politique qui n’avait d’autre dessein que celui d’accompagner et justifier les révolutions bourgeoises du XVIIème et du XVIIIème siècles[7]. Elles relèvent d’une métaphysique subjectiviste dont Léon Duguit et Maurice Hauriou, au début du XXème siècle, tenteront de libérer la science du droit en faisant le pari du tournant objectiviste qui s’amorce alors dans la doctrine juridique. Léon Duguit va interpréter ce virage en s’inspirant de la sociologie (A) quand Maurice Hauriou, dans une perspective différente, l’accompagnera sous la bannière d’une lecture institutionnaliste du droit (B).

A. L’objectivisme sociologique de Léon Duguit

La dimension sociologique de l’objectivisme juridique de Léon Duguit réside en ceci que la source du droit, chez lui, n’est pas l’État mais la société. La Constitution sociale de Duguit, c’est la société d’où émerge le droit étatique qui prend racine non pas dans l’acte de volonté subjective des gouvernants mais dans la régularité objective des comportements de l’ensemble des membres du corps social dont il appartient à ces mêmes gouvernants de prendre acte dans l’instrument formel de la loi. Toute l’œuvre du doyen de Bordeaux, inspirée des travaux de la sociologie d’Auguste Comte et d’Émile Durkheim, sera de nier l’idée que l’État puisse être l’auteur réel du droit pour l’évidente raison, à ses yeux, que le droit positif n’a nul besoin d’une volonté pour advenir. Telle est sa célèbre thèse objectiviste et anti-volontariste de l’hétéro-limitation de l’État par le droit qui se distingue frontalement, dans le cadre de la discussion qui a divisé la doctrine du début du XXème siècle au sujet de la notion d’État de droit[8], à celle que défendait Raymond Carré de Malberg sous le nom de théorie de l’autolimitation de l’État. Selon le maître strasbourgeois, l’État est un sujet doué de volonté, capable de créer le droit auquel il peut librement décider de se soumettre. Sa thèse, inspirée de la Willenstheorie allemande, était la version française de la doctrine de l’autolimitation de l’État défendue outre-Rhin par Ihering et Jellinek à la fin du XIXème siècle. Elle affirmait que « l’État ne peut se trouver obligé, lié ou limité qu’en vertu de sa propre volonté »[9] à défaut de quoi il ne serait plus souverain. Or, le doyen Duguit a toujours tenu le principe de souveraineté pour un dogme métaphysique d’un autre âge dont il fallait délester définitivement la science du droit. Un dogme subjectiviste qui repose sur l’idée, contraire à l’observation scientifique des faits, que l’État serait une personne suprasensible dotée d’un mystérieux droit naturel d’imposer sa volonté à ses sujets.

Sa théorie de l’hétéro-limitation de l’État est naturellement assortie de la thèse complémentaire et nécessaire selon laquelle l’État n’est pas un sujet de droit. Tout son effort consistera à démystifier l’État auquel il ne reconnaît aucune volonté subjective. Dénudant totalement la réalité sociologique de l’État par une perforation violente du voile métaphysique de la souveraineté et de la personnalité morale, sa théorie de l’État est réaliste et anti-métaphysique. Pour lui, l’État n’est rien d’autre qu’un pur rapport de forces, un phénomène sociologique particulièrement sophistiqué de différenciation entre les forts et les faibles, entre les gouvernants et les gouvernés. Mettant brutalement à nu le caractère factuel de la force des gouvernants, Duguit reproche à la métaphysique de la souveraineté d’avoir transformé cette force, le fait de commander, en valeur c’est-à-dire en droit de commander. A ses yeux, les êtres qui détiennent le pouvoir sont ontologiquement semblables à ceux qui le subissent et leur pouvoir, illégitime intrinsèquement, ne tire aucunement sa force juridique de lui-même ou d’une quelconque investiture démocratique. Il ne la tient que de son éventuelle aptitude à satisfaire une loi scientifique à laquelle Duguit est attaché et qu’il emprunte à la sociologie : la loi de la solidarité sociale. A défaut de respecter cette exigence sociale, toute décision prise par le pouvoir demeure illégitime et ne saurait être regardée comme une décision juridique. Elle reste, dans cette hypothèse, un fait contraire au droit. Autrement dit, toute manifestation de volonté déployée par une personne ou un organe détenteur de la puissance publique est présumée non valide du point de vue juridique, la volonté étant un fait psychique qui, en sa qualité de fait, n’est pas du droit. Et ce n’est pas parce que la volonté a été exprimée par une majorité d’électeurs dans le cadre exceptionnel d’une procédure référendaire ou par une majorité de représentants dans le cadre classique du processus parlementaire, comme cela est requis dans tout régime démocratique, qu’elle quitte le domaine du fait pour devenir une règle de droit. La présomption de non-validité d’un acte émis par une autorité, fût-elle investie par le suffrage démocratique, ne tombe qu’à la condition que soit établie, a posteriori, sa conformité avec la loi de solidarité sociale. C’est dans cette hypothèse seulement que ce que veut l’organe qui représente l’État est bel et bien du droit.

Telle est la condition d’existence, selon Léon Duguit, de ce qu’on appelle l’État de droit. Les organes d’un État de droit prennent des décisions dont la normativité est subordonnée au respect d’une série d’exigences substantielles qui échappent à la volonté de ces organes et qui ne prennent racine qu’au cœur du tissu social. Ces organes sont héréro-limités. Au fond, chez Léon Duguit, la notion de « Constitution sociale » est ce terme qu’il n’a jamais utilisé mais qui serait tout à fait compatible, dans sa conception des rapports entre le droit et le pouvoir, avec la notion d’État de droit au sens qu’il lui assigne : l’hétéro-limitation de l’État qui est l’autre nom de la Constitution sociale. Elle implique que l’État est prié, par la voie de ses autorités compétentes dotées de la puissance publique que sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, d’enregistrer dans l’instrument de la loi, du règlement ou de la sentence juridictionnelle, ce à quoi aspire la société. Où l’on voit que le doyen Duguit assigne aux autorités normatives d’un ordre juridique, qu’elles soient législatives, exécutives ou judiciaires, un simple rôle de scribe qui ne consiste qu’à donner une détermination formelle à une norme juridique qui est déjà en puissance dans le tissu social. A ce stade, lorsqu’elle émerge au cœur même du corps social, dans l’esprit de Duguit et dans le prolongement de la sociologie d’Émile Durkheim, cette norme se situe encore au carrefour de la causalité et de la normativité. Elle réside alors dans la régularité objective (causale), disions-nous plus haut, des comportements de l’ensemble des membres de la société. Sa transcription formelle dans les instruments de la loi, du règlement ou de la décision de justice, est ce moment où l’État, après en avoir apprécié la régularité au sens causal du terme, n’a plus qu’à ériger la systématicité de ces comportements au rang de devoir-être. De sorte que l’énoncé de Sollen proféré par les autorités normatives constitue, contrairement à ce qu’affirme la doctrine positiviste classique, un acte de connaissance : il s’agit pour l’État de faire norme ce qu’il constate comme répétitif ou régulier.  

Où l’on voit que Duguit n’avait pas une conception formaliste mais plutôt substantialiste de l’État de droit. Son positivisme sociologique permet de fonder l’État de droit non pas sur la source du pouvoir mais sur le contenu de la décision. Est valide une décision dont la teneur satisfait certaines exigences sociales et ce, quelle que soit son origine organique. La décision n’est pas présupposée valide par cela seul qu’elle est d’origine démocratique. La loi n’est pas le droit par cela seul qu’elle est votée par l’organe parlementaire. Elle ne sera le droit que s’il aura été établi, aux termes d’une procédure déterminée, qu’elle porte sur un contenu social qui répond à certaines exigences qu’il appartient au savoir sociologique de connaître. Autrement dit, à rebours du célèbre adage hobbésien (Auctoritas sed non veritas facit jus), semblable approche consiste à considérer que c’est la vérité et non l’autorité qui fait la décision démocratique. En fondant ainsi la décision démocratique sur la connaissance d’un fait sociologique, elle repose sur une conception de l’État de droit dont l’orientation normative est livrée à l’entière discrétion de l’expert. Mais qui est donc ce sachant réputé à même de connaître la norme sociale sans le respect de laquelle toute décision adoptée par le politique, de quelque nature qu’elle soit, fût-ce de rang constitutionnel, ne saurait entrer en vigueur ni susciter l’obéissance ? Le maître bordelais a fort légitimement songé au juge dont chacun sait qu’il souhaitait, concurremment avec son collègue toulousain Maurice Hauriou, que lui soit reconnue l’aptitude à évaluer la constitutionnalité des lois, même constitutionnelles. Mais cette option, pour autant qu’elle fût fort séduisante, renfermait le risque d’exposer l’ordre juridique et le sort des citoyens à la volonté subjective et souveraine d’une autorité normative, en l’occurrence juridictionnelle. Semblable perspective, dont Duguit avait perçu l’évidence, n’était guère compatible avec sa conception objectiviste du phénomène juridique selon laquelle le droit n’est pas le fruit d’une volonté subjective. De sorte que l’issue fatale vers laquelle le conduisait sa méthode consistant à tirer des critères d’évaluation normative de l’action politique des gouvernants à partir des enseignements livrés par la sociologie, était d’assigner à la science juridique, celle des professeurs de droit, un rôle prescriptif que le sociologue allemand Max Weber, pourtant, refusera de concéder au savoir universitaire en général, dans ses deux conférences munichoises de 1917 et 1919, traduites en français par Julien Freund sous le titre Le savant et le politique[10].

 L’expert en effet, chez Léon Duguit, n’est autre que lui-même qui, du haut de sa chaire académique, jugeait d’un œil bienveillant, pour les justifier, les premières lois sociales de la IIIème République adoptées par le pouvoir politique à l’aube du XXème siècle. Elles honoraient, à ses yeux, la promesse solidariste qu’accomplira, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, ce qu’on appellera l’État providence. Mais avant de cerner ces questions relatives au contenu même de la « Constitution sociale » de Léon Duguit, voyons d’abord en quoi Maurice Hauriou s’inscrivait lui aussi, pour définir la sienne, dans le cadre d’une démarche objectiviste.

B. L’objectivisme institutionnaliste de Maurice Hauriou

Sous la plume de Maurice Hauriou, la notion de Constitution sociale fait explicitement l’objet d’une dénomination à laquelle le maître toulousain consacre la quatrième et dernière partie de son Précis de droit constitutionnel qu’il intitule : « La constitution sociale de la France » [11]. Les premières lignes de cette quatrième partie disent tout le poids que l’auteur accorde à cette notion. Selon lui, « à bien des points de vue la constitution sociale d’un pays est plus importante que sa constitution politique »[12]. Mais qu’entend-il exactement par cette expression qu’il assume ouvertement ? Il s’agit d’un terme qui ne désigne pas une norme à proprement parler car jamais, au terme de sa présentation, il ne la définit directement. Maurice Hauriou porte essentiellement son regard sur les « droits individuels » dont il écrit qu’ils constituent « les bases de la constitution sociale ». Autrement dit, Maurice Hauriou fait partie des premiers auteurs connus pour avoir clairement établi la distinction entre le corpus classique d’une Constitution dont les dispositions servent exclusivement à distribuer les pouvoirs publics à divers organes d’État et le catalogue des droits humains qui en tient lieu de préambule. La Constitution sociale est alors le terme générique qu’Hauriou emploie pour évoquer le rôle et l’esprit de ce type de catalogue qui précède le texte d’une Constitution. La Constitution sociale est représentée, d’une certaine manière, dans les dispositions du préambule de la Constitution politique. Or, dans la mesure où l’époque à laquelle apparaît cette notion n’est pas encore mûre pour reconnaître formellement une quelconque juridicité à ces textes déclaratifs de droits, du moins en France où le pouvoir constituant s’est abstenu de greffer la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 aux trois lois constitutionnelles de 1875, cette Constitution sociale ne doit sa valeur juridique, dans l’esprit de Maurice Hauriou, qu’à sa dimension substantielle. Elle est davantage une valeur qu’une norme et sa fragilité juridique est compensée par son importance axiologique. Où l’on voit qu’elle n’a pu occuper une place dans la littérature juridique qu’à la faveur d’auteurs qui, comme Maurice Hauriou, dédaignent toute approche strictement normativiste du phénomène juridique.

Si le doyen Hauriou découvrit en effet avec beaucoup de réserves et de circonspection les premiers textes du jeune Hans Kelsen dont la représentation du droit lui paraissait « incompatible avec la vie »[13], c’est aussi dans les travaux de Carl Schmitt que se développera le même scepticisme à l’endroit du normativisme. Or, le sulfureux juriste allemand n’a jamais fait mystère de son attrait pour les idées d’Hauriou auquel il empruntera cette dualité entre la constitution sociale (préexistante) et la constitution politique (subordonnée) pour échafauder sa célèbre distinction entre Constitution et loi constitutionnelle. Si Emmanuel Sieyès est le père de la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués, Carl Schmitt affine l’analyse en établissant la dualité entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant dérivé et en faisant le départ entre la Constitution (Verfassung) et les lois constitutionnelles (Verfassungezets). Pour cet auteur connu pour son anti-formalisme, si les lois constitutionnelles sont de simples normes, la Constitution qui est le véritable fondement de l’ordre juridique est une décision qui exprime la volonté d’un peuple ou d’un chef et qu’aucune norme, pas même les lois constitutionnelles, ne saurait effacer par un simple jeu d’écriture formel. Au sein d’un texte constitutionnel, il convient donc pour Carl Schmitt de souligner la différence entre les dispositions relatives aux droits fondamentaux ou à la souveraineté de l’État et celles relatives au régime des sessions parlementaires. Si les deux types de dispositions sont formellement égaux en tant qu’ils relèvent du même support textuel, le premier est matériellement supérieur au second car il touche au cœur de la Constitution et ne peut dès lors, contrairement à celui-ci qui revêt un caractère technique, être abrogé par une simple loi constitutionnelle[14].

Si chacun connaît cette fameuse distinction schmittienne entre la Constitution qui est intangible et la loi constitutionnelle qui n’est révisable que dans les limites et le respect de la première, le juriste allemand s’est beaucoup inspiré, en réalité, de celle de Maurice Hauriou qui distinguait la constitution sociale de la constitution politique. Comme le rappelle Augustin Berthout dans sa thèse, « la première est constituée par un héritage civilisationnel (et non une décision comme chez Carl Schmitt) « enfouie dans l’histoire », que le pouvoir, c’est-à-dire l’État, est tenu de respecter dans sa constitution politique, c’est-à-dire dans la loi constitutionnelle »[15]. Derrière cette distinction, il est permis de reconnaître une forme d’objectivisme d’inspiration thomiste : au-dessus de la volonté, réside un ordre naturel permanent qu’Hauriou appelle l’institution et qu’il situe au fondement du régime politique français. Cette institution constitue, dans le vocabulaire d’Hauriou, « l’idée » qui surplombe l’État. Elle réside en France, selon lui, dans « l’ordre individualiste que l’État a pour mission de protéger dans la société » [16] et n’est autre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.

La distance que cultive le maître toulousain avec le positivisme juridique réside en effet dans sa fameuse théorie de l’institution dans le cadre de laquelle s’inscrit pleinement la notion de Constitution sociale qu’il forge dans la quatrième partie de son Précis de droit constitutionnel. L’institution, comme il le confessera, c’est un peu « la grande affaire de sa vie »[17]. Elle constitue le noyau central de sa conception objectiviste du droit et renvoie à ce qu’il appelle une « idée d’œuvre ». L’institution est « une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social », écrit-il[18]. Elle a pour vertu de durer et de revêtir une certaine forme de transcendance par rapport aux normes juridiques qui en procèdent. De sorte qu’aux termes de cette théorie, le droit ne précède pas l’institution mais, bien au contraire, émane de celle-ci. Il ne trouve pas son origine dans une volonté dont les normes juridiques seraient le reflet mais dans un ordre institutionnel qui leur est antérieur. Cette « idée d’œuvre » est la fin qui anime, au sens aristotélicien du terme, l’ordre juridique. De là vient l’étroite proximité de la conception objectiviste du droit chère à Maurice Hauriou avec le réalisme aristotélico-thomiste. Là où le doyen Duguit puise cet objectivisme juridique dans la sociologie d’Auguste Comte et Émile Durkheim, Hauriou l’importe de doctrines classiques du droit qui exhalent un parfum de conservatisme. Et de conclure son texte : « Ce sont les institutions qui font les règles de droit, ce ne sont pas les règles de droit qui font les institutions »[19]. L’institution, selon Hauriou, a une vie qui lui est propre et qui transcende, de manière silencieuse et coutumière, la rationalité et la volonté du législateur. C’est ainsi qu’il entame la quatrième partie de son Précis, dédiée à la Constitution sociale, par une évocation de la Common law en la présentant comme un remarquable spécimen d’institution qu’il associe à la notion de Constitution sociale. « Nul mieux que les Anglo-saxons, explique-t-il, n’insiste sur cette vérité » qu’il pose dès les premières lignes du chapitre et que nous avons citée plus haut : à savoir la supériorité de la constitution sociale sur la constitution politique. Ce « vieux droit coutumier de la vie privée » qu’est la Common law, écrit Hauriou, constitue la base des principes individualistes qui structurent, selon lui, la constitution politique de l’Angleterre[20]. S’appuyant sur l’exemple d’une culture juridique qui a la double propriété d’être à la fois attachée à la protection de l’individu, comme en atteste l’institution britannique de l’habeas corpus, et forgée par le travail multiséculaire de la coutume, il associe cette notion de Constitution sociale, d’essence anti-volontariste et objective, aux droits individuels qu’il regarde comme les « principes de la vie privée »[21]. D’où la conclusion paradoxale qu’il tire de cette origine coutumière des droits individuels : ces droits subjectifs sont des institutions objectives. Où l’on voit l’essence de la Constitution sociale qui puise sa sève dans la vie concrète des relations humaines. Elle se présente comme le fruit spontané de ces institutions juridiques très anciennes que sont la famille, la propriété, la liberté ou le commerce privé. Définissant ces institutions comme des statuts protégeant l’individu depuis les status civitatis de la Rome antique jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en passant par la Charte de 1215 accordée par Jean sans Terre aux barons anglais, les chartes du moyen âge accordées aux bourgeois des villes ou le Bill of rights de 1689 concédés à tous, Hauriou en fait le socle informel et néanmoins réel de la société, sa base vivante qui préexiste à la Constitution politique. Celle-ci, qui répartit les pouvoirs de l’État entre divers organes, abstraite et formellement édictée, n’a qu’un caractère second et postérieur en termes chronologiques. Ces institutions juridiques, insiste-t-il, sont objectives parce qu’en tant que « systèmes d’idées, elles ont acquis une réalité partiellement indépendante des volontés subjectives »[22]. Tel est le mystère de cette approche institutionnaliste de Maurice Hauriou, que d’aucuns jugeront au demeurant confuse, foisonnante et peu rigoureuse[23] : des droits subjectifs qui ont une dimension objective. C’est de cette contradiction qu’apparaît explicitement et pour la première fois dans la doctrine juridique, la notion de Constitution sociale. Une notion qui traduit, sous la plume du maître toulousain, une conception objectiviste du droit qui est déployée au service d’une vision politique de type libéral et individualiste. C’est ici que nous décelons la différence qui sépare les deux doyens rivaux et qui porte sur la question ontologique du contenu de la Constitution sociale.

II. Un point de divergence ontologique : le contenu de la constitution sociale

Par-delà leur objectivisme commun qui tourne le dos aux doctrines subjectivistes du contrat social, les deux auteurs divergent sur le contenu de la Constitution sociale : celle du doyen Duguit est résolument d’inspiration socialiste quand sa rivale, issue de la pensée de Maurice Hauriou, revêt une dimension plus libérale et individualiste. Le premier, qui insista dans ses écrits sur la dimension sociale de l’être humain, critiqua fortement la notion moderne de droit naturel subjectif que Karl Marx, avant lui, avait qualifiée de « robinsonnade ». Il souhaitait, par voie de conséquence, aux côtés de la chambre des députés qui représente la nation dans une logique atomistique, l’instauration d’une chambre qui représente les syndicats et les métiers dans une logique sociale et professionnelle. Sa Constitution sociale, d’inspiration socialiste, préfigura le préambule de la Constitution du 27 octobre1946 même s’il convient d’attribuer, à titre principal, la paternité du contenu de ce texte à l’héritage du Conseil National de la Résistance (A). En revanche, la Constitution sociale au sens que lui assigna Maurice Hauriou s’inscrivait directement dans le noble sillage de l’ordre individualiste et libéral de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. L’objet qu’elle désigne, pour utiliser le vocabulaire d’aujourd’hui, est davantage sociétal que social  (B).

A. La sensibilité de Léon Duguit à la question sociale

L’inspiration socialiste de la « Constitution sociale » de Duguit a valu, au doyen bordelais, le surnom d’anarchiste de la chaire. Selon lui, en effet, les lois et autres règlements administratifs adoptés par les autorités investies de prérogatives de puissance publique ne doivent pas, comme nous l’avons précédemment souligné, être regardés comme du droit en vertu de leur seule origine organique. Ils n’acquièrent leur juridicité qu’en cas de conformité avec ce qu’il appelle le droit objectif ou la « la règle de droit » qui est connue par l’expérience, prend sa source dans le fait social et peut varier d’une société à l’autre en reflétant le principe de la solidarité sociale. Le fait social est le terreau dans lequel le droit objectif puise sa sève. « La règle de droit » ne revêt donc pas l’aspect transcendant du droit naturel. Elle est de création spontanée. Elle se forme lorsqu’il apparaît dans la masse des consciences individuelles d’un groupe social donné l’idée que la violation d’une norme de conduite morale ou économique entraîne un déséquilibre et mérite une réaction socialement organisée. Autrement dit, pour Duguit, le droit objectif est déjà du droit positif avant même d’être formellement transcrit dans l’œuvre du législateur. C’est ici qu’on touche à l’originalité de sa pensée : tout en relevant des théories de l’hétérolimitation de l’État, sa conception de la Constitution sociale affirme l’existence d’une règle de droit qui n’est pas formellement posée mais qui n’en demeure pas moins du droit positif. Duguit peut alors se targuer de soutenir une approche de la Constitution sociale « scientifiquement correcte » au regard des canons du positivisme puisqu’elle reste inscrite dans une vision moniste du droit. Néanmoins, le monisme juridique de Duguit se conçoit à la lumière d’un dualisme des sources du droit et, à ce titre, se démarque radicalement du positivisme juridique pour revêtir les traits, que Georges Burdeau a bien perçus, d’un positivisme sociologique.

Duguit fait en effet la distinction entre les règles normatives qui constituent les  principes formant l’ensemble du droitobjectif et les règles constructives ou techniques qui, traduites dans la législation, la jurisprudence ou la coutume, ne sont que la transcription des premières. Dès lors, le fait de soumettre la conformité de la loi à des principes dont le caractère obligatoire n’est reconnu que par la masse des consciences individuelles expose singulièrement l’État à un redoutable destin anarchique si aucune autorité n’est légitime pour discerner ce à quoi aspire cette masse. Une doctrine de la Constitution sociale qui repose sur le paradigme de l’hétérolimitation de l’État est fatalement confrontée à la question de la détermination de l’autorité qualifiée pour évaluer la conformité du droit posé par le législateur au droit idéal et supérieur. Fût-il expérimentalement observable comme Duguit le prétend s’agissant du droit objectif, un droit supérieur aux lois positives est toujours difficile à connaître dès l’instant où il n’a pas l’aspect formel de la règle estampillée par une autorité étatique.

Nous avons vu de quelle manière Duguit prétend résoudre le problème en confiant cette évaluation de l’action de l’État non pas au juge mais à l’expert ou au juriste savant avec l’appui de la sociologie. On s’abstiendra ici d’insister sur les limites épistémologiques d’une telle perspective au regard des exigences de la neutralité axiologique de la science et du pluralisme démocratique. On reconnaîtra en tout cas l’attrait du doyen bordelais pour la question sociale. Inspiré de la méthode sociologique et expérimentale d’Auguste Comte et d’Émile Durkheim, le doyen de Bordeaux ne s’en tient qu’à l’observation des faits sociaux et refuse de tenir compte des idées a priori posées avant toute expérience. Parmi celles-ci, la notion de droit subjectif dont l’Homme serait par nature titulaire dans la pensée individualiste et libérale est à ses yeux un postulat métaphysique inaccessible à toute expérience. « L’homme, dit au contraire Duguit, naît membre d’une collectivité ; il a toujours vécu en société ». Si donc, poursuit-il, « le point de départ de toute doctrine sur le fondement du droit doit être l’homme naturel, celui-ci n’est pas l’être isolé et libre des philosophies du XVIIIème siècle : c’est l’individu pris dans les liens de la solidarité sociale »[24]. Il en résulte, chez l’auteur, une hostilité idéologique à l’égard des principes bourgeois inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui peut être regardée a posteriori comme une posture avant-gardiste dont se nourriront ultérieurement les débats qui feront progresser l’introduction de la question sociale dans le Préambule de nos Constitutions d’après-guerre. Certes, il considérait cette déclaration comme dotée d’une valeur juridique opposable aux lois en dépit de son défaut de rattachement formel aux lois constitutionnelles de 1875, parce que sa dimension individualiste et libérale fut longtemps le reflet de ce à quoi aspirait la société bourgeoise du XIXème siècle. Son épistémologie juridique objectiviste et son positivisme sociologique le conduisaient à défendre cette thèse contre Raymond Carré de Malberg qui, fort de sa vision volontariste et subjectiviste du droit, tenait au contraire ce texte pour un simple document d’ordre philosophique. Mais il en réprouvait doctrinalement la teneur, contrairement au maître de Strasbourg très attaché, quant à lui, au message moral du texte tout comme l’était, de son côté, Maurice Hauriou. La lecture axiologique que livrait ce dernier de la Constitution sociale était en effet beaucoup moins révolutionnaire que celle de son rival bordelais.

B. L’attachement sociétal d’Hauriou à l’ordre libéral

Pour comprendre la nuance axiologique qui sépare les deux Constitutions sociales nées de la plume de nos deux auteurs, il faut revenir un instant sur la thèse que Duguit défend au sujet du statut des gouvernants. A ses yeux, comme nous le savons, l’État n’est pas souverain et les gouvernants n’ont aucun titre de légitimité ni aucun droit subjectif à imposer leur volonté aux gouvernés. Seule une approche métaphysique posée a priori avant toute expérience a créé l’illusion d’une telle investiture que la théorie de la souveraineté a entretenue. Les individus qui détiennent les leviers du pouvoir et ont en charge une responsabilité étatique sont regardés comme des hommes semblables aux autres et leur pouvoir, illégitime intrinsèquement, ne tire sa force juridique qu’à la condition qu’il s’exerce de façon conforme aux exigences de la solidarité sociale exprimée dans le droit objectif. Semblables aux autres hommes, les gouvernants sont pareillement soumis à la règle de droit. Dans ces conditions et dans ces conditions seulement, l’État comme force devient l’État de droit. Autrement dit, dépourvus d’un quelconque privilège de souveraineté qui ne peut relever que des eaux troubles de la métaphysique, les gouvernants ne commandent pas. Ils ne sont légitimes que s’ils servent les gouvernés en accomplissant le droit objectif décelable dans les lois scientifiques de la solidarité sociale. C’est dans cette conception de la légitimité de l’action des gouvernants, sur laquelle on ne se propose pas ici d’étendre la réflexion, que s’inscrit la théorie du service public de Léon Duguit. Ce dernier est le théoricien du service public qui a développé l’idée selon laquelle les gouvernés ont une créance à l’égard des gouvernants. Idée dont jaillira plus tard la seconde génération de droits de l’homme : les fameux droits-créances. En accomplissant le droit objectif, l’État est légitime parce qu’il met en œuvre les services publics qu’exigent, au profit des gouvernés, les principes de la solidarité sociale.

Or, tel est le principal sujet de controverse autour duquel les deux doyens ont cultivé leur différence. C’est à cette question contentieuse que leur rivalité doit toute sa notoriété. En effet, si les gouvernants servent mais ne commandent pas selon Léon Duguit, c’est au contraire l’exercice d’un privilège de puissance publique qui constitue l’essence du gouvernant selon Maurice Hauriou. Rappelons en effet que l’école de la puissance publique dont ce dernier était la figure de proue faisait de l’utilisation, par l’administration publique, de procédés exorbitants du droit commun la condition permettant de reconnaître la compétence du juge administratif en cas de conflit avec un administré quand l’école du service public, au contraire, liait cette compétence à la finalité de l’activité litigieuse – qui était de servir le public – plutôt qu’au moyen par le détour duquel celle-ci est entreprise. Le critère de répartition des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire, chez Maurice Hauriou, est un critère organique qui repose sur la distinction entre les actes de gestion qui relèvent de la compétence judiciaire et les actes d’autorité qui seuls peuvent être évalués par la juridiction administrative quand bien même ils n’auraient aucune finalité d’intérêt général[25]. Où l’on voit que dans l’esprit de Maurice Hauriou, ce qui fait la spécificité de l’État n’est pas le contenu mais la forme de son action : l’État est une entreprise régalienne et non distributrice d’allocations. La philosophe politique du doyen toulousain s’avère, au fond, beaucoup plus classique que celle de son rival. Il compte sur la pérennité d’un État libéral, cantonné dans ses activités de puissance publique et respectueux des seules libertés individuelles. « Sa » Constitution sociale n’a pour seule fonction que la préservation des droits subjectifs dont il écrit, sans craindre le paradoxe, que ce sont des « institutions objectives »[26] qui socialisent l’individu de façon naturelle, à l’instar de la propriété privée ou du mariage. Son individualisme, mâtiné de catholicisme et de thomisme, le conduisait inéluctablement à juger d’un œil beaucoup plus circonspect que celui de Léon Duguit les transformations sociales de la législation des débuts de la IIIème République. En atteste sa célèbre réaction à la solution adoptée par le Tribunal des conflits dans l’arrêt Canal de Gignac, aux termes de laquelle il prononça sur un ton péremptoire teinté d’inquiétude : « on nous change notre État »[27]. Il condamnait ainsi doctrinalement la reconnaissance, par le juge, de la qualité d’établissements publics à des associations syndicales de propriétaires. Dans sa carrière d’arrêtiste, qu’il entamera au lendemain du coup de grâce qu’infligea l’arrêt Cadot à la théorie du « ministre-juge »[28], pour scruter de près les mutations du contentieux administratif, il ne va cesser de fustiger cette dérive interventionniste de l’État. Voilà en quoi, au grand désarroi de Léon Duguit, il ne rompra pas entièrement et de façon franche avec la métaphysique subjectiviste de la pensée juridique issue de la Révolution française, comme en attestent sa conception du contentieux administratif assortie de sa théorie de la puissance publique. Incontestablement, la Constitution sociale du doyen Maurice Hauriou doit rester celle d’un État gendarme veillant au fonctionnement paisible d’une société bourgeoise et libérale dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 doit demeurer le reflet. N’oublions pas que depuis les travaux du maître toulousain, on définit en effet l’institution comme une structure d’origine coutumière orientée vers une fin et, surtout, inscrite dans la durée. Nul mieux que Maurice Hauriou n’a accordé à cette notion, le temps, une place aussi importante pour définir le droit. Sous sa plume, le droit ne précède pas l’institution mais, bien au contraire, procède de celle-ci. Plus exactement, le droit n’est que le moteur permettant à l’institution, née du fait, d’honorer ce pour quoi elle est : durer. Pour reprendre une métaphore que le maître toulousain emprunta au vitalisme de Bergson, l’institution est comparable au jet d’eau qui, naissant d’une première impulsion, défie les lois de la gravité grâce à une autre force lui permettant de rester vaillant. L’institution jaillit donc sous l’effet d’une première force d’ordre purement factuel, l’initiative des hommes, avant de se maintenir grâce à cet agent conservateur qu’est le droit. Le droit est donc cette seconde force qui institutionnalise le fait originel. C’est un agent conservateur comme l’est, en particulier, la Constitution sociale dont Maurice Hauriou associait l’esprit à celui de l’ordre libéral, qu’il voulait pérenne, issu de la révolution française. C’est dans cette perspective, au demeurant, qu’il envisageait le rôle du contrôle de constitutionnalité des lois dont il revendiquait, de concert avec Léon Duguit mais au nom d’une sensibilité idéologique qui lui était propre, l’émergence en France : soustraire l’immuable Constitution sociale aux contingences de la vie parlementaire qui peut ne pas épargner, en revanche, la constitution politique.

Alexandre VIALA, Professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP


[1] Pour reprendre l’expression d’Ernesto Laclau qui, dans La raison populiste (Paris, Le Seuil, 2008, p. 191), désignait ainsi le peuple.

[2] P. Rosanvallon, Les institutions invisibles, Paris, Le Seuil, 2024.

[3] Léon Duguit rangea sous cette étiquette, tout en ayant la pudeur de passer sa propre doctrine sous silence alors qu’elle en est un remarquable spécimen, la « doctrine institutionnelle » de Maurice Hauriou, « la doctrine techniciste » de François Gény et « la doctrine normativiste » de Hans Kelsen. Cf., L. Duguit, Les doctrines juridiques objectivistes, RDP 1927, p. 537.

[4] D. Salas, Droit et institution : Léon Duguit et Maurice Hauriou, in La force du droit. Panorama des débats contemporains, P. Bouretz (dir.), Paris, Editions Esprit, 1991, p. 193.

[5] L. Duguit, Les transformations du droit public, Paris, Librairie Félix Alcan, 1913, rééd. La mémoire du droit, 1999 ; Les transformations générales du droit privé depuis le code Napoléon, Paris, Librairie Félix Alcan, 1920, rééd. La mémoire du droit, 2008.

[6] Pour reprendre l’expression du néo-kantien Hans Vaihinger en vue de désigner la métaphysique au sens que lui assigna Emmanuel Kant : la métaphysique ne doit plus être une activité de la raison théorique consistant à prétendre connaître ce qui n’est pas connaissable mais une entreprise de la raison pure pratique destinée à postuler des idéaux régulateurs ou des fictions juridiques, c’était-à-dire à faire comme si l’homme était libre ou, pour prendre l’exemple qui nous intéresse en l’espèce, comme s’il avait signé un contrat social pour sortir de l’état de nature. Cf., H. Vaihinger, Die philosophie des Als Ob (La philosophie du comme si), Berlin, Reuther & Richard, 1911.

[7] Il y a lieu, à cet égard, de se reporter au travail de C.B. Macpherson, qui a entrepris une remarquable démystification des doctrines du contrat social dont la signification idéologique, selon l’auteur, était de servir les intérêts de la bourgeoisie contre ceux de l’aristocratie. Cf., C.B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, 1962, trad. M. Fuchs, Gallimard, 1971.

[8] J. Chevallier, L’État de droit, R.D.P., 1988, p. 358 ; A. Viala, La notion d’État de droit : l’histoire d’un défi à la science juridique, Revue européenne de droit public, 2001, n° 13, vol.1, p. 673.

[9] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Sirey 1920, p. 231.

[10] M. Weber, Le savant et le politique, trad. J. Freund, 1963, Paris, Éditions Plon.

[11] M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2ème éd.,1929, rééd. Dalloz, 2015, préface J. Hummel, p. 611 et s.

[12] Ibid., p. 611.

[13] M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 8.

[14] C. Schmitt, Théorie de la Constitution, 1928, trad. L. Deroche, préf. O. Beaud, rééd. 1993, PUF-Léviathan.

[15] A. Berthout, La démocratie militante. Étude comparée d’une doctrine constitutionnelle, thèse dact., Université de Montpellier, 2024, Tome I, p. 584 ; Cf. également, la thèse de Léo Ravaux, L’institutionnalisme juridique français. Contribution à l’histoire d’une École de pensée (1895-1939), thèse dact., Université de Montpellier, 2021, Tome I, p. 483, Tome II, p. 1589.

[16] Cité par O. Beaud, La puissance de l’État, PUF-Léviathan, 1994, p. 449.

[17] Cité par Benoît Plessix, L’analyse institutionnelle a-t-elle encore une utilité en droit administratif ?, in A. Le Divellec (dir.), Des institutions et des normes. Une question préalable à l’analyse juridique, Éditions Panthéon-Assas, 2023.

[18] M. Hauriou, La théorie de l’institution et de la fondation, Cahiers de la Nouvelle Journée, Paris, 1925, rééd. in M. Hauriou, Aux sources du droit, Caen, Bibliothèque de philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1986, p. 96.

[19] Ibid., p. 128.

[20] M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 611.

[21] Ibid., p. 611.

[22] Ibid., p. 618.

[23] P. Amselek, De quoi l’institution est-elle le nom ? Ou une arlésienne dans la théorie du droit, RDP, n° 1, mars 2024, p. 173.

[24] L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, 4ème éd. Paris, Thorin-Fontemoing, E. de Boccard, p. 5.

[25] La différence entre l’arrêt Blanco du 8 février 1873 dans lequel le Tribunal des conflit fait du service public le critère de la compétence administrative (Dalloz, 1873.3.20., concl. David) et l’arrêt Granits porphyroïdes des Vosges du 31 juillet 1912 aux termes duquel le juge administratif accorde l’administrativité à tout contrat passé par l’Administration avec une personne privée dès lors que sont prévues des clauses exorbitantes du droit commun (Rec., 909, concl. Blum), illustre de façon topique l’opposition entre ces deux visions, duguiste et haurioutiste, du droit administratif.

[26] M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 618.

[27] T.C. 9 déc. 1899, Association syndicale du canal de Gignac, Sirey, 1900.3.49, note Hauriou.

[28] CE, 13 décembre 1884, Cadot, Rec., 1158, concl. Jagerschmidt, S. 1892.3.17, note Hauriou.