La continuité constitutionnelle par les discontinuités

Dominique ROUSSEAU.

Invité à clore le colloque organisé par l’AFDC sur le thème « La continuité constitutionnelle de 1789 à 1989 », le doyen Vedel voulait bien reconnaître, en 1990, l’idée d’une continuité mais, ajoutait-il aussitôt, à condition « qu’on me permette d’y ajouter des points de suspension à défaut de point d’ironie »[1]. Il est vrai que quelques années plutôt, en 1974, à l’occasion des Mélanges en l’honneur de Marcel Waline, il défendait l’idée d’une continuité administrative opposée à la discontinuité constitutionnelle[2]. Contradiction ? Nuances ? Art vedelien de la dialectique ? Peut-être ! Mais peut-être aussi invitation à interroger la problématique, l’opposition continuité/discontinuité. A regarder la surface de l’histoire constitutionnelle française, la thèse de la discontinuité semble s’imposer : des monarchies, des républiques, des empires, des régimes parlementaires, des régimes d’assemblées, des régimes présidentiels, une quinzaine de constitutions depuis 1789, tout concourt à penser la discontinuité. Maurice Hauriou a ainsi pu représenter ce mouvement constitutionnel français par sa théorie des cycles où à une période de primauté des assemblées succède une période de domination de l’Exécutif qui est suivie par une période de collaboration des pouvoirs, laquelle débouche sur une nouvelle période de primauté des assemblées qui…. A plonger le regard sous la surface apparait, en revanche, une forte continuité depuis 1789 : centralisation politico-administrative, réduction de la Justice à une simple autorité judiciaire soumise au pouvoir politique,  principe de l’infaillibilité de la loi, un « juge » spécial pour l’Administration, … Et si le regard descend encore plus bas, il perçoit même que 1789, loin de constituer une rupture, continue la logique politique de l’Ancien Régime sous le simple remplacement du corps du Roi par celui des Représentants.

La querelle de la représentation de l’histoire constitutionnelle sous la catégorie continuité ou discontinuité ne peut se résoudre en qualifiant l’une d’erreur et l’autre de vérité. Tout dépend en effet du regard, c’est-à-dire, concrètement, de la position épistémologique du sujet qui regarde cette histoire. Il est sans doute certain que ceux qui ont « vu 1789 parce qu’ils l’ont fait » l’ont vécu comme une rupture et que ceux qui, aujourd’hui, regardent ce moment avec le souci stratégique d’en maintenir l’actualité politique soutiennent cette représentation. Comme il est sans doute certain que ceux qui ont le souci stratégique de réduire le moment 89 regardent de manière différente l’entrelacement du passé et du présent. S’interroger sur la continuité ou la discontinuité constitutionnelle n’est jamais un travail neutre mais toujours met en action une pensée – ou une arrière-pensée – stratégique par rapport au présent. Pour reprendre en la décalant une thèse de Patrick Boucheron, la discontinuité ou la continuité ne s’apprécie « que depuis l’actualité du présent »[3].

Dans ce positionnement épistémologique, il convient de dire quel est, en 2023, le présent constitutionnel. Sans prétendre à l’exhaustivité, deux phénomènes marquent l’actualité constitutionnelle en France mais aussi dans nombre d’autres pays. Le premier concerne le développement d’un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité de la loi, le second le développement d’une critique de la représentation. Le premier interroge le principe de l’infaillibilité de la loi votée, le second celui du fondement même des systèmes politiques. Pris dans leur actualité présente, ces deux phénomènes peuvent-ils être « regardés » comme introduisant une discontinuité par rapport au passé constitutionnel ou s’inscrivent-ils dans la continuité ? Pour en décider, il faut tenter de comprendre ce que font au présent constitutionnel l’apparition et le développement depuis plusieurs années de ces deux phénomènes. Parmi les explications possibles celle ici retenue est qu’ils contrarient le présent. Tocqueville considérait que tant que les institutions sont raccord avec l’esprit du temps, elles tiennent ; sinon, elles s’effondrent et provoquent une révolution. Or, l’esprit du temps présent tend à faire de l’association des citoyens à la fabrication des lois et plus largement des décisions publiques la condition de leur acceptabilité sociale. Le vote, la délégation du pouvoir normatif à des représentants élus ne suffisent plus à provoquer l’adhésion des citoyens, ne suffisent plus à fonder la légitimité des élus à prendre des décisions. Dès lors, les institutions qui exprimaient cette légitimité sont fragilisées par ces deux phénomènes qui traduisent à leur manière cet esprit du temps présent. Le citoyen devient justiciable en exerçant par la saisine du juge un contrôle sur le travail législatif des élus et il devient entrepreneur législatif en participant aux différentes modalités, locales et nationales, de conventions de citoyens. L’intervention du juge sur la loi contrarie le principe de son infaillibilité, l’intervention directe des citoyens dans la fabrication des normes contrarie le principe de la représentation.

Chacune de ces contrariétés se présente, a priori, comme une discontinuité ainsi que semble le montrer les polémiques sur « la prise du pouvoir politique par les juges » ou « le recul de la démocratie sous l’effet des juges ». Sans nier cette impression première, il est cependant possible de faire apparaître une « certaine » continuité constitutionnelle. « Certaine », pour dire que la continuité ici entendue n’est pas celle d’une histoire constitutionnelle qui se déroulerait de manière immuable et linéaire mais au contraire celle d’une histoire faite de  discontinuités qui disent la continuité constitutionnelle.

I. La continuité discontinue du contrôle de constitutionnalité des lois

– Il est convenu et régulièrement enseigné que l’hostilité à l’égard du juge, qu’il soit judiciaire et plus encore constitutionnel, est un élément constitutif de la tradition politique française depuis 1789. Monarchies, Empires, Républiques, aucune constitution n’a qualifié la Justice de pouvoir et aucune n’a attribué à un juge compétence pour contrôler la constitutionnalité des lois. Pour cette raison, la création en 1958 d’un Conseil constitutionnel surprend mais son organisation et son mode de saisine rassurent. En revanche, la décision de juillet 1971 par laquelle il décide de contrôler l’intérieur des lois au regard des Déclarations des droits de 1789 et 1946 est accueillie comme une rupture et qualifiée même par Olivier Cayla de « coup d’Etat de droit ».Plus encore, la révision de 2008 permettant à tout justiciable de soulever la question de la constitutionnalité de la loi qui lui est appliquée a été présentée comme une « révolution juridique ». 1958, 1971, 1974, 2008 sont les marqueurs d’une discontinuité constitutionnelle, la primauté de la constitution remplaçant la primauté de la loi.

Une « petite » phrase introduite dans la décision du Conseil du 23 août 1985 par le doyen Vedel alors membre du Conseil donne à voir cette discontinuité. Alors que jusqu’à cette date la loi se définissait en vertu de l’article 6 de la Déclaration de 1789 comme « l’expression de la volonté générale », désormais elle n’est « l’expression de la volonté générale que dans le respect de la constitution ». La continuité constitutionnelle légicentriste est interrompue ; une autre histoire constitutionnelle commence en rupture avec la précédente. La doctrine contemporaine s’accorde sur cette représentation d’une discontinuité mais se sépare sur son appréciation, certains l’approuvant d’autres la critiquant et appelant à un retour de la tradition française du primat de la loi et du politique sur le droit.

– Ce discours dominant sur la discontinuité, qu’il soit approbateur ou désapprobateur, fonctionne comme un blocage à l’encontre des discours qui, sur la question du contrôle juridictionnel de la loi, mettent en scène une continuité constitutionnelle. Etudiant la crise parlementaire de 1763, le doyen Eric Gojosso intitule son écrit «  L’émergence d’une censure constitutionnelle des lois royales » et même la deuxième partie « L’annulation d’actes législatifs inconstitutionnels »[4]. Citant de multiples arrêts pris dans les différents Parlements de l’Ancien Régime, il montre que les magistrats ne considéraient pas l’enregistrement des édits royaux comme un simple acte greffier mais comme un acte impliquant une vérification libre de son contenu pouvant conduire à un refus d’enregistrement que même un lit de justice tenu par le Roi ou son représentant ne pouvait transgresser sous peine pour le Parlement de prendre un « arrêt de défense » interdisant l’exécution d’un édit non enregistré ou enregistré de force. L’arrêt du parlement de Bordeaux du 1er mars 1757 expose clairement l’importance de la vérification libre dans le travail d’enregistrement : « Que l’enregistrement religieusement observé dans tous les temps doit être précédé de la vérification et qu’il doit être un acte libre de la part du parlement ; que ce dernier ne peut et ne doit enregistrer qu’autant que l’édit royal ne renferme rien de contraire aux lois fondamentales du Royaume ; que ce serait une erreur de confondre l’enregistrement avec la publication de la loi ; que la loi ne peut être publiée qu’autant qu’elle a été enregistrée et qu’elle ne peut être enregistrées qu’autant qu’elle a été librement vérifiée ».Et, alors que le Roi et ses conseillers dénonçaient, comme aujourd’hui, une rupture avec la manière de faire la loi, les parlements démontraient dans la motivation de leurs arrêts que cette vérification s’inscrivait dans la continuité des anciennes assemblées de Francs et qu’il en avait toujours été ainsi depuis l’établissement de la monarchie.

D’où sort l’idée de 1789 comme rupture avec l’Ancien Régime par l’interdiction faite aux juges, dès 1790, de contrôler la loi inaugurant ainsi, sous le sceau flatteur de « révolutionnaire » ou « républicain », la pratique constitutionnelle de l’infaillibilité de la loi. Sur cette question pourtant, la discontinuité est plus apparente que certaine. Il peut être intéressant de revenir à l’arrêt du parlement de Bordeaux qui, précisant son rôle, énonce que « sans participer en aucune façon au pouvoir législatif qui réside d’une manière incommunicable en la personne du Roi, le parlement est tenu de vérifier la loi, de la comparer aux lois anciennes et fondamentales de l’Etat ». Le Parlement a ainsi pour compétence celle de « comparer » les lois du Roi aux lois fondamentales de l’Etat. Or, ce verbe, « comparer », se retrouve dans le préambule de la Déclaration de 1789. Pour expliquer les raisons pour lesquelles ils ont résolu d’exposer les droits de l’homme et du citoyen dans une Déclaration, les constituants présentent deux arguments : d’abord, écrivent-ils, permettre que les « actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif puissent être comparés avec le but de toute institution politique et en soient plus respectés ; ensuite, faire que « les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution ». Comparer les actes du pouvoir politique, législatif et exécutif, au but de toute institution politique qui est d’assurer la garantie des droits et fonder sur cette Déclaration les réclamations des citoyens, tel est le projet des constituants qui ne parait pas en rupture aussi radicale que la doctrine dominante l’affirme avec le pouvoir de vérification des lois royales par les parlements. Au demeurant, les débats en 1791 comme en 1793 montrent que les constituants sont convaincus de la nécessité politique d’un contrôle de la loi et cherchent les modalités de son exercice. La plus développée et discutée est celle d’un contrôle de la loi directement par le peuple. Les projets girondin et montagnard de constitution comportent ainsi un titre intitulé « De la censure du peuple sur les actes de la représentation nationale ». Différent dans leur procédé[5], ils reposent l’un et l’autre sur l’idée que si la représentation est inévitable le peuple ne peut être mis hors du processus de fabrication des lois et doit garder un droit de contrôle et de sanction des lois votées : « toute loi que le peuple n’a pas portée ou ratifiée est nulle ; ce n’est pas une loi », déclare par exemple Bourgois[6]. Si les circonstances politiques – la terreur, les coups d’Etat successifs sous le Directoire, le Consulat, l’Empire puis la Restauration – ne permettront à aucun de ces projets  de prospérer, ils exprimaient le souci des révolutionnaires de ne pas laisser sans contrôle le pouvoir donné aux représentants de faire la loi.

– Sous le bénéfice de ces éléments historiques et constitutionnels, il serait tentant d’affirmer, contre la doctrine dominante, que le contrôle de la loi introduit en 1958 et développé à partir des années 1970 s’inscrit davantage dans une continuité constitutionnelle qu’il manifeste une discontinuité. Il faut pourtant résister à cette tentation. S’il y a bien une continuité constitutionnelle de la pratique d’un contrôle de la loi, elle se réalise par des discontinuités, une discontinuité forte en 1789 relative à partir de 1958. La continuité peut s’apprécier à la grande similitude des arguments mobilisés en faveur d’un contrôle des lois qu’elles soient d’origine royale ou parlementaire. D’une part est affirmée une hiérarchie entre les lois, celles issues de la volonté du Roi ou celles issues de la volonté d’une majorité parlementaire, et les lois fondamentales ou, aujourd’hui, la constitution déclaration des droits comprise qui implique que la Nation ne peut consentir qu’aux lois conformes à ces normes supérieures et qu’une vérification de leur conformité est donc nécessaire. D’autre part, ce contrôle des lois est présenté comme une garantie contre l’arbitraire et le despotisme du Roi avant 1789 d’une Assemblée après.

Certaine et peut-être troublante, cette continuité des discours constitutionnels ne peut empêcher de voir les discontinuités. La plus évidente est relative à l’organe chargé de ce contrôle. Sous l’Ancien Régime, il est de la compétence des parlements des provinces, ces cours de justice composés de magistrats issus de la  haute noblesse et propriétaires de leur charge donc indépendants du pouvoir royal ; aujourd’hui, il est de la compétence d’une seule « Cour », le Conseil constitutionnel dont les membres sont nommés par le président de la République, le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat ; sous l’Ancien Régime, la vérification est obligatoire pour que les lois royales puissent être enregistrées et exécutées alors qu’aujourd’hui, sauf pour les lois organiques et les règlements des assemblées, elle est facultative. Discontinuité aussi évidente avec les projets des révolutionnaires. Alors que sous l’Ancien Régime comme aujourd’hui, le contrôle est confié à des juges, les constituants pensaient que cette compétence, attribut essentiel de la souveraineté, devait appartenir au peuple souverain. Ainsi, sous l’apparence d’une continuité constitutionnelle du contrôle des lois se cache de fortes discontinuités qui interdisent de dire que « de l’Ancien Régime à aujourd’hui, c’est la même chose qui continue ou qui a repris ». Le concept « contrôle de la loi » est peut-être le même mais il mute et se transforme selon l’usage et les règles qui l’actualisent[7]. Entre la remise du contrôle des lois à des juges propriétaires de leur charge et la remise à des juges nommés, s’inaugure une nouvelle condition d’exercice du contrôle. Et plus encore un seuil est ou serait franchi entre un contrôle exercé par des juges et, comme le voulaient les révolutionnaires, par le peuple. La continuité vit de discontinuités.

II. La continuité discontinue de l’association des citoyens à la fabrication des lois

– « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. Le peuple, je le répète, ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants ». Cet aphorisme de Sieyès[8] est le socle sur lequel reposent les systèmes politiques modernes. Avant lui, Montesquieu avait déjà écrit que « le grand avantage des représentants est qu’ils sont capables de discuter des affaires ; le peuple n’y est point propre du tout. Le grand vice dans la plupart des anciennes Républiques, c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives qui demandent quelques exécutions, choses dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement, concède Montesquieu, que pour choisir ses représentants »[9]. Et en 2023, comme en fidèle écho, le président de la République Emmanuel Macron affirme lors des manifestations contre la réforme des retraites : « ce n’est pas la rue qui décide ; la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain par ses représentants »[10]. De siècle en siècle, la représentation s’impose comme le mode constitutionnel continue, constant et quasiment ontologique de l’organisation politique des sociétés au point que la doctrine qualifie aujourd’hui ces régimes de « démocratie représentative », un oxymore puisque Sieyès précisait qu’affirmer que le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants signifiait que la France était un Etat représentatif et non un Etat démocratique.

Dès lors, l’irruption récente de mouvements sociaux – les indignés, Nuit debout, Occupy Wall Street, les gilets jaunes, … – revendiquant le droit pour les citoyens de faire eux-mêmes la loi ou d’être directement associés à sa fabrication est vécue et présentée comme une volonté de rompre avec le modèle représentatif, d’interrompre la continuité constitutionnelle représentative pour inaugurer un modèle politique radicalement différent. Un partie de la doctrine – politiste, sociologique et même constitutionnaliste – renforce ce sentiment de discontinuité en construisant de nouveaux concepts opposés ou distincts de celui de démocratie représentative pour dire la rupture : démocratie citoyenne, démocratie délibérative, démocratie participative, démocratie continue,… autant de dénominations qui indiquent que la représentation ne peut plus continuer, que la parole et la volonté du peuple ne peuvent plus se résorber dans la parole et la volonté des représentants, que le pouvoir de faire la loi ne peut plus se déléguer. Et ce sentiment de discontinuité est encore alimenté par la doctrine même qui dénonce ces mouvements sociaux et leurs revendications comme remettant dangereusement en cause la représentation principe constitutionnel continue des régimes politiques. Le présent serait ainsi à l’aube d’une discontinuité constitutionnelle, positive pour les uns, dangereuse pour les autres.

– A nouveau, ces discours de la discontinuité bloquent ceux qui, sur cette question de l’association directe des citoyens à l’élaboration de la loi, mettent en avant une continuité. Et pourtant un ancrage constitutionnel solide en faveur d’une pensée de la continuité se trouve dans la Déclaration de 1789. Au moment où elle met en place le principe de représentation, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen reconnait l’existence du corps des citoyens et son impossible absorption par et dans le corps des représentants. Ainsi, le premier acte des représentants du peuple français est de reconnaitre que tous les membres du corps social possèdent des droits naturels, inaliénables et sacrés dont l’exposé préalable et public, dans une déclaration solennelle, a pour fonction explicite de constituer une limite à leur action. Le corps des citoyens est posé comme existant indépendamment du corps des représentants et défini par un ensemble de droits ; et, parmi eux, la libre communication des pensées et des opinions qualifiée de « droit le plus précieux de l’homme ». La reconnaissance par l’article 11 de la Déclaration du 26 août 1789 que tout citoyen peut parler, écrire et imprimer librement, signifie que les citoyens peuvent s’exprimer non pas par l’intermédiaire des représentants comme le dit Sieyès mais en dehors d’eux, voire contre eux. Aux représentants, la tâche de statuer avec l’aménagement d’un espace et de prérogatives dédiés ; aux représentés, la tâche de réclamer, de contrôler. Cette division des tâches est mise en action dès les premiers mots de la Déclaration de 1789 : « Les Représentants du peuple français ont résolus d’exposer les droits naturels de l’Homme afin que les actes du pouvoir exécutif et ceux du pouvoir législatif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondés désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous ». La Déclaration de 1789 pose ainsi clairement l’écart entre le corps des citoyens et celui des représentants et ne cherche nullement à cacher, masquer ou nier cet écart.

L’autre ancrage constitutionnel « oublié » depuis 250 ans est l’article 6 de la Déclaration de 1789 affirmant que « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à la formation de la loi ». « Personnellement » ! Cet adverbe a été opportunément oublié, mieux (s’il est possible d’écrire) nié par la théorie de Nation posant qu’il n’y pas de distinction possible entre les citoyens et les représentants conduisant à relire l’article ainsi : « les citoyens concourent à la formation de la loi par l’action des représentants ». La transfiguration du peuple en Nation portée par la théorie de la souveraineté nationale opère une série de glissements progressifs où s’accomplit la disparition du « personnellement » dans « les représentants ». D’abord, le peuple physique disparait, absorbé dans et par le concept de Nation. Ensuite, et par nécessité logique, la Nation étant un être abstrait ne peut s’exprimer directement ; elle a besoin d’intermédiaires, de personnes physiques appelées « représentants de la Nation » et choisies et habilitées par Elle. Enfin, au bout du chemin, la réduction des deux corps – les représentés et les représentants – en un seul : puisque le peuple est la Nation et que la Nation ne peut s’exprimer que par ses représentants, il ne peut y avoir d’autre expression de la volonté du peuple que celle exprimée par les représentants de la Nation. Formidable prodige de la théorie de la Nation qui permet de nier que la représentation soit une dépossession du pouvoir des représentés en affirmant qu’ils sont présents dans le corps des représentants et donc que leur volonté s’exprime et s’accomplit par cette bouche.

Les révolutionnaires en 1789 vont, eux, faire vivre ce « personnellement » ; la constitution de 1791 comme les projets girondin et montagnard de constitution reconnaissent un droit d’initiative législative aux citoyens soit par la pétition soit par les assemblées primaires de citoyens que la dictature bonapartiste s’empressera d’oublier.

– Les mouvements sociaux qui, en 2023, demandent une association des citoyens à l’élaboration des lois sont donc moins disruptifs qu’ils le pensent – ou dont ils sont accusés – et inscrivent leur revendication dans la continuité constitutionnelle de 1789. Par ricochet, la doctrine de la représentation principe continu et immuable de l’organisation politique des sociétés doit être discutée. Sans doute, « Au nom de… » reste la règle grammaticale fondamentale de la forme représentative du gouvernement des sociétés politiques, mais cette continuité cache des discontinuités qui ne sont pas négligeables. Il n’est pas sans effet sur ce gouvernement que la figure qui parle au nom du peuple soit le Roi (constitution de 1791), les élus ou même, comme certains le soutiennent, le Conseil constitutionnel[11]. L’élargissement du suffrage censitaire – 1830 – puis le passage au suffrage universel masculin – 1848 – chaque fois obtenus par des actions révolutionnaires introduisent des discontinuités dans la continuité représentative car des représentants élus par 240 000 électeurs – chiffre en 1840 – ou par 10 millions – chiffre de 1848 ne font pas parler le peuple de la même manière. Plus encore avec l’extension du droit de vote aux femmes – 1944 – puis aux jeunes de 18 ans – 1974 – avec le développement des partis politiques, le régime représentatif introduit progressivement le peuple dans l’espace politique. Le langage juridique et politiste contribue à cette idée d’une métamorphose démocratique du régime représentatif : l’acte de vote est généralement présenté comme l’instrument de la participation des citoyens à la décision politique ; la dissolution de l’Assemblée comme le moyen de faire trancher par le peuple lui-même un conflit de pouvoir ; le scrutin majoritaire comme le système permettant aux électeurs de décider en choisissant un programme politique… Bref, pour reprendre des titres fétiches, « la démocratie sans le peuple »[12], où les représentants décident eux-mêmes et entre eux seuls de leurs alliances et de la politique nationale, se transforme en « République de citoyens »[13] où ces derniers exercent les choix politiques et décident des orientations générales du pays que les élus doivent mettre en œuvre. Le peuple serait ainsi entré dans le régime représentatif, supprimant du même coup « l’énorme différence » stigmatisée par Sieyès entre démocratie et gouvernement représentatif.

De ces considérations constitutionnelles, il serait aisé d’inverser les relations et de voir de la continuité dans le principe de l’association des citoyens à l’élaboration de la loi et de la discontinuité dans le principe de représentation. L’affaire est évidement plus compliquée dans la mesure où continuité et discontinuité sont présents dans les deux principes. En effet, la Déclaration de 1789 pose à égalité la fabrication de la volonté générale par le concours personnel des citoyens et par le concours des représentants et ces deux principes s’entremêlent en se transformant mutuellement. Le concours des citoyens prend la forme de la reconnaissance de leur compétence électorale qui, progressivement, s’élargit et les fait participer à la législation en choisissant les représentants lesquels, pour avoir les voix des citoyens, doivent leur présenter un programme législatif qui leur servira de guide durant leur mandat et de repère pour les citoyens qui, en cas de non-respect du programme, pourront sanctionner leurs représentants. La représentation n’est plus « pure » au sens où pouvait l’entendre Sieyès : le représentant ne peut plus parler et agir au nom du peuple en ignorant les volontés politiques exprimées lors des élections. Et le concours des citoyens n’est pas davantage « pure » dans la mesure où il passe par l’intermédiaire du vote. Or, cette forme de participation des citoyens à la fabrication de la loi est aujourd’hui discréditée sous l’effet notamment de la perte de confiance dans la sincérité des élus à porter leurs volontés. Pour le dire simplement, le lien représentatif a disjoncté : les représentés ne se « voient » plus dans le corps de leurs représentants, ne « s’entendent » plus dans leurs voix, ne se « reconnaissent » plus dans leurs décisions et les représentants ne regardent plus, n’écoutent plus, ne connaissent plus celles et ceux qu’ils sont censés représenter. D’où non pas, malgré les apparences, une remise en cause du principe de représentation mais une remise en cause du vote comme mode d’association des citoyens à la fabrication de la loi. A l’arrivée, une discontinuité qui permettra aux deux principes à nouveau transformés de continuer à in-former les systèmes politiques.

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« Continuité constitutionnelle, oui, écrivait le doyen Vedel, à condition d’accompagner cette affirmation d’un point d’ironie ». Ironie : procédé par lequel on fait entendre le contraire de ce qui est explicité, dit le dictionnaire. Il faudrait donc comprendre que la vraie pensée du doyen est celle de la discontinuité. A moins que les deux Vedel aient raison : la continuité constitutionnelle vit de discontinuités. Ou, pour le dire autrement, le projet constitutionnel d’autonomie législative des citoyens est un processus continu qui se réalise par des discontinuités chaque fois que la forme prise à un moment donné bloque ce processus. Aujourd’hui, parce que la forme électorale empêche ce processus, une autre forme, encore difficile à qualifier, émerge qui le fera continuer.

Dominique ROUSSEAU
Professeur émérite de droit public, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Membre honoraire de l’Institut universitaire de France


[1] Conclusion reprise dans le premier numéro de la RFDC, 1990.

[2] Georges Vedel, Discontinuité du droit constitutionnel et continuité du droit administratif, Mélanges Marcel Waline, LGDJ, 1974, p.777.

[3] Patrick Boucheron, « il n’y a d’histoire que depuis l’actualité du présent » in Faire profession d’historien, Publications de la Sorbonne, 2016.

[4] Eric Gojosso, la crise parlementaire de 1763 et l’émergence d’une censure constitutionnelle des lois royales, in Mélanges en l’honneur du professeur Michel Ganzin, ed. MD Paris 2016, p. 271.

[5] Le projet girondin prévoit la possibilité pour les citoyens de réclamer, sous certaines conditions, la convocation d’assemblées primaires pour demander l’annulation de lois votées ; le projet montagnard prévoit que ces assemblées peuvent être demandées, toujours sous certaines conditions, avant l’entrée en vigueur des lois.

[6] Pour une étude récente de ces débats, voir Eric Buge, Les pouvoirs du peuple ; représentation et démocratie dans les projets constitutionnels de l’An I, RDP,mai 2022, p. 813 et s.

[7] Sur l’évolution du sens des concepts, voir Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Gallimard, 2004.

[8] Discours du 7 septembre 1789.

[9] Montesquieu, De l’esprit des lois, la Pléiade, p. 240.

[10] Emmanuel Macron, interview RTL 22 mars 2023.

[11] Voir en ce sens, Michel Troper. Démocratie continue et justice constitutionnelle, in La démocratie continue, LGDL 1995, p. 125.

[12] Maurice Duverger, « La démocratie sans le peuple », Seuil, 1967.

[13] Maurice Duverger, « La République des citoyens », Ramsay, 1982.