Matthieu QUINQUIS.
Plus de trois ans après l’arrêt J.M.B. contre France de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)[1], nous aurions pu espérer ne pas avoir à réfléchir au développement de nouvelles stratégies contentieuses et pouvoir se satisfaire de la réception politique, mais également judiciaire, de cette décision en France. Hélas nous constatons encore de nombreuses difficultés et de multiples obstacles dans l’appréhension, la compréhension et la condamnation des conditions indignes de détention.
Comme à son habitude, l’Observatoire international des prisons s’attache à enquêter, documenter et analyser la situation, en même temps qu’il travaille ardemment pour poursuivre le combat et la lutte en faveur du respect des droits des personnes détenues, et notamment le droit à la dignité. Il faut ici saluer le travail de ses équipes, et spécialement de son responsable contentieux, Nicolas FERRAN, qui depuis plus de dix ans est simultanément l’architecte, l’ingénieur et le maître d’œuvre de nos stratégies juridiques.
Dans le cadre légal actuel, deux axes de travail se dégagent de façon évidente. D’une part, il y a le recours judiciaire, instrument sur lequel notre association a peu de prises pratiques mais sur lequel nous portons un regard constant pour tenter de l’éprouver (I) et, d’autre part, les recours administratifs qui sont ceux que nous mobilisons depuis longtemps et dont nous cherchons à repousser les limites (II).
I. De la nécessité d’éprouver la voie de recours judiciaire
Créée par la loi du 8 avril 2021[2] et encadrée par un décret du 15 septembre 2021[3], la voie de recours préventive judiciaire est décrite par les articles 803-8 et R. 242-17 et suivants du Code de procédure pénale. Elle est l’une des rares marques, en droit français, de la réception de la condamnation européenne et de l’appel adressé aux autorités d’offrir aux personnes détenues un recours effectif permettant qu’il soit mis fin aux conditions indignes auxquelles elles seraient exposées.
En tant qu’observateur et acteur du champ carcéral, l’OIP-SF n’a a priori pas la main sur cette procédure et ne dispose d’aucune prise autonome sur ce contentieux. Bien que régulièrement saisis pas des personnes détenues, nous n’avons pas la qualité pour engager en leurs noms un contentieux qui se veut ici strictement individuel. Nous ne restons toutefois pas passifs face à cette innovation juridique et nous nous sommes mobilisés dès la condamnation européenne pour peser dans les discussions relatives à la détermination des contours de cette procédure. L’OIP-SF a ainsi initié et accompagner les différents recours, devant la Cour de cassation[4] ou le Conseil constitutionnel[5], en ayant accéléré l’institution.
Depuis l’entrée en vigueur des différents textes applicables, nous nous sommes également investis dans la documentation de l’effectivité de cette voie de recours. Ce travail vise tout d’abord le conseil des personnes détenues et de leurs avocats dans la mobilisation de cette procédure, en identifiant les meilleures stratégies et en les avertissant des nombreux obstacles qui pourraient se dresser sur leurs chemins. Pour ce faire, nous avons ouvert une adresse électronique permettant de centraliser la jurisprudence ; chacun a dès lors la possibilité de nous transmettre les décisions qu’il a obtenues[6].
Nous nous sommes ainsi constitué une base de décisions, aussi bien favorables que défavorables – ce sont d’ailleurs souvent ces dernières qui sont les plus éclairantes et utiles pour saisir la manière dont le recours est exploité par les personnes détenues et reçu par l’institution judiciaire. Grâce à ces ressources nous avons pu développer une analyse des pratiques et construire des outils de plaidoyer à destination des pouvoirs publics français, comme des institutions européennes, au premier rang desquelles figure le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, organe chargé de la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme. Sur la base des observations que nous avons pu formuler, il a exprimé ses « préoccupations » quant au caractère effectif de cette voie de recours et invité la France à « se prononcer à […] en particulier sur les délais d’examen […] et la place conférée à l’administration et aux « transferts » qu’elle pourrait décider »[7].
Enfin, le troisième axe de notre travail autour de l’article 803-8 du code de procédure pénale porte sur la formation des professionnels de justice. À cette fin, nous avons organisé depuis plusieurs mois divers cycles de formations avec les Ordres des avocats et le Conseil National des Barreaux. Ces programmes sont également destinés aux magistrats pour qui ce nouvel outil n’est pas forcément naturel dans la mesure où ils (s’)étaient, jusqu’alors, tenus assez éloignés du contentieux des conditions indignes de détention.
Ce travail occupe une place importante pour notre organisation dans la mesure où nous savons que, pour juger de l’existence en droit interne d’un recours effectif conforme aux dispositions de l’article 13 de la Convention, la Cour européenne des droits de l’Homme peut reconnaître la complémentarité des différentes voies ouvertes aux justiciables. Ainsi « l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul » [8]. Après avoir fait reconnaître les défauts du référé-liberté de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative[9], l’enjeu est désormais de savoir si l’article 803-8 du Code de procédure pénale présente des garanties suffisantes pour les couvrir.
Dans ce contexte, la réaction de la jurisprudence administrative – Conseil d’Etat en tête – confirme la nécessité de documenter le plus précisément possible les limites du recours judiciaire, tant elle se refuse à faire évoluer l’office du juge des référés et les contours des mesures qu’il est susceptible d’ordonner pour mettre fin aux conditions indignes de détention. Pour justifier cette position, la Haute juridiction a d’ailleurs spécialement pris acte, dans son ordonnance du 20 décembre 2022 relative à la cellule n° 625 du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan[10], de la promulgation de l’article 803-3 du Code de procédure pénale. Faisant fi de l’impossibilité pour son homologue judiciaire d’enjoindre à l’administration pénitentiaire de prendre des mesures déterminées[11], il invite les personnes détenues à combiner les recours pour faire cesser les atteintes à ses droits.
Cette position ne satisfait naturellement pas l’OIP-SF, qui poursuit son entreprise et ses campagnes contentieuses devant les juridictions administratives. Nous savons en effet que si la voie judiciaire présente des opportunités individuelles en ouvrant la voie au transfèrement ou à la libération de la personne détenue requérante, elle ne viendra cependant rien changer aux conditions de détention dans l’établissement en cause. Aussi, nous considérons qu’il y a encore de nombreuses choses à acquérir et conquérir devant le juge des référés de l’ordre administratif.
II. De la volonté de repousser les limites de l’office du juge des référés
Face aux insuffisances évidentes de la procédure judiciaire et dans un contexte d’augmentation de la surpopulation carcérale et de délabrement des établissements pénitentiaires entraînant une aggravation de la l’indignité des conditions de détention, l’OIP-SF a donc décidé de maintenir la pression sur le juge administratif pour lui rappeler la nécessité de faire progresser son office.
Notre décision, que d’aucun qualifiera peut-être d’entêtement, est la marque de notre irrésolution à l’impuissance, confortée par la lecture attentive des exigences conventionnelles. Il compte ici de rappeler que la CEDH juge qu’il appartient aux juridictions saisies d’une affaire portant sur les conditions de détention d’agir sur les circonstances de l’espèce comme sur leurs causes structurelles[12], en apportant si nécessaire, « une solution globale au problème des conditions de détention inadéquates »[13].
Ces préconisations sont confirmées par l’arrêt Yengo contre France, par lequel la Cour de Strasbourg a précisé que le redressement qui doit être offert par un recours préventif « peut, selon la nature du problème en cause, consister soit en des mesures ne touchant que le détenu concerné ou – lorsqu’il y a surpopulation – en des mesures plus générales propres à résoudre les problèmes de violations massives et simultanées de droits des détenus résultant de mauvaises conditions dans tel ou tel établissement pénitentiaire »[14].
Face à cette nouvelle campagne contentieuse, le Conseil d’État a réagi de façon fluctuantes (A). Au cœur du problème, la question des mesures d’ordre structurel, contre laquelle l’office du juge des référés vient invariablement buter (B).
A. Les fluctuations du Conseil d’Etat : entre ouverture et fermeture
Dans ce contexte mouvant, la réaction du Conseil d’Etat a démontré les difficultés – ou devrait-on dire les réticences – qui sont les siennes pour se hisser à la hauteur des enjeux et des exigences conventionnelles. Après un premier mouvement d’ouverture (1), la Haute-juridiction a fermé la porte à toute évolution favorable de sa jurisprudence (2).
1. L’ouverture
Le 17 février 2020, deux semaines seulement après la condamnation française par la Cour européenne, l’OIP-SF a saisi le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie de la situation alarmante au centre pénitentiaire de Nouméa. Surpopulation, promiscuité, locaux vétustes et sales, situation sanitaire désastreuse, insuffisance des activités socio-culturelles et d’activités professionnelles rémunérées proposées aux personnes détenues, le tableau peut ressembler à de nombreux autres en métropole et dans les Outre-Mer. Cet établissement présente une particularité toutefois : il a été visé à deux reprises par des recommandations en urgence du la Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), critiquant notamment l’utilisation de containers maritimes transformés en cellules, aux murs métalliques « et aux sols en métal ou béton, poussiéreux, sombres, difficiles à repeindre en raison de murs ondulés, couverts désormais de tags ». L’autorité administrative indépendante relevait que « l’aération [y] est insuffisante et la ventilation impossible ; la température est insupportable au plus fort de l’été »[15].
En réponse à cette saisine, et appliquant les principes qui étaient ceux de sa jurisprudence avant que l’arrêt J.M.B. c. France ne vienne en pointer les limites, le juge des référés a prescrit le 19 février 2020 un ensemble de mesures tendant à l’amélioration des conditions d’incarcération, mais a fermement rejeté de nombreuses demandes formulées par l’OIP-SF au motif qu’elles portaient sur des mesures d’ordre structurel[16]. Saisi en appel, le juge des référés du Conseil d’État ne se prononcera que huit mois plus tard, un « record » à notre connaissance s’agissant du délai d’examen d’un appel formé en référé-liberté[17]. Au-delà de cette anecdote, sa décision – la première en la matière après la sanction européenne – est intéressante et se présente comme une « décision-témoin ». Nul doute alors que le Palais Royal se sait observé.
Dans sa décision des 10e et 9e chambres réunies du 19 octobre 2020[18], le Conseil d’État témoigne d’une approche – que nous jugeons très pertinente – de ses pouvoirs d’instruction. Après avoir constaté que l’établissement présentait à plusieurs égards des carences susceptibles de caractériser une violation de l’article 3 de la Convention, il a estimé que pour procéder à l’appréciation des mesures susceptibles d’être ordonnées, « il [était] nécessaire, compte tenu de l’état de l’instruction, qu’il dispose d’informations complémentaires ». Dans ces conditions, il a sursis à statuer sur certaines demandes et annoncé une décision ultérieure, rendue à réception des éclairages sollicités auprès de l’administration pénitentiaire. Cette position raisonnable démontrera par la suite sa pertinence et son efficacité, le Ministère de la Justice ayant présenté, lors de la seconde audience, une solution alternative aux injonctions envisagées et un programme de remédiation de certaines des carences reprochées.
Ici donc, au lieu de rejeter directement la demande formulée par l’OIP-SF, partie requérante, la juridiction administrative a mobilisé les outils que lui offrent la loi et accepté de se déporter légèrement de sa propre jurisprudence qui voudrait qu’elle apprécie l’affaire qui lui est soumise uniquement au vu des pièces soumises à son examen[19]. Dans le contexte pénitentiaire, cette approche est précieuse ; rappelons ici, d’une part, que les personnes détenues sont placées sous l’entière dépendance de l’administration pénitentiaire et ne disposent que de faibles marges de manœuvre pour exercer leurs droits[20] et, d’autre part, que l’administration est souvent la seule à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations du requérant, circonstances qui justifient d’autant que les autorités publiques soient mises à contribution dans l’établissement des faits discutés[21].
2. La fermeture
Tandis qu’il était légitime de penser que le Conseil d’État cherchait là à entériner de nouvelles pratiques juridictionnelles et ouvrait la voie à de nouvelles méthodes d’instruction des référés-liberté en matière de conditions indignes de détention, il est rapidement revenu sur sa position. De contentieux en contentieux, nous assistons désormais à une très stricte fermeture de la juridiction administrative, dont la manifestation la plus éclatante se trouve certainement dans une ordonnance du Conseil d’État en date du 10 décembre 2022 par laquelle le juge des référés rejette – sans audience ! – la requête formée par l’OIP-SF, l’Ordre des avocats du Barreaux de Bordeaux, le Syndicat des avocats de France (SAF) et l’association des Avocats pour la défense des droits des détenus (A3D) à propos du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan[22].
Rappelons ici que l’établissement avait été visé, au mois de juillet précédent, par des recommandations en urgence de CGLPL, qui avait vivement dénoncé l’indignité des conditions de vie imposées aux personnes y étant incarcérées et affirmé que « l’hébergement d’êtres humains devrait y être proscrit »[23]. Saisi par nos organisations, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux avait, dans une décision du 11 octobre 2022, constaté la violation des droits fondamentaux des personnes détenues dans cet établissement et ordonné quelques mesures d’amélioration des conditions d’incarcération[24]. Estimant ces mesures très insuffisantes, nous avions donc saisi le Conseil d’État en appel, mais nous avons donc été triés. Tout simplement triés. Sans débat, sans contradictoire, la requête a été purement et simplement écartée sans audience. C’est la première fois qu’était ainsi utilisée, dans ce cadre et dans ces conditions, la procédure qui permet de rejeter des demandes qui apparaissent dénuées d’urgence ou sont manifestement infondées, sans que l’administration n’ait été préalablement invitée à s’expliquer[25].
Fermeture et rejet apparaissent ainsi ici comme les deux termes qui doivent qualifier et caractériser la réaction du Conseil d’Etat. En quelques mois, nous sommes passés de deux audiences (Nouméa) à plus d’audience du tout (Bordeaux-Gradignan) et une absence de mises en œuvre des pouvoirs d’instruction du juge des référés. Nous avons interprété cette décision comme la marque d’un ras-le-bol de l’ordre administratif face aux actions entreprises par nos organisations. En verrouillant toute issue, il nous confirme en creux être impuissant face à la situation. Mais comment comprendre qu’il préfère éviter d’étendre son office et bousculer le cadre de son intervention plutôt que d’essayer de mettre en œuvre les moyens nécessaires à la remédiation de l’indignité des conditions de détention et à la prévention des traitements inhumains et dégradants qu’elle génère ?
C’est alors dans les termes de ce rejet qu’il faut essayer de saisir la motivation du Conseil d’État. Outre qu’il considère que certains éléments ne lui permettaient pas de caractériser en l’espèce des conditions indignes et qu’il estime que nos organisations n’apportaient pas la preuve des manquements qu’elles dénonçaient, c’est au soutien de la notion des « mesures structurelles » que l’ordre administratif argumente les raisons de sa fuite et souligne le nœud du problème. Il retient ainsi que « eu égard à leur objet, les injonctions sollicitées, qui portent sur des mesures d’ordre structurel, notamment eu égard à l’ampleur des travaux sollicités, ou sur des choix de politique publique, insusceptibles d’être mises en œuvre, et dès lors de porter effet, à très bref délai, ne sont pas au nombre des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement dans le cadre des pouvoirs que le juge des référés tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative »[26].
B. La butée des mesures d’ordre structurel
Chacun l’aura compris, l’OIP-SF n’est pas un grand partisan des murs et des remparts. Or la notion de mesures d’ordre structurel constitue très précisément le parapet derrière lequel le Conseil d’État se réfugie pour se dispenser d’intervenir comme il le faudrait en matière de conditions indignes de détention. Notre objectif est donc de réussir à l’abattre pour garantir une juste protection des droits des personnes détenues. Si nous faisons face à quelques difficultés quant aux contours de la notion (1), nous maintenons notre position quant à la nécessité de la dépasser (2).
1. Une notion aux contours incertains
Dans cette tâche, la première difficulté à laquelle nous devons faire face est l’absence de réelle définition de la notion de mesures d’ordre structurel. Aucune décision de principe ne vient en fixer les termes et contours, nous laissant ainsi face à une grande inconnue. L’analyse de la jurisprudence peine à nous convaincre des critères mobilisés par l’ordre administratif tant la notion est mobilisée sans réelle limite et cohérence. Nous peinons ainsi à comprendre pourquoi la demande d’injonction tendant à la réunion du conseil d’évaluation d’un établissement pénitentiaire se trouve rejetée par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux au motif qu’elle présente un caractère structurel[27], tandis que son homologue du tribunal administratif de Toulouse l’a admis pour la maison d’arrêt de Seysses, étant par ailleurs observé que le préfet de la Haute-Garonne n’a eu aucune peine à tenir la réunion en moins d’un mois[28].
La deuxième difficulté se trouve dans la possible évolution d’une mesure susceptible d’être ordonnée par le juge des référés en une mesure d’ordre structurel par l’effet de sa multiplication. Cette situation est apparue à l’occasion des contentieux menés par l’OIP-SF relative au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan. À la suite du référé-liberté dirigé contre l’ensemble de l’établissement, nous avons initié un deuxième référé-liberté visant cette fois une cellule spécifiquement. Cette cellule n° 625 avait précédemment été visée par une procédure de l’article 803-8 du Code de procédure pénale et jugée comme présentant des conditions indignes par le président de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Bordeaux[29]. Le détenu requérant en ayant été extrait, nous voulions éviter qu’une autre personne détenue ne le remplace et se trouve exposée aux mêmes conditions.
À cette fin, nous avons donc saisi le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux d’un référé-liberté tendant, à titre principal, à la fermeture de la cellule n° 625 et, à titre subsidiaire, à ce qu’il soit enjoint à l’administration d’y effectuer les travaux nécessaires. Par une ordonnance du 10 novembre 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a rejeté le recours considérant qu’il n’existait pas d’atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale[30]. Par ordonnance du 20 décembre 2022, le Conseil d’État, saisi en appel, a pris le contrepied du juge des référés et constaté l’existence de mauvais traitements[31]. Une nouvelle anecdote doit ici être révélée : le conseiller en charge de ce dossier est le même que celui qui avait préalablement trié et rejeté sans audience notre requête visant le même établissement…
L’intérêt de cette décision ne réside toutefois pas ici ; il se trouve plus justement dans l’apparition du concept d’injonction devenant des mesures d’ordre structurel par l’effet de leur multiplication. Le juge des référés du Conseil d’État a ici considéré qu’il n’y a pas lieu d’enjoindre à l’administration de procéder au cloisonnement intégral des toilettes jusqu’au plafond au motif « qu’une telle demande revient à contester non seulement le cloisonnement mis en place dans la cellule n° 625 mais plus généralement un choix d’aménagement approprié, tel que prévu à l’article R. 321-3 du Code pénitentiaire, adopté plus généralement par le Ministère de la Justice dans le cadre de son plan de rénovation des cellules »[32].
Ainsi, tandis que le Conseil d’État avait préalablement retenu que des travaux de cloisonnement étaient au nombre de ceux pouvant être ordonnés par le juge des référés sur le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative, il retient ici la solution inverse en relevant que la situation critiquée est généralisée à tout l’établissement et que l’injonction sollicitée serait ainsi susceptible d’être généralisée à l’ensemble des autres cellules. De cette façon, il juge soudainement que la mesure présenterait un caractère structurel et n’est dès lors pas au nombre de celles que le juge des référés peut ordonner… Une véritable dilation jurisprudentielle s’ajoutant à une absence de catégorisation homogène.
2. Une notion à dépasser
L’OIP-SF combat naturellement cette situation, qui apparait à bien des égards très commode pour un ordre administratif visiblement embarrassé face à l’ampleur de l’indignité des conditions de détention en France et peu déterminé à contribuer à y mettre un terme. Cette position ne devrait pourtant pas résister à un ensemble de considérations juridiques, mais aussi plus profondément politiques ; c’est à leur validation que tendent désormais nos recours.
D’une part, en ce qui concerne le contour des mesures susceptibles d’être prononcées, il est utile de rappeler que la notion de « mesures d’ordre structurel » ne saurait être regardée comme englobant tout type de travaux sur la structure des bâtiments. Il a ainsi déjà été admis que l’administration pénitentiaire se voit enjoindre de procéder à des travaux permettant que les cours de promenades ne soient plus inondées pendant la saison des pluies[33], à des travaux préconisés par la commission départementale de sécurité incendie[34], à la construction d’un local dédié à la fouille des personnes détenues et travaux de cloisonnement des toilettes[35] ou à l’aménagement de nouvelles cours de promenade dédiées aux quartiers disciplinaires et d’isolement[36]. Ainsi l’ampleur des travaux est une donnée indifférente.
D’autre part, en ce qui concerne l’effet des mesures susceptibles d’être prononcées, il compte d’insister sur le fait qu’il n’est pas attendu que les injonctions épuisent leurs effets dans les 48 heures. Il est seulement exigé qu’elles commencent à produire des effets rapidement[37]. Le juge du référé liberté peut en outre ordonner des mesures qui, loin d’agir directement et immédiatement sur la situation attentatoire aux droits et libertés fondamentaux, engagent l’administration dans un processus, une dynamique d’action permettant seulement à moyen ou long terme, de remédier pleinement à ces atteintes. Tel a notamment été le cas concernant le centre pénitentiaire des Baumettes, lorsque le juge des référés du Conseil d’État a enjoint à l’administration de prendre toutes les mesures utiles pour établir un « diagnostic des prestations appropriées à la lutte contre les animaux nuisibles, dans la perspective de la définition d’un nouveau cahier des charges pour la conclusion d’un nouveau contrat, après l’expiration, en mars 2013 de celui actuellement en vigueur »[38].
Enfin, il ne faut cesser de rappeler que le juge des référés peut – et même doit – prononcer toutes mesures nécessaires à la sauvegarde des libertés fondamentales, y compris celles qui n’auraient pas été sollicitées par le requérant[39]. Il apparait donc parfaitement inconcevable qu’après avoir constaté un état d’indignité, il puisse rejeter les demandes qui lui sont adressées, sans formuler par lui-même de nouvelles injonctions à l’administration concernée. Évacuer les mesures sollicitées au motif qu’elles seraient d’ordre structurel ne suffit pas à évacuer le problème soulevé. Il lui appartient alors de préciser la mesure appropriée et entrant dans les limites de son office. L’inverse revient à valider une passivité qui contribue à la pérennisation de l’indignité et, in fine, à son aggravation.
Ceci confirme qu’en dépit de la condamnation historique de la France par la Cour de Strasbourg, les chantiers pour le respect de la dignité en prison restent nombreux. L’OIP-SF entend prendre sa part dans cette bataille et maintenir la pression sur le juge des référés. Au-delà des attentes que nous exprimons concernant son office, nous pensons nécessaire de cultiver le feu d’une campagne contentieuse intense pour ouvrir des séquences politiques régulières sur la question des conditions de détention. C’est aussi cela le militantisme juridique que nous revendiquons.
Matthieu QUINQUIS,
Avocat au Barreau de Paris
Président de la section française de l’Observatoire international des prisons (OIP-SF)
[1] CEDH, 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c/ France, Req. n° 9671/15 et 31 autres.
[2] Loi n° 2021-403 du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention.
[3] Décret n° 2021-1194 du 15 septembre 2021 relatif au recours prévu à l’article 803-8 du Code de procédure pénale et visant à garantir le droit au respect de la dignité en détention.
[4] Cass. crim., 8 juillet 2020, n° 20-81.739.
[5] Cons. const., n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020 et n° 2021-898 QPC du 16 avril 2021.
[6] Les décisions peuvent être adressées à : recours.dignite[@]oip.org
[7] Comité des Ministres, Décision du 16 avril 2021, CM/Del/Dec(2021)1411/H46-12, § 7.
[8] CEDH, 26 octobre 2000, Kudla c/ Pologne, Req. n° 30210/96, § 157.
[9] CEDH, 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c/ France, Req. n° 9671/15 et 31 autres, §§ 217-221.
[10] CE Référés, 20 décembre 2020, n° 469304.
[11] Article 803-8 I alinéa 5 du Code de procédure pénale.
[12] CEDH, 10 janvier 2012, Ananyev et autres c/ Russie, Req. n° 42525/07 et 60800/08, § 219.
[13] CEDH, 22 octobre 2009, Norbert Sikorski c. Pologne, Req. n° 17599/05, § 160.
[14] CEDH, 21 mai 2015, Yengo c. France, Req. n° 50494/12, § 63.
[15] CGLPL, Recommandations en urgence du 19 novembre 2019 relatives au centre pénitentiaire de Nouméa (Nouvelle-Calédonie).
[16] TA Nouvelle-Calédonie Ord, 19 février 2020, OIP-SF, n°2000048.
[17] Une première audience programmée le 4 avril 2020 a été renvoyée pour cause de crise sanitaire.
[18] CE, 10e et 9e chambres réunies, 19 octobre 2020, n°439372, Lebon.
[19] En ce sens, voir : CE, juge des référés, 13 février 2001, Société Golden Harvest Zelder, n° 228962 ; CE, juge des référés, 2 mai 2006, Mme A., alias Mme K., n° 292910 ; CE, 30 décembre 2009, M. B., n° 327334.
[20] CE, Section, 6 décembre 2013, M. T., n° 363290.
[21] CEDH, 10 mai 2007, Benediktov c. Russie, Req. n° 106/02, § 34.
[22] CE, ord., 10 novembre 2022, n° 468490.
[23] CGLPL, Recommandations en urgence du 30 juin 2022 relatives au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan.
[24] TA Bordeaux, ord., 11 octobre 2022, n° 2205214 .
[25] Article L. 522-3 du Code de justice administrative.
[26] CE, ord., 10 novembre 2022, n° 468490.
[27] TA Bordeaux, ord., 11 octobre 2022, n° 2205214.
[28] TA Toulouse, ord., 4 octobre 2021, n° 2105421.
[29] CA Bordeaux, ordonnance du président de la chambre de l’instruction, 22 septembre 2022.
[30] TA Bordeaux, ord., 10 novembre 2022, n° 2205779.
[31] CE, ord., 20 décembre 2022, n° 469304.
[32] CE, ord., 20 décembre 2022, n° 469304.
[33] TA Fort-de-France, ord., 17 octobre 2014, n° 1400673.
[34] TA Châlons en Champagne, ord., 5 décembre 2016, n° 602422.
[35] CE, ord., 4 avril 2019, n° 428747.
[36] CE, ord., 19 novembre 2020, OIP, n° 439444.
[37] Conclusions de Monsieur Edouard CREPEY, Rapporteur public dans CE 10e – 9e ch. réunies, 28 juillet 2017, n° 410677.
[38] CE, ord., 22 décembre 2012, n° 364584.
[39] En ce sens, voir : CE, ord., 30 mars 2007, n° 304053 ; CE ord., 6 juin 2013, n° 368816.