Dominique ROUSSEAU.
NB : L'auteur a souhaité conserver le style oral de sa communication.
Pourquoi Habermas ? Parce qu’un de ses derniers ouvrages – Entre naturalisme et religion (2005) – peut intriguer. Jusque-là, Habermas avait construit une théorie du droit éloignée du positivisme et du jusnaturalisme. Il est tout aussi impossible, soutient-il dans son livre Droit et Démocratie, de trouver dans la Nature, dans le Sacré ou dans toute autre forme de transcendance le fondement de la validité des règles posées que de voir dans la positivité du droit un fait qui suffit à assurer sa légitimité. Que tout horizon métaphysique ait disparu des sociétés contemporaines, que Dieu, la Nature ou la Société fassent silence – trop de bruit – que le monde soit désenchanté ne signifie pas qu’il ne reste rien pour valider la loi et que les hommes sont condamnés à la factualité du droit. Inscrivant cependant sa réflexion dans une perspective post-métaphysique, Habermas ne peut proposer une reconstruction de la rationalité juridique que dans l’horizon du monde pratique des hommes et non la verticalité du monde mystérieux des formes. C’est dans cette contrainte programmatique qu’il fait du principe de discussion le mode de production de la légitimité des règles légales.
Habermas aurait-il, dans ses derniers écrits, évolué vers une pensée substantialiste en reconnaissant la place des religions dans l’espace public de production des normes ? Question difficile à trancher car si, en effet, il demande à prendre en considération les contenus sémantiques des relogions (1), il continue d’affirmer le primat de la raison séculière (2).
1. Une reconnaissance récente d’un contenu normatif aux convictions religieuses
– Habermas reconnait lui-même une évolution de sa pensée sur les religions ou ce qu’il appelle les raisons ou assertions religieuses entre son livre ‘L’espace public’ (1962, traduction 1978) et ‘Entre naturalisme et Religion’ ( 2005, traduction 2008).
Dans un premier moment, Habermas rappelle que l’Etat démocratique libéral s’est défini en s’affirmant comme puissance séculière indépendante des légitimations religieuses. L’Etat s’est construit historiquement en s’émancipant des guerres confessionnelles et posant son pouvoir, le pouvoir politique, comme un pouvoir neutre par rapport aux différentes visions du monde. Le fondement du pouvoir étatique ne se trouve pas dans la religion mais dans l’usage public de la raison qui construit les règles de la vie sociale par l’échange d’arguments séculiers accessibles à tous les citoyens. L’Etat c’est l’espace où les citoyens disposant des mêmes droits s’autodéterminent par l’usage public de la Raison. Les raisons religieuses doivent disparaître du champ de production des règles au profit de la raison communicationnelle fondée sur « les principes séculiers de l’éthique universaliste de la responsabilité »
Dans un second moment, Habermas reconnait que les raisons séculières peuvent avoir une fonction normative dans la vie privée des personnes en leur apportant réconfort et apaisement mais il maintient qu’elles ne doivent pas avoir accès à l’espace politique où seul les raisons séculières doivent servir à fabriquer les lois pour garantir leur neutralité à l’égard des confessions religieuses et donc leur acceptabilité par tous les citoyens. L’impact des religions est reconnu mais seulement dans l’espace privé pas dans l’espace politique.
Avec « L’avenir de la nature humaine », réflexion sur la question de l’eugénisme, Habermas ouvre un troisième moment, celui où il reconnait le rôle des arguments religieux non seulement pour guider la vie privée des personnes mais aussi pour informer le contenu des lois produites pas l’Etat. Les raisons religieuses ne sont plus tenues hors de l’espace public ; elles y entrent pour participer avec les raisons séculières à la détermination des lois.
Séparation, privatisation, publicisation tels sont les trois moments de la pensée d’Habermas sur la question des rapports entre religion et Etat.
– Cette évolution est la conséquence de deux éléments explicitement analysés par Habermas. Le premier est factuel et pourrait se résumer sous la formule du retour du religieux à l’orée du XXIème siècle : « il faut se souvenir, écrit Habermas dans l’avenir de la nature humaine, du caractère dialectiquement inachevé de notre propre processus occidental de sécularisation » (p.149). La sécularisation n’a pas fait disparaitre le religieux des sociétés ; mieux, elle a peut-être par la technologisation, réveillé les sentiments religieux dans les sociétés. Et ce réveil n’est pas celui de l’islam qui se pose en opposition frontale avec la sécularisation des sociétés ; il est aussi celui des chrétiens et des juifs en Israël. Le moment présent est celui d’un déclin, d’une critique, d’une remise en cause des raisons séculières au profit de la pertinence des raisons confessionnelles pour fonder les lois (sur la fin de vie, l’homosexualité, le mariage pour tous, …). Habermas inscrit sa réflexion dans ce contexte historique qui doit donc être comprise en relation avec ce contexte.
Le second élément est philosophique et pourrait se résumer sous la formule de le finitude de la raison. Héritier à la fois de Kant et de l’Ecole de Francfort, Habermas a fait de la Raison l’outil de la modernité politique post métaphysique. Les lois ne trouvent plus leur raison d’être dans une des figures de l’Etre-du-Monde – Dieu, la Nature, l’Histoire, … – mais dans l’usage public de la Raison, dans l’échange public d’arguments accessibles à tous les citoyens car produits par la raison dont chaque citoyen est pourvu. Nul besoin de Religion, la Raison, l’exercice public de la Raison fournit les principes universels des réponses à toutes les questions que se posent les sociétés. Sans doute Kant a-t-il posé la finitude la Raison et affirmé que « tout » n’est pas connaissable, que Dieu, l’âme, le monde n’est pas connaissable par la Raison, que seul les phénomènes, les questions matérielles, immanentes sont connaissable par la Raison. Il a ainsi mis fin à la dogmatique métaphysique. Mais une autre forme de dogmatique s’est imposée, celui qui pose l’expérience, les questions matérielles, les phénomènes comme étant le tout et par conséquent comme rendant inutile tout autre instrument que la Raison puisqu’il n’y a rien d’autre à connaître que le monde des phénomènes. La Raison peut tout connaître puisque le monde des expériences possible est le tout.
Habermas inscrit l’évolution de sa pensée dans ce moment de redéfinition de la finitude de la Raison. L’affirmation kantienne que la Raison ne peut pas tout connaitre parce qu’elle ne peut atteindre le monde métaphysique avait été détourné par l’affirmation qu’il n’y avait pas de monde métaphysique et qu’en conséquence tout pouvait être connu par la Raison. Habermas (re)pose une limite entre mondes des expériences possibles saisis par la Raison et mondes métaphysiques saisis par les convictions religieuses. Et conséquence, les individus étant faits de ce deux mondes, les raisons de ces deux mondes doivent participer à l’élaboration des lois des hommes.
– En faisant ainsi entrer dans le processus de fabrication des lois les raisons confessionnelles, Habermas glisse vers une substantialisation de la démocratie. Alors qu’il défendait jusqu’alors une démocratie procédurale faite d’échange d’arguments et de délibération publique sur ces arguments sans considération sur les contenus des arguments, il introduit avec la prise ne compte des raisons confessionnelles une considération pour le contenu des arguments échangés puisque ces raisons sont porteuses de valeurs. Ce n’est pas un hasard si la réflexion d’Habermas a évolué avec la question de la fin de vie.
Cette évolution d’Habermas a parfois, souvent, été présentée comme un revirement, une rupture voire une trahison : vouloir soumettre la raison séculière aux raisons confessionnelles, vouloir faire rentrer le religieux dans le politique, cette nouvelle alliance entre la religion et le politique, entre la gauche et la religion, « contre l’ennemi commun “néolibéral” et “technoscientifique” a, on commence peut- être à le comprendre écrit Ruwen Ogien, un prix élevé […] : elle va dans un sens que je me permettrais d’appeler dangereusement réactionnaire »[1].
Cette critique est sans doute exagérée dans la mesure où il semblerait qu’Habermas maintienne le primat des raisons séculières dans le processus d’élaboration des normes.
2. Le maintien du primat des raisons séculières
« L’admission des assertions religieuses dans la sphère publique, écrit Habermas, doit se faire en respectant le primat des raisons séculières » (p.200 Entre Naturalisme et Religion). Cette conciliation implique le respect de deux exigences épistémiques.
– L’auto-réflexion herméneutique des citoyens. L’admission des assertions religieuses dans la sphère publique ne peut se faire que si les citoyens entreprennent eux-mêmes sur eux-mêmes un travail d’autoréflexion herméneutique qui doit les conduire à diminuer les écarts cognitifs d’avec les citoyens laïcs. Pour cela, ils doivent faire entrer leur propre conviction religieuse dans une relation avec les autres convictions religieuses afin d’admettre d’autres vérités de foi ; ils doivent mettre en relation les contenus dogmatiques de leur religion avec les savoirs séculiers de la science ; ils doivent enfin dans le cadre de leur doctrine totalisante trouver une place pour l’individualisme égalitaire du droit rationnel séculier. En d’autres termes, les citoyens religieux doivent mener un travail d’adaptation cognitive pour se rapprocher des savoirs séculiers des citoyens laïcs.
Cette charge, ce travail ne doit pas asymétrique. Ce qui signifie que, pour Habermas, les citoyens laïcs doivent également faire ce travail d’autoréflexion herméneutique. Ainsi les citoyens laïcs doivent se débarrasser de l’idée que les religions sont un reste archaïque des sociétés anciennes et qu’elles sont amenées à disparaître tôt ou tard. Ils doivent ainsi comprendre que les convictions religieuses ne sont pas un reliquat du passé mais l’expression de la limite de la raison séculière et par conséquent qu’il est raisonnable de prendre au sérieux dans le processus de production normative.
Cette première exigence épistémique signifie que « l’ethos civique démocratique ne peut être également exigé des citoyens que si religieux et laïcs passent par des processus d’apprentissage complémentaires ».
– La clause institutionnelle de traduction. Si Habermas reconnait un contenu de vérité aux assertions religieuses et s’il admet qu’elles puissent participer au processus de fabrication des lois, c’est sous réserve que ces assertions religieuses aient été préalablement traduites dans le langage séculier. Les contenus de vérité ne seront pas perdus, dit-il, puisqu’ils participeront à la fabrication mais pas dans le langage religieux mais dans le langage séculier, c’est-à-dire, dans une langue accessible à tous les citoyens. Pour faciliter les religieux dans ce travail de traduction, les citoyens non croyants ou d’une autre religion doivent accepter a priori qu’ils prendront en considération ces contenus de vérité dès lors qu’ils auront été traduits en langage séculier.
Sans traduction séculière, les contenus de vérité des religions ne peuvent avoir accès aux institutions qui produisent les normes car ces institutions ne peuvent fonder leur décisions que sur un langage commun et accessible à tous les citoyens (argument religieux sur la fin de vie doivent être traduit en argument séculier pour avoir droit au chapitre).Toutes les personnes concernées doivent être intégrées dans le processus démocratique de formation de la norme mais sous réserve de partager une langue commune qui permet la délibération. On ne peut opposer à des arguments séculiers que des arguments séculiers non des arguments religieux. Si chacun s’exprime dans le langage de sa religion, aucune compromis n’est possible car chaque religion est totalisante ; pour que tout le monde puisse vivre ensemble il faut que les assertions religieuse « perdent de leur tranchant » et qu’existe un accord minimum sur les principes constitutionnels : l’autonomie de l’individu, le pluralisme et la délibération comme mode de construction de la loi.
– Reste la question de Rawls que reprend Habermas: « Comment est-il possible […] que ceux qui militent pour leur foi avalisent, comme ceux qui ne professent aucune foi, un régime constitutionnel si, sous sa coupe, leurs doctrines totalisantes courent non seulement le risque de ne pas prospérer mais encore de décliner ? ».
Certaines communautés religieuses ont accompli cette mue dialogique, l’Église catholique, par exemple, depuis Vatican II. Pas toutes. Comme l’ont montré les attentats du 11 septembre, la marchandisation du monde a produit des réactions « fondamentalistes » dont le propre est de vouloir replacer les lois et les mœurs sous le règne totalisant des convictions religieuses : bien qu’on puisse comprendre leur surgissement, leurs actes sans doute, et leurs discours mêmes les disqualifient. On revient à notre point de départ. On entendait tester l’hypothèse de la conversion substantialiste de Habermas. Elle n’aura pas été retenue : si un déplacement s’est opéré, il est advenu dans le cadre de l’épistémè de la modernité. Habermas se retrouve en fait dans le modèle de la « post- sécularité ». Au-delà de son contenu sociologique, le concept de post- sécularité incorpore une signification normative. Il veut marquer une double distance. Distance à l’égard du sécularisme : en rupture avec la séparation laïciste, « endurcie et exclusive », Habermas souligne, avec force, l’efficacité civilisationnelle du religieux, et convoque la raison à se mettre à l’écoute de la croyance. Selon son expression, la « perte de fonction » du religieux ne doit pas conduire à sa « perte de sens ». Mais l’éloignement n’est pas moindre à l’égard de l’hétéronomie : le philosophe de Francfort ne rêve pas d’une régénération théocratique de la société, que rend d’ailleurs impossible l’enracinement pérenne de la société occidentale dans la civilisation de l’Aufklärung ; il défend encore, en la plaçant sous une procédure délibérative, la souveraineté du politique. Le monde du dernier Habermas rencontre ainsi, selon son argumentaire propre, tout un courant philosophique de notre temps. Sous ce registre, il décrit une société dans laquelle « des communautés religieuses persistent dans un environnement qui continue à se séculariser »,
Dominique ROUSSEAU
Professeur émérite de droit public Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre honoraire de l’Institut universitaire de France
[1] Ruwen Ogien, Libération, 2 décembre 2010.