La place de la religion dans les révolutions

Yadh BEN ACHOUR.

Les concepts de révolution et de religion n’échappent pas au sort de la plupart des concepts en sciences sociales ou en philosophie. Ce sont, pour reprendre en l’élargissant le langage de Walter B. Gallie, des essentialy contested concepts [1]. À force de les inventer, de les détailler, de les théoriser, chaque savant, pour son propre compte, on finit par avoir des concepts éclatés, mous et flous. Plus on pratique « la science des révolutions » ou celle des religions, plus les concepts deviennent volatiles. C’est pour cette raison que chaque chercheur, chaque spécialiste, quel que soit son domaine, se trouve dans la nécessité de définir ses propres concepts, avant d’entrer en matière. Un concept est une décision non arbitraire, mais unilatérale et hypothétique.

Partons du point de vue d’après lequel, la religion est la reconnaissance d’un principe ou d’un être supérieur au monde de l’humain auquel ce dernier doit se soumettre et vers lequel il doit se diriger en tant que fin ultime de l’existence, par-delà le temps  historique. Autrement dit, la religion serait le contraire de la politique, cette dernière n’ayant pour seul souci que la sauvegarde de l’ordre mondain, celui de l’ici-bas.

La révolution, quant à elle, pourrait se définir comme un phénomène de rupture dans l’ordre politique et/ou social, sans égard aux idéologies ou doctrines philosophiques ou sociales qui l’inspirent. Par cette définition, nous renonçons à apprécier une révolution sur le plan du progrès ou du non progrès social ou moral ou de son contenu idéologique. Il ne faut pas juger une révolution comme représentative d’un bien quelconque ou d’un mal, ou encore comme signe de progression ou de régression. La définition commune de la révolution est toujours accompagnée d’un jugement, en général positif dans le monde actuel. Est révolutionnaire, croit-on, le changement qui apporte un progrès quelconque, un changement profond, dans le sens du progrès. Notre définition abandonne aussi bien l’idée de «profondeur » que celle de progrès.  Comme je l’ai expliqué dans L’Ethique des Révolutions [2], une révolution peut être partielle, c’est-à-dire toucher une branche ou un segment particulier de la vie sociale, par exemple la structure politique. Par ailleurs, il faut renoncer à l’idée particulièrement moralisante et idéologique de « progrès » à cause de son caractère éminemment subjectif. Dans ma présentation, je vais me contenter de présenter quelques remarques d’ordre très général, sans entrer dans les détails.

A. Au premier abord, la révolution appartient au seul champ politique, excluant ainsi tout rapport à la religion. Mais (a-t-on besoin de le préciser ?), les différentes composantes de l’ordre social n’étant pas autonomes et l’ordre social étant un ensemble cohérent dont les différentes branches ou composantes sont connectées, ce n’est qu’à titre explicatif ou pédagogique qu’on distingue l’ordre domestique, l’ordre politique, l’ordre religieux, l’ordre économique, l’ordre culturel, ainsi de suite. Cela pour dire qu’il est hypothétiquement valable d’envisager l’existence d’une religion révolutionnaire aussi bien que celle d’une révolution religieuse. L’hypothèse se trouve confirmée par l’expérience historique.

Une révolution religieuse pourait être considérée comme antinomique avec l’idée même de révolution et les plus grandes révolutions comme la Révolution française, la révolution bolchevique, la révolution chinoise ou la révolution Kémaliste, ont été des révolutions antireligieuses. Mais il est évident que ce point de vue relève d’une pure appréciation arbitraire. Du côté du révolutionnaire religieux, le changement social et politique qu’il préconise constitue une révolution au sens plein du terme. Dans l’histoire récente de l’islam, par exemple, la révolution kémaliste de 1923, révolution anti-religieuse, est une révolution, autant que la révolution  iranienne de 1979 qui est une « révolution religieuse ».

Il ne faut donc pas s’étonner de constater que la religion entre directement en jeux dans la dynamique révolutionnaire, pour la raison très simple que la religion autant que la révolution sont animées par une seule et même motivation de base : changer le fondement ou la structure de l’ordre social en vue d’obtenir ou d’accéder à un objectif précis. Par conséquent, tout se ramène au politique. Cependant, en dépit de cet objectif, religion et révolution travaillent dans des perspectives totalement antagonistes, l’une appelant l’homme à accéder à un au-delà transcendant l’ordre de la cité terrestre, l’autre à un changement intérieur à la cité. Mais il est incontestable que la religion constitue une puissance révolutionnaire. Si la religion ne vise pas directement l’ordre du monde mais un au-delà du monde, pour atteindre cet au-delà, il lui est nécessaire d’agir sur l’organisation sociale, ses valeurs, ses croyances et ses mœurs. Telle est la règle générale pour les religions dans leur ensemble qu’elles soient animistes, monothéistes, polythéistes ou philosophiques. Les cultes premiers (animismes, paganismes, cultes des ancêtres), l’hindouisme, le bouddhisme, le shintoïsme, le Taoisme, le Jaïnisme, le judaïsme, le christianisme ou l’islam n’échappent pas à la règle. Par sa nature, la religion, du moins dans son émergence première,  se trouve par conséquent engagée dans l’édification de l’ordre politique, notamment dans le phénomène révolutionnaire.

B.  Tout d’abord, une religion « révolutionne » le monde environnant dans lequel elle émerge. Elle répond strictement à l’idée révolutionnaire de tranformation du monde adoptée par Marx dans L’Idéologie allemande[3] et dans sa note sur la XIème thèse de Feuerbach[4]. Dans ce cas, la religion devient action politique. Cela est vrai aussi bien pour les religions « civiles » comme l’Islam, le Lutherianisme ou le calvinisme que pour des expériences telles que la réforme grégorienne et les dictatus papae  de 1090, notamment la prétention du pape de pouvoir déposer les empereurs. Cette observation reste valable pour les religions apparemment a-politiques  du « Rendez à César … » (Mathieu, 22-21 ; Marc 12-17 ; Luc, 20-25), ou encore pour les croyances sapientiales, comme le Confucianisme, le Taoisme ou le Jaïnisme. Le taoïsme, bien que s’inscrivant dans la tradition confucéenne n’en constitue pas moins une  révolution à la fois par son individualisme et sa relativité[5]. Toute religion, au moment de sa naissance et de son premier développement, constitue par conséquent une révolution.

Très souvent d’ailleurs, une religion représente une révolution « totale ». C’est-à-dire qu’elle touche à la fois la structure politique, l’organisation sociale, la culture, les valeurs et les mœurs. Tel fut le cas du judaïsme mosaïque ou de l’islam. Moïse, dans le contexte pharaonique, inaugure une révolution à la fois religieuse, indépendantiste, politique, morale et sociale. Il rejette les Dieux égyptiens, fonde une nouvelle communauté religieuse, lui donne des lois, investit un nouveau territoire, édifie un nouvel ordre moral, culturel et politique. Il en est de même du premier islam qui constitue à la fois une révolution religieuse, dans le sillage du monothéisme mosaïque, mais également une révolution  politique, sociale et morale. L’histoire de l’islam est une longue série de révolutions et de contre-révolutions religieuses et politiques. Le christianisme, quant à lui, renverse l’ordre religieux de l’empire romain, dans la perspective générale du combat monothéiste contre le polythéisme et les religions mythologiques. Il constitue également une révolution morale et sociale. Malgré son apparence a-politique, il révolutionne par ailleurs l’ordre public romain en inaugurant un ordre dualiste. Le « rendez à césar… », à côté de la relativisation de la loi hébraïque (l’affaire du Shabat, de la circoncision ou de la lapidation) pose les fondements d’un nouvel ordre politique et constitutionnel. Il va ouvrir un immense horizon d’expériences historiques, une dialectique totalement nouvelle du rapport entre l’ordre politique et l’ordre religieux. Cette nouvelle dialectique occupera le monde occidental pendant de longs siècles jusqu’aux révolutions modernes, post-spinoziste[6].

C. Une autre remarque importante s’impose. Une révolution ou un conflit politique ou dynastique peut générer une religion nouvelle par rapport à la religion souche. Une révolution politique peut provoquer une dissidence religieuse. Tel fut le cas de l’église anglicane sous le roi Henri VIII en Angleterre ou des nombreux conflits de succession en Islam, provoquant, à partir de la mort du Prophète, la naissance de scissions ou même de religions dissidentes, comme celle des chiites ou des Kharéjites. Ce phénomène peut se poursuivre en cascade, puisque de nouvelles scissions peuvent apparaître au sein même des religions dissidentes et se ramifier en autant de sectes ou de pouvoirs, en fonction des révolutions, des conflits politiques ou de succession. Il en est ainsi des révolutions abasside, fatimide, almoravide ou almohade.

D. À l’inverse, une réforme ou une dissidence religieuse peut être la source d’une ou de plusieurs révolutions politiques. C’est le cas du protestantisme, avec toutes ses variantes, ayant eu  pour effet une totale recomposition de la géographie politique de l’Europe, jusqu’aux traités de Westphalie. Tous les historiens sont d’accord pour dire que la religion occupe une bonne partie du champ historique révolutionnaire européen et américain[7]. Tocqueville, Thomas Paine, Edgard Quinet, Max Weber, Raymond Aron, Martin Malia, Charles Tilly, Harold Berman, Stephen Kalberg, Jean-François Colosimo, Marcel Gauchet estiment que la religion ou la réforme religieuse sont les sources des grandes révolutions occidentales. Si les révolutions démocratiques modernes ont désacralisé, plus exactement « désanctifié » la politique, ils y ont conservé l’éthique de la religion. Cette dernière n’est pas seulement la source de l’esprit capitaliste, mais, plus largement, l’inspiratrice de toutes les révolutions, hollandaise, anglaise, américaine et française. À partir du XVIe siècle, l’éthique médiévale d’un « monde immuable et hiérarchique finit de se dissoudre »[8]. Les révolutions religieuses, en Bohême, avec Jean Hus[9], en Allemagne, avec Luther, aux Pays-Bas et en Angleterre, avec le calvinisme et en particulier le calvinisme radical des puritains cromwelliens, vont ouvrir la voie à l’avènement révolutionnaire de la démocratie. 1789 vient clore ce cycle, avec la naissance de l’individualisme et de la liberté moderne, l’élaboration du concept de citoyen avec tout ce que cela implique sur le plan juridique, fiscal et politique. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 représente l’un des plus forts et derniers jalons de cette histoire des révolutions démocratiques modernes, ayant à leur source des réformes religieuses, y compris, soulignons-le, la contre-réforme catholique.

Les réformes religieuses sont intimement liées aux mouvements révolutionnaires. Ce fut le cas des hussites, et de leur frange radicale, les taborites. Ces derniers, sous la conduite de Jan Žižka, puis de Procope le Grand, résistèrent aux croisades contre les hussites, jusqu’à leur défaite définitive à la bataille de Lipany en mai 1434[10]. Mais ils suscitèrent également des soulèvements nobiliaires, comme ce fut le cas de la révolte des gueux, aux Pays-Bas[11]. Ce fut également le cas de la révolution hollandaise de 1581, mère des révolutions modernes européennes, fondamentalement animée par des motifs religieux. Souvent, révolution politique et révolution religieuse vont de concert sans que l’on puisse exactement distinguer quelle est celle qui est l’effet ou la cause de l’autre. Par exemple la révolution almohade est une révolution à la fois politique et religieuse et il est très difficile de déterminer si c’est la révolution religieuse qui est l’effet de la révolution politique ou l’inverse.

E. Enfin, il convient de mettre l’accent sur l’importance du facteur religieux sur les révolutions indépendantistes et les mouvements de libération nationale. Pour ne citer que quelques exemples, évoquons l’importance de la religion orthodoxe dans la constitution du nationalisme grec jusqu’à l’indépendance de la Grèce en 1831, le rôle déterminant du bektachisme dans la constitution du nationalisme Albanais contre l’empire ottoman et celui de l’islam sunnite ou chiite dans la constitution et le développement du nationalisme arabe contre les puissances coloniales ou de l’Iran contre à la fois les puissances occidentales et la Russie.

Conclusion

Comme nous l’avons indiqué, les deux concepts de religion et de révolution semblent apparemment s’exclure. Cela se manifeste en particulier dans la division classique fondamentale entre le temporel et le spirituel. Cette division reste cependant extrêmement relative. L’expérience historique démontre qu’il existe entre eux un espace commun et que c’est dans cet espace que se logent et se nouent les idées de l’au-delà, dans lequel il n’y a point de place pour le phénomène politique et de l’ici-bas qui y est existentiellement attaché.  Cette relation entre le politique et le religieux ne se limite pas au champ politique mais le déborde  largement pour atteindre les domaines psychique, culturel, juridique et économique. Il faut par ailleurs noter que la rencontre de la religion et de la politique ne se fait pas occasionnellement, au cours des révolutions. Elle se concrétise quotidiennement dans la vie des sociétés, même  dans celles qui se réclament de la laïcité et de la citoyenneté républicaine. Dépassé par les révolutions modernes, la religion n’a pas déposé les armes et n’est pas prête à signer un armistice de vaincu. Elle continue non seulement d’animer les révolutions mais également d’inspirer avec plus ou moins d’intensité la vie sociale et le droit.

Yadh BEN ACHOUR

Juriste tunisien, spécialiste de droit public et des théories politiques islamiques. Ancien doyen de la faculté des sciences juridiques de Tunis, Ancien président de la Haute Instance de la Révolution, Membre du Comité des droits de l’homme des Nations Unies.


[1] Gallie,W.B.(1955). Essentially Contested Concepts, in Proceedings of the Aristotelian Society, n°.56. Ces E.C.C. sont caractérisées par les traits suivants qui en font des concepts mous : Appraisiveness, internal Complexity, Diverse Describability, Openness, Reciprocal Recognition, Historical Exemplars, and Progressive Competition.

[2] Yadh Ben Achour, L’Ethique des révolutions, Paris, Editions de la Maison, des sciences de l’homme, coll. 54, 2023.

[3]  C’est-à-dire la « transformation des hommes par les hommes ». « Or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution ».

[4] « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».

[5] René Matthieu, Les philosophes taoïstes, Tome I, Gallimard, collection bibliothèque de la Pléiade, 2022. Catherine Capdeville, « La révolution taoïste », Esprit, mars 2023, numéro 493, page 120.

[6] Spinoza étant véritablement l’homme qui a totalement naturalisé les idées de Dieu, de l’au-delà et de l’âme.

[7] Jean-Clément Martin (dir.), Religion et Révolution, Colloque de Saint-Florent-le-Vieil, mai 1993, Anthropos-Economica, Paris, 1994.

[8] Martin Malia, Histoire des révolutions…, op. cit., p.51.

[9] Réformateur religieux du XVème siècle, précurseur du protestantisme. Excommunié par le concile de Constance et brulé en 1411.

[10] Dernière bataille des guerres hussites, 30 mai 1434. Elle oppose les taborites, aux  hussites modérés utraquistes alliés aux catholiques et devient historiquement le moment clé de la résistance tchèque au Saint-Empire romain germanique.

[11]  Cette révolte des gueux (1565-1569), en fait une révolte nobiliaire, ouvrit la voie à une guerre sans fin entre Philippe II, fils et successeur de Charles-Quint, empereur du Saint empire romain germanique, et les insurgés hollandais, toutes classes confondues, animés par le calvinisme puritain.L’expression révolte des gueux est utilisée par les révoltés, par dérision vis-à-vis de la cour de Parme à Bruxelles.  Charles de Berlaymont aurait dit à Marguerite de Parme, représentante de l’empereur à Bruxelles : « Ce ne sont que des gueux ». La moyenne noblesse des Pays-Bas s’appropria l’expression. En 1566, les nobles déguisés en gueux organisèrent à Bruxelles le banquet des gueux pour affirmer leur présence.