La pragmatique formelle, renouveau épistémologique d’une étude de la Constitution

Lucas MORINIERE.

« Les frontières de mon langage, sont les frontières de mon monde[1] ». L’aphorisme est fameux et Ludwig Wittgenstein pourrait, chez les juristes, en inspirer un autre : les frontières du langage constitutionnel, sont les frontières du monde juridique. Circonscrire ce langage, en appréhender le contenu sémantique et les effets performatifs devrait alors contribuer à une meilleure compréhension des normes.

Dans les années 1990, le philosophe allemand Jürgen Habermas voyait dans le langage constitutionnel une forme singulière de discours appliqué au droit[2]. Cette notion procède d’un dépassement du concept kantien de raison par la théorie de la discussion. Dans sa Critique de la raison pratique, Emmanuel Kant s’efforce de démontrer que la raison peut contribuer à répondre aux questions monologiques de la vie quotidienne[3]. Chacun serait ainsi en mesure de faire un usage pratique de la raison pour choisir comment s’habiller le matin, décider du moyen de transport à privilégier pour se rendre au travail, ou s’autoriser ou non à frauder dans les transports en commun. Dans le premier tome qu’il consacre à sa Théorie de l’agir communicationnel, J. Habermas repart de la prémisse kantienne pour montrer qu’une partie des interactions entre les membres d’une société poursuit une finalité analogue[4]. Il qualifie alors de pratiques l’ensemble des discours orientés vers la prise de décisions collectives pour trancher des problèmes communs.

Mais à la différence de Kant, J. Habermas préfère à une lecture métaphysique de la raison, une approche pragmatique fondée sur l’expérience. Charles Sanders Peirce disait du pragmatisme qu’il était une méthode pour « établir la signification des mots difficiles et des concepts abstraits[5] ». Il devient, chez J. Habermas, une méthode pour comprendre la forme des discours pratiques orientés vers les normes en fixant le contenu sémantique des expressions langagières servant de justification à l’élaboration et à l’application du droit, tout en permettant une analyse empirique de leur valeur de vérité[6].

La singularité de cette méthode semble alors se démarquer des techniques plus consensuelles d’analyse de la norme. Elle invite à s’interroger sur les avantages de ce nouvel outil pour contribuer à enrichir la compréhension du droit du point de vue de la théorie de la discussion. Pour soutenir cette idée, un premier développement cherchera donc à situer la pragmatique formelle dans l’univers des techniques déjà connues de l’interprétation du droit (I.) et une seconde analyse permettra de s’intéresser aux possibilités de son application à certains discours juridiques (II.).

I. La pragmatique formelle à la croisée des doctrines

La démarche pragmatico-formelle de l’analyse du droit présente l’avantage de l’adaptabilité. Rien ne l’oppose aux grandes doctrines positivistes et jusnaturalistes mais rien ne l’enferme non plus dans l’un ou l’autre de ces courants[7]. Affirmer cela incite alors à formuler quelques critiques à l’encontre des doctrines contemporaines (A.) pour mettre en exergue l’apport de la posture pragmatico-formelle dans la compréhension des normes de droit (B.).

A. Vicissitudes herméneutiques des techniques de l’interprétation

La philosophie du droit est l’apanage des interprètes. Les jusnaturalistes espèrent trouver dans la transcendance des lois du ciel, de la nature ou de la raison le moyen d’organiser les conduites sociales. Les positivistes ne s’en embarrassent pas mais se heurtent au problème de la signification du droit existant. Pour J. Habermas, rien ne permet d’arbitrer entre ces différentes formes d’interprétation car toutes reposent sur un postulat métaphysique d’analyse du droit. Chaque posture se trouve en réalité limitée par des contraintes théoriques qui galvaudent les différentes techniques de compréhension du droit, réduisant ainsi les possibilités d’appréhension du sens réel de la norme.

Lorsqu’il définit la notion de positivisme, Norberto Bobbio évoque une doctrine caractérisée par « la nette distinction entre le droit réel et le droit idéal, […] le droit comme fait et le droit comme valeur ; le droit tel qu’il est et le droit tel qu’il doit être ; et par la conviction que le droit dont doit s’occuper le juriste est le premier et non pas le second[8] ». De là une diversité de méthodes d’interprétation du droit positif reposant, selon le cas, sur l’analyse du contexte historique, sur la conformité aux normes supérieures ou sur la volonté de l’interprète.

À ces techniques, J. Habermas reproche un certain relativisme empêchant de comprendre la norme dans toute sa complexité. Les herméneutes seraient ainsi incapables de proposer une interprétation du droit émancipée des contingences historiques de leur propre monde vécu. Confrontés à des cas complexes d’interprétation, les normativistes se verraient privés d’un contexte normatif suffisant pour s’assurer de la validité des normes. Quant aux réalistes, enfermés dans une lecture strictement volitionnelle des normes de droit, ils ne parviendraient pas à s’extraire de leurs propres orientations axiologiques et peineraient à justifier l’universalisme de leurs interprétations[9].

Au sujet du jusnaturalisme se pose un autre problème. On doit sans doute à John Rawls l’une des théories les plus récentes en la matière[10]. Chez lui, la validité de la norme ne repose plus sur l’analyse du droit positif mais dépend plutôt de la capacité d’une société à permettre aux individus d’accéder à un état originel fictif, excluant tout différentiel de pouvoir, afin de proposer une interprétation rationnelle des normes de droit[11]. L’accès à un tel état ne pourrait alors être rendu possible qu’à la condition d’établir une procédure équitable permettant de préserver les sujets de l’influence des circonstances sociales et naturelles entourant leurs univers de vie[12].

Pour J. Habermas cependant, cette posture est critiquable pour au moins trois raisons. D’abord, Rawls sous-estime la capacité des citoyens à faire fi des limites de leur égoïsme rationnel. La rationalisation procédurale qu’il envisage n’apporterait pas de garantie suffisante à l’établissement des principes de justice. Ensuite, cette théorie maintiendrait une certaine confusion entre la déontologie des règles de droit et la téléologie des valeurs normatives, alors même que cette distinction apparaît comme fondamentale pour envisager la diversité des procédures nécessaires à la formation des jugements pratiques. Enfin, Rawls ne parviendrait pas à défendre l’intuition kantienne du règne de la raison sous le voile d’ignorance. Compte tenu des conditions du pluralisme moderne, caractéristiques des sociétés complexes, rien ne prouve que les individus soient capables de se défaire des contingences herméneutiques de leur propre monde vécu[13].

Ainsi, qu’elles s’incarnent dans la perspective des théories positivistes ou jusnaturalistes, les méthodes connues d’interprétation de la norme se heurtent chaque fois aux limites de leur propre champ d’analyse. D’un côté, les positivistes se trouvent brimés par l’injonction qui leur est faite de n’appréhender la signification des normes que de manière réflexive, en n’éclairant le contexte normatif qu’en relation à d’autres normes, à l’histoire ou à leurs intuitions axiologiques. De l’autre, les jusnaturalistes contemporains prétendent pouvoir juger de la validité des normes par un usage autoréférentiel de la raison pratique.

Au contraire, la théorie de l’agir communicationnel apparaît perméable aux différentes approches mais exige pour cela de repenser l’étude du droit en ayant recours aux outils de la méthode pragmatico‑formelle.

B. Déplacement épistémologique vers d’autres paradigmes

La technique pragmatico-formelle ne constitue pas une méthode adaptée à l’analyse sémantique des normes de droit. Ainsi se démarque-elle des instruments théoriques conventionnels servant à son étude. Pour autant, le recours à cette méthode n’est pas dénué d’intérêt pour le juge ou le législateur désireux de concourir à une élaboration ou à une interprétation juste des règles juridiques. Afin de justifier cette affirmation, il sera tout d’abord utile de montrer que cette méthode s’applique à un champ théorique spécifique de l’interprétation du droit : celui de l’agir communicationnel. L’exposé de cette nouvelle approche devra ensuite éclairer l’intérêt du recours à la pragmatique-formelle pour analyser les discours relatifs au droit.

Situer la théorie de l’agir communicationnel dans l’univers des autres théories juridiques conduit, en premier lieu, à s’intéresser au dilemme inductif de l’interprétation des règles. « La norme, disait Hans Kelsen, est un devoir-être (Sollen), alors que l’acte de volonté dont elle est la signification est un être (Sein)[14] ». Dans la proposition « A veut que B doive se conduire de telle façon », la première partie de l’énoncé : A veut que B, correspond au Sein, l’exigence de A envers B peut être vérifiée empiriquement. La seconde partie quant à elle correspond au Sollen : l’assertion B doit se conduire de telle façon, n’a de sens qu’en rapport à la présupposition que A veuille quelque chose. Tout l’enjeu de la théorie de Kelsen consiste alors à justifier cette condition de possibilité. À son sens, « la validité objective d’une norme selon laquelle un homme doit se comporter conformément à la signification subjective de l’acte de volonté d’un autre homme […] ne peut résulter que d’une autre norme[15] ». Désormais, la proposition A veut que B doive se conduire d’une telle façon n’est valide qu’en vertu de l’existence d’une norme juridique p.

Cette démonstration invite alors à se questionner sur la nature des normes constitutionnelles. À ce propos Kelsen affirme encore ceci : « les normes de la constitution matérielle ne présentent le caractère de droit que relativement aux normes pourvues de sanctions auxquelles elles servent de fondement[16] ». La Constitution produit donc à la fois du Sein et du Sollen. Sa première vertu est de figurer un acte de volonté visant à créer et à organiser des institutions de régulation des rapports sociaux, mais la Constitution revêt aussi le caractère normatif d’un instrument de direction des conduites institutionnelles[17] lorsque que d’autres normes se réclament de son autorité pour fonder leur légitimité.

Voilà donc toute la portée du dilemme inductif : s’agit-il d’étudier le langage constitutionnel en tant qu’expression d’un acte de volonté ou en tant que production de norme ? Dans le premier cas, l’étude de ce langage revêt le caractère descriptif d’une analyse des propositions langagières œuvrant à l’organisation des institutions. Dans le second, elle prend un tournant prescriptif et entend comprendre le langage constitutionnel en fonction de ses incidences sur l’ordre juridique. De ce point de vue, la théorie de l’agir communicationnel s’inscrit résolument dans la première posture.

À la manière de Kant, Max Weber estime que les conduites humaines peuvent être régies par un ensemble de maximes dont le succès dépend de la capacité de chacun à orienter ses expectations dans un sens où les autres puissent aussi les considérer comme valables pour leur propre comportement[18]. Parmi ces maximes, il qualifie de droit les énoncés dont « la validité est garantie […] grâce à l’activité d’une instance humaine, spécialement instituée à cet effet, qui force au respect de l’ordre et châtie la violation[19] ».Mais à la différence de Kant, Weber dit aussi de ces maximes qu’elles sont le résultat d’une activité en entente fondée sur la communication. C’est donc désormais à travers l’échange communicationnel de prétentions à la vérité orientées vers l’entente que s’opère la stabilisation normative de l’ordre social[20].

Le recours à la pragmatique formelle permet alors de décrire ces interactions. Pour John Searle, les propositions langagières émises au cours d’une discussion ne sont valides qu’à l’unique condition de reposer sur un ensemble d’éléments d’arrière-plan permettant d’en préciser le sens[21]. Des propositions de la forme « le chat est sur la natte » ou « donnez-moi un hamburger » ne remplissent effectivement les conditions de vérité ou de réalisation que dans le cas où les partenaires de la discussion s’accordent implicitement pour reconnaître l’existence de présupposés d’arrière-fond selon lesquels, les chats, les nattes, les hamburgers et les restaurants existent empiriquement et peuvent ainsi vérifier que le chat est bien sur la natte et que la personne réclamant un hamburger se trouve au restaurant. Pour J. Habermas, les jugements relatifs aux normes obéissent à une logique analogue. Les propositions langagières formulées au cours d’une discussion ne sont en aucun cas absolues mais dépendent en réalité de l’existence d’un savoir implicite d’arrière-fond que les participants tiennent certes pour évident, mais qui n’en demeure pas moins contingent pour justifier la validité de leurs affirmations[22].

La pragmatique formelle n’entend donc pas œuvrer à la reconstruction des règles universelles de la discussion sur lesquelles former une théorie de la vérité[23], simplement se propose-t-elle de contribuer à l’étude des propositions langagières permettant aux acteurs d’orienter leurs conduites de vie en s’accordant sur la validité des faits et des normes relatives aux présupposés d’arrière-plan dont la rationalité aura elle-même était vérifiée dans la discussion[24]. Cette méthode apporte ainsi une alternative aux autres techniques de l’étude du droit en s’extirpant des entraves théoriques cloisonnant les anciennes approches et en prenant au sérieux l’ensemble des justifications nécessaires à l’entente normative des sociétaires juridiques. La suite de ce raisonnement pourra dès lors contribuer à en mesurer l’incidence.

II. La pragmatique formelle ou le nouveau champ des possibles

Karl Engisch disait des normes constitutionnelles qu’elles servent de point de vue comparatif pour la subsomption, en contribuant au « va-et-vient du regard entre la majeure du raisonnement et les faits de la vie[25] ». Ainsi, la Constitution peut être perçue comme l’expression normative d’un monde vécu d’arrière-plan créant la base d’un choix rationnel[26]. Pour Klaus Günther, le langage constitutionnel se distingue alors de celui des lois ou des règlements par sa fonction de fondation d’un état de choses juridiques servant de justification à l’élaboration et à l’interprétation des normes inférieures, là où les autres discours se réduisent à une fonction d’application de ces règles d’arrière‑plan[27]. Ce type de langage peut donc être appréhendé à la fois du point de vue du discours du constituant utilisé pour former le cadre normatif de régulation des interactions sociales, mais aussi de celui du juge constitutionnel tenu d’interpréter la norme pour assurer la cohérence du système juridique. Expliquer ces deux aspects incite alors à mettre en lumière les différents registres de discours sur lesquels se fondent le juge et le constituant pour justifier leurs décisions (A.) avant d’éclairer, par des exemples, le contenu de leurs arguments (B).

A. Les discours pratiques, moyens de justification de la norme

Chez J. Habermas, on l’a vu, la norme juridique se comprend comme le produit d’une discussion pratique entre des acteurs faisant usage de la raison pour faire émerger une volonté commune à travers l’échange de propositions langagières soutenant des prétentions individuelles dont la validité est découverte dans la communication. L’élaboration de la norme obéit alors à un modèle processuel de formation de la volonté s’incarnant dans trois niveaux de discussion[28].

Au premier correspondent les discours pragmatiques. L’argumentation des partenaires de l’échange communicationnel porte alors sur le choix des moyens les plus appropriés pour satisfaire des préférences éthiques ou morales préalablement définies[29]. Un débat législatif portant sur la réduction de la vitesse de circulation des véhicules en agglomération peut, par exemple, être motivé par des justifications éthiques, telles que la volonté de réduire les émissions de gaz à effet de serre ou celle de diminuer le coût des accidents de la route sur les finances publiques, ou par des arguments moraux comme le devoir de protéger le droit à la vie des piétons, des passagers et des autres conducteurs.

Le deuxième niveau concerne ensuite les discours éthico-politiques. Pour Charles Taylor, tout individu guide sa conduite de vie selon deux sortes de préférences : des préférences faibles qui influencent ses choix pour déterminer pragmatiquement le moyen le plus adéquat d’atteindre un but, et des préférences fortes éclairant les décisions axiologiques graves qui forgent son projet de vie[30]. Cette deuxième catégorie prend, avec J. Habermas, un tournant ontologique intéressant en ce que l’éthique de vie individuelle apparaît transposable à une éthique de la société dans son ensemble[31]. Les discussions éthico‑politique sont alors autant de discours « orienté[s] vers les valeurs, qui se réapproprie[nt] sur le mode herméneutique le sens originaire de la Constitution, en l’actualisant de façon créatrice en fonction des défis historiques variables[32] ». Le constituant s’évertue dans ce cas à questionner l’identité du texte constitutionnel et propose, si nécessaire, certains amendements visant à une meilleure prise en compte des évolutions de son propre monde vécu.

Le troisième et dernier niveau de formation communicationnelle de la volonté est celui des discussions morales. Celles-ci sont relatives à l’ensemble des discours orientés vers la résolution des problèmes déontologiques organisant les conduites de vie individuelles. Pour répondre à cette question, Kant imaginait l’existence d’un impératif catégorique selon lequel toute action peut être considérée comme juste dès lors que « chacun puisse vouloir en même temps qu’elle devienne une règle universelle[33] ». Sceptique quant à la possibilité d’une évaluation monologique de ces règles, J. Habermas repart de l’idée de Kant en précisant toutefois que « le point de vue moral prend corps dans la procédure d’une argumentation intersubjective […] qui oblige les participants, par voie d’idéalisation, à étendre les limites de leurs perspectives d’interprétation[34] ». En outre, cette morale « ne parvient bel et bien à une effectivité qui excède la sphère de la proximité que dès l’instant où elle peut être traduite dans les termes du code juridique[35] ». Discourir sur l’interdiction de la peine de mort, la légalisation de l’avortement ou la prise en charge médicalisée de la fin de vie constitue en ce sens autant de questions morales que les partenaires de la discussion pourront trancher en confrontant leurs opinions pour s’accorder sur la justesse de leurs prétentions.

Ainsi, les discours pratiques sur les normes trouvent une définition formelle dans la description des différents arguments mobilisés au cours d’une interaction communicationnelle pour résoudre les problèmes pragmatiques, éthiques ou moraux utiles à la justification des règles de droit. Par l’étude de ces différents registres, on aura donc cherché à offrir un cadre d’analyse pertinent afin de rendre compte de la diversité des propositions langagières susceptibles d’être invoquées pour justifier l’élaboration et l’interprétation de la Constitution. Aussi, afin d’illustrer l’applicabilité de ce modèle, quelques exemples seront maintenant convoqués.

B. La pragmatique formelle, outil d’élaboration et d’interprétation de la Constitution

En suivant le raisonnement de K. Günther, la méthode pragmatico-formelle d’analyse des discours juridiques pourrait être appliquée aux échanges linguistiques relatifs à l’élaboration et à l’interprétation de la Constitution. On cherchera ici à faire crédit à cette intuition en prenant brièvement appui sur deux exemples : le premier relatif à l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 (1.), et le second inhérent à la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 14 avril 2023 au sujet de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 (2.).

1. L’élaboration : l’introduction de la QPC par la révision du 23 juillet 2008

L’introduction dans la Constitution de l’article 61-1 relatif à la QPC se trouve en partie justifiée par des arguments pragmatiques. Lors d’un débat en séance plénière à l’Assemblée nationale, la garde des Sceaux Rachida Dati avait par exemple choisi de défendre la mesure en présentant la QPC comme un mécanisme de renforcement des droits des citoyens[36]. Dans une telle proposition, la protection des droits constitue la finalité morale poursuivie tandis que l’instauration de la QPC représente l’un des moyens utile pour s’en rapprocher. Lors de ce même débat, le député Jacques Myard s’était pour sa part opposé à cet aspect de la révision en affirmant que la QPC pourrait conduire à une remise en cause des lois par les tribunaux[37]. L’argument est pragmatique. La QPC revêt toujours un caractère instrumental, mais la validité de ce moyen est contestée du point de vue d’une autre finalité tenant dans l’obligation morale de ne pas porter atteinte à la souveraineté de la loi.

Par ailleurs, l’institution de la QPC fait aussi l’objet de débats éthico‑politiques. Lorsqu’il dépose un amendement soulignant le manque de légitimité du Conseil pour exercer un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois[38], le groupe communiste de l’Assemblée nationale use d’une justification éthique. L’article 61-1 de la Constitution y est présenté comme incompatible avec les valeurs de démocratie introduites dans le texte de 1958. L’appréciation herméneutique des éléments constitutifs de la Vème République ne permet pas, pour ces parlementaires, de soutenir l’élargissement du contrôle des normes législatives par le Conseil. Au contraire, le rapporteur de la commission de lois, Jean-Luc Warsmann, fait de la QPC un enjeu éthico-politique allant plutôt dans le sens d’une montée en puissance du contrôle de constitutionalité institué en 1958 et déjà renforcé par l’élargissement de la saisine du Conseil par la loi du 29 octobre 1974[39]. Pour lui, la QPC ne s’inscrit donc pas en rupture de l’éthique de la Vème République mais bien dans son prolongement[40].

Enfin, plusieurs protagonistes s’intéressèrent aux aspects moraux de l’introduction de la QPC. On pourra, à ce sujet, évoquer le débat opposant le député Jean-Claude Sandrier et la garde des Sceaux quant aux effets de ce nouveau contrôle. Pour le premier, la consécration d’un tel outil porterait atteinte au principe de séparation des pouvoirs en favorisant « la judiciarisation toujours plus accrue de [la] vie publique et politique ». Pour la seconde, ce mécanisme aurait au contraire l’avantage d’affermir le principe de sécurité juridique en permettant au Conseil de prendre des décisions œuvrant au renforcement de l’autorité de la loi[41]. Bien qu’antagonistes, ces énoncés reposent tous deux sur des considérations d’ordre moral fondées sur le respect des droits fondamentaux de l’ensemble des sociétaires juridiques. Pour J.-C. Sandrier le respect de la séparation des pouvoirs est un devoir contraignant les parlementaires à ne pas contribuer au gouvernement des juges. Pour R. Dati, la sécurité juridique représente une obligation prescrivant au constituant d’agir pour en renforcer la protection.

Pour autant, l’analyse pragmatico formelle du langage du droit ne se limite pas aux discours de fondation de la norme. Elle concourt aussi à en étudier l’interprétation. L’étude de la décision du Conseil constitutionnel relative à la réforme des retraites de 2023 permettra donc de montrer l’intérêt de cette méthode pour l’examen des décisions juridictionnelles.

2. L’interprétation : la décision du 14 avril 2023 sur la réforme des retraites

Les arguments mobilisés par le Conseil constitutionnel peuvent être appréhendés du point de vue de la pragmatique formelle. De même que pour les discours de fondation, ceux relatifs à l’interprétation de la norme reposent, en premier lieu, sur des justifications pragmatiques. Dans la décision rendue le 14 avril 2023 au sujet de la conformité à la Constitution de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, l’un des griefs formés par les députés et les sénateurs concernait le recours aux articles 47-1 et 49 de la Constitution[42], l’usage combiné de leurs dispositions faisant obstacle au plein exercice du droit d’amendement des parlementaires. À cela, le Conseil avait répondu que, bien qu’inhabituel, le cumul de ces deux articles ne rendait pas la procédure législative contraire à la Constitution[43]. Ici, le droit d’amendement, consacré à l’article 44 de la norme fondamentale, constitue la finalité morale poursuivie, et les articles 47-1 et 49 s’apparentent aux moyens influant sur ses conditions d’exercice en accélérant la procédure législative. La discussion n’a donc pas le caractère moral d’un examen de la justesse du droit d’amendement lui-même mais prend plutôt une tournure pragmatique d’évaluation de la validité des moyens juridiques permettant de le contourner.

Par ailleurs, le Conseil prend aussi appui sur des arguments éthico-politiques pour fonder sa décision. L’un des exemples les plus pertinents est peut-être celui de la discussion portant sur la possible méconnaissance du principe d’égalité concernant la durée de cotisations des travailleurs les plus jeunes. Afin de juger la disposition législative contestée, le Conseil propose de redéfinir le principe d’égalité. Puisqu’en vertu de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », le traitement législatif différencié de situations différentes ou la satisfaction de l’intérêt général ne sauraient s’opposer au principe d’égalité dès lors que la différence de traitement se trouve « en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »[44]. L’arbitrage proposé est ici éthico‑politique. Le juge éclaire la signification du principe en proposant une lecture herméneutique de l’article 6 de la Déclaration pour établir certains critères évaluatifs utiles au cas d’espèce. Il trouve ainsi dans la tradition juridique du texte de 1789 les ressources nécessaires à l’interprétation actuelle du principe constitutionnel d’égalité devant la loi.

Enfin, le Conseil fait reposer son jugement sur des arguments moraux lorsqu’il s’intéresse à la question du report de l’âge légal de départ à la retraite. Pour les parlementaires de l’opposition, ce report aurait pour conséquence de méconnaître les dispositions du préambule de la Constitution de 1946, en particulier son onzième alinéa selon lequel la Nation « garantit à tous […] la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ». Dans sa décision, le juge considère que ce principe commande au législateur d’agir pour accompagner « la mise en œuvre d’une politique nationale en faveur des travailleurs retraités »[45]. On perçoit alors toute la portée morale de l’argument dans la mesure où la proposition prend la forme déontologique d’une prescription guidant l’action du pouvoir législatif. L’économie de la réforme n’est plus une option et il incombe dès lors au législateur d’abroger, de réformer et de compléter les normes existantes pour mieux satisfaire le principe de 1946.

En conclusion, ce travail aura cherché à soutenir l’idée selon laquelle la méthode pragmatico‑formelle, d’abord développée par J. Habermas pour œuvrer à la description des discussions pratiques de la vie quotidienne pourrait aussi être mobilisée pour l’analyse des discours juridiques relatifs à l’élaboration et à l’interprétation des normes de la Constitution. Dans cette perspective, un premier développement a d’abord eu pour ambition de présenter la singularité de cette technique vis‑à-vis des autres méthodes d’interprétation de la norme tandis qu’un second point a permis de proposer un cadre d’analyse des discours constitutionnels illustré par deux exemples venus compléter l’étude.

Ainsi, la méthode pragmatico-formelle pourrait donc servir de renouveau théorique à l’appréhension des normes. L’opportunité offerte d’un décentrement épistémologique dans l’étude des règles juridiques permettrait d’enrichir la compréhension du droit en éclairant cet objet du point de vue d’une théorie de la discussion. Pour autant, cette prétention se heurte elle-même à ses propres contingences. Le recours à un tel outil ne saurait en effet emporter l’intérêt des juristes qu’à la condition de reposer sur un modèle procédural de recherche de la vérité offrant à l’auteur de la Constitution et à son interprète des moyens plus convaincants de validation des normes. Or J. Habermas n’apporte à cela aucune réponse précise. La valorisation de la pragmatique formelle en tant que technique pertinente d’analyse des normes incite alors à approfondir cette perspective.

Lucas MORINIERE, Docteur en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne

NB : Ce travail constitue le compte rendu d’une communication réalisée dans le cadre du XIème Congrès de l’Association française de droit constitutionnel, organisé à la faculté de droit de l’Université de Toulon du 15 au 17 juin 2023. L’auteur remercie le Pr. Alexandre Viala d’en avoir autorisé la diffusion.


[1] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 93.

[2] La publication en 1992 de Faktizität und Geltung, traduit en français sous le titre de Droit et démocratie, donnera à l’auteur l’opportunité de s’intéresser à cette idée. Cf. J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.

[3] E. Kant, Critique de la raison pratique, 5e éd, Paris, Librairie Félix Alcan, 1921, p. 21-22.

[4] J. Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, vol. 1, Paris, Fayard, 1987, 2 vol., p. 122.

[5] Ch. Peirce, Collected papers. Volume V. Pragmatism and pragmaticism, vol. 5, Cambridge, Harvard University Press, 1934, 8 vol., p. 205.

[6] L. Morinière, Le langage de la Constitution. Forme et objet d’un discours singulier, thèse de doctorat, dirigée par D. Rousseau, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023, p. 15. 

[7] D. Rousseau, « Jürgen Habermas et le droit », Revue de Droit Public, no 6, 2007, p. 1481.

[8] N. Bobbio, Essais de théorie du droit, Paris, Bruylant – L.G.D.J, 1998, p. 25.

[9] J. Habermas, Droit et démocratie…, op. cit., p. 220-223.

[10] Pour J. Habermas, et pour les juristes contemporains en général, le XXème siècle représente une époque charnière entre l’affaiblissement progressif de la doctrine du droit naturel et l’affirmation des grandes théories positivistes de compréhension du droit. Néanmoins, les années 1960 marquent selon lui le retour inattendu d’une forme renouvelée de la théorie du droit rationnel, incarnée notamment par la nouvelle Théorie de la justice du philosophe américain John Rawls. Cf.J. Habermas, Droit et démocratie…, op. cit., p. 71.

[11] J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Points, 2009, p. 91.

[12] Ibid., p. 168.

[13] J. Rawls, J. Habermas, Débat sur la justice politique, Paris, Cerf, 2005, p. 15-16, 18, 22-23. On trouve par ailleurs chez Richard Rorty une critique analogue. À sons sens, la prétention universaliste de la lecture de Rawls doit être relativisée dans la mesure où la construction de sa théorie de la justice ressemble plus à une description historico-sociologique de certaines idées relatives à la justice répandues dans la société étasunienne de son époque, qu’à un modèle d’appréciation impartiale des questions politico-morales organisant les conduites sociales. Cf. R. Rorty, « Y a-t-il un universel démocratique ? Priorité de la démocratie sur la philosophie», dans : C. Descamps (dir.), L’interrogation démocratique, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1987, p. 166-169.

[14] H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd., Paris, Bruylant, 1999, p. 15.

[15] H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 17.

[16] H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, suivi de La doctrine du droit naturel et le positivisme juridique, Paris, Bruylant – L.G.D.J, 1997, p. 197.

[17] L’expression est de Paul Amselek. Cf. P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Paris, Armand Colin, 2012, p. 400.

[18] M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 341.

[19] M. Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie, vol. l, 2e éd., Paris, Plon, 1995, 2 vol., p. 68.

[20] J. Habermas, Droit et démocratie…, op. cit., p. 40.

[21] J. Searle, Expression and meaning. Studies in the Theory of Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 117.

[22] J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel… op. cit., p. 343.

[23] Cette posture est par exemple défendue par Karl-Otto Appel dont le pragmatisme transcendantal cherche à prendre au sérieux l’opportunité de fonder une science de la discussion susceptible d’être « philosophiquement comprise sans présupposer la validité intersubjective des normes morales ». Cf. K.-O.Apel, Transformation de la philosophie, vol. 2, Paris, Cerf, 2010, 2 vol., p. 549‑550. L’étendue de la controverse qui oppose K-O. Apel et J. Habermas concernant la théorie de la discussion a notamment pu être mise en lumière par Martine Le Corre Chantecaille dans sa thèse sur La pragmatique transcendantale de Karl-Otto Apel. Cf.M. Le Corre Chantecaille, « Penser avec… et contre… ». La pragmatique transcendantale de Karl-Otto Apel : une théorie et une pratique de l’intersubjectivité, thèse de doctorat, dirigée par A. Stanguennec, Université de Nantes, 2010, p. 266-267.

[24] J. Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Flammarion, 2012, p. 31.

[25] K. Engisch, Logische Studien zur Gesetzesanwendung, Heidelburg, C. Winter, 1963, p. 33, 15. La citation est rapportée d’un article de Klaus Günther. Cf. K. Günther, « Justification et application universalistes de la norme en droit et en morale », Archives de Philosophie du Droit, n° 37, 1992, p. 271.

[26] A. Aarnio, The rational as reasonable. A Treatise on Legal Justification, Dordrecht, D. Reidel, 1987, p. 212.

[27] K. Günther, The Sense of appropriateness. Application discourses in morality and law, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 38.

[28] J. Habermas, Droit et démocratie… op. cit.,p. 187.

[29] On remarquera ici que J. Habermas fait sensiblement évoluer son point de vue sur ce point. Dans sa Théorie de l’agir communicationnel, les discours pragmatiques, éthico-politiques et moraux se trouvaient toujours cloisonnés. Dans le courant des années 1980 cependant, cette position évolue et devient plus dynamique : tout discours peut désormais être interprété en prenant en compte chaque registre de discussion. Cf. Ibid., p. 182-188.

[30] C. Taylor, Philosophical papers. Human agency and language, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, 2 vol., p. 16.

[31] J. Habermas, De l’éthique de la discussion, 3e éd., Paris, Flammarion, 2013, p. 114.

[32] J. Habermas, Droit et démocratie… op. cit., p. 281.

[33] E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Librairie générale française, 1993, p. 94.

[34] J. Rawls, J. Habermas, Débat sur la justice politique, op. cit.,p. 23.

[35] J. Habermas, Droit et démocratie… op. cit., p. 126.

[36] JOAN, 30 mai 2008, p. 2687.

[37] Ibid. p. 2686.

[38] J.-C. Sandrier et al., Projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Vème République (1ère lecture) (n° 820). Amendement présenté par M. Sandrier, M. Braouezec, Mme. Buffet, M. Bocquet, M. Muzeau, Mme. Amiable, M. Asensi, M. Brard, M. Candelier, M. Chassaigne, M. Desallangre, Mme. Fraysse, M. Gerin, M. Gosnat, M. Gremetz, M. Lecoq, M. Daniel Paul et M. Vaxès. Article 26, amendement no 458, 19 mai 2008.

[39] L. const. n° 74-904, 29 oct. 1974.

[40] J.-L. Warsmann, Rapport fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur le projet de loi constitutionnelle (n° 820) de modernisation des institutions de la Vème République par M. Jean-Luc Warsmann, Député, rapport no 892, 15 mai 2008, p. 60.

[41] JOAN, 30 mai 2008, op. cit., p. 2686.

[42] On rappellera ici que le troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution permet au Premier ministre d’engager la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte législatif afin de contourner les exigences procédurales du débat parlementaire. Quant à l’article 47-1, il autorise le Gouvernement à accélérer la procédure en contraignant les délais de discussions de l’Assemblée nationale et du Sénat.

[43] Cons. const., 14 avril 2023, n° 2023-849 DC, Loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023,p. 17-18.

[44] Cons. const., 14 avril 2023, n° 2023-849 DC, op. cit., p. 24.

[45] Ibid. p. 22.