Le Conseil d’Etat et la liberté de la femme de recourir à l’IVG ; à propos de l’avis n° 407667 du 12 décembre 2023

Yann GBOHIGNON DOUE.

Le 12 décembre dernier, la Première Ministre Élisabeth Borne a présenté au Conseil des Ministres le projet de loi constitutionnelle visant à inscrire dans la Constitution française, la liberté de la femme à recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ce projet a, ce même jour, été transmis à l’Assemblée nationale qui devrait en débattre au mois de janvier prochain.

Comme l’avait déjà annoncé le Président de la République dès le mois de mars 2023, « […] parce que le droit des femmes est toujours une conquête fragile. […] Je veux aujourd’hui que la force de ce message nous aide à changer notre Constitution, afin d’y graver la liberté des femmes à recourir à l’interruption volontaire de grossesse. »[1] Ce projet intervient toutefois à la suite de plusieurs propositions de lois constitutionnelles qui n’avaient pas obtenu de consensus auprès des deux chambres du Parlement. En effet, le 07 octobre 2023, la députée de La France Insoumise, Mathilde Panot, déposait une proposition de loi constitutionnelle « visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception »[2]. Cette proposition fut adoptée en première lecture par l’Assemblée puis modifiée par le Sénat lors de sa première lecture. À la différence de la proposition plus poussée des députés qui visait à garantir un « droit à l’interruption volontaire de grossesse » dans un nouvel article 66-2 de la Constitution[3], les sénateurs proposaient de protéger la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse »[4] en ajoutant un nouvel alinéa à l’article 34 de la Constitution. Cette opposition de fond et de forme entre les deux Chambres du Parlement pourrait expliquer l’intervention d’un projet de révision. Il convient d’autant plus d’ajouter que depuis 1958, aucune révision constitutionnelle d’origine parlementaire n’a abouti. Il ne serait donc pas pessimiste de dire qu’une proposition de loi constitutionnelle aurait très peu de chance d’aboutir, d’autant plus qu’elle obligerait le Président de la République à convoquer le Peuple par la voie du référendum[5].

Face à l’ensemble de ces circonstances, le Conseil d’État a été saisi, en vertu de l’article 39 de la Constitution, par le Gouvernement le 3 novembre 2023 au sujet d’un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de la femme à recourir à l’IVG. Le Gouvernement ayant volontairement choisi de rendre cet avis public, il en ressort quelques éléments d’analyse permettant d’envisager la compréhension des transformations que devrait connaître la liberté de recourir à l’IVG en France.

Premièrement, le Conseil d’État semble acter la nature de cette liberté en tant que liberté fondamentale de rang constitutionnel (I) et dans un second temps apporte une précision fondamentale sur la notion de « femme » (II).

I. LA RECONNAISSANCE INFLUENCÉE DE LA VALEUR CONSTITUTIONNELLE DE LA LIBERTÉ

Le Conseil d’État rappelle d’entrée de jeu son office en tant que conseiller juridique du Gouvernement. Il s’agit en effet pour lui d’éclairer le Gouvernement « de manière neutre et objective »[6]. Dans cette optique, lorsqu’il s’agit d’une loi constitutionnelle, son office est différent de celui d’une loi ordinaire dans la mesure où par exemple, il n’effectue pas de contrôle de hiérarchie des normes car le « pouvoir constituant est souverain ». Par contre son office consistera en la matière à vérifier que le texte « ne place pas la France en contradiction avec ses engagements internationaux »[7]. En outre, l’un des éléments particuliers à son office en tant conseiller du Gouvernement sur un projet de loi constitutionnelle sera de « vérifie[r] aussi que les mesures envisagées sont de niveau constitutionnel. La dignité de la norme suprême exige en effet qu’elle ne soit pas surchargée de dispositions de rang inférieur. »[8] C’est ce qu’il fait au point 10 de son avis du 12 décembre dernier en relevant le « caractère réversible et limité » de l’actuelle protection législative de l’IVG en France. Comme le constate assez correctement le Conseil d’État, la liberté de recourir à l’IVG en France est garantie depuis 1975 par la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse dite « loi Veil » qui a été récemment modifiée par la loi du 2 mars 2022 visant à rallonger le délai imparti pour effectuer un avortement de 12 à 14 semaines[9]. Toutefois, d’un point de vue textuel ou jurisprudentiel, le Conseil d’État relève que la liberté de recourir à l’IVG ne fait l’objet d’aucune protection supra-législative[10]. Or, constate-il, l’intérêt de la protection constitutionnelle de cette liberté naît notamment « à la suite de la décision « Dobbs » de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin 2022 »[11].

On peut déjà, à ce stade, voir l’influence considérable qu’a cette jurisprudence sur l’avis que rend le Conseil d’État en particulier et de façon plus générale, en France. On retrouve en effet dans l’exposé des motifs de la proposition de loi de Mme Panot -relevée ci-dessus- cette « peur » de voir arriver en France ce qui s’est passé aux États-Unis ou dans d’autres pays d’Europe tels que la Pologne ou la Hongrie.

Fortement influencée par ce qui se passe en dehors des frontières françaises et en raison du caractère limité d’une simple protection législative, le Conseil d’État considère que la volonté de constitutionnaliser la liberté de recourir à l’IVG est justifiée. On pourrait d’ailleurs se poser la question de la légitimité de cette justification dans la mesure où le Conseil considère la nature de son contrôle portant sur la valeur constitutionnelle du projet de révision comme ayant pour but de veiller à ce que cette révision ne soit pas liée à « des circonstances particulières ou à des considérations contingentes qui l’exposeraient au risque d’être rapidement remises en cause. » Or, en l’espèce, cette menace pour le droit à l’avortement de manière générale est peut-être liée, de manière ponctuelle, à la montée de certains mouvements politiques très conservateurs. Aussi, conviendrait-il peut-être de relativiser cette peur quand on connaît la configuration politique française. En effet, très peu de partis s’opposent à cette liberté. On constate d’ailleurs que l’effort infructueux d’une proposition de loi n’a pas empêché cependant une sorte de consensus préalable autour de la liberté de recourir à l’IVG, qui plus est, à sa consécration constitutionnelle. Les principales divergences étaient portées sur, la première, moins importante, le véhicule constitutionnel notamment un nouvel alinéa à l’article 34 ou plutôt un nouvel article 66-2. La seconde, plus importante, relative à la nature de la garantie sous la forme d’une liberté ou d’un droit. Toutefois, à aucun moment n’est véritablement remise en question l’existence de cette liberté dans le droit français.

Si des débats importants semblent avoir opposés les défenseurs du « droit fondamental à l’IVG » à ceux de la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse », le Conseil d’État ne semble pas attacher une véritable différence terminologique à ces deux notions. Pour lui, à la lecture des jurisprudences du Conseil constitutionnel, il ne note pas d’« acception différente des termes de droit et de liberté »[12]. Il n’y aurait donc aucune différence entre le droit à recourir à l’IVG et la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. La terminologie proposée reprenant celle du Conseil d’État. Il est vrai qu’à la lecture de ces décisions de 1975, 2001 et plus récemment 2017, le Conseil constitutionnel ne semble pas accorder une importance particulière à la terminologie relative à la protection de l’IVG. En effet, considère-t-il que la liberté de recourir à l’IVG peut découler de l’article 2 de la DDHC qui justement fait de la liberté, entre autres choses, un droit. En outre, même si le Conseil d’État considère que la consécration d’un droit plutôt qu’une liberté n’aurait pas fondamentalement modifié le sens du projet, il choisit de maintenir « la terminologie proposée qui reprend celle utilisée par le Conseil constitutionnel dans ses décisions relatives à l’interruption volontaire de grossesse. »[13] Pour le Conseil d’État, la Constitution doit protéger la liberté de la femme de recourir à l’IVG. Mais, qu’est-ce qu’une femme ?

II. LA REDÉFINITION ENVISAGEABLE DE LA NOTION DE « FEMME »

C’est probablement l’élément original qu’il est possible de relever dans l’avis du Conseil d’État et qui, si la loi venait à être adoptée, apportera une nouvelle définition, sinon une autre conception, de la notion de « femme » dans la Constitution française.

Au point 15 de son avis, le Conseil d’État s’interroge sur le bénéficiaire de cette liberté personnelle et fondamentale, si elle venait à être consacrée par la Constitution française. En effet, le projet de loi garantit la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». A priori au regard de la Constitution française, il est  garanti l’égalité entre « l’homme » et « la femme »[14]. Il peut donc être tiré un double constat de la Constitution. Le premier est l’absence d’une définition de ces deux catégories. Il y est souvent fait référence sans pour autant les définir, comme si cela était évident. Le second constat est lié à l’opposition entre ces deux notions. Il y aurait donc une dualité entre l’homme et la femme qui se traduit notamment dans l’état-civil.

Le Conseil d’État semble quant à lui donner une nouvelle définition de la « femme ». Il note en effet que le bénéficiaire de cette nouvelle liberté constitutionnelle est la femme qui doit être entendue comme « toute personne ayant débuté une grossesse, sans considération tenant à l’état civil[15], l’âge, la nationalité et la situation au regard du séjour en France. » La question qui pourrait donc se poser serait celle de savoir si la Constitution française définirait deux catégories juridiques différentes de la notion de « femme » ? Y aurait-il, d’une part, la conception classique de la notion de « femme » telle qu’entendue par l’article premier de la Constitution et l’alinéa 3 du Préambule de la Constitution et, d’autre part, une approche « asexuée » de la notion de « femme » telle qu’entendue par l’éventuel alinéa 18 de l’article 34 ?

Le Conseil d’État affirmait dès le point 3 de son avis qu’il était conscient « des enjeux sociaux, éthiques et de santé publique du sujet dont il est saisi ». C’est donc en tout état de cause qu’il avance un tel argument. Cette possible redéfinition de la notion de « femme » par le Conseil d’État pourrait tout de même s’expliquer. En effet, comme il le dit dans son avis du 03 mai 2018, les avis qu’il rend quand il est consulté pour un avis sur un projet de loi constitutionnelle le conduit à veiller à l’« articulation avec les dispositions existantes et leurs incidences sur le fonctionnement des institutions et des services publics »[16]. Ainsi, toute personne ayant débuté une grossesse serait « une femme » au sens de cette disposition constitutionnelle. Dans la mesure où aujourd’hui, l’état de la science et de l’avancement des recherches permettent à un homme de tomber « enceint », le Conseil d’État semble dire que l’homme qui tombera « enceint » pourra bénéficier de cette liberté de recourir à une IVG, tout comme une femme.

Pour l’instant, cet aspect de l’avis est difficile à commenter car dans un premier temps, il ne s’agit que d’un avis consultatif. Ensuite, la loi constitutionnelle n’est pas encore adoptée et rien n’indique qu’elle le sera même si les choses se peaufinent relativement bien. Enfin, cette lecture sera-t-elle validée par les autres juridictions et notamment le Conseil constitutionnel ?

Autant d’interrogations qui permettent de nuancer notre interprétation d’un avis qui n’en demeure pas moins inédit. Le Conseil d’État a quasiment validé le projet de révision du Gouvernement en n’apportant qu’une « petite » reformulation textuelle. Les débats à l’Assemblée nationale nous situeront sur le véritable consensus -ou non- que revêt ce projet de révision.

Yann GBOHIGNON DOUE,

Doctorant,

Université de Montpellier,

CERCOP


[1] Discours du Président de la République à l’occasion de l’hommage national à Gisèle Halimi., Voir https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/03/08/hommage-national-a-gisele-halimi [consulté le 15 décembre 2023].

[2] Proposition de loi constitutionnelle n°293 visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, voir [https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0293_proposition-loi], consulté le 15 décembre 2023.

[3] « Art. 662. – Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. »

[4] https://www.senat.fr/amendements/2022-2023/143/Amdt_1.html

[5] Voir les alinéas 2 et 3 de l’article 89 de la Constitution française.

[6] CE, Avis du 12 décembre 2023 (n°407667), Avis sur un projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, point 3

[7] CE, Avis du 03 mai 2018 (n°394658), Avis sur un projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, point 4.

[8] Id.; point 6.

[9] Article L2212-1 du code de la santé publique.

[10] Voir les points 7 à 9 de son avis du 12 décembre.

[11] Id.; point 5

[12] CE, Avis du 12 décembre, Point 13

[13] Id.;

[14] Voir article premier de la Constitution et alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946.

[15] Souligné par nous.

[16] CE, Avis du 03 mai 2018, point 8.