Dominique ROUSSEAU.
Depuis plusieurs années, les constitutionnalistes de tous les pays s’interrogent sur leur discipline, sur son objet, sur ses méthodes, sur ses concepts, sur ses relations avec les autres disciplines et parfois même sur la pertinence du savoir constitutionnel pour dire ce qu’il en est de ce qui est. Les constitutionnalistes ont déjà connu de telles interrogations. Par exemple sur l’importance respective du principe de la séparation des pouvoirs et du principe de la garantie des droits. À l’origine du constitutionnalisme, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, la séparation des pouvoirs est le principe qui domine et donne son sens à la notion de constitution : une constitution, c’est la détermination de la séparation des pouvoirs. Sans doute, la garantie des droits et libertés des citoyens, n’est pas oubliée mais elle est considérée comme la conséquence nécessaire de la limitation des pouvoirs obtenue par leur division : tout serait perdu pour la liberté politique, écrit Montesquieu, « si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs, celui de faire la loi, celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ». Progressivement, cette représentation perd en force et en autorité sous l’effet des pratiques politiques qui montrent que, quelle que soit l’organisation constitutionnelle retenue, les pouvoirs législatif et exécutif sont, par la grâce de la logique électorale majoritaire, réunis entre les mains du chef de l’Exécutif. Et il apparaît en conséquence que la constitution-séparation des pouvoirs n’est plus le moyen d’assurer la démocratie et la liberté politique des citoyens. Cet effacement relatif produit une montée en puissance du principe de la garantie des droits, et surtout fait émerger une institution propre à en assurer le respect : la juridiction constitutionnelle. Puisque la protection des droits n’est pas mécaniquement garantie par le jeu de la séparation des pouvoirs, elle le sera donc par un mécanisme spécial, le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, c’est-à-dire, la possibilité pour un juge de sanctionner les atteintes portées par le législateur aux droits constitutionnels. La constitution qui porte la démocratie n’est donc plus la constitution qui garantit les droits fondamentaux par la séparation des pouvoirs, mais qui les garantit par le contrôle de constitutionnalité ; ce n’est plus la constitution-séparation des pouvoirs mais la constitution-droits fondamentaux. Et ce « glissement » des principes provoque une controverse entre constitutionnalistes sur l’importance prise par le contentieux constitutionnel au détriment de la dimension institutionnelle et politique du droit constitutionnel.
A cette controverse, toujours actuelle, s’en ajoute aujourd’hui une autre qui, dans le prolongement de la première, porte sur les relations entre Etat, Constitution et Démocratie et se traduit par une floraison de courants de pensée comme le constitutionnalisme populiste, le constitutionnalisme populaire, le constitutionnalisme dialogique, le populisme constitutionnel, …. Dans ce moment d’interrogations, il peut être utile de lire la littérature étrangère mais aussi de retrouver dans la littérature juridique française des éléments pertinents de réflexion pour aujourd’hui. Par exemple, dans les écrits de Pellegrino Rossi, premier professeur de droit constitutionnel à Paris, de Maurice Hauriou ou du doyen Vedel. A l’aune de ces auteurs mais sans épouser l’ensemble de leur pensée ni leur imputer indument les propositions qui suivent, le constitutionnalisme social peut être présenté comme le courant de pensée qui, concevant la société comme objet de la constitution (II) et les droits et libertés comme la matière de la constitution (I) permet de comprendre le moment actuel des configurations politiques.
I. Les droits et libertés, matière du constitutionnalisme social
Dans son Précis de droit constitutionnel de 1929, Maurice Hauriou distingue la constitution politique, qui pose le statut de l’Etat et organise les compétences et relations des pouvoirs, de la constitution sociale, qui énonce les droits, principes et libertés des citoyens et affirme que « à bien des points de vue, la constitution sociale d’un pays est plus importante que sa constitution politique ». En 1993 et comme en écho, le doyen Vedel, après avoir consacré les deux premiers chapitres du rapport portant propositions de révision de la constitution au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif introduit le troisième chapitre intitulé « pour un citoyen actif » par ces mots : « L’importance des règles relatives à l’équilibre institutionnel qui sont au cœur de la Constitution ne peut faire oublier que ce sont d’autres prescriptions, moins directement liées à l’organisation des pouvoirs publics, qui donnent sa véritable portée au texte fondamental ». Dans ce cadre épistémologique, le constitutionnalisme social s’affirme comme un courant de pensée constitutionnelle qui soutient la continuité philosophique (A) et la continuité généalogique (B) des droits fondamentaux qui le distinguent.
A. La continuité philosophique des droits et libertés
Affirmer la continuité philosophique des droits de l’Homme peut surprendre tant il est habituel de les penser sous le signe de la discontinuité, les droits sociaux marquant une rupture idéologique avec les droits civils et politiques. En qualifiant la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression de « droits naturels et imprescriptibles de l’homme », les auteurs de la Déclaration de 1789 auraient accrédité l’idée que ces droits, prenant racine dans la nature humaine, appartiennent à l’individu constitué en sujet de droit. Cette lecture n’est pas seulement défendue par les penseurs libéraux, elle rejoint, mais évidemment dans une perspective critique, l’analyse de Marx pour qui les droits de l’homme consacrent le triomphe de l’individualisme, « la séparation de l’homme avec l’homme », « l’égoïsme bourgeois » faisant de chaque individu un être isolé, une « monade [1] ».
Pourtant, une autre lecture est possible qui conçoit les droits de l’homme non comme des libertés individuelles, mais comme des « libertés de rapport », selon l’expression de Claude Lefort [2]. Lorsque l’article 6 de la Déclaration de 1789 reconnaît aux citoyens le droit de concourir à la formation de la loi, il invite les citoyens à entrer en relation les uns avec les autres pour définir la volonté générale ; lorsque l’article 4 définit la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, il invite les individus à prendre en considération l’existence et les droits de l’autre ; lorsque l’article 11 proclame la liberté de communication des pensées et des opinions, il invite moins l’individu à se replier sur lui-même qu’à s’ouvrir aux autres, à se mettre en rapport avec les autres hommes. En d’autres termes, la Déclaration de 1789 fait éclater le système fermé des ordres de l’Ancien Régime et lui substitue un système ouvert. Ce qu’inaugurent les droits de l’homme n’est pas la constitution d’un espace privé dans lequel serait enfermé et s’enfermerait chaque individu, mais la création d’un espace public dans lequel le corps et les idées de chaque homme pouvant circuler librement se confrontent nécessairement aux corps et aux idées des autres. La constitution, entendue comme ensemble de droits, principes et libertés, construit un espace relationnel, un espace public, inséré entre l’espace privé, celui de l’individu, et l’espace étatique, celui des politiques. Et un espace où évoluent des « sujets d’expérience ».
La Déclaration de 1789 ne s’adresse pas, en effet, à une abstraction mais « aux membres du corps social ». Les droits déclarés le sont pour « chaque homme », « tous les citoyens », « les membres de la société » : « l’exercice des droits naturels de chaque homme, pose l’article 4, n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits » ; « tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants » à la formation de la loi, affirme l’article 6 qui poursuit en affirmant que « tous les citoyens » sont égaux aux yeux de la loi ; « nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi » – article 7 – et « nul ne doit être inquiété pour ses opinions » – article 10 ; « tout citoyen, dit encore l’article 11, peut donc parler, écrire et imprimer librement ». Et les déclarations de droits ultérieures renforcent cette logique politique en connectant « tout un chacun » avec sa réalité vécue, avec son environnement social, avec sa singularité. Le préambule de 1946 donne à la femme des droits égaux à ceux de l’homme – alinéa 3 -, au travailleur le droit de participer à la gestion de son entreprise – alinéa 8 -, à l’enfant, la mère et les vieux travailleurs le droit à la protection de la santé – alinéa 11 –, à l’enfant et à l’adulte le droit à l’instruction et à la culture – alinéa 13. Continuant cette logique, la charte de l’environnement de 2004 prend l’individu dans son milieu naturel : « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » – article 1er -, « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » – article 2 -, « toute personne a le droit d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » – article 7.
Ainsi, pas de rupture entre les différents droits mais une continuité d’expérience relationnelle : droits-libertés, droits sociaux, droits écologiques, droits de solidarité, tous ces droits relèvent de la même catégorie des droits et libertés relationnels et saisissent le citoyen dans toutes ses dimensions sociales.
B. La continuité généalogique des droits et libertés
« Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, écrit Camus, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes »[3]. Point de jusnaturalisme, donc. Ces droits ne tombent pas du ciel ; ils sont le produit des contradictions sociales, des luttes souvent longues, souvent violentes pour les obtenir ; ils sont tous issus de la révolte et, en ce sens, ils portent le souci de tous les hommes, ils sont le lieu commun de tous les hommes, ils signent la solidarité de tous les hommes. De cela, ils sont une politique, comme l’écrit Claude Lefort. À l’origine du droit des femmes, la contestation. À l’origine du droit au respect de la biodiversité, la contestation. À l’origine du droit de grève, du droit de vote, de la liberté d’expression, toujours et encore la contestation. Il n’est pas anodin que tous les mouvements de contestation débouchent, à un moment donné, sur la demande d’inscription de droits dans la constitution : les Enfants de don Quichotte et le droit au logement « opposable, les suffragettes et le droit de vote des femmes, le manifeste des 343 « salopes” et le droit à l’avortement, les écologistes et le droit au respect de la biodiversité, à un environnement sain et durable, et, autrefois, les grands mouvements de contestation sociale qui ont imposé la liberté syndicale, le droit de grève, le droit aux congés payés, etc. Cette demande constitutionnelle – qui peut surprendre – tient à une force souvent négligée d’une constitution qu’il serait possible de qualifier de magique ou de performative en ce qu’elle donne vie, elle fait exister ce qu’elle nomme. Ce qui explique, en retour, la résistance à voir inscrire dans la constitution les revendications portées par les mouvements de contestation. Car, par cette inscription, le citoyen peut en imposer la jouissance et le respect et aussi parce que le citoyen que construisent les droits n’est pas une abstraction mais un être singulier, concret, physique. Dès lors que les contestations des membres du corps social produisent les droits qui vont s’imposer aux représentants, le constitutionnalisme social implique par nécessité logique l’autonomie des membres du corps social par rapport au corps des représentants qui lui relève de la constitution politique.
John Dewey peut aider à penser la réalité d’action des êtres concrets en immanence par les notions d’ « expérience » et d’ « expérimentation » qu’il a mises au centre de sa réflexion. « Expérience », parce que les comportements humains – agir, penser, … – sont des faits qui tiennent à ce que les hommes ne sont pas des monades mais des êtres sociaux qui ont, entre eux et entre eux et leur environnement – au sens général du terme – des contacts, des relations. « Expérimentation », parce que les hommes manifestent par leurs comportements la conscience de leurs expériences relationnelles. L’expérience humaine est l’expérience de la relation des hommes avec le mode extérieur, un monde qui agit sur eux mais qui, en agissant sur eux, provoque en retour des pensées, des actions, des règles qui permettent aux hommes d’agir sur le monde. L’homme est, ici, saisi comme « sujet d’expérience », comme sujet en mouvement sous les faits – et l’effet – de se relations avec le monde et les autres qui changent tout à la fois, lui, le monde et les autres.
Ce sujet d’expérience s’inscrit dans la réalité quotidienne : l’ouvrier qui subit les délocalisations se bat, se syndique, agit sur le monde, change sa vision des autres, des autres sur lui et sa propre image de lui-même ; la femme qui subit la domination masculine qui se bat, manifeste, change la vision des hommes sur elle et sa propre vision d’elle-même ; la personne qui subit le dérèglement climatique se bat, … etc… Et c’est par lui que la figure du citoyen n’est jamais close, qu’elle se transforme par les expériences auxquelles les hommes sont confrontés, qu’elle s’ouvre à de nouveaux droits issus de ces expériences. La figure du citoyen se construit au rythme des révoltes des hommes pour faire inscrire dans des textes de nature constitutionnelle les droits nouveaux : le droit de vote, le droit de grève, le droit à la santé, le droit des femmes, le droit au respect de la biodiversité ne sont pas tombés du Ciel ; ils sont tous issus de révoltes sociales et ils ont tous transformé en continu la figure du citoyen. Qui n’est plus réduite à celle de l’électeur mais est devenue celle du syndicaliste, de l’associatif, de la féministe, du lanceur d’alerte, …
Le constitutionnalisme social se présente comme une doctrine qui saisit le citoyen non comme une abstraction mais un sujet physique concret d’expérience. D’où la glissement de l’objet de la constitution de l’Etat vers la société.
II. La société, objet du constitutionnalisme social
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ». Malgré, ce « toute société », dans le régime conceptuel des constitutionnalistes, la constitution est d’abord comprise comme l’acte qui fixe le statut de l’Etat, qui fixe le cadre à l’intérieur duquel se déroule – doit se dérouler – l’activité politique du pays. Le constitutionnalisme social prend au sérieux l’article 16 pour penser la constitution comme la langue de la société (A) et ses exigences comme s’imposant au-delà de l’Etat à toutes les sphères sociales (B).
A. La langue constitutionnelle de la société
Si la constitution politique est la langue de l’Etat, la langue par laquelle il se dit, se raconte et se manifeste, la constitution sociale est la langue de la société, la langue par laquelle elle donne force à ses réclamations, à ses contestations, à ses révoltes. Si les droits inscrits dans la constitution sociale sont le produit des révoltes sociales et luttes politiques, il faut admettre que tout droit constitutionnel, à un moment donné de son histoire, n’est pas un droit constitutionnel mais relève du domaine de l’ordre social. Tout droit constitutionnel est, au départ, une aspiration, un souhait, une demande, une revendication sociale ; ainsi en a-t-il été non seulement du droit de grève, du droit syndical, du droit de vote des femmes, du droit au logement mais aussi, même si le temps a fait son œuvre, du droit d’aller et venir, de la liberté d’opinion et d’expression, etc … De sorte que pour tous les droits, la question se résume à celle des conditions de passage de l’état pré-normatif à l’état normatif. A la lumière des travaux trop oubliés de Charles Chaumont[4], le passage d’un état à l’autre dépend de la rencontre de trois conditions.
D’abord, une évolution des contradictions sociales. Un droit constitutionnel est le produit de l’évolution des contradictions qu’exprimait, au stade premier de leur développement, la revendication de droit. Par définition, une revendication signifie absence d’harmonie et présence d’une opposition, d’une contradiction d’intérêts entre ceux qui réclament et ceux à qui s’adresse la demande et qui s’efforcent de résister. Tant que cette contradiction reste circonscrite et faible, elle n’est pas en état de produire « du droit constitutionnel » dans la mesure où elle n’est pas assez menaçante pour l’harmonie sociale. Mais, à partir du moment où elle devient aiguë et forte, à partir du moment où elle s’étend parce que le problème dépasse le cercle étroit de ses initiateurs pour être porté par l’ensemble social et prétendre ainsi à l’universel, elle met en cause l’être même de la communauté politique qui, pour assurer son devenir, la prend en charge, la traite, c’est-à-dire, lui fait subir une mutation en la transformant, au moyen de la technologie juridique, en droit constitutionnel. Ensuite, il convient que la revendication n’apparaisse pas en contradiction avec la logique du système. Pour être transformée en droit constitutionnel, elle doit se présenter et être présentée sous un rapport de cohérence avec les droits constitutionnels existants au point que son inscription constitutionnelle soit perçue comme le produit, le prolongement « naturel » des droits en vigueur. En d’autres termes, la revendication d’un droit nouveau doit formellement trouver dans le système normatif existant le fondement même de sa reconnaissance. Ainsi, les droits et libertés de 1946, même s’ils expriment sur le plan de la philosophie politique une modification des rapports de forces sociaux, sont délibérément situés par leurs auteurs dans la continuité de la pensée de 1789 dont ils sont, précise de manière significative le préambule de 1958, « les compléments ». Enfin, le passage de l’état pré-normatif à l’état normatif implique que la revendication ait elle-même suffisamment changé de forme. Exprimée à son origine dans le langage particulier de la révolte politique, elle doit, pour gagner en autorité et accéder à la reconnaissance juridique, se mouler préalablement dans la forme d’expression propre au droit auquel elle aspire.
Ces trois étapes du processus de transformation d’une demande sociale en droit constitutionnel sont, aujourd’hui, celles que franchissent ou qu’essaient de franchir celles et ceux qui portent les revendications de genre, d’environnement ou de corruption : ces trois « questions » – comme autrefois la « question sociale » – expriment des contradictions qui sont devenues dangereuses pour l’être de la société ; un travail « politique » d’arrimage de ces questions à l’ordre constitutionnel est à l’oeuvre avec, par exemple, la référence à l’article 15 de la Déclaration de 1789 pour fonder le droit à la transparence et le statut de lanceur d’alerte ; et un travail d’écriture constitutionnelle de ces questions avec, par exemple, la proposition de la Convention citoyenne pour le climat d’inscrire à l’article 1er de la constitution que « La République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et lutte contre le dérèglement climatique. » Cette lutte pour la transformation de ces « questions » en droits constitutionnels témoigne de l’importance politique de cette inscription qui, par la force propre ou magique du droit, trans-forme la figure du citoyen, la fait devenir autre.
B. La diffusion des exigences constitutionnelles hors de l’Etat
La constitution sociale est enfin au principe d’une rupture radicale dans la représentation de la « chose commune » : là où la constitution politique a pour objet l’État, la constitution sociale a pour projet la société des individus. Ce glissement est également la conséquence logique du contrôle de constitutionnalité. Parce que le juge constitutionnel est saisi de lois relatives à la famille, au travailleur, au consommateur, au malade, aux étudiants, au téléspectateur, à l’administré, il est, en effet, nécessairement conduit à poser ce que le doyen Vedel appelait « les bases constitutionnelles » des activités sociales et privées des individus et non plus seulement les bases constitutionnelles de l’activité des hommes politiques. La constitution n’est donc plus constitution de l’État, mais constitution de la société, puisque toutes les activités des individus saisies par le droit peuvent être rapportées à la constitution.
Indirectement mais nécessairement, la constitution sociale emporte des effets « disruptifs » tant sur le domaine d’application de la séparation des pouvoirs que la portée de la garantie des droits. Tant que l’objet de la constitution est réduit à l’État, l’exigence de séparation posée par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ne porte que sur les pouvoirs d’État : les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Mais si la constitution a pour champ la société, l’exigence de séparation s’applique à tous les pouvoirs à l’œuvre dans la société : les pouvoirs économique, médiatique, religieux,… ; elle peut être entendue et étendue aux institutions de la sphère sociétale. L’enjeu est, en effet, déterminant pour la démocratie. En d’autres termes, ceux de Michaël Walzer par exemple, une société est faite de différentes sphères qui chacune repose sur un principe qui lui est propre et la distingue des autres. L’exigence constitutionnelle est alors d’empêcher qu’une des sphères domine toutes les autres et/ou qu’un principe d’une sphère soit imposé comme le principe de toutes les autres sphères. Et, pour éviter un tel glissement, il faut assurer l’autonomie de chaque sphère ; et, comme chaque sphère est mise en mouvement par une institution qui lui est propre, il faut organiser l’autonomie des institutions les unes par rapport aux autres. Car cette autonomie est la garantie que chaque institution pourra remplir la fonction qui est la sienne dans la dynamique démocratique.
La constitution sociale déploie également le principe de garantie des droits inscrit à l’article 16 de la Déclaration de 1789 hors de l’Etat. Dans le cadre de la constitution politique, il appartient aux organes de l’Etat – Parlement, Juridictions – d’assurer cette garantie. Dans le cadre de la constitution sociale, l’objectif de garantir les droits s’impose à toutes les sphères de la société. Dans la sphère économique par exemple, les entreprises doivent être organisées non seulement dans le but de produire mais dans le but de produire en respectant les droits constitutionnels – droit à la santé, liberté d’expression, … – et en particulier le droit des citoyens- travailleurs à participer à égalité avec les citoyens-détenteurs du capital à la détermination de la politique de l’entreprise
En d’autres termes, le concept de constitution sociale signifie que les principes constitutionnels, la séparation des pouvoirs et la garantie des droits, ne se limitent pas à la sphère étatique mais se diffuse dans l’ensemble de la société, dans l’ensemble des sphères sociales ; que la citoyenneté ne s’arrête pas aux portes de la société ; qu’elle continue à se déployer au-delà de l’Etat, dans tous les espaces sociaux. Et cette notion de la constitution portée par le constitutionnalisme social est de nature à dire ce qu’il en est des configurations politiques contemporaines.
Dominique ROUSSEAU, Professeur émérite de droit public Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Membre honoraire de l’Institut universitaire de France
[1] Karl Marx, La Question juive, Paris, UGE, 1968, p.16.
[2] Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », in Libre, n° 7, Paris, Payot, 1980.
[3] Albert Camus, L’Homme révolté, La Pléiade, 2008, p. 79.
[4] Voir la publication des Rencontres de Reims, in Centre d’Etudes des relations internationales, Faculté de Droit de Reims, 1974.