Le contrôle judiciaire d’un amendement constitutionnel sur le pouvoir des juges – Israël et le cas de la « raisonnabilité »

Suzie NAVOT.

Introduction : Une brève histoire constitutionnelle d’Israël

Israël est un pays relativement jeune, mais la particularité de la démocratie israélienne est unique. Lors de l’établissement de l’État en 1948, il fut proclamé dans sa Déclaration d’Indépendance que l’instauration des institutions élues et pérennes de l’État « serait réalisée conformément à la Constitution qui sera adoptée par l’Assemblée constituante élue… ».

En effet, une assemblée constituante, chargée d’élaborer une Constitution pour l’État d’Israël, a bien été élue en 1949 et le nom de « Première Knesset » lui fut attribué. Elle s’investit en long et en large dans la mise en place d’une Constitution. Mais vu une opposition coriace à l’idée même d’une Constitution, les débats furent voués à l’échec et l’assemblée constituante a été dissoute avant qu’une Constitution ne soit établie. Pour compenser ce manque, la Knesset adopte une décision de compromis surnommé la « décision Harari »[1] précisant que la Constitution serait élaborée « chapitre par chapitre » – en d’autres termes, étape par étape – et chacun de ces « chapitres » serait considéré et nommé Loi fondamentale. L’ensemble de ces lois formerait ainsi la Constitution de l’État.

Ce compromis constitutionnel persiste jusqu’à nos jours. En 1992, presque toutes les Lois fondamentales relatives aux institutions israéliennes ont été adoptées, à l’exception de la section sur les Droits de l’Homme qui fut source de divergences au sein de la Knesset. Finalement, en 1992, Israël parvint à adopter deux lois fondamentales, cruciales en matière de droits de l’homme : la Loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté, ainsi que la Loi fondamentale sur la liberté d’occupation professionnelle.

L’adoption de ces deux lois fondamentales a marqué un changement capital dans le droit constitutionnel israélien et a été surnommée la « révolution constitutionnelle». Voici les modifications apportées. Dans son arrêt de 1995, concernant l’affaire Bank Mizrahi[2], la Cour suprême, qui siège également en tant que Haute Cour de Justice, reconnaît le statut constitutionnel des lois fondamentales – un statut qui se place « au-dessus des lois » et permet de restreindre le pouvoir de la Knesset. Quant à la Cour, elle détient le pouvoir d’appliquer ces restrictions grâce au contrôle de constitutionnalité des lois. Même si la Cour suprême, a conféré aux lois fondamentales un « statut constitutionnel » celles-ci peuvent être modifiées à la majorité simple. Elles sont toujours promulguées suivant la même procédure que les lois ordinaires, rendant ainsi leur adoption ou modification particulièrement aisée. Il n’existe aucun mécanisme spécifique pour légiférer une loi fondamentale ni une majorité qualifiée nécessaire pour sa modification. Bien qu’elle ne soit pas une « Constitution » au sens traditionnel du terme, comme celles observées dans d’autres démocraties, elle parvient, cependant, à imposer certaines limites au pouvoir du gouvernement. Si une loi ordinaire enfreint de manière disproportionnée les droits garantis par l’une des lois fondamentales – la Loi fondamentale de la dignité humaine et de la liberté, par exemple – la Cour suprême d’Israël, de par son pouvoir de contrôle sur la constitutionnalité des lois, peut juger la loi inconstitutionnelle.

I. L’érosion démocratique en Israël : son origine

Au cours de ces dernières années, de nombreux pays à travers le globe ont été témoins d’une tendance visant « l’érosion démocratique », un processus de déclin qui s’accompagne d’une ascension du populisme et de ses figures de proue. Les chars dans les rues ont disparu. La mort, lente et sournoise, des démocraties ne se résume pas à un jour ou à une loi. Les démocraties d’émiettent progressivement, ciblées par des leaders populistes qui, une fois parvenus au pouvoir par des moyens démocratiques, vont exploiter la loi pour ce faire[3].

Or, la structure Constitutionnelle d’Israël est déjà fragile, donc, tout particulièrement vulnérable aux dangers de l’érosion démocratique. Elle se retrouve à l’opposé de certaines démocraties qui bénéficient de dispositifs et d’instruments spécifiquement conçus pour distribuer et limiter l’autorité politique et communément désignés « checks and balances » ou encore « freins et contrepoids ». Citons, par exemple, l’adoption d’une Constitution rigide, difficile à modifier, qui sauvegarde les droits de l’homme, la nature du régime et les règles du jeu démocratique. Dans de nombreux pays, le pouvoir législatif est bicaméral ; parfois, un droit de veto sur la législation est accordé au président de l’État ou, encore, une structure fédérale permet de décentraliser le pouvoir gouvernemental ; en Europe, il convient de noter l’instauration d’organisations et de tribunaux internationaux, notamment la Cour européenne des droits de l’homme. Tous ces « outils » servent de « freins et contrepoids » visant à limiter le pouvoir absolu du gouvernement.

En Israël, cependant, aucun de ces dispositifs n’existe. Israël, en fait, est le seul pays libre qui ne dispose d’aucun moyen de décentralisation du pouvoir politique. Le Parlement (la Knesset) compte 120 membres et il suffit de 61 membres pour changer toutes les « lois fondamentales » d’Israël – il ne faut pas plus pour changer la structure du régime, l’autorité des tribunaux, devenir un État non démocratique, ou limiter, voire « supprimer » tous les droits de l’homme. Une simple majorité de coalition de 61 membres et on aboutit au pouvoir absolu en Israël.

Pour ce qui en est de la séparation des pouvoirs, le gouvernement qui, en fait, contrôle le Parlement, détient une énorme tranche de pouvoir. Il dispose d’une coalition majoritaire et exerce, également, une discipline de coalition. Dans la pratique, le gouvernement israélien légifère par l’intermédiaire de la Knesset. Il en résulte que seule la Cour suprême a le pouvoir de limiter le gouvernement. En d’autres mots, La Cour suprême (qui est aussi le Tribunal de justice d’Israël ou la Haute Cour de justice) est en réalité la seule institution capable de limiter ce pouvoir absolu. Il n’est donc guère étonnant que, dans le cadre du gouvernement actuel, l’autorité et l’indépendance de la Cour suprême soient mises à mal.

Suite aux élections du mois de novembre 2022 et à la formation d’un nouveau gouvernement dirigé par le Premier ministre Netanyahu, plusieurs propositions législatives ont été introduites, suggérant des modifications profondes du système judiciaire. Celles-ci visent à réduire les pouvoirs du système judiciaire en accordant à la coalition un contrôle absolu sur la nomination des magistrats au sein de tous les tribunaux. Ces propositions s’inscrivent dans le cadre de la stratégie de « réforme judiciaire » du Gouvernement, qui cherche à réduire de manière significative le pouvoir de la Cour suprême.

Le projet a été concrétisé lorsque le président de la Commission de la Constitution, du Droit et de la Justice de la Knesset (« la Commission de la Constitution ») a présenté et promu plusieurs propositions de loi soutenues par la coalition et destinées à mettre en œuvre des changements drastiques qui répondraient au projet du Gouvernement.

Cette réforme judiciaire comprend cinq enjeux essentiels :

  •  Une « clause dérogatoire » proposée par le gouvernement et qui permettrait à une majorité de la Knesset (61 membres) d’adopter – de nouveau – une législation déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême. A l’aide de cette clause dérogatoire, la Knesset, avec la majorité précitée, pourrait rétablir une loi annulée par la Cour suprême. En plus, la coalition, cherchant à limiter le pouvoir de contrôle judiciaire de la législation, permettrait à l’ensemble des juges de la Cour suprême d’annuler une loi avec une majorité de 80 % de ses membres uniquement (la version originale du projet de loi appelait à un consensus complet de tous les juges).[4] Cela signifie que les décisions judiciaires relatives à l’annulation des lois seraient assez rares et, dans ce cas, la Knesset serait toujours à même d’annuler de telles décisions. Ainsi, la Knesset détiendrait le pouvoir absolu lui permettant de promulguer n’importe quelle loi, même en cas de violation extrême des droits humains fondamentaux.[5]
  • La coalition a proposé d’accorder l’immunité du contrôle judiciaire à toute   « loi fondamentale », même si elle a été légiférée selon le même processus parlementaire que toutes les autres lois. La seule différence entre une loi ordinaire et une loi fondamentale résiderait dans le titre de la loi. Cette réforme permettrait à une majorité parlementaire simple de voter n’importe quelle loi, la qualifiant de « Loi fondamentale », ce qui la mettrait à l’abri de tout contrôle judiciaire.
  •  Le plan du gouvernement avait précisé que l’avis des conseillers juridiques ministériels ne devait pas contraindre le gouvernement ou les ministres et ces derniers avaient la possibilité de recourir à une représentation privée plutôt qu’à celle du procureur général de l’État.[6] En outre, la nomination des conseillers juridiques par le gouvernement pour l’ensemble des ministères reposerait davantage sur un choix politique personnel plutôt que sur un mécanisme d’appel d’offres ouvert et transparent.
  •  La coalition a décidé de supprimer la possibilité pour le juge de contrôler toute décision du gouvernement ou de tout ministre sur la base du motif d’irraisonnabilité. [7] Cette partie de la réforme a été adoptée par la Knesset en tant qu’amendement à la Loi Fondamentale sur le Pouvoir Judiciaire et ce point constitue l’axe de cet article.
  •  Le dernier élément essentiel tient au changement dans la composition de la commission de nomination des juges, précisant qu’il appartient aux personnalités politiques de nommer les juges.[8] La coalition vise l’obtention d’une majorité au sein de cette commission pour ainsi attribuer au gouvernement un contrôle absolu sur la sélection des magistrats au sein de tous les tribunaux israéliens, y compris les juges de la Cour suprême. Pour la coalition, il s’agit d’un point crucial dans son ordre du jour. Elle a d’ailleurs déclaré qu’elle ne tiendrait pas compte de la convention d’ancienneté (c’est-à-dire nommer le juge le plus ancien de la Cour suprême comme Président de la Cour) – convention qui a justement motivé la commission jusqu’à présent, bien que non mentionnée de manière formelle et explicite dans la loi.

Ces propositions partagent plusieurs caractéristiques communes. Tout d’abord, elles évoquent les actions des gouvernements populistes de Pologne et de Hongrie, illustrant le phénomène de « capture démocratique ». En particulier, elles soulignent la priorité accordée à la prise de contrôle des systèmes judiciaires comme première mesure. [9] Deuxièmement, le gouvernement israélien, souhaitant disposer d’un pouvoir illimité, prévoit une clause dérogatoire accompagnée d’une disposition mentionnant que la Cour suprême ne pourrait pas annuler une loi fondamentale, ce qui éliminerait à terme toutes les restrictions imposées par la législation. L’abolition du critère de raisonnabilité implique l’impossibilité pour la Cour suprême de réviser les décisions gouvernementales, même si celles-ci sont irrationnelles ou corrompues. Troisièmement, presque toutes les institutions publiques actuellement professionnelles, neutres, objectives et indépendantes, seraient politisées. La nomination des juges serait prise en charge par des personnalités politiques, ce qui signifie un contrôle politique imposé aux tribunaux tandis que les conseillers juridiques des divers ministères seraient nommés et révoqués par les ministres. En d’autres termes, l’initiative de la réforme judiciaire du gouvernement ne cherche pas seulement à inverser la « révolution constitutionnelle » des années 1990, mais aussi à éliminer les mécanismes des contrôles institutionnels sur le pouvoir du gouvernement qui se sont progressivement établis en Israël en l’absence d’une Constitution formellement établie.

II. L’amendement relatif à la raisonnabilité

En Juillet 2023, un premier volet de cette « réforme » – qualifiée en Israël de « Coup d’État du régime » par ceux qui s’y opposent – a été adopté par la Knesset. Cette première partie constitue un amendement à la Loi fondamentale du pouvoir judiciaire, qui réglemente l’activité des tribunaux en Israël et leur autorité. Voici ce que dit l’amendement[10] : « Nonobstant ce qui est précisé dans la présente loi fondamentale, ceux qui ont l’autorité judiciaire conformément à la loi, y compris la Cour suprême en sa qualité de Haute Cour de Justice, ne peuvent pas discuter le caractère raisonnable de la décision du gouvernement, du Premier ministre ou d’un autre ministre et ne peuvent pas émettre d’ordonnance à ce sujet ; dans cette section, « décision » signifie toute décision, y compris en matière de nomination ou une décision de s’abstenir d’exercer une quelconque autorité ».

Le gouvernement a le devoir d’agir de manière raisonnable et dans l’intérêt public. C’est ce que la Cour suprême a statué au fil des années. Cela signifie que la Cour peut examiner si une décision, prise par un ministre ou même par le gouvernement, a été adoptée après avoir étudié les faits et les considérations pertinentes et entendu les avis professionnels relatifs à cette même décision. En Israël, conformément au droit en vigueur, le tribunal n’intervient dans les décisions administratives que lorsqu’elles sont jugées « extrêmement déraisonnables ». En d’autres termes, le gouvernement ou les ministres peuvent prendre des milliers de décisions variées, mais la Cour interviendra lorsque des considérations substantielles n’ont pas été suivies ou que celles-ci font l’objet d’un déséquilibre radical.

En fait, le « test » de la raisonnabilité est un « outil » qui permet au tribunal de veiller à ce que des décisions prises par le gouvernement et les autorités soient appropriées et pertinentes. Tandis que le gouvernement a l’obligation d’agir raisonnablement, de justifier ses décisions et d’agir à partir de considérations rationnelles, il appartient au tribunal d’assurer le bon déroulement de cette obligation. Jusqu’à présent, le tribunal n’a fait un usage très mesuré et restreint de ce « test ». [11]

Selon l’amendement de la Loi fondamentale, notons, par exemple, la carte blanche que détiendraient le gouvernement et les ministres en matière de nominations et de révocations. Le gouvernement pourra licencier tous les « veilleurs » du système tels que le procureur général, le procureur de l’État, le commissaire, le chef de l’armée et les chefs des services de sécurité. Le gouvernement sera également à même de nommer des personnes indignes ou même corrompues. Par conséquent, le gouvernement sera à même de désigner des individus non sur la base de leur compétence professionnelle mais plutôt en vertu de leur loyauté. Le seul critère de nomination risque de devenir la fidélité envers celui chargé de la nomination. Au lieu de « gardiens » dévoués à l’intérêt public, à l’intégrité et à une gestion saine, nous pourrions nous retrouver avec des « gardes du corps » dont la loyauté est avant tout acquise aux ministres.

Rappelons qu’un gouvernement, déterminé à agir de manière juste et équitable dans l’intérêt de ses citoyens, n’a pas à craindre la raisonnabilité. Ce test de raisonnabilité qui limite le pouvoir du gouvernement, jusqu’à présent, n’a été utilisé par le tribunal que dans des cas très rares et très extrêmes. Seul un gouvernement qui viserait peut-être la prise de décisions extrêmes, infondées, corrompues ou arbitraires, devrait s’alarmer face à cette intervention judicaire.

Le déroulement de l’adoption de cet amendement à la Loi fondamentale relative au Pouvoir judiciaire, destiné à libérer le gouvernement et ses ministres de l’obligation d’agir de manière raisonnable, mérite une attention particulière. Devant les écrans de télévision, les citoyens israéliens ont assisté à une procédure expéditive, marquée par son agressivité et sa brutalité, révélant une absence totale de volonté d’entendre les intervenants devant la commission constitutionnelle de la Knesset.  Il était manifeste que le gouvernement ne cherchait ni dialogue ni compromis avec l’opposition, encore moins à réviser le projet de loi proposé. Une fermeture totale au débat était évidente : les voix de centaines de milliers de manifestants, des figures de proue de la Tech, ainsi que des leaders économiques et financiers, étaient ignorées. Les appels des professionnels de la santé, des scientifiques, des juristes, des avocats, des recteurs et des académiciens de renom ne trouvaient pas d’écho. De même, les avertissements émis par les responsables, actuels et anciens, des services de sécurité, les officiers supérieurs de l’armée et les réservistes de diverses unités militaires étaient systématiquement écartés. Rien de tout cela n’a empêché le gouvernement d’adopter une loi qui a radicalement modifié le système constitutionnel israélien. Dès cet amendement adopté, il a été soumis, à la Cour Suprême.

III. La décision de la Cour Suprême – le cas de raisonnabilité

A. La divulgation de l’avant-projet de jugement

En septembre 2023, pendant plus de treize heures, les quinze juges de la Cour suprême d’Israël se sont penchés sur ce cas d’une portée historique. Bien que les débats de la Cour aient déjà été diffusés en direct par le passé, il semblait que, pour la première fois, une majorité d’Israéliens saisissait pleinement l’enjeu juridique qui se déroulait. Dans les mois qui ont suivi le lancement de la « réforme judiciaire », une grande partie de la population a bénéficié d’un véritable cours intensif sur le fonctionnement de leur système démocratique, sa signification et les risques inhérents à un gouvernement qui aspire à un pouvoir illimité.

La décision relative à la notion de la raisonnabilité a été rendu publique le 1er janvier 2024, [12] bien que l’événement concernant ce cas ait commencé quelques jours plus tôt. Le 27 décembre 2023, un avant-projet du jugement a été divulgué aux médias, une action qui va à l’encontre de la philosophie et de l’éthique de la Cour suprême. Elle a miné le sentiment de collégialité entre les juges et les personnes qui travaillent avec eux au sein même du tribunal. Cette même fuite, s’est produite alors que la conclusion du verdict touchait presqu’à sa fin, tandis que certains juges avaient déjà eu le temps de se référer aux positions exprimées par d’autres juges. Cette bavure a été utilisée pour présenter le tribunal comme étant une autre arène de dissensions et luttes politiques, car le résultat de la décision publié par les médias était : « 8 contre 7 ». Curieusement, avant même l’annonce de la décision finale, les commentateurs de l’actualité se sont lancés dans l’élaboration de schémas illustrant la répartition présumée des « pouvoirs » au sein de la Cour, transformant ainsi le verdict en un prétendu affrontement idéologique entre la droite et la gauche. Une semaine plus tard, la décision finale a été publiée.

B. Analyse du jugement

Le jugement de la raisonnabilité marque un tournant historique et dramatique dans le système juridique israélien. Le verdict qui s’étale sur 743 pages révèle que treize juges parmi les quinze ont tranché que le pouvoir de la Knesset de promulguer des lois fondamentales était limité. En outre, pour la première fois depuis la création de l’État, la Cour suprême a annulé une loi fondamentale (à la majorité de huit voix contre sept). La décision prévoit que la Knesset a des pouvoirs limités lorsqu’elle promulgue ou modifie des lois fondamentales. L’une des limites, similaire à la doctrine de « l’amendement non constitutionnel de la Constitution », souligne que la Knesset n’a pas le droit de causer un grave préjudice aux valeurs fondamentales d’Israël en tant qu’État « juif et démocratique ». Au cas où la Knesset le ferait, la Cour suprême est autorisée à intervenir et même à invalider une loi fondamentale. Bien qu’il s’agisse d’une décision basée sur des jugements du passé, le tribunal israélien n’avait jamais invalidé une loi fondamentale en raison de son contenu. Dans l’un de ces cas, publié lors de ces dernières années, la présidente sortante de la Cour, la juge Hayut, avait déclaré que « lorsqu’il y a violation sans précédent de l’État de droit, des recours sans précédent sont nécessaires ». [13]L’arrêt concernant l’annulation de l’amendement de la raisonnabilité, montre que ces mots sont également vrais aujourd’hui.

La décision de huit juges contre sept est que l’amendement à la Loi fondamentale devait être annulé. La majorité des juges a conclu que cet amendement enfreint le principe de séparation des pouvoirs et le principe de l’État de droit, exemptant les organes les plus influents du pays — notamment le Premier ministre et les ministres — de leur obligation d’agir de manière raisonnable. En pratique, cet amendement place le gouvernement et les ministres au-dessus de la loi et empêche tout examen judiciaire des actions ministérielles jugées déraisonnables. Aux yeux des juges, il s’agit d’une violation grave du principe de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs, pierres angulaires de la démocratie.

La présentation du verdict dans les médias, comme s’il s’agissait d’une décision « serrée » (8-7), est trompeuse. [14]Car en ce qui concerne les questions cruciales, celles tournées vers l’avenir, la majorité diffère nettement et se révèle bien plus solide. Il ne s’agit pas d’une simple opposition entre « libéraux » et « conservateurs », loin de cette dichotomie réductrice.

Deux questions essentielles sont à relever dans cet arrêt. Premièrement, le tribunal est-il autorisé à annuler une loi fondamentale lorsqu’elle porte atteinte grave aux valeurs fondamentales de l’État ? Secundo, dans le cas présent, faut-il annuler l’amendement de la raisonnabilité ?

Sur la première question, relative au pouvoir de la Haute Cour de Justice d’annuler de nouvelles lois fondamentales ou des amendements aux lois fondamentales, le résultat de l’arrêt est décisif : 13 juges sur 15 ont établi que la Cour détient le pouvoir de contrôle judiciaire des lois fondamentales ainsi que la compétence d’intervenir dans les cas exceptionnels et extrêmes. Il faut rappeler que cette même compétence n’est pas explicitement inscrite dans la loi, mais une grande majorité de juges, qui dépasse l’appartenance au camp conservateur ou libéral, estime que cette autorité est bel et bien présente. Il convient de souligner que, d’après la position du gouvernement durant l’examen de l’affaire, il était clairement établi qu’il n’existait aucune marge pour un contrôle judiciaire. Si « La Knesset fait une erreur, le peuple la remplacera lors des élections ». Il s’avère que la majorité des juges de la Cour suprême ont rejeté cette position et que la Knesset est ainsi limitée dans sa capacité à promulguer des lois fondamentales.

Le débat qui traite de l’opinion de la majorité face à celle de la minorité porte uniquement sur la question de savoir si, dans le cas concret, l’amendement à la raisonnabilité nuit gravement à la démocratie israélienne. Le cas actuel représente-t-il un « cas extrême » qui nécessiterait une intervention ? Une majorité de 8 juges le pense. 7 juges estiment qu’il n’est pas nécessaire d’intervenir dans cette législation, bien que certains d’entre eux, comme mentionné, aient affirmé que la compétence quant à l’intervention relative aux lois fondamentales existe. Cependant, il y a divers autres moyens d’interpréter l’amendement, afin que la Cour puisse quand même intervenir en cas de décisions déraisonnables du gouvernement. Un examen approfondi des verdicts des sept juges minoritaires opposés à l’invalidation de l’amendement montre que quatre d’entre eux n’ont pas annulé la loi, mais ont souligné qu’ils lui accorderaient une interprétation qui la viderait plus ou moins de son contenu, ce qui permettra au tribunal d’intervenir dans des décisions manifestement déraisonnables du gouvernement et de ses ministres.

Je traiterai brièvement du débat autour des trois questions essentielles soulevées dans la décision.

1. Le pouvoir constituant de la Knesset a-t-il des limites ?

La première question débattue par tous les juges était de savoir si le pouvoir constituant de la Knesset (celui destiné à promulguer des lois fondamentales) est limité. Ou, en d’autres termes, est-il possible d’inscrire dans une loi fondamentale tout ce qui vient à l’esprit du législateur ? Les lois fondamentales, comme déjà mentionné, se substituent à la Constitution de l’État d’Israël (il s’agit de chapitres). Ce sont des lois dotées d’un statut normatif supérieur. Si la réponse à cette question est positive, il s’avère que le pouvoir de la Knesset est pratiquement illimité. Si la réponse est négative, la légifération des lois fondamentales par la Knesset est limitée, et dans ce cas, il convient de mettre en évidence les limitations.

La position de la majorité des juges sur cette question soutient que le pouvoir constituant de la Knesset se limite à une législation fondamentale qui ne porte pas atteinte aux caractéristiques de l’État d’Israël en tant qu’État « juif et démocratique ». Le pouvoir de la Knesset « en sa qualité d’autorité constituante » est limité et il ne lui appartient pas de rejeter l’identité nucléaire d’Israël. Dans ce contexte, il a été souligné que « notre structure constitutionnelle n’est pas complète et l’on pourrait envisager que des extensions et ramifications y soient ajoutées à l’avenir, mais ces deux piliers – le pilier juif et le pilier démocratique – ont été placés il y a longtemps. La négation de l’un d’entre eux conduirait à l’effondrement de la structure entière ».[15]

Il a également été déterminé, il y a quelques années, dans l’affaire Hasson, par une majorité de 9 juges sur 11, que le pouvoir constituant de la Knesset découlait du peuple,[16] à travers la « Déclaration d’indépendance » qui confère le travail d’élaboration de la Constitution à une « Assemblée constituante élue » qui définit Israël comme un État juif et souligne clairement sa nature démocratique (en tant qu’État qui garantirait l’égalité des droits et le plein exercice des libertés pour ses citoyens). Par conséquent, il a été déterminé dans le cas Hasson que la possibilité d’adopter une décision constitutionnelle qui porterait atteinte aux « éléments constitutifs » de l’État « ne relève pas de l’autorité fondatrice conférée à la Knesset ». [17] Cette limitation s’applique aussi bien à une nouvelle loi fondamentale qu’à l’amendement porté à une loi fondamentale existante. En outre, il a été précisé que vu le stade où se trouve le processus constitutionnel, cette limitation de l’autorité constituante est réservée à « des cas où une loi fondamentale nie ou contredit directement les caractéristiques « nucléaires » qui façonnent la définition minimale » de l’État d’Israël comme étant un État juif et démocratique.

Dans l’affaire de la raisonnabilité, Hayut, la présidente de la Cour suprême à l’époque, a réitéré que l’autorité de la Knesset, en sa qualité de pouvoir constituant, est limitée aux caractéristiques nucléaires de l’État en tant qu’État juif et démocratique. Tous les juges siégeant à ce débat ont adhéré à cette position, à l’exception des juges Solberg et Mintz. Parmi les 13 juges formant la majorité, diverses formulations ont été adoptées, reflétant la diversité des perspectives sur l’ampleur de la limitation et ses origines.

La position du juge Grosskopf est particulièrement intéressante puisqu’elle confère au pouvoir constituant un certain nombre de limites dont « l’interdiction de l’abus du pouvoir constituant ». Cette limitation découle d’un « devoir public de confiance » imposé à la Knesset. La seconde limitation porte sur « l’interdiction d’abuser de la compétence de l’autorité constituante ». Cette limitation n’a pas encore été appliquée dans la jurisprudence israélienne. Elle est interprétée par la présidente Hayut comme une situation de « négation du caractère juif et démocratique » de l’État d’Israël. Selon le juge Grosskopf, la négation du caractère juif et démocratique est un exemple « non exhaustif » de limitation et il souligne que « le contenu intégral des limitations imposées à la Knesset, comme autorité constituante, est une question qui n’a pas encore été débattue jusqu’au bout ». [18]

Le juge Stein a présenté une opinion originale en affirmant que la source des limitations de l’autorité constituante de la Knesset était la Déclaration de l’Indépendance. A ses yeux, une loi fondamentale qui porte atteinte aux valeurs de la Déclaration de l’Indépendance est nulle puisqu’elle embrasse bien plus d’éléments qu’un État juif. Ainsi, selon l’approche de Stein, les principes de justice et de liberté, donc les fondements des valeurs démocratiques, font partie des limitations imposées à la Knesset lors de la législation de lois fondamentales. De plus, la Déclaration souligne l’importance du principe de l’égalité. Par conséquent, conformément à l’approche du juge Stein, une loi fondamentale qui porte gravement atteinte à l’égalité est également nulle. Il s’agit d’une approche relativement nouvelle qui n’apparaît pas chez les autres juges. [19]

Comme mentionné, seuls deux juges, le juge Solberg et le juge Mintz, ont déclaré que la Knesset avait un pouvoir illimité lorsqu’elle promulgue des lois fondamentales, malgré la procédure identique pour promulguer les lois.

Le juge Solberg a justifié sa position en affirmant qu’une « détermination qui fait état de l’existence d’une certaine limitation du pouvoir constituant, et d’un tribunal habilité à faire respecter cette limitation, annule « de facto » le principe démocratique fondamental de la souveraineté du peuple par l’intermédiaire de ses représentants élus. […] Dans un processus de dévaluation rampante, la démocratie « substantielle » rongerait lentement la démocratie « formelle »… Cette tendance est inacceptable pour moi. Même si nous acceptons que la démocratie « essentielle », sous la forme des « valeurs fondamentales du système », est « l’âme » de la démocratie, cette « âme » a besoin d’un corps vivant, vital, créatif et vibrant, au sein duquel il peut se développer. La démocratie, au sens fondamental et simple, permet au « peuple » de s’exprimer, même de dire son « dernier mot ».[20]

Au-delà des caractéristiques politiques contenues dans cette opinion, soulignons que la position de Solberg privilégie le principe de décision majoritaire même dans la mesure où celui-ci peut se transformer en tyrannie de la majorité.

Il convient également de souligner la manière dont les juges majoritaires ont abordé les points de vue divergents, notamment ceux exprimés par la minorité en ce qui concerne la première question relative aux limites du pouvoir constituant. À titre d’exemple, la réaction du juge Grosskopf à l’argumentation du juge Solberg se présente de la manière suivante. « Selon notre système politique, la majorité du peuple ne peut pas décider de l’expulsion de la minorité. Il ne peut pas décider d’une violation arbitraire des droits individuels. La majorité actuelle du peuple ne peut pas non plus perpétuer son statut de majorité à l’avenir … Et, bien entendu, ce ne sont là que des exemples extrêmes pour décrire les limitations imposées à la volonté de la majorité du peuple. Désormais, la volonté de la majorité du peuple n’est pas toute-puissante et de toute façon on ne voit pas clairement dans quel sens le peuple est tout-puissant »[21].

Comme mentionné, 13 autres juges, dont le juge Elron, estimaient que la question n’était pas du tout mûre pour une prise de décision et qu’il existe des restrictions sur le pouvoir constituant de la Knesset. Les avis de chacun de ces treize juges, se réfèrent à des sources différentes et diverses relatives à ces limitations. Certains ont soulevé les limitations provenant des caractéristiques nucléaires de l’identité de l’État, d’autres ont mentionné « le système constitutionnel dans son ensemble – la création de l’État, la déclaration, la décision Harari, l’histoire, etc…

Même les avis des juges de la majorité ne sont pas unanimes quant à la source de la limitation, mais, celle-ci semble moins importante car la conclusion est la même : treize juges de la Cour suprême, parmi les quinze, ont convenu que le pouvoir de la Knesset de promulguer des lois fondamentales est limité. Le dénominateur commun entre les positions des juges concernant la nature de la restriction tient à son contenu qui est lié aux valeurs de l’État d’Israël comme juif et démocratique, sauf le juge Elron qui limite le pouvoir de la Knesset en matière de droits de l’homme. En d’autres termes, l’écrasante majorité du tribunal a estimé que la Knesset ne pourra promulguer une loi fondamentale qui porterait atteinte à l’identité de l’État d’Israël en tant qu’État juif et démocratique.

Suite à la décision établissant l’existence des limitations imposées au pouvoir de la Knesset, la question se pose de savoir qui est autorisé à superviser la Knesset au cas où elle outrepasserait son autorité.

2. La Cour suprême est-elle autorisée à annuler une loi fondamentale lorsque la Knesset outrepasse son pouvoir constituant ?

Cette question a reçu l’approbation de treize juges sur quinze. En réalité, il incombe à la Cour de veiller au respect des limitations imposées à la Knesset. Par conséquent, dans l’éventualité où cette dernière excèderait ses prérogatives, la Haute Cour de Justice est habilitée à invalider une loi fondamentale dont la législation dépasse les compétences autorisées.

Il convient de noter que le pouvoir même d’invalider des lois fondamentales n’est pas explicitement écrit noir sur blanc. Néanmoins, une large majorité de juges, qui dépasse d’ailleurs la scission des camps conservateurs et libéraux, estime que cette autorité existe. Les juges minoritaires ont souligné l’absence d’une source évidente. Le juge Mintz, par exemple, a noté que techniquement, cette autorité ne se trouve explicitement inscrite, nulle part. « J’ai regardé et je n’ai pas trouvé. Les choses sont claires et évidentes : il n’existe aucune source d’autorité qui permette à cette Cour de discuter de la validité d’une loi fondamentale et encore moins de l’invalider. Je n’ai trouvé, ni dans la documentation abondante qui nous a été soumise, ni dans les opinions de mes collègues, aucune réponse satisfaisante à une question aussi fondamentale, essentielle et nécessaire qui devrait être la base de tout débat juridique comme celui-ci ».[22]

La déclaration selon laquelle la Haute Cour a le pouvoir d’annuler les lois fondamentales est peut-être la déclaration la plus importante de l’arrêt et celle qui est en fait tournée vers l’avenir. C’est un précédent d’importance historique. Non seulement la disqualification de la Loi fondamentale est dramatique. En fait, il existe une détermination claire et un précédent concernant les limites du pouvoir constituant.

Au niveau du cas concret, comme déjà mentionné, les juges de la Cour ont décidé à la majorité de huit voix contre sept d’invalider l’amendement. Selon l’opinion majoritaire, l’amendement viole le principe de séparation des pouvoirs et place le gouvernement et les ministres au-dessus de la loi. Il bloque toute possibilité de débat devant les tribunaux sur les allégations à caractère déraisonnable. Aux yeux des juges, il s’agit d’une violation grave du principe de l’État de droit et du principe de séparation des pouvoirs, l’un des principes fondamentaux de la démocratie.

3. L’ensemble de la « réforme » proposée devant la Cour

Le droit Constitutionnel comparé, qui traite de l’érosion démocratique, révèle la difficulté de trouver un exemple se rapportant à un seul événement constitutionnel qui écraserait la démocratie d’un seul coup. Les recherches comparatives approfondies sur cette question démontrent que la démocratie s’érode à partir d’un processus lent et progressif, lorsque chacune des lois, en elle-même, ne répond pas nécessairement au critère du « dommage fatal à la démocratie ». Cependant, lorsque les mesures sont examinées ensemble, d’un point de vue cumulatif, le tout dépasse la somme de ses parties. En fin de compte, c’est cette érosion démocratique – à travers une série de mesures juridiques – qui entraîne un changement fondamental dans le régime du pays, qui, en perdant sa démocratie libérale, devient une démocratie populiste et autoritaire.

La protection de la démocratie nécessite d’y veiller et d’empêcher toute dérive, autant que possible et avant que l’érosion de la démocratie ne devienne une distorsion irréparable. Le droit comparé montre que l’utilisation d’outils démocratiques et constitutionnels exploités en vue d’atteindre des objectifs antidémocratiques, s’active au ralenti et de manière mesurée, étape par étape, dans le cadre d’un plan quasi prémédité comme un « plan opérationnel » pour les régimes populistes.

L’érosion démocratique provoquée par des changements constitutionnels pose un défi au contrôle judiciaire puisqu’elle est axée sur un changement constitutionnel spécifique, celui dont la Cour est l’objet. Toutefois, dans une période marquée par une érosion démocratique, l’examen isolé d’un changement, sans considérer le « tableau d’ensemble », s’avère particulièrement problématique et entrave l’évaluation précise du risque qui pèse sur la démocratie.

La question la plus fascinante dans l’affaire de la raisonnabilité, celle qui ne s’est jamais posée auparavant en Israël, concerne « le tableau d’ensemble » : la Cours doit-elle examiner uniquement l’amendement qui lui est soumis ou est-elle autorisée à considérer le projet présentée par le gouvernement dans son ensemble ?

Dans ce dossier, les requérants ont demandé de procéder à l’étude de l’amendement dans le contexte général de la « réforme judiciaire ». Ils ont exhorté la Cour à intervenir et empêcher que soit portée atteinte aux principes de la démocratie selon ce qu’on appellerait la « tactique du salami ». Dans sa prise de position, la conseillère juridique du Gouvernement a plaidé pour une évaluation globale de l’amendement et a fait référence à toutes les intentions du gouvernement en affirmant : « Les actions concrètes de la coalition et les déclarations de ses dirigeants, y compris un plan détaillé présenté par le ministre de la Justice en janvier 2023, montrent que nous nous trouvons au cœur d’un vaste mouvement visant à provoquer un changement fondamental de régime au sein de notre système juridique, en supprimant le mécanisme de « freins et contrepoids » qui limitent l’autorité gouvernementale »[23].

La majorité des juges ont estimé qu’il suffisait d’examiner l’amendement en lui-même pour que ses conséquences, profondes et destructrices sur le principe de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit, conduisent à sa disqualification. Quatre juges (dont deux en position minoritaire en faveur de l’annulation de l’amendement), dont les juges Wilner, Elron, Kasher et Amit, ont spécifiquement évoqué la position des requérants et de la conseillère juridique du gouvernement et sa demande d’examiner l’amendement, à la lumière des différentes actions de la coalition.

La juge Wilner a rejeté l’argument selon lequel la constitutionnalité de l’amendement devait être examinée dans le contexte de la réforme juridique proposée dans son ensemble. Voici ce qu’elle a écrit : « Il faut complètement rejeter l’argument des requérants et de la conseillère juridique du gouvernement selon lequel même si l’amendement en soi ne nie pas fondamentalement la démocratie, sa constitutionnalité doit être examinée dans le contexte de la réforme juridique proposée dans son ensemble…. Dans le cadre de l’examen de la question juridique qui nous est soumise, il n’y a pas de place pour la prise en considération des idées, des propositions de législation et des actes du gouvernement qui ne seraient pas encore mûrs… Comme nous le savons, seul un « produit fini » devrait être présenté à cette Cour »[24].

Le juge Elron, dans une position similaire, écrit qu’il « est donc très difficile d’exprimer une opinion sur la constitutionnalité d’une future législation, ou d’un corps de législation future, dont le contenu n’est pas encore clair »[25].

Le juge Kasher a même consacré un titre au débat de cette question : « Contexte large », « Salami », « Arbres et forêt », « pente glissante ». Après avoir examiné l’ensemble du plan de réforme, il note qu’en fait, l’amendement s’inscrit dans un mouvement plus vaste « qui, même en ce qui concerne ses autres composantes, on pourrait dire… qu’ils ne sont pas sans conséquences pour la démocratie israélienne. » Cependant, il suggère de considérer l’amendement comme faisant partie d’une réforme plus large, uniquement du point de vue « public » et non pas sur le plan juridique.[26]

Par contre, le juge Amit, a été le seul juge de l’opinion majoritaire et même du panel, prêt à adopter l’argument prônant « le tableau dans son ensemble », même si dans ce cas, selon lui, ce n’était pas nécessaire. Il écrit que « L’amendement qui nous est présenté constitue un seul amendement « découlant » de l’avant-projet d’une initiative qui traite d’une série d’amendements supplémentaires tels la refonte de la composition de la commission de nomination des juges, le pouvoir de la Cour de procéder à un contrôle judiciaire des lois fondamentales et de veiller à la législation primaire ordinaire. Cette approche peut légitimement être perçue comme justifiant un tableau d’ensemble des amendements proposés […] L’examen de l’amendement à la loi, notamment dans le contexte de l’ensemble des amendements proposés … révèle indubitablement qu’il ne s’agit là que d’une étape dans tout un tissu législatif qui modifierait de manière profonde (et peut-être irréversible) le système de freins et contrepoids de notre système ».[27]

Il ajoute et souligne également que « Les requêtes que nous examinons aujourd’hui sortent de l’ordinaire et soulèvent la question de savoir s’il s’agit uniquement d’une modification de la Loi fondamentale… À l’instar d’un scientifique en laboratoire, absorbé par l’observation minutieuse d’une boîte de Pétri sous son microscope, nous pourrions négliger de considérer l’ensemble des boîtes en attente d’analyse. Comme souligné précédemment, focaliser notre attention juridique sur une unique boîte de Pétri équivaut à l’image d’un aveugle tâtonnant autour de la trompe d’un éléphant, risquant ainsi de perdre de vue le tableau d’ensemble de l’objet d’étude ». [28]

Même s’il était le seul à vouloir examiner cette idée, en fin de compte, le juge Amit n’en avait pas besoin. Il écrit : « À mon avis, la loi actuelle, en soi, porte déjà atteinte à un certain nombre de noyaux démocratiques, comme indiqué ci-dessus. C’est pourquoi je pense qu’il est nécessaire de réétudier la question ».[29]  

En conclusion, trois des quatre juges qui ont examiné le contexte général de la réforme judiciaire ont rejeté la possibilité même de l’utiliser dans le cas présent et probablement à l’avenir également.

L’expérience comparative montre que le noyau de l’État en tant que démocratie ne s’effondre pas à cause d’une seule loi, mais risque bien l’érosion due à une série de processus – dont le principal serait un changement qui porterait atteinte à l’autonomie judiciaire et à l’autorité judiciaire. Dans ce verdict, la majorité fait largement référence au danger éventuel qui résulterait d’un affaiblissement du pouvoir de la Cour.

On pourrait considérer cela comme l’étude d’un tableau d’ensemble contenant toutes les répercussions destructrices de l’amendement de la raisonnabilité à l’égard des valeurs démocratiques. Mais il ne s’agit pas là d’un examen du « tableau d’ensemble ». Car l’examen des dangers imminents qui découleraient de l’amendement constitue la révision concrète de cette composante uniquement et, dans ce même contexte, l’examen des dangers prévus en raison de ce même amendement, même si ceux-ci sont très vastes et touchent de nombreux points. L’argument relatif au tableau d’ensemble vise à examiner l’annulation de la raisonnabilité dans une perspective large, cumulative, d’une manière qui dépasserait l’amendement lui-même, dans un contexte plus vaste de la réforme et de ses objectifs.

4. Conclusion

L’opinion majoritaire a établi que l’amendement à la Loi fondamentale relative au Pouvoir judiciaire, violait la séparation des pouvoirs, l’État de droit et déchargeait en fait le Premier ministre et les ministres de leur devoir d’agir raisonnablement. Une majorité de juges a soutenu l’autorité du contrôle judiciaire des lois fondamentales au cas où la Knesset outrepasserait son pouvoir constituant – il s’agit d’un précédent historiquement significatif.

Le verdict démontre que les citoyens du pays n’ont été pas les seuls à manifester dans les rues pendant plusieurs mois en vue de défendre la démocratie. Il s’avère que la majorité des juges de la Cour suprême ont également décidé de la protéger contre la tyrannie de la majorité. La décision courageuse, fondatrice et peut-être la plus importante de l’histoire du pays, affirme tout d’abord que le pouvoir de la Knesset est limité. Cette dernière ne peut promulguer aucune loi fondamentale à sa guise. Elle ne peut pas abolir ou porter gravement atteinte à l’essence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique. Et si tel est le cas, la Cour Suprême est autorisée à intervenir et à invalider la Loi fondamentale. L’étiquette de « Loi fondamentale » n’accorde pas à la Knesset l’immunité contre l’intervention de la Cour Suprême, compte tenu de l’intolérable facilité de promulguer des « Lois fondamentales » qui sont censées être les chapitres de la Constitution. Lorsque les juges écrivent que la Knesset est limitée, ils parlent en réalité du « gouvernement ». C’est lui qui, dans la pratique, contrôle haut la main les lois de la Knesset, grâce à la majorité de la coalition.

Au-delà de l’annulation de cet amendement, il existe dans ce verdict une définition claire et sans précédent concernant les limites du pouvoir constituant. La Knesset est limitée dans son autorité constituante et la Haute Cour de Justice détient le pouvoir d’invalider les lois fondamentales en raison de leur contenu.

La décision est également capitale au sens du contrôle judiciaire du gouvernement. Le gouvernement a demandé un pouvoir illimité qui lui permettrait de licencier à sa guise ou nommer toute personne de son choix personnel à des postes élevés. Pour ce faire, le gouvernement s’est créé – en modifiant la raisonnabilité – une sorte d’immunité. Une telle démarche s’est heurtée à un mur puisque la Cour suprême a statué qu’éliminer le « test » de la raisonnabilité et rendre le gouvernement tout-puissant, sans critique de ses décisions, constitue une grave violation des valeurs de l’État.

Les conséquences de cette décision sont plutôt énigmatiques pour l’avenir. Les juges seront toujours là pour protéger la démocratie, pour autant que leur indépendance, leur professionnalisme et leur autonomie vis-à-vis des facteurs politiques soient préservés. Mais l’arrêt précédent met également en lumière une autre facette non moins critique : l’importance de renforcer les règles constitutionnelles, en limitant le pouvoir gouvernemental et en régulant les relations entre les autorités.

Suzie NAVOT

Professeure titulaire de droit constitutionnel et vice-présidente (recherche) de l’Institut de la démocratie israélienne.

NB : Dans le cadre de ce commentaire, elle remercie Sapir Paz pour son aide à la recherche.


[1] Le texte de la décision Harari est le suivant : “La première Knesset charge la commission de la Constitution, des lois et de la justice de la tâche de préparer une Constitution pour l’État. Cette Constitution consistera en des chapitres séparés, chacun constituant une loi fondamentale propre. Ces chapitres seront présentés à la Knesset… et tous les chapitres seront réunis et formeront la Constitution de l’État”. Pour lire de plus sur le débat Constitutionnel, voir Claude Klein, La démocratie d’Israël (Seuil 1997). 

[2] HCJ 6821/93 United Mizrahi Bank v. Migdal 49(4) PD 221 (1995). Différents extraits de cet arrêt ont été traduits en anglais et publiés dans, 31 Israeli Law Review (1997), p.754.

[3] Pour plus de details : Michael W. Bauer, B. Guy Peters & Others, Democratic Backsliding and Public Administration (2021);  Erica Frantz, Authoritarianism : What Everyone Needs to Know (2018)  ;Erica Frantz, Democracies and Authoritarian Regimes (2019), p. 274-280; Wojciech Sadurski, A Pandemic of Populists (2022) ; Samuel Issacharoff, Democracy Unmoored-Populism and the Corruption of Popular Sovereignty (2023) ;Aziz Huq and Tom Ginsburg, “How to Lose a Constitutional Democracy,” 65 UCLA Law Review 78 (2018), p. 137–141, voir : https://tinyurl.com/yc8fjyvk ; Yascha Mounk, The People Vs. Democracy : Why Our Freedom Is In Danger And How To Save It (1982) ; Steven Levitsky & Daniel Ziblatt How Democracies Die (1972) ;Constitutional Democracy in Crisis (Mark A. Graber, Sanford Levinson & Mark Tushnet eds., 2018), p. 355–376 ; Nancy Bermeo, “On Democratic Backsliding” Journal of Democracy Baltimore 27 (1) (2016).

[4] Acte d’amendement à la Loi fondamentale : le Pouvoir judiciaire (Amendement No. 4) (Révision judiciaire concernant la validité d’une loi.) (Israël) (2023) (en hébreu). Pour la version originale de l’Acte, voir : Projet de loi pour l’amendement à la Loi fondamentale : le Pouvoir judiciaire (Amendement – renforcement de la séparation des pouvoirs) (projet pour débat publié par le président de la Commission de la Constitution, de la Loi et de la Justice, le 17 Jan., 2023) (en hébreu) (Projet pour débat).

[5] Amichai Cohen & Yuval Shany, “Reversing the Constitutional Revolution : The Israeli Government’s Plan to Undermine the Supreme Court’s Judicial Review of Legislation”, Lawfare Blog (Feb. 15, 2023, 9:18 AM), voir : https://tinyurl.com/sb2h6vmv.

[6] Projet de loi pour l’amendement de la Loi fondamentale: le Gouvernement (Amendement – Les pouvoirs du gouvernement dans ses affaires juridiques) (Distribué aux membres de la Commission le Jan. 11, 2023) (en hébreu).

[7] Loi fondamentale : le Pouvoir judiciaire (Amendement No. 3). Pour la version originale, voir note supra 4.

[8] Acte d’amendement à la Loi fondamentale: le Pouvoir judiciaire (Amendement No. 3) (Renforcement de la séparation des autorités) (Feb.13, 2023) (en hébreu), Voir : https://tinyurl.com/2p82xmzx.

[9] Huq and Ginsburg, voir note 3. Pour plus de détails, voir également : Frantz, Authoritarianism, voir note 3 ;  Frantz, Democracies, voir note 3 ; Sadurski, voir note 3 ; Issacharoff, voir note 3.

[10] Loi fondamentale : Le Pouvoir judiciaire (Amendement No. 3) (Renforcement de la séparation des autorités), livre de règles 3066

[11] Amichai Cohen, “The Supreme Court Hearing on the Revocation of the Reasonableness Doctrine”, The Israel Democracy Institute (Sep. 7, 2023), voir: https://en.idi.org.il/articles/50753.

[12] HCJ 5658/23 Le mouvement pour la qualité de la gouvernance en Israël v. la Knesset (Jan. 1, 2024).

[13] HCJ 2144/20 Le Mouvement pour la Qualité de la gouvernance en Israël v. le Président de la Knesset (Mar. 25, 2020), au par. 5 de la décision de la Présidente (à l’époque) Hayut. 

[14] Voir, pour exemple, la différence en ce qui concerne le narratif autour de l’histoire du verdict, dans les médias : Netta Seroussi & Nitsan Shafir, « La Haute Cour annule l’amendement de la raisonnabilité », Globes (Jan. 1, 2024, 19:22), voir : https://tinyurl.com/4s5ez3mh ; Gilad Morag, Moran Azulay, & Tova Tzimuki, « Pour la première fois dans l’histoire, la Cour suprême annule un amendement à la Loi fondamentale : Dans une décision 8-7, la cour renverse la tentative du gouvernement d’annuler la clause de raisonnabilité, affirmant que cela pourrait entraver le contrôle judiciaire ‘même dans des décisions gouvernementales extrêmes et déraisonnables’ » Ynet (Jan. 1, 2024, 22:43), voir : https://tinyurl.com/mtyebh72.

[15] HCJ 5555/18 Hasson v. la Knesset (Jul. 8, 2021), au par. 18 de la décision de la Présidente (à l’époque) Hayut.

[16] Sur le pouvoir constituant voir : Claude Klein,Théorie et pratique du pouvoir constituant (1966).

[17] Hasson, voir note supra 15,au par. 27-29 du verdict de la présidente (à l’époque) Hayut.  

[18] Le mouvement pour la qualité de la gouvernance en Israël, voir note supra 12, au par. 19 du verdict du juge Grosskopf.

[19] Pour exemple, le cas du juge Stein, concernant une législation interdite telle que la loi qui vise à favoriser une personne ou une entité spécifique que les législateurs souhaitent honorer, HCJ sur la raisonnabilité, la probabilité, ci-dessus : Le mouvement pour la qualité de la gouvernance en Israël, voir note 12, au par. 54 du verdict du juge Stein.

[20] Ibid. Voir note supra 12, au par. 72 du verdict du juge Solberg.

[21] Le mouvement pour la qualité de la gouvernance en Israël, voir note 12, au par. 17 du verdict du juge Grosskopf.

[22]  Ibid. Voir note 12, au par. 7 du verdict du juge Mintz.

[23] Ci-mentionné : réponse de la conseillère juridique au Gouvernement au Le mouvement pour la qualité de la gouvernance en Israël, voir note 12, au par. 22 du la position de la conseillère (Sep. 3, 2023).

[24] Ibid. Voir note12, au par. 86 du verdict du juge Wilner.

[25] Ibid. Au par. 24 du verdict du juge Elron.

[26] Ibid. Voir note 12, au par. 52 du verdict du juge Kasher.

[27] Ibid. Au par. 106 du verdict du juge Amit.  

[28] Ibid. Au par. 107 du verdict du juge Amit.

[29] Ibid. Voir note12, au par. 109 du verdict du juge Amit.