Le crépuscule du Prométhée moderne de la Ve République

Alexandre VIALA.

Si nous devions nous en tenir aux apparences, nous aurions de quoi nous réjouir des débats actuellement en cours au Palais Bourbon et les regarder comme l’indice heureux d’une parlementarisation de la Vème République. Voilà en effet une chambre de députés que la division en trois blocs politiques et onze groupes parlementaires rend particulièrement représentative. Nul besoin de réclamer, pour certains, le retour de la proportionnelle ni même, pour d’autres, de revendiquer le saut vers la VIème république. Voici même cette chambre libre de ses mouvements face à un Premier ministre ayant renoncé, pour l’adoption du budget, à l’usage de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. Au point que cette même assemblée se trouve en passe de confectionner ce que les médias surnomment désormais un « budget Frankenstein » contenant tout et son contraire comme en atteste, par exemple, cet amendement qui supprime le gel du barème de l’impôt sur le revenu dans lequel se sont mêlées les voix des députés de La France insoumise avec celles du groupe Droite Républicaine ! Ou encore cet autre amendement qui remplace l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) par un impôt sur la fortune improductive (IFI) et rassemble un arc de voix qui s’étend du Rassemblement national au Parti socialiste mais suscite l’opposition de la gauche radicale. Qui est donc le docteur Frankenstein à l’origine de cette imprévisibilité parlementaire dont résultent, pour l’adoption d’une même loi, des majorités de circonstance plus ou moins baroques en fonction des dispositions soumises au vote ? Il faut rappeler que dans la littérature d’où il provient, Frankenstein n’est pas le monstre mais celui qui l’a conçu. Il n’est pas un objet et derrière le « budget Frankenstein », plane l’ombre d’un sujet qui est à l’origine du monstre. Quelle est la source de ce parlementarisme dérationalisé dans lequel trône une assemblée qui ressemble à un champ de mines sur lequel peut voler en éclats, à tout instant, le gouvernement de Sébastien Lecornu ? N’ayant conclu avec les oppositions aucun deal susceptible de le protéger, sinon en s’engageant à suspendre la réforme des retraites par le détour d’une lettre rectificative annexée au Plan de financement de la Sécurité sociale, celui qui vient de renoncer à l’usage du 49 alinéa 3 n’est nullement à l’abri, en revanche, d’une censure spontanée au titre de l’article 49 alinéa 2.

Cette assemblée dont les forces politiques, pour reprendre les mots prononcés par Emmanuel Macron sur le tarmac de l’aéroport de Charm El-Cheikh le 13 octobre dernier, « sont les seules responsables de ce désordre », mérite-elle cette sentence au parfum monarchique, qui résonne comme une forme de déni post-démocratique pour le moins symptomatique de la fameuse dérive présidentialiste si souvent décriée par les commentateurs ? Dérive qui consiste à faire porter la responsabilité du chaos aux membres d’une chambre introuvable et sans majorités dont l’origine la plus immédiate, que nul ne conteste, est la dissolution toujours incomprise du 9 juin 2024. La situation actuelle du chef de l’État, qui ne recueille désormais dans les sondages que 11 % d’opinions favorables, est en effet considérée par la plupart des observateurs de la vie politique française comme le signe d’un régime à bout de souffle miné depuis des décennies par une pratique verticale et solitaire du pouvoir que les constitutionnalistes rangent sous le concept de « présidentialisme ». Si le diagnostic est en partie recevable, il ne rend pas justice, néanmoins, de la spécificité de la seule présidence d’Emmanuel Macron qui aura été celle d’un responsable atypique se livrant sur la classe politique à une expérience disruptive comparable au pari d’un apprenti-sorcier.

L’impasse dans laquelle celui-ci se trouve au crépuscule de son second quinquennat comporte, à cet égard, d’étranges similitudes avec le destin tragique de Viktor Frankenstein. L’histoire de ce personnage de fiction imaginé par Mary Shelley dans son roman gothique écrit au début du XIXème siècle est celle d’un savant suisse qui prétend être en mesure de créer la vie[1]. Instruit des nouvelles avancées de la science de son époque, ce « Prométhée moderne » décide, dans son laboratoire, d’engendrer une créature humaine en utilisant des lambeaux de cadavres. Mais celle-ci n’accède à la vie que sous la forme d’un être repoussant que son ingénieur tentera de fuir puis de tuer, avant de mourir d’épuisement. Conscient du rejet qu’il suscite à l’égard de ses semblables, le monstre mettra lui-même fin à ses jours. L’ascension politique d’Emmanuel Macron, auteur d’un livre-programme au titre éloquent, Révolution[2], est une nouvelle illustration, toute chose égale par ailleurs, de cette fièvre prométhéenne propre à la nature humaine dont Marie Shelley scrutait la part sombre dans son récit épistolaire. S’émancipant de son aîné François Hollande qu’il empêcha de se représenter pour un second mandat présidentiel, Emmanuel Macron s’évertua méthodiquement, en 2017, à transcender le clivage entre la gauche et la droite pour engendrer une formation politique initialement baptisée En marche puis Renaissance. « Renaissance » non pas d’une créature faite de morceaux de chair humaine mais renaissance d’un nouveau monde, post-politique, conçu sur les décombres de partis dits « de gouvernement » (Parti socialiste à gauche et Les Républicains à droite) qui entamaient alors, au début de l’aventure du jeune candidat à l’élection présidentielle, leur lent déclin.

Ce faisant il incarnait, par une forme d’arrogance épistocratique, la victoire du « cercle de la raison » en installant au centre de l’échiquier politique l’idée selon laquelle il n’existe aucune alternative raisonnable au libéralisme économique et à la politique de l’offre. Le fait de revendiquer une telle alternative n’était plus regardé comme l’expression légitime d’une opinion politique différente mais comme la négation irrationnelle d’une évidence. Tel sera plus tard le sort réservé aux opposants à la réforme des retraites de 2023 que le gouvernement présenta comme la conséquence objective de la nécessité de réduire le déficit des comptes publics. Cette dissimulation d’un pouvoir se présentant comme la manifestation rationnelle d’un savoir n’avait pas d’autre objectif que de tuer dans l’oeuf le débat politique dès lors que quiconque s’opposait aux réformes de l’exécutif était réputé nier la vérité et perdait, par voie de conséquence, toute aptitude à voir ses propres arguments pris en considération. La frustration démocratique qui découlait de cette rhétorique ne pouvait conduire qu’à la relégation des oppositions dans les marges de la radicalité. De là résulte aujourd’hui, avec une particulière ampleur depuis la dissolution du 9 juin 2024, la polarisation du débat démocratique dont l’incapacité actuelle des députés à trouver des compromis est une des conséquences majeures.

Cette hubris technocratique des débuts du macronisme eut surtout pour effet immédiat d’accélérer la disparition du clivage entre la droite et la gauche et son remplacement par un affrontement entre le centre et les extrêmes qui deviendra la source de la tripartition actuelle de l’Assemblée nationale. L’histoire montrera qu’en vidant les formations modérées de leur substance républicaine pour en faire Renaissance, Emmanuel Macron ne fit qu’affaiblir les défenses immunitaires de la démocratie que seule peut garantir l’existence d’une confrontation agonistique entre des partis de gouvernement qui se considèrent mutuellement comme des adversaires. Au lieu de quoi, en créant les conditions d’un antagonisme entre le centre et les pôles radicaux du spectre politique respectivement incarnés par le Rassemblement National et la France Insoumise, Emmanuel Macron a favorisé l’émergence de trois blocs qui se regardent comme des ennemis.

En puisant la sève « raisonnable » des partis de gouvernement pour concevoir un bloc central qui a fini par rétrécir de scrutin en scrutin, le Prométhée moderne de la Vème république a non seulement élagué le chemin d’une hypothétique accession, dangereuse pour la démocratie, du Rassemblement National au pouvoir mais il a surtout, pour l’heure, contribué à la fragmentation d’une représentation nationale dont les mâchoires se sont refermées sur ses relais parlementaires au Palais Bourbon. Cernés par les deux blocs extérieurs au « socle commun », les députés de la majorité présidentielle sont désormais menacés de ne pas survivre à une nouvelle dissolution. Le chef de l’État, qui voulait en 2017 transformer la classe politique et tenter de dépasser le clivage dont elle était structurée depuis longtemps, est aujourd’hui rattrapé par celle-ci comme en atteste la situation inconfortable de son Premier ministre, condamné à obtenir des compromis avec les oppositions et à suspendre, pour arracher une non-censure, la seule réforme structurelle du macronisme que fut le recul de la limite d’âge pour revendiquer le droit à la retraite. Cette ultime tentative d’un pouvoir acculé traduit l’échec d’une expérience hasardeuse dont l’auteur était animé par une vaine utopie : celle d’un consensus technocratique débarrassé des clivages politiques. Ce en quoi, en dernière analyse, la crise actuelle n’est pas une crise institutionnelle ni une crise de régime. C’est une crise conjoncturelle et politique imputable à l’absence de majorité parlementaire et dont la leçon est très simple : le clivage entre la droite et la gauche, depuis 1962, est la substance de la vie politique française. Nul ne peut impunément le changer de façon artificielle par le détour d’une stratégie électorale dont les gains ne peuvent être récoltés qu’à court terme mais dont les conséquences peuvent être hélas durables. Aucun laborantin qui manipule le vivant n’ignore le risque qu’implique l’idée de succomber à la tentation de Prométhée.

Alexandre VIALA

Professeur de droit public à l’Université de Montpellier


[1] M. Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne », (1818), trad. J. Ceurvorst, Classiques-Le livre de Poche, Librairie générale française, 2009.

[2] E. Macron, Révolution, Paris, XO Editions, 2016.