Philippe Blachèr.
Crise politique, crise de régime, crise de foi dans les institutions… Quelles que soient les appellations, les observateurs constatent un essoufflement du régime constitutionnel qui n’avait jamais connu une telle remise en question. Si la Constitution de 1958 offre – encore -quelques solutions (après la nomination, pour la deuxième fois en quatre jours de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, il ne restera qu’une dissolution ou une démission présidentielle) pour colmater ponctuellement la crise politique, rien ne garantit, au regard de l’éclatement des forces politiques et de la faiblesse des partis politiques traditionnels, que la prochaine échéance présidentielle ne suffise à rétablir un fonctionnement harmonieux et apaisé des pouvoirs publics.
La réforme du quinquennat a précipité le système politique dans une fuite en avant : le présidentialisme – cette domination institutionnelle sans faille du chef de l’Etat élu au suffrage universel – s’est renforcé. Il faut pourtant en revenir à ce paradoxe : la puissance du chef de l’Etat réside moins dans les compétences qui lui sont reconnues par le droit que dans la croyance collective qu’il doit être au centre du pouvoir. Or, aujourd’hui on s’aperçoit – parfois avec étonnement ou stupéfaction – que, d’une part, la marge de manœuvre présidentielle est étriquée (car les prérogatives dont il dispose sont limitées) et que, d’autre part, une crise de confiance frappe l’institution censée incarner l’Etat (et du même coup, fragilise l’autorité de l’ensemble des pouvoirs publics).
Le fonctionnement régulier des pouvoirs publics repose sur un Premier ministre fort. On a tendance à l’oublier puisque la pratique présidentialiste appliquée jusqu’en 2022 (sauf en cohabitation) a mis en lumière le locataire de l’Elysée au détriment de celui de Matignon. Les observateurs se sont focalisés sur les prérogatives présidentielles en expliquant, selon différentes théories ou slogans, que le chef de l’Etat gouvernait par le truchement de son gouvernement. Mais cette explication ne fonctionne plus : le logiciel présidentialiste n’est plus adapté pour décrire les transformations du système politique français. Car si l’on en revient au droit tel qu’il s’accomplit (indépendamment de toute acrobatie intellectuelle tentant de faire surgir derrière l’action du chef de gouvernement la figure tutélaire du président de la République), c’est au Premier ministre que la Constitution confie le soin de déterminer et de conduire la politique de la Nation (art. 20), d’être à l’initiative des projets de loi (art. 39), de préparer un budget, de fixer le rythme des travaux parlementaires en sollicitant, par différentes procédures comme le vote bloqué ou la convocation d’une commission mixte paritaire, une accélération des débats à l’Assemblée nationale et au Sénat (art. 43, 44, 45). Le Premier ministre dispose – à côté de celui du président – d’un « domaine réservé » (Guy Carcassonne, Revue Pouvoirs, « Le Premier ministre et le domaine dit « réservé », 1997, p. 65) s’agissant des arbitrages budgétaires et des relations avec le Parlement. Sans lui, le président de la République est un « roi nu ». Ce dernier doit se concentrer dans ses missions tournées vers l’international et la défense nationale. Ni plus ni moins.
Parmi les solutions préconisées pour sortir de la crise, aucune proposition visant à renforcer l’institution primo-ministérielle ne semble émerger. Tout est centré sur la présidence de la République. Or une démission présidentielle serait-elle la meilleure réponse ? Elle ne ferait que repousser la recherche d’une solution constitutionnelle durable pour sortir par le haut de la crise que traverse la France depuis l’émergence du gouvernement minoritaire en juin 2022. Elle ouvrirait une période de campagne électorale précitée et surtout elle se fonde sur l’idée que le nouveau locataire de l’Elysée disposera – quoiqu’il en coûte – d’une majorité de députés pour gouverner. Or, qu’on le déplore ou non, le temps du présidentialisme est probablement révolu. Les indicateurs sont tous là pour le démontrer. Et pourtant, parmi ceux qui s’opposent nombreux sont ceux qui n’aspirent qu’à … se présenter à une élection présidentielle anticipée.
Sans changer la Constitution, les acteurs du jeu politique doivent modifier le logiciel de la Ve République pour redonner au Premier ministre les moyens de gouverner et pour instaurer un fonctionnement parlementaire du régime, à l’image de ce qui se pratique partout en Europe. L’exemple aurait dû venir d’en haut : comme le réclament les professeurs Denis Baranger et Olivier Beaud dans une Tribune du journal Le Monde (en date du 10 octobre 2025), « Emmanuel Macron ne doit plus se comporter comme l’homme fort du régime ». Le président de la République aurait dû renoncer à choisir le Premier ministre, démissionnaire quelques jours plus tôt, et à composer, un dimanche soir à l’Elysée, le gouvernement, inévitablement voué à tomber par une censure parlementaire.
Pourtant, l’institution du Premier ministre apparait bien comme la clef de voute du système politique. Il est indispensable pour établir le lien entre les institutions politiques et l’appareil administratif. En particulier, il porte le Gouvernement au Parlement et se présente comme un « rouage indispensable » (Jean Massot) pour l’Etat. C’est donc lui – et lui seul – qui peut rechercher des compromis, éventuellement apprécier les conditions du déclenchement du droit de dissolution de l’Assemblée nationale et, de manière générale, gouverner. Tant qu’il sera l’homme du Président, la Ve République dépérira.
Philippe Blachèr, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3