L’expérience d’un parlementaire pour l’instauration d’un recours effectif contre l’indignité

Jean-Pierre SUEUR.

J’ai été trois fois député et je vais terminer mon troisième mandat de sénateur. Je suis membre depuis 22 ans de la commission des lois du Sénat, que j’ai d’ailleurs eu l’honneur de présider. Et je suis toujours très préoccupé par cette question de la surpopulation carcérale.

Alors que nous parlons dans ce colloque, il y a aujourd’hui 71 669 détenus pour 60 715 places, ce qui veut dire que le taux d’occupation dans 48 maisons d’arrêt est de 150% et dans 7 d’entre elles il est de 200 %.  Il y a donc 1830 personnes qui dorment sur un matelas à même le sol dans des cellules de 9 mètres carrés où se trouvent 3 personnes, ce qui induit des conditions de vie et d’intimité déplorables, comme vous pouvez l’imaginer.

Pourquoi ce sujet est-il urgent ? Parce que, comme l’a dit il y a longtemps Robert Badinter, la condition pénitentiaire est la principale des causes de la récidive. Et comment peut-on imaginer que dans le contexte que je viens d’évoquer, des personnes pourraient bénéficier au cours de leur séjour en prison des conditions de la réinsertion.

Pourtant, quelque chose s’est passé dans ce pays qui a été assez étonnant. Lorsqu’il y a eu le Covid, on a libéré beaucoup de personnes et le taux d’occupation est tombé à 100%. Or, on n’a pas constaté, de ce fait, une augmentation de la criminalité.

Donc, il y a derrière cela des idées toutes faites en vertu desquelles il faudrait qu’il y ait le maximum de personnes en prison pour que la société soit en paix et que, par conséquent, chaque détenu doit rester en prison jusqu’au dernier jour. C’est, hélas, un discours qui est malheureusement majoritairement reçu, entendu et partagé.

Alors je vais vous dire comment le parlementaire que je suis a vécu les choses sur un sujet comme celui que nous évoquons dans ce colloque.

Il aura fallu 8 ans de procédure devant les tribunaux jusqu’à la condamnation historique de la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme ( CEDH ) le 30 janvier 2020 – on en a parlé largement -, pour que l’Observatoire International des Prisons (OIP) obtienne que le droit à la dignité dans les prisons soit reconnu de manière réelle par la loi. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) , le Conseil Constitutionnel, vous le savez, a censuré le second alinéa de l’article 144-1 du Code de procédure pénale et a dit que les parlementaires et gouvernants avaient jusqu’au 1er mars 2021 pour voter une nouvelle loi permettant aux personnes placées en détention provisoire de faire respecter le droit d’être incarcérées dans des conditions qui ne violent pas la dignité humaine.

Donc il y a eu une injonction assez rare du Conseil Constitutionnel qui a donné un délai pour qu’une loi soit votée. Le 30 janvier 2020, c’est la CEDH qui s’est prononcée au terme d’une campagne contentieuse portée par l’OIP, avec le soutien du syndicat des avocats de France et de l’association  des  avocats pour la défense et le droit des détenus. Dans un arrêt historique, concernant 42 requérants, la plus haute juridiction européenne a condamné sévèrement la France, constatant l’existence d’un problème structurel en matière de surpopulation carcérale et exigeant l’adoption « de mesures générales » – les termes sont importants – , visant à réduire le surpeuplement pénitentiaire et à améliorer les conditions matérielles de détention.

Le 8 juillet 2020, prenant acte de cette condamnation, la Cour de cassation a créé en urgence, et en dehors du cadre légal applicable, un mécanisme d’examen des conditions de détention des personnes incarcérées dans l’attente de leur procès en exigeant des magistrats qu’ils tiennent compte de la situation concrète de chacune d’entre elles lorsqu’ils sont amenés à statuer sur leur remise en liberté. En tant que législateur, avec mes collègues, j’ai été alerté à plusieurs reprises par l’OIP suite à la décision du Conseil constitutionnel et j’ai posé au Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, une question d’actualité au gouvernement le 2 février 2021, le délai du Conseil constitutionnel étant fixé au 1er mars.

La question était la suivante :

« Nous sommes donc le 2 février et la question est très simple : « quelles dispositions allez-vous prendre pour que la loi en question soit adoptée pour le 1er mars et à quelle date allez-vous nous présenter un projet de loi ? ». Vous pourrez lire la réponse du ministre. En effet, si je la lis, cela risque d’être un peu long. Il me répond, en substance : « Vous avez tout à fait raison, je suis de ceux qui pensent que l’état de droit se mesure aussi à l’état de nos prisons mais voilà des décennies que nous ne sommes pas au rendez-vous de nos obligations, notamment internationales ».

Je me souviens d’ailleurs avoir beaucoup défendu avec Jean-René Lecerf la loi de 2009 dans laquelle la nécessité de l’encellulement individuel était affirmée, et pourtant, nous n’y arrivons toujours pas et nous en sommes loin !

Alors, Éric Dupond-Moretti me répond « nous allons livrer 7000 places de prison ». Mais derrière cela, il y a cette idée que pour régler le problème de l’indignité en prison et de la surpopulation, on peut se contenter d’annoncer la création future de nouveaux établissements.

Je vous renvoie à toute la littérature qui montre que l’on n’a cessé de créer des prisons depuis 20 ans et que les nouvelles prisons comme les plus anciennes n’ont cessé d’être surpeuplées. Autrement dit, il y a quelque chose de récurent : la construction de prisons loin de faire reculer la surpopulation carcérale la pérennise !

C’est pourquoi je suis sceptique face à ces annonces, d’ailleurs toujours reportées. La priorité est d’abord de restaurer des prisons hyper dégradées. Je pense à celle de Nouméa que j’ai visitée. Il y a des visites qui sont terribles.

Il faut également faire en sorte que l’on arrête de laisser penser que la peine, c’est la détention, alors que la réalité, c’est qu’il y a tout un éventail de peines.

J’ai été maire de la ville d’Orléans. Un jour, il y a le parc principal au centre-ville qui est saccagé. On me dit que ce sont les jeunes de tel quartier périphérique qui ont fait le saccage. On fait une enquête, et on se rend compte qu’en réalité, ce sont des jeunes de la bonne bourgeoisie du centre-ville. Je fais donc venir les parents des 4 adolescents et je leur dis que, soit je porte plainte, soit j’embauche leurs enfants pendant 2 mois au service des espaces verts. Les jeunes sont venus au service des espaces verts pendant 2 mois et, à la fin, sont venus me remercier. Je présente cela comme un exemple parmi quantité d’autres. Il est possible de développer d’autres peines et ainsi de dépeupler les prisons de personnes qui n’ont pas grand-chose à y faire. Je pense que les séjours courts en prison ont un effet délétère car, pour un certain nombre de jeunes, ils leur donnent les recettes et toutes les références et les insèrent dans le milieu de la délinquance, et, par conséquent, ces courts séjours loin d’être utiles sont souvent nuisibles.

Alors, le Garde des Sceaux me dit cette chose étonnante, « j’ai fait un projet de loi, mais je pense que pour aller plus vite, je vais déposer ce projet et l’inclure dans la loi qui arrive qui est le projet de loi relatif au Parquet européen. »

Pour votre information, j’ai déposé il y a 15 jours, une proposition de résolution pour changer le règlement du Sénat par rapport à la mise en application des articles 40 et 45 de la Constitution. Car, de plus en plus souvent, nos amendements sont retoqués en vertu de l’article 40 qui interdit d’augmenter les charges de l’État pour des raisons souvent discutables. Il existe un exemple très célèbre à l’Assemblée nationale, ces derniers jours, où une charge pour EDF a été considérée comme une charge de l’État.

Mais, en outre, le problème le plus compliqué est celui de l’article 45 qui dispose que « tout amendement est recevable s’il présente un rapport, même « indirect », avec l’objet du texte ». Le débat tourne donc autour du terme indirect. Le Conseil constitutionnel, depuis 2010, a changé de jurisprudence et considère qu’il faut en fait un rapport direct avec le texte et que, sinon, il s’agit de cavaliers législatifs.

C’est donc un problème pour les parlementaires, car il est très difficile de faire aboutir une proposition de loi, qui est donc d’origine parlementaire, puisqu’il faut suivre le processus de navette parlementaire. Il faut en effet deux lectures à l’Assemblée nationale et deux lectures au Sénat.

Tandis que pour les projets de loi, vous savez que, dans le précédent quinquennat, ils ont tous été déposés selon la procédure accélérée – sauf un -, ce qui n’est pas conforme à l’esprit de la Constitution. La procédure accélérée n’est en effet justifiée que quand il y a une véritable urgence à voter une loi.

Pour ma part, j’avais une technique que j’ai appliquée une bonne dizaine de fois avec succès. Il s’agissait de transformer une proposition de loi en amendement. Mais je ne peux plus le faire désormais car je sais, et nous savons, que le Conseil constitutionnel risque de déclarer nos amendements comme étant inconstitutionnels.

J’ajoute qu’il peut se passer quelque chose de peu glorieux mais que beaucoup de gouvernements ont appliqué. Je trouve un parlementaire ami et je lui dis « vous allez déposer cette proposition de loi », et comme cela il n’y aura plus besoin de faire une étude d’impact et il ne sera pas nécessaire de demander au Conseil d’État ce qu’il en pense puisqu’il s’agira d’une proposition de loi. Mon collègue François-Noël Buffet, Président de la Commission des Lois, dépose donc un texte, mais qui est quelque peu édulcoré par rapport à ce que demande la Cour européenne des droits de l’Homme.

Je regarde donc ce texte et je reçois un message de Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, me disant « Le respect de la dignité de la personne humaine est un impératif qui ne doit pas être suspendu ou remis à plus tard dans l’attente que l’administration pénitentiaire apporte la preuve de son incapacité à y remédier. Le constat des conditions de détention indignes devrait entrainer une injonction à l’administration pénitentiaire d’y mettre fin par tous moyens. Afin d’assurer l’effectivité  du recours et l’égalité des personnes détenues, la loi doit mettre en place l’ensemble des outils procéduraux permettant au juge de mettre fin à la violation de la dignité des personnes détenues quel que soit leur statut pénal ». Enfin, « la possibilité offerte au juge de procéder à des vérifications au sein d’un établissement pénitentiaire est à saluer et à étendre à tout contentieux qui doit faire l’examen des conditions concrètes de la situation des personnes détenues. Enfin, la mise en oeuvre de ces mesures ne saurait avoir pour effet de porter atteinte aux autres droits fondamentaux du détenu concerné ni permettre directement ou indirectement que cette situation perdure ou soit imposée à d’autres ». Je suis ainsi saisi par la Contrôleure générale d’arguments contre certains aspects du texte de mon collègue.

Le 25 février 2021, voyant que l’échéance approche, je dépose ma propre proposition de loi qui s’appelle « proposition de loi visant à garantir effectivement le droit à la dignité en prison », considérant que la proposition de mon collègue François-Noël Buffet n’est, à cet égard, pas effective.

Quel est le problème ? Premièrement, pour ce qui est des critères de recevabilité de la demande, les allégations ne devront pas obligatoirement figurer dans une requête, elles ne doivent pas non plus être circonstanciées, personnelles et actuelles. Ce que François-Noël Buffet a mis dans sa proposition de loi pour être en conformité avec l’arrêt du 25 novembre 2020 de la Cour de cassation par lequel elle accueille favorablement la description « des conditions générales de détention dans l’établissement pénitentiaire en cause » et censure l’arrêt qui exige de l’intéressé qu’il démontre le caractère indigne de ses conditions personnelles de détention ainsi que les conséquences sur sa santé physique et psychologique.

Dans ma proposition, les allégations devront simplement constituer des indices des conditions de détention indigne et, d’autre part, le juge devra, toujours dans ma proposition de loi, procéder aux vérifications nécessaires et recueillir les observations de l’administration pénitentiaire dans un délai de dix jours. Si le juge estime la requête fondée, il fait connaitre à l’administration les conditions de détention qu’il estime indignes. Puis, il fixe un délai inférieur à dix jours pour agir. Le juge peut alors enjoindre à l’administration pénitentiaire de prendre des mesures déterminées afin de mettre fin aux conditions indignes de détention. Il peut également assortir l’injonction de mesures d’astreinte par jour de retard à l’exécution de ces mesures parce que l’indignité constatée requiert des réactions rapides.

Enfin, j’écris dans ma proposition de loi que l’administration pénitentiaire ne pourra pas transférer le détenu à ce stade. En effet, il s’agirait d’un tour de passe-passe. Un détenu viendrait en remplacer un autre dans des conditions indignes.

Si l’administration n’a pas répondu aux mesures exigées dans un délai inférieur à dix jours, le juge judiciaire serait amené à prendre une décision pour mettre fin aux conditions indignes. Il aurait le choix entre 3 propositions, dans cet ordre :

  • Ordonner la remise en liberté de la personne placée en détention provisoire, décision qui serait assortie d’un contrôle judiciaire ou d’une surveillance électronique.
  • Ordonner un aménagement de peine si celle-ci est éligible à une telle mesure.
  • Ordonner le transfèrement de la personne à condition que cette décision donne lieu préalablement à un examen approfondi de la situation sociale et familiale de l’intéressé.

Tout cela, bien sûr, dans le but d’éviter la solution de facilité du transfèrement.

Au terme d’un débat au Sénat, j’ai déposé 20 amendements pour faire entrer ma proposition de loi dans celle de François-Noël Buffet et je n’ai réussi à avoir un avis favorable et faire entrer dans la loi qu’un seul amendement : par celui-ci, la phrase « le juge peut toutefois décider d’entendre la personne, assistée s’il y a lieu, de son avocat » sera remplacée par la phrase : « le requérant peut demander à être entendu par un juge assisté, s’il y a lieu, de son avocat ». Dans le texte initial, le juge peut entendre la personne requérante alors que, dans le texte finalement adopté, la personne peut demander à être entendue par le juge.

Nous en sommes là. Il y a un texte, et c’est mieux. Mais j’ai refusé de co-signer pour les raisons que je viens d’expliquer le texte initial de François-Noël Buffet. Et je considère que nous ne sommes pas au bout du chemin ; je considère que la loi actuelle n’est pas conforme aux exigences de la CEDH par rapport aux sujets évoqués par Dominique Simonnot et que nous avons repris dans la proposition de loi qui n’a malheureusement été prise en compte que pour seulement un article.

J’en termine en disant que la question sous-jacente est celle de la surpopulation. Car c’est quand même la cause principale de l’indignité des conditions de détention. C’est un sujet sur lequel nous n’avançons pas. Il y a un texte important, rédigé par Jean-Marc Sauvé, ancien Président du Conseil d’État, Francois Molins et d’autres personnes et, ce texte, c’est le rapport final des États généraux de la Justice. Le texte nous dit qu’il y a une impérieuse nécessité de mettre en œuvre une régulation de la population pénitentiaire.

J’ai interrogé récemment Éric Dupond-Moretti à ce sujet. Vous pouvez lire sa réponse : elle porte sur une série de sujets mais pas sur la régulation carcérale !

Une loi a été proposée par le groupe communiste au Sénat, qui présente un seuil de 90% de remplissage à partir duquel doit se mettre en place une procédure pour pouvoir admettre de nouveaux prisonniers.

Il existe aussi des propositions, comme celle de Dominique Raimbourg, visant à mettre en place un numerus clausus en cas d’entrée dans une nouvelle prison pleine à cent pour cent. Le détenu le plus proche de la sortie bénéficie d’une mesure d’aménagement. Cette mesure est sans risque social, puisqu’elle conduit à avancer de quelques jours seulement la sortie. Ces libérations anticipées ne s’appliquent qu’aux maisons d’arrêt et ne concernent ni les criminels, ni les délinquants condamnés à de longues peines. L’important n’est pas de garder les gens jusqu’au bout de leur peine, ce qui entraîne une surpopulation et, souvent, des « sorties sèches ». C’est-à-dire, des sorties sans lien social ou familial, sans emploi… et l’ex-détenu se retrouve sur le trottoir ne sachant pas où est la gare. Il faut tout au contraire se donner les moyens d’accompagner les sortants afin de faciliter la réinsertion et de prévenir la récidive. Il faut également que cela s’accompagne par plus de personnel et une meilleure formation.

Malheureusement, le Garde des Sceaux a déclaré que s’il y avait une surpopulation « c’était bien la preuve que nous ne sommes pas laxistes ». Donc au lieu du réalisme qui consiste à dire de la peine qu’elle n’est pas seulement la détention et à favoriser la réinsertion en prison, ce discours tenu – hélas ! – par les plus hautes autorités de l’État ne permet nullement d’expliquer aux français que ce que je viens de vous dire est le bon chemin.

C’est donc un chantier qui reste ouvert et je vous remercie d’avoir bien voulu m’écouter. Je souhaite conclure en disant que le travail entre les juristes et les parlementaires est dans les sujets comme celui-là tout à fait bénéfique.

Jean-Pierre SUEUR

Sénateur du Loiret

Ancien Ministre