Thomas DUMORTIER.
La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) est une institution nationale de protection et de promotion des droits de l’homme (INDH) au sens où l’entendent les Nations Unies[1]. Elle rend des avis, des études concernant toutes questions relatives aux droits de l’homme, soit sur saisine du gouvernement soit en usant de sa faculté d’auto-saisine[2]. Son fonctionnement réserve une place importante au pluralisme des idées et des opinions : elle est composée d’une soixantaine de membres, pour moitié des représentants de la société civile (ONG, syndicats etc.) et, pour autre moitié, des « personnalités qualifiées ».
Depuis longtemps, la commission est attentive aux conditions de vie dans les prisons. Dans une étude de 2004 consacrée à la question, elle rappelait – ce qui n’est toujours pas une évidence pour tout le monde – qu’une personne incarcérée demeure une « personne humaine » à part entière dont les droits fondamentaux doivent être respectés[3]. Hormis cette étude, elle a publié plusieurs avis sur la prison, dont un avis sur le sens de la peine[4] ou encore plus récemment, le 24 mars 2022, un avis où elle revient sur l’effectivité des droits fondamentaux en prison[5].
Plus encore que sur d’autres thématiques, la CNCDH peine à se faire entendre des pouvoirs publics : la réalité des enjeux est mal connue par l’opinion publique et les blocages politiques pèsent lourd face aux préconisations de la Commission. C’est l’une des raisons pour lesquelles la CNCDH a décidé au début des années 2010 d’intervenir dans le cadre des recours intentés contre la France devant la Cour européenne des droits de l’homme, recours mettant en cause des conditions de détention indigne dans certains établissements pénitentiaires. Elle entendait ainsi activer un levier d’action européen pour contraindre la France à faire évoluer les choses en la matière. A deux reprises[6], la CNCDH a transmis des observations à la Cour européenne, rédigées conjointement avec le Contrôleur général des lieux de privation de liberté
Il s’agissait à chaque fois de mette en avant, d’une part, les conditions de détention déplorables en maison d’arrêt, ou dans les quartiers maison d’arrêt, en fournissant des informations sur le taux d’occupation de ces établissements et l’insalubrité des locaux et, d’autre part, en pointant l’absence de recours effectif pour y remédier. En attirant l’attention sur le problème endémique de la surpopulation carcérale en France, la CNCDH espérait que la Cour prononce un arrêt pilote, comme elle a pu le faire avec l’Italie en janvier 2013[7].
Si la Cour n’a pas rendu à proprement parler un arrêt pilote, elle a toutefois appelé les autorités nationales, dans l’arrêt JMB et autres c. France, à mettre en œuvre des réformes de nature structurelle : la cour a en effet enjoint à la France de prendre des « mesures générales » destinées à résorber la surpopulation carcérale. D’ailleurs, la procédure de supervision de l’exécution de l’arrêt n’est pas la procédure standard mais celle qui appelle une attention particulière du Comité des ministres : la procédure approfondie, décidée par ce dernier lorsqu’il estime qu’un arrêt soulève des problèmes structurels[8].
Le colloque d’aujourd’hui invite à réfléchir à des pistes d’amélioration pour assurer l’effectivité du recours judiciaire introduit par le législateur à la suite de l’arrêt JMB.
S’interroger sur l’effectivité du recours peut faire l’objet d’une analyse sous deux angles distincts : le recours est-il effectif au sens où « est-ce que les détenus placés dans des conditions de détention indignes peuvent s’en prévaloir selon des modalités conformes aux exigences de la CourEDH », telle que la célérité du recours, ou l’indépendance de l’instance en charge de son traitement ? Ou bien l’interrogation pourrait prendre la forme suivante : « est-ce que ce recours permet de remédier à des conditions de détention indignes », autrement dit est-il efficace ?
Pour la CNCDH, ce nouveau recours judiciaire ne représente pas une réponse appropriée aux mauvaises condition de détention. D’abord, en raison d’un certain nombre d’éléments de la procédure elle-même mais surtout, plus fondamentalement, en raison de la solution privilégiée par le législateur : à savoir le transfèrement, qui est une option vouée à l’échec en raison, précisément, de la surpopulation carcérale. Ce sera l’objet de la première partie.
En outre, ces mauvaises conditions de détention s’enracinent en grande partie dans un problème de nature structurelle : la surpopulation carcérale. A vrai dire, la CourEDH le dit elle-même dans son arrêt JMB, lorsqu’elle évoque le redressement approprié dont doit bénéficier un détenu placé dans des conditions de détention indignes : « ce redressement peut, selon la nature du problème en cause, consister soit en des mesures ne touchant que le détenu concerné ou, lorsqu’il y a surpopulation, en des mesures générales propres à résoudre les problèmes de violation massives et simultanées de droits des détenus résultant de mauvaises conditions »[9] (§ 207). Dans une seconde partie, nous évoquerons donc les propositions portées depuis longtemps par la CNCDH pour assurer une déflation carcérale et garantir le respect effectif des droits fondamentaux des détenus.
I. Un recours insusceptible de remédier aux conditions de détention indignes
Autant les modalités du recours, que le transfèrement auquel il peut éventuellement aboutir, ne permettront de remédier aux conditions de détention indignes.
A. Une procédure aux modalités insatisfaisantes
Pour reconnaître qu’un recours est effectif, la Cour européenne exige certaines garanties, en particulier la célérité de la procédure et l’indépendance de l’instance en charge de l’examen de la requête vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. La CNCDH relève que les modalités de la procédure instaurée par l’article 803-8 du code de procédure pénale ne satisfont pas pleinement ces conditions.
D’abord deux mois sont susceptibles de s’écouler entre la réception par le juge de la requête transmise par le détenu et l’intervention de l’administration pour faire cesser, éventuellement, des conditions de détention indignes. Ce délai est évidemment bien trop long s’il est question véritablement de telles conditions. Dans ce cas, il faudrait au contraire une intervention en urgence.
Par ailleurs, durant tout ce délai, le juge est relégué au second plan au profit de l’administration.
D’abord, au stade du premier examen, si le juge estime que les allégations du détenu sont suffisamment circonstanciées, personnelles et actuelles, il sollicite les observations de l’administration. Une fois qu’il a recueilli ces observations, il les confronte à celles du détenu et en tire des conclusions qui, bien souvent, sont alignées sur la ligne de défense présentée par l’administration[10].
Ensuite, en admettant que le juge ait admis le caractère bien-fondé de la requête, il fixe alors un délai à l’administration pénitentiaire pour mettre fin aux mauvaises conditions de détention, sachant que l’administration dispose alors d’un pouvoir souverain d’appréciation, puisqu’elle est « seule compétente pour apprécier les moyens » à mettre en œuvre. L’effectivité de la voie de recours est ici très largement affaiblie par l’absence de possibilité offerte au juge de vérifier a priori que la mesure proposée par l’administration garantit bien le respect de la dignité du détenu.
De manière globale, comme a pu le relever la CNCDH dans son avis de 2022, ce recours est difficile à exercer en raison de son excès de formalisme, en particulier pour des personnes étrangères ou analphabètes, sachant qu’il faut présenter au juge des allégations circonstanciées, personnelles et actuelles pour que la requête soit jugée recevable.
Enfin, la CNCDH déplore que le juge ne dispose pas d’un pouvoir de contrôle a posteriori sur le bien-fondé de la décision éventuelle de transfèrement, sur les conditions de détention de la cellule de destination et sur celles de la cellule de provenance, dans laquelle rien n’interdit, à ce jour, à l’administration de placer un autre détenu.
En restreignant les pouvoirs du juge au profit de l’administration pénitentiaire, la proposition de loi reste largement en-deçà des exigences retenues par la Cour européenne des droits de l’homme, d’autant plus qu’elle présente le transfèrement comme une option susceptible de remédier à ces conditions de détention.
B. Le transfèrement : une réponse inappropriée
L’arrêt JMB c. France n’a pas seulement condamné la France pour l’absence de recours effectif mais, plus fondamentalement, pour les conditions de détention inhumaines et dégradantes des requérants. Or ces conditions de détention sont liées à la surpopulation carcérale qui affecte toutes les maisons d’arrêt et les quartiers maison d’arrêt. Dans ce contexte, le transfert d’un établissement pénitentiaire à un autre ne peut en aucun cas constituer une solution. Or, le législateur le considère comme une option possible.
Si dans un contexte de saturation des capacités d’accueil, l’option du transfèrement devrait être logiquement exclue, il faut aussi dire qu’en lui-même le transfèrement d’un établissement
à l’autre engendre un risque pour le détenu, le risque d’un nouveau « choc carcéral » qui se traduit par une rupture dans le parcours carcéral des détenus concernés et, éventuellement, par une remise en cause de certains droits : notamment le droit à la santé si la personne est engagée dans un parcours de soin, ou encore le droit à la réinsertion pour les personnes qui suivent une formation, travaillent ou préparent un projet d’aménagement de peine.
Le transfèrement éloignera également le détenu de ses proches. D’après la loi, il ne doit toutefois pas porter, « eu égard au lieu de résidence de sa famille, une atteinte excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale ». La CNCDH s’interroge sur le degré d’éloignement constitutif d’une atteinte « excessive », et regrette que cette règle ne soit pas étendue aux personnes en détention provisoire, pour lesquelles l’éloignement ne saurait être jugé moins problématique.
En tous les cas, la perspective du transfèrement ne pourra que dissuader les détenus de signaler de mauvaises conditions de détention, de peur d’être éloignés de leur famille.
Dans la mesure où les conditions de détention indignes sont directement liées à la surpopulation carcérale, les mesures à privilégier devraient être, pour les prévenus, la remise en liberté immédiate, le cas échéant sous contrôle judiciaire ou surveillance électronique ; et pour les condamnés, le prononcé d’un aménagement de peine s’ils y sont éligibles. Il faut donc lutter contre la surpopulation carcérale, comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a elle-même rappelé dans l’arrêt JMB c. France.
II. Lutter contre la surpopulation carcérale
Pour faire face à ce problème endémique, les réponses apportées par le gouvernement paraissent inappropriées. Comme d’autres Etats européens l’ont déjà fait, il convient avant tout de réorienter les priorités des politiques pénales afin de moins incarcérer. Il faudrait aussi mettre en place un mécanisme de régulation carcérale.
A. Des réponses gouvernementales inappropriées
Dans ses observations adressées au Comité des ministres du Conseil de l’Europe en octobre 2022, dans le cadre du suivi de l’exécution de l’arrêt JMB c. France, le gouvernement français indiquait un taux d’occupation des maisons d’arrêt de 140% à la date où la Cour avait statué dans cette affaire. Il mentionnait ensuite la réduction de ce taux lors de l’épidémie de Covid-19. Il admettait ensuite que la population carcérale avait de nouveau augmenté après la crise sanitaire… La situation est en effet la même qu’avant cette crise, voire pire, puisque comme l’indique le gouvernement lui-même, le taux de densité carcérale actuel moyen dans les maisons d’arrêt s’élève à 140,3% (on est passé à 141,3% en janvier 2023). Dans certains établissements, ce taux d’occupation dépasse même les 200%.
Dans son discours de janvier 2023 sur la mise en œuvre des États généraux de la justice, le Garde des Sceaux annonçait de son côté la création de 15 000 places supplémentaires dans les années à venir.
Pour la CNCDH, comme pour la majorité des spécialistes de la question, la résorption de la surpopulation pénale et l’atteinte de l’objectif de l’encellulement individuel ne résulteront pas de mesures immobilières telles que la construction de nouveaux établissements pénitentiaires. L’histoire récente a montré qu’une expansion constante du parc pénitentiaire a même tendance à engendrer une augmentation des taux d’incarcération à long terme. Dans ce sens, en 2019, le Comité pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe avait constaté à propos de la France que, depuis 1991, « malgré l’augmentation constante de la capacité pénitentiaire et l’adoption de nombreuses mesures et législations », « la population carcérale n’a cessé de croître à un rythme toujours plus soutenu ». Et le comité invitait par conséquent le gouvernement français à « tirer les leçons de l’inefficacité des mesures prises depuis trente ans »[11], en le poussant à adopter une stratégie globale destinée à réduire la population carcérale et à prendre des mesures urgentes pour respecter les droits et libertés fondamentaux des personnes incarcérées.
B. Un changement de politique pénale et une régulation carcérale
La surpopulation carcérale est le fruit de plusieurs décennies de politiques pénales marquées par une orientation très répressive. Cela se traduit par une pénalisation d’un nombre toujours plus important de comportements, avec la multiplication de nouveaux délits punissables d’une peine privative de liberté, et par le développement des procédures de jugement accélérées qui sont fortement pourvoyeuses d’incarcération.
Cette répression accrue se traduit aussi par une forte augmentation du nombre de peines d’emprisonnement, par l’augmentation aussi du recours à la détention provisoire, la multiplication des peines dites courtes, l’allongement de la durée des peines, et une faible mise en place des alternatives à l’incarcération. Plus précisément, si ces dernières augmentent également, c’est de manière concomitante à l’augmentation des incarcérations.
Afin de réduire la surpopulation carcérale, il conviendrait de repenser le droit pénal, repenser la place de l’enfermement dans le contrôle social. La CNCDH fait régulièrement des recommandations en ce sens aux pouvoirs publics, notamment :
– de limiter le recours à la détention provisoire ainsi que sa durée ;
– de lancer une réflexion pour supprimer totalement les peines inférieures à 6 mois d’emprisonnement ;
– d’encourager les aménagements de peines ab initio par les juridictions de jugement.
Outre les réorientations de politique pénale que je viens d’évoquer, la CNCDH, à l’instar du CGLPL, estime nécessaire de mettre en œuvre un mécanisme de régulation carcérale qui aurait pour objet d’éviter que tout établissement dépasse un taux d’occupation de 100% : à partir du moment où le taux d’occupation d’un établissement franchirait ce seuil 100%, à chaque entrée de nouveau détenu, correspondrait la sortie d’un autre, sous le contrôle du juge de l’application des peines. Ce mécanisme devrait être inscrit dans la loi afin de s’imposer aux magistrats et à l’administration pénitentiaire.
Pour la CNCDH, et elle l’a encore rappelé dans son avis du 24 mars 2022, la surpopulation carcérale porte atteinte à l’ensemble des droits fondamentaux et dénature le sens de la peine privative de liberté. Tout comme d’autres problèmes systémiques, telles que les discriminations dans l’emploi ou dans la police, la solution est à rechercher non pas dans l’instauration d’un recours juridictionnel, donc d’un recours individuel, mais dans une intervention politique, une action globale : il est temps d’adopter des mesures à même de garantir une déflation carcérale. Cela passera nécessairement par un réexamen du sens de la peine, qui ne peut être assimilée à une relégation définitive, débarrassant définitivement la société d’éléments considérés comme inadaptés à une vie « normale », mais qui doit être conçue au contraire comme une marche plus ou moins longue vers la sortie de prison, vers la réinsertion.
Thomas DUMORTIER,
Conseiller juridique à la Commission nationale consultative des droits de l’homme
[1] Assemblée générale de l’ONU, Résolution 48/134, « Institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme », 20 décembre 1993.
[2] Loi n° 2007-292 du 5 mars 2007 relative à la Commission nationale consultative des droits de l’homme, art. 1er.
[3] CNCDH, Etude sur les droits de l’homme dans la prison, 2004.
[4] CNCDH, Réflexions sur le sens de la peine, 2002.
[5] CNCDH, Avis sur les droits fondamentaux dans les prisons, 2022
[6] CEDH, 21 mai 2015, Yengo c. France, req. n° 50494/12 ; CEDH, 30 janvier 2020, JMB et autres c. France, req. n° 9671/15 et autres.
[7] CEDH, 8 janvier 2013, Torreggiani et autres c. Italie, req. n° 43517/09 et autres.
[8] Outre leurs tierces interventions auprès de la Cour européenne, la CNCDH et le CGLPL ont également transmis des observations au Comité des ministres, en juillet 2021 et en octobre 2022, sur l’état de l’exécution de l’arrêt JMB, en réaction aux bilans d’action présentés par le gouvernement.
[9] CEDH, JMB c. France, § 207.
[10] D’après des informations transmises par le CGLPL, entre octobre 2021 et octobre 2022, 39 recours ont été exercés à la maison d’arrêt de Fresnes… Deux seulement ont été jugés fondés mais nous n’avons pas d’information sur les mesures prises in fine par l’administration.
[11] Conseil de l’Europe, Comité de prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), Rapport au gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée en France du 4 au 19 décembre 2019, § 43.