Pourquoi faudrait-il absolument « Juger les ministres ? »

Olivier BEAUD.


[1] Puisqu’on suppose que d’autres contributions évoqueront les deux projets de loi constitutionnelle qui ont proposé de supprimer la Cour de justice de la République, on se dispensera ici de les examiner.

A la mémoire de Daniel Soulez-Larivière

Lorsque Sylvie Salles nous a demandé d’intervenir dans le cadre de ce beau numéro de la revue Questions constitutionnelles, sur Juger les Ministres, cela était dans le prolongement lié du colloque qu’elle a organisé avec Florian Savonitto, à l’Université de Nîmes en décembre 2023 sur les 30 ans de la Cour de justice de la République (CJR). Le hasard a fait que son invitation était presque concomitante à une autre invitation à participer à une émission de France Culture qui réagissait à l’actualité politique et au procès du Garde des Sceaux, M. Dupond-Moretti, devant la Cour de justice de la République. Or, cette émission avait été aussi intitulée : « Juger les Ministres ». Ainsi, il ressortait de cette coïncidence que cette dernière expression devenait quelque sorte consacrée par son usage à la fois scientifique et médiatique.

Or, il nous semble que ce qui relève une évidence, de nos jours — à savoir que les ministres doivent être jugés ­— devrait plutôt être tout sauf évident, du moins du point de vue du droit constitutionnel. C’est pour cette raison que nous avons proposé à Sylvie Salles de reformuler l’intitulé de notre contribution en l’appelant : « Pourquoi faudrait-il absolument “Juger les ministres“ ? ». L’évidence est ici remise en cause par la formule interrogative de façon à manifester notre étonnement devant cette nouvelle mode langagière qui traduit, quant au fond, une évolution que nous estimons plutôt préoccupante puisqu’on devrait considérer comme acquis qu’il faille juger les ministres.

Il est probable que la grande majorité des juristes déclinera ce thème ici proposé selon les interrogations habituelles : par qui les ministres sont-ils (ou devraient-ils) jugés (la question de l’organe juridictionnel et de sa nature et de sa compétence) ? En outre, quelle procédure est-elle (ou doit-elle) être applicable ? Enfin, pour quelles raisons peuvent-ils être jugés, c’est-à-dire pour quels types d’infractions (de droit commun ou non ?) sont-ils (ou devraient-ils) être poursuivis et éventuellement condamnés ? De telles interrogations découlent du fait que « juger » les ministres suppose nécessairement l’existence d’une juridiction ou au moins de juges. Cependant, il est difficile que ce soit la juridiction administrative qui est supposée « juger » des actes et non des personnes. A la limite, on peut imaginer l’hypothèse de la juridiction financière avec la Cour de discipline budgétaire. Mais en réalité, sur ce sujet du type de juridiction compétente, la seule grande variation que comporte un tel sujet porte sur la question récurrente en la matière qui est celle de savoir s’il faut plutôt une juridiction politique ou une juridiction pénale. Question qui est souvent esquivée par la réponse facile, mais non dénuée de pertinence selon laquelle la juridiction compétente est qualifiée de politico-pénale. C’est souvent ainsi qu’on a présenté la Haute Cour dans les manuels de droit constitutionnel.

Comme le lecteur l’a déjà deviné, ce n’est pas cette voie-là que nous emprunterons ici puisqu’il s’agira ici d’exprimer une sorte d’opposition de principe à la formule de « juger les ministres ». Avant de rappeler cette thèse critique, il faut au préalable souligner d’emblée le fait de juger les ministres est loin d’aller de soi. L’instauration de la Cour de justice de la République, née de la nécessité (ou prétendue telle) de traîner en justice les ministres en fonction lors du drame du sang contaminé, est censée apporter une réponse au problème de faire juger les ministres pour des faits de mauvaise gouvernance ou de maladministration. A l’époque, n’avons pas été seul à remarquer que la responsabilité pénale des ministres posait des difficultés redoutables. En effet, dans l’ouvrage collectif intitulé Les ministres face à la justice [2], qui portait essentiellement sur la responsabilité pénale des ministres dans l’histoire constitutionnelle française depuis la Révolution de 1789[3], contient deux contributions, de Robert Badinter et de Philippe Lauvaux, dont la particularité commune est de mettre en lumière, la difficulté de juger les ministres devant la justice. Dans sa préface, l’ancien Garde des sceaux, qui ne mentionne jamais explicitement l’affaire du sang contaminé alors qu’elle est la toile de fond de son intervention, réussit à isoler le problème aussi crucial qu’épineux posé par le cas du ministre qui prend des décisions purement politiques pouvant avoir, cependant des conséquences ou incidences pénales alors qu’il n’est coupable personnellement d’aucun des délits commis contre la chose publique. Il cite l’exemple des « homicides involontaires entrainés par la rupture d’un grand barrage ou de la mise en exploitation d’un produit qui se révèle dangereux pour la santé publique » [4]. Il est néanmoins conscient du dilemme résultant du double constat contradictoire qui est le suivant :  d’un côté, « traduire un ministre devant les juridictions ordinaires pour y répondre pénalement d’actes de gouvernement, c’est risquer d’ouvrir la voie à la censure judiciaire de l’action gouvernementale »[5] et, d’un autre côté,   assumer l’impunité du ministre pour des infractions qu’il aurait commises dans l’exercice de ses fonctions, ce serait méconnaître les exigences de la démocratie et le principe de l’égalité des citoyens devant la loi pénale »[6]. Il en résulte que la solution, dans une démocratie « s’avère presque insoluble »[7]. Ainsi voit-on ici la difficulté qu’éprouve un pénaliste réputé, qu’était Robert Badinter (certes avocat, mais aussi ancien professeur agrégé de droit privé) à appréhender la question de savoir comment juger les ministres. Le constitutionnaliste, Philippe Lauvaux, est encore plus sceptique puisqu’il souligne d’emblée la « quasi-impossibilité, (..) quand on parle des ministres devant la justice de faire le départ entre le politique et le pénal »[8]. Après avoir exposé à la fois la chaotique histoire de la responsabilité des ministres devant la justice et la tendance récurrente de cette responsabilité à se transformer en justice politique, il pose un diagnostic critique à l’égard de la création de la Cour de justice de la République par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993. Selon lui, « le constituant d’aujourd’hui n’aurait pas « complètement mesuré les virtualités de la pénalisation de la responsabilité gouvernementale »[9]. Surtout le principal danger de cette réforme réside dans le risque, résultant de la crise de la responsabilité politique » de « transformer toute affaire dont la sanction doit rester politique en une cause justiciable d’une instance pénale »[10].

Cette dernière phrase très critique correspond à la thèse que nous avons défendue il y a plus de trente ans juste après la révision constitutionnelle issue de la loi du 27 juillet 1993 exposée dans notre article paru en 1997 à la Revue du Droit Public[11] et juste avant le premier procès devant la CJR, c’est-à-dire le procès du sang contaminé, dans notre ouvrage sur ce thème[12]. Résumée à l’essentiel, cette opinion consiste à prétendre que la criminalisation de la responsabilité des gouvernants opérée par cette révision était une impasse et que les ministres n’ont pas à être jugés, mais plutôt à être contrôlés politiquement, ce qui est tout différent. Pour le dire autrement, les ministres doivent être responsables, mais d’abord et avant tout politiquement. La responsabilité pénale doit demeurer secondaire, voire subsidiaire, et certainement pas principale, ce qui tend, hélas, à être la norme.

Pour éviter de trop nous répéter, nous essaierons de renouveler la forme de cette critique de la criminalisation de la responsabilité des gouvernants en apportant de nouveaux éléments d’explication à partir de ce qui s’est passé depuis 1999 (I) et en en analysant de façon critique le procès fait en 2023 au Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti qui illustre une autre dérive de notre système politico-pénal (II).

I. La critique de la criminalisation de la responsabilité des gouvernants : un rappel et une actualisation

Bien que cela soit inutile pour ceux qui connaîtraient nos deux écrits précités[13], il est indispensable de les présenter pour les autres, qui les ignoreraient, afin de rendre compréhensible notre propos. C’est donc à un retour en arrière que nous convions le lecteur, mais en prenant soin d’actualiser notre thèse à la lumière de la pratique ultérieure (de 1999 à 2023).

A. Retour sur notre critique initiale de 1997-1999 résultant de notre enquête sur le drame du sang contaminé

A nos yeux, la volonté des auteurs de la révision de 1993 de faire juger pénalement les ministres selon les infractions prévues par le Code pénal, selon une procédure pénale presque ordinaire et par une juridiction particulière nous est apparue d’emblée comme une grave impasse pour de multiples raisons convergentes. La plus importante est sans conteste la confusion entre les deux responsabilités, politique et pénale.

1. L’impossible assimilation entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique

La première, la moins connue et aussi la moins importante est celle selon laquelle l’action ministérielle est trop complexe et trop spécifique (en raison du nombre d’acteurs et du processus de décision qui lui est consubstantielle) pour être évaluée au regard des normes du droit pénal.

La seconde idée, elle vraiment déterminante, est que la responsabilité pénale se substitue indument à la responsabilité adéquate pour « juger » de l’action des ministres qui est la responsabilité politique. On rappellera que l’avènement même du régime parlementaire est né de cette victoire de la responsabilité politique qui, historiquement et techniquement, est un grand progrès en ce qu’elle a supplanté la rudimentaire responsabilité pénale, impeachment en Angleterre ou responsabilité pénale des ministres sous la Révolution française. Une telle responsabilité politique doit d’abord être comprise comme l’obligation imposée aux gouvernants de rendre compte publiquement de leur action devant la représentation nationale, c’est-à-dire les élus du peuple. Elle peut déboucher, éventuellement, mais pas nécessairement, sur une sanction politique qui est la destitution, c’est-à-dire le fait que les gouvernants perdent leur emploi politique contre leur gré, et en raison du fait déterminant que le Parlement (ou si l’on veut la chambre populaire de celui-ci) ne leur accorde plus leur confiance. C’est ce qu’on appelle une censure politique.

Dans ce cas précis, le cas normal dans un régime parlementaire, les ministres ne sont pas « jugés », mais bien contrôlés. Le problème qui se pose au constitutionnaliste français et de savoir par quelle aberration propre à l’histoire de la Ve République, la responsabilité politique a été largement supplantée par ce mécanisme « anormal » ou « atypique » — voire aberrant – de la responsabilité pénale en vertu duquel les ministres sont, depuis la révision de 1993, poursuivis par des juges d’instruction (une commission d’instruction) et jugés ensuite par une juridiction particulière ou spéciale (la CJR). On ne reviendra pas non plus ici sur la démonstration que nous espérons avoir faite dans notre livre sur le sang contaminé et selon laquelle ces deux responsabilités ne sont pas interchangeables[14]. On ne peut pas en effet se dire, comme le pensent les magistrats judiciaires que l’on peut superposer les deux responsabilités, que l’une n’exclut pas l’autre. Ces derniers nous répondront évidemment qu’ils ont une base légale solide, à savoir l’article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, aux termes duquel « les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis. » Mais c’est justement cette indétermination de cette disposition que nous avons critiquée car elle mélange les faits ministériels de mauvaise gouvernance ou de mal administration avec les faits ministériels proprement criminels, c’est-à-dire de ministres qui trahissent leur charge de gouvernants en utilisant à leur profit le mandat public. Bref, nous avions élevé une objection de principe à cette irruption de la responsabilité pénale en lieu et place de la responsabilité politique.

Toutefois, il faut préciser que notre critique de la criminalisation de la responsabilité n’avait pas du tout pour but de réclamer une quelconque « impunité » pour les gouvernants. Il ne s’agissait certainement pas de défendre les ministres coûte que coûte, ce qui n’aurait aucun sens d’un point de vue constitutionnaliste. Bien au contraire, nous avions explicitement indiqué qu’il existait des cas où il faudrait que des ministres indélicats soient poursuivis et jugés pénalement devant le juge pénal ordinaire[15]. Nous avions appelé cette hypothèse par l’expression de « criminalité gouvernante » pour décrire les cas de poursuite et de jugement de ministres qui auraient commis des crimes ou des délits à l’occasion de leurs fonctions par le fait qu’ils avaient violé l’éthique gouvernante. Ces crimes contre la chose publique recouvrent tous les cas où il y a un abus des fonctions du ministre, une sorte d’usurpation de sa part. Le cas de la corruption est le cas emblématique d’une telle hypothèse ; telle était d’ailleurs était la toile de fond du procès Pasqua devant la Cour de justice de la République[16]. Très similaire est le cas du délit d’escroquerie relevé à l’encontre de Michel Gillibert reconnu coupable d’avoir détourné 8,5 millions de francs (1,3 million d’euros) de subventions de 1988 à 1993[17]. Il nous semblait (l’imparfait doit ici être souligné) que la solution de la criminalité gouvernante était à la fois judicieuse et réaliste. On verra (v. infra II) que cette solution est désormais discutable en raison de la situation de notre droit pénal (textes du code et jurisprudence).

2. L’impossible autonomie de la responsabilité pénale

Les défenseurs de la responsabilité pénale de ministres évoquent toujours cette idée selon laquelle les deux types de responsabilité, politique et pénale, ne seraient pas exclusives l’une de l’autre. On pourrait, selon eux, tout à fait penser la coexistence des deux et admettre que la responsabilité pénale viendrait compléter heureusement la responsabilité politique, voire s’y substituer lorsque cette dernière serait impossible ou défaillante. En réalité, comme nous l’avons montré dans le livre de 1999, la mise en jeu de la responsabilité des ministres devant la Cour de justice de la République aboutit immanquablement à une « politisation de la responsabilité criminelle »[18].

A cette première thèse critique s’en ajoutait une seconde qui venait la renforcer et qui portait sur la nature même du droit pénal. Le béotien, c’est-à-dire le non pénaliste, qui s’aventure sur ces terres inconnues éprouve le curieux sentiment que les pénalistes eux-mêmes semblent avoir oublié l’importance des principes libéraux du droit pénal parmi lesquels figurent le principe de légalité des délits et des peines, et le principe de l’interprétation stricte du droit pénal. Or, si formellement, les ministres sont bien poursuivis sur la base d’infractions pénales prévues par le code pénal, le même béotien que nous étions en 1997-1999 fut frappé par le caractère parfois incroyablement vague des incriminations et par la faculté qu’avaient les juges d’instruction de « jongler » avec de telles infractions et de les utiliser au gré de ses humeurs, c’est-à-dire au gré de sa volonté consistant à vouloir « coincer » le ministre en cause pour pouvoir d’abord le mettre en examen, et ensuite le renvoyer devant le juge. En d’autres termes, nous étions, dès cette époque, étonné de constater cette « plasticité » du droit pénal qui est aux antipodes de ce que devrait être un droit pénal libéral.

Quelle ne fut pas d’ailleurs notre satisfaction ou si l’on veut, notre soulagement de constater que nous n’étions pas seul à penser ainsi puisqu’un esprit libre, doublé d’un fin juriste, comme l’était André Demichel avait publié en 1995 un remarquable article sur « le droit pénal en marche arrière »[19]. Ce professeur de droit public, aussi à l’aise en droit administratif qu’en droit constitutionnel ou en droit électoral[20], dressait ici un féroce réquisitoire contre l’évolution du droit pénal, qui était d’ailleurs sous-tendu, politiquement parlant par une perspective de gauche[21]. Il estimait, que le passage de la responsabilité politique vers la responsabilité pénale était une régression, que la responsabilité pénale s’était pervertie, et que le droit pénal était inadéquat pour saisir l’action ministérielle trop complexe. Il osait même à la fin de cet article pointer le danger contenu dans cette pénalisation de la responsabilité qui était la montée du pouvoir du juge. Son propos mérite d’être cité in extenso :

« Le développement d’une pénalisation floue augmente ipso facto les pouvoirs du juge. Ainsi s’est-on engagé, en marche arrière ici encore sur le chemin qui mène de l’autorité judiciaire au pouvoir judiciaire. Et cette évolution est très généralement approuvée. On prendra donc le risque de rompre le consensus en rappelant qu’il n’y a pas de pouvoir – au sens de la séparation des pouvoirs – sans un mandat politique et une responsabilité adéquate. Et que le juge n’a ni l’une ni l’autre.

Le juge doit lire les “paroles de la loi“ : c’est une mission suffisamment éminente et suffisamment difficile pour qu’il ne soit pas besoin de la rattacher à un “pouvoir“ qui n’est qu’un mythe dangereux. Et il faut toujours se souvenir que la justice dans un Etat de droit doit être préservée de deux périls inverses, mais également redoutables : les juges du gouvernement et le gouvernement des juges »[22].

Il est dommage que la doctrine pénaliste n’aie pas médité une réflexion aussi profonde (sans compter qu’elle est selon nous judicieuse) et que les magistrats ne l’aient pas connu car cela aurait pu, du moins pour les plus lucides d’entre eux, freiner parfois leurs ardeurs justicières. L’évolution ultérieure n’a fait que confirmer le diagnostic d’André Demichel sur l’émergence d’un pouvoir judiciaire qui ne s’accompagne, hélas, d’une quelconque responsabilité[23].

Résumons ce point : l’effet dévastateur et nocif de la criminalisation des gouvernants en France ne peut être compris que si l’on prend en compte le facteur aggravant que constituent, d’une part, l’état du droit pénal en France, — un droit pénal « liberticide », sans que nul ne s’en émeuve beaucoup —, et, d’autre part, la revendication d’un pouvoir par la magistrature. C’était déjà perceptible dans les années 1990, mais cela est désormais parfaitement visible en raison de l’évolution du droit et des mœurs politiques qui eut lieu de 1999 à aujourd’hui.

B. Actualisation du propos depuis le sang contaminé : une impasse de plus en plus préoccupante en raison de l’extension des procès

Il serait impossible dans le cadre d’un article de se livrer à une analyse exhaustive des procès qui ont eu lieu, depuis 1999, devant la Cour de justice de la République[24]. Par conséquent, on se bornera à un seul coup de sonde (avant de voir le second dans la 2e partie de cet article) qui est le cas topique des poursuites diligentées contre les membres du gouvernement ayant eu à gérer la crise provoquée par la pandémie en 2020. Celui-ci illustre, trop bien, notre autre thèse selon laquelle la tendance à juger pénalement les ministres, loin de faiblir, s’est elle-même renforcée (1). Le second thème que l’on a jugé bon d’actualiser concerne l’intervention croissante, sinon omniprésente, de la justice et des médias dans les affaires judiciaires concernant les ministres (2)[25].

1. L’affaire de la Covid-19 ou des poursuites pénales ridicules

Peu de temps après l’irruption de l’épidémie de la Covid-19 en France (début mars 2020) sont apparues les premières plaintes pénales déposées devant la CJR contre certains membres du gouvernement qui étaient en fonction à ce moment-là : le ministre de la Santé d’une part, d’abord Mme Buzyn puis M. Véran, et d’autre part, le Premier Ministre de l’époque (Edouard Philippe).  Ces plaintes nous ont semblé d’emblée déplacées, voire grotesques[26]. Les avocats ont eu du mal à trouver les délits adéquats, mais à force d’obstination, ils ont réussi à dénicher dans le code pénal, un ou deux articles jugés par eux pertinents dont le fameux délit de mise en danger d’autrui. C’est ce dernier notamment qui a permis à la commission d’instruction de la Cour de justice de la République de mettre en examen Mme Buzyn avant que la Cour de cassation ne vienne annuler cette décision pour ce chef de délit[27].

La doctrine qui a eu un peu plus de recul sur cette épidémie, a relevé judicieusement la difficulté devant laquelle les gouvernants se trouvaient placés. Ainsi peut-on lire que, « à la faveur de cette crise sanitaire, on s’aperçoit que les gouvernants et plus précisément l’exécutif est littéralement sur une ligne de crête : d’un côté, accusés de ne pas protéger suffisamment la population, les ministres voient leur responsabilité pénale engagée en lieu et place de leur responsabilité politique et d’un autre côté, accusés d’abuser de leur pouvoir et notamment de restreindre à l’excès les libertés, est dénoncée la constitution d’un paradigme de l’état d’exception permanent »[28]. Comme on s’en doute, compte tenu de l’objet du présent article, seul nous intéressera le premier de ces deux constats, mais cette citation éclaire assez bien l’étau qui s’est refermé sur les gouvernants en raison des circonstances dramatiques résultant de cette pandémie d’un nouveau type.

Dans cette affaire de la Covid 19, on reproche politiquement aux ministres en place d’avoir menti à la population française sur le risque qu’il y aurait à ne pas porter de masques et de ne pas avoir conservé les masques qui avaient été stockés lors de l’épisode de la grippe H1N1. En réalité, on leur impute des actes de mauvaise gestion ministérielle, étant entendu qu’il faut entendre le mot « actes » dans un sens large car le plus souvent, c’est une inaction, et non une action, qui leur est reprochée. Pourquoi transformer cette prétendue maladministration en plaintes pénales reposant sur des délits attrape-tout manipulés par des avocats inventifs et parfois sans scrupules ? On peut se le demander.

Toutefois, du point de vue de la responsabilité des gouvernants, ces poursuites contre les ministres en France témoignent d’une triple particularité. La première, et la plus importante, tient au fait, véritablement nouveau, que les membres du gouvernement ont été poursuivis alors qu’ils étaient encore tous au pouvoir (sauf Mme Buzyn, ministre de la Santé qui avait démissionné pour aller faire campagne aux municipales à Paris). La différence est significative par rapport à l’affaire du sang contaminé qui concernait des membres du gouvernement qui n’étaient plus, depuis longtemps au gouvernement. Il est d’ailleurs fort étrange, selon nous, que la commission des requêtes de la Cour de justice de la République ait déclaré recevables de telles plaintes. Cette institution, pensée comme un filtre est devenue une passoire à gros trous. La deuxième particularité des plaintes pénales pour la gestion de la pandémie résulte du fait qu’elles ont eu lieu en plein état d’urgence (état d’urgence sanitaire) ce qui constitue « un véritable casse-tête pour les régimes parlementaires »[29]. Enfin, dernière particularité ; il y a une asymétrie entre la mise en examen pénale des ministres et les décisions de la juridiction administrative qui n’ont pas déclaré uniment responsable l’Etat. Les juridictions administratives ont admis une responsabilité de l’Etat seulement dans des cas où des personnes étaient, en raison de leur profession (les médecins notamment), particulièrement exposées au danger d’être contaminé. Dans ce cas, l’Etat a été condamné pour avoir provoqué une « perte de chances de subir le dommage » chez la personne contaminée[30]. Mais dans d’autres cas, les juridictions ont estimé qu’il n’y avait pas lieu à responsabilité de l’Etat, faute d’un lien de causalité avéré[31].  On voit ainsi que la jurisprudence administrative est bien plus nuancée que le droit pénal.

Observons aussi et surtout que dans l’affaire de la Covid-19, il y eut deux rapports parlementaires, l’un au Sénat et l’autre à l’Assemblée nationale résultant des travaux de la commission d’enquête créée dans chacune des deux Assemblées. Si la commission créée à l’Assemblée nationale a été dissoute, de façon prématurée, celle du Sénat a pu aller au bout de son mandat. Ces deux rapports ont relevé « certaines défaillances dans la gestion de la crise Covid, notamment un manque d’anticipation et une “gestion chaotique“ » de la crise. »[32]. Mais depuis quand mal gouverner ou mal administrer serait constitutif d’un délit pénal ?[33] La raison en est désormais bien identifiée : « l’individu-requérant va rechercher la responsabilité pénale des ministres faute pour l’individu-citoyen d’avoir vu jouer, à tort ou à raison, la responsabilité politique du gouvernement »[34]. Encore une fois, on ne peut pas isoler cette émergence de la responsabilité pénale des ministres de l’ensemble du fonctionnement de la Ve République et de ce grippage de la responsabilité politique[35].

Enfin, il convient de noter que ces poursuites pénales trahissent un véritable particularisme hexagonal caractérisé, d’un côté, par ce que nous avons appelé le « populisme pénal » [36] et, d’un autre côté, par la comparaison de la situation en France par rapport à celle de l’étranger. L’épidémie est en effet un cas d’école pour une étude comparative car presque tous les Etats ont été frappés par la pandémie[37]. Or, la France se démarque nettement des autres par son tropisme pénal, c’est-à-dire par sa criminalisation de la responsabilité des gouvernants[38]. Sauf erreur de notre part, elle est la seule grande démocratie européenne qui a entrepris de juger au pénal ses gouvernants, même si en Italie, pays qui fut l’épicentre de l’épidémie, des plaintes pénales ont été déposées, mais qui se heurtèrent au « barrage politique du Parlement italien dans la procédure pénale ordinaire contre les ministres »[39].  Cette singularité française n’a pas manqué d’être notée dans le rapport final des Etats généraux de la Justice de 2022[40].

Il est surtout hautement instructif d’observer que, à la différence de la France « les juges britanniques renvoient à la responsabilité politique lorsqu’il est question de l’action du gouvernement en état d’urgence sanitaire »[41]. Le Royaume-Uni sait encore ce qu’est un régime parlementaire dont la règle cardinale est la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. La France, désormais droguée au présidentialisme, comme la gestion de la Covid l’a prouvé,[42] n’en a plus aucune idée et bricole ce substitut pénal, emplâtre sur une jambe de bois.

Le cas est d’autant plus singulier que l’on possède désormais des statistiques très fiables sur le taux de mortalité supérieur résultant de la pandémie, desquelles il ressort clairement que la France est un des pays qui s’en est le mieux sorti. Contrairement à ce que l’on croit souvent, la France a eu moins de morts qu’en Allemagne (où la population, il est vrai, est plus élevée) et nettement moins qu’au Royaume-Uni, et surtout qu’au Brésil et aux Etats-Unis[43]. Autrement dit, l’action préventive des pouvoirs publics français a été efficace et les citoyens de notre pays n’ont pas, eux, subi les lubies d’un Boris Johnson ou les folies d’un Bolsonaro. Il est donc hautement paradoxal que les ministres français doivent s’expliquer devant la commission d’instruction de la CJR, qui visiblement abuse d’auditions les concernant[44], ce qui a d’ailleurs conduit Mme Buzyn à décider de ne plus se rendre aux convocations de ladite commission[45].

Le parallèle entre la pandémie et le sang contaminé est donc frappant dans la mesure où l’on a voulu dans les deux cas rechercher la responsabilité pénale comme un moyen de comprendre le drame et de le réparer. C’est évidemment une impasse. Au lieu de traquer les défaillances institutionnelles pour y remédier, on abuse de la logique primitive pénaliste de la recherche du bouc-émissaire qui est désormais politique. Pourtant, les observateurs lucides ont relevé, pour la pandémie, les deux plus gros problèmes structurels qui ont été ici d’une importance majeure : d’une part, la faiblesse du ministère de la Santé dans l’édifice étatique français et, d’autre part, « la place trop marginale de la santé publique en France, dans la société en général et plus particulièrement dans la pratique des professionnels de santé ainsi que dans la recherche » [46]. Selon le Professeur Pittet le principal message à retenir de ce rapport est « la nécessité de donner la priorité à la santé publique »[47]. Au lieu de cela, on amuse le public avec ces poursuites pénales sans aucun bénéfice pour la société dans son ensemble et injustes à l’égard des dirigeants politiques qui étaient là mal placés au mauvais moment ;

Bref, le traitement judiciaire de l’épidémie de la Covid-19 illustre à merveille le glissement « vers une judiciarisation de la responsabilité des gouvernants »[48] que nous avions dénoncée dès 1997-1999. Pire, il témoigne que des sommets sont désormais atteints avec ces poursuites pénales des ministres pour mauvaise gestion de l’épidémie, tellement elles sont ridicules au regard des faits et des enjeux auxquels les dirigeants ont dû faire face dans une crise sanitaire d’ampleur presque jamais vue. Le plus inquiétant est que l’on continue à discuter de façon toujours aussi lénifiante à propos de ce phénomène envahissant de la responsabilité des dirigeants politiques. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer aux travaux des États généraux de la justice (octobre 2021-avril 2022).

2. Les propositions de réforme des Etats généraux de la justice[49]

Le rapport du comité général des États généraux de la justice contient une Section au titre alléchant, pour notre propos, consacré à la question suivante : « Réarticuler responsabilité politique et responsabilité pénale ». La question est de savoir en quoi consiste une telle réarticulation et sur ce point, on a plutôt tendance à être déçu par un tel rapport qui réaménage de façon plutôt homéopathique les rapports entre les deux types de responsabilité.

Certes, le rapport contient des éléments fort intéressants, et selon nous positifs. Il dresse ainsi le constat difficilement réfutable de la « judiciarisation croissante de la vie politique qui brouille les frontières entre pouvoirs constitués et inhibe les responsables publics »[50]. Ainsi est mise en lumière la place excessive accordée aux délits sur les délits involontaires non intentionnels, sur les abstentions ou omissions et la façon dont on a essayé par deux lois successives en 1996 et en 2000[51] de réduire leur portée et l’influence de ces délits….  De même, il faut mettre au crédit de ce rapport le fait de constater, pour le regretter, que les victimes contournent de plus en plus le classement sans suite en déposant des plaintes avec constitution de partie civile[52], thème qui était cher à Daniel Soulez-Larivière qui dénonçait  sans relâche l’émergence en France de « parquets privés »[53], dont le plus bel exemple est l’association Anticor. Enfin, il met en lumière l’incohérence de la propre structure de la Cour de justice de la République qui a conduit à dissocier le cas des ministres et de leurs collaborateurs de sorte que la procédure est scindée en deux avec les effets délétères que l’on a vu aussi bien dans l’affaire du sang contaminé que dans l’affaire Lagarde, ou pire encore dans le procès Pasqua. Tout semble indiquer que les auteurs de ce rapport sont très conscients des inconvénients de la criminalisation de l’action publique[54].

Toutefois, une telle dénonciation n’est guère suivie et n’est d’ailleurs pas très cohérente avec le reste du propos. La logique judiciaire imprègne le langage utilisé dans ce rapport qui n’examine la question de responsabilité des décideurs (qu’on préfère appeler « gouvernants ») uniquement sous l’angle de la justice. Ainsi, les auteurs du rapport parlent de la « responsabilité extra-judiciaire » pour parler de la responsabilité politique[55], tout comme ils évoquent constamment la « judiciarisation » de la vie publique »[56], alors que c’est surtout sa « criminalisation » qui est en jeu. Mais il y a pire comme langage inadéquat. C’est lorsque ce rapport traite de la « responsabilité juridictionnelle »[57] du Président de la République et des membres du Gouvernement pour décrire le régime de responsabilité pénale des membres du pouvoir exécutif devant les juridictions pénales.

Cependant, le moment de vérité survient seulement lorsqu’il aborde la façon de penser la modification de la constitution (c’est-à-dire l’article 68-1). C’est sous la forme d’un superbe plan-type copie de l’ENA (de l’ex-ENA) – balancé comme il se doit — que le problème est ici exposé : « La réforme systémique de la responsabilité pénale des décideurs publics doit protéger la nécessaire prise de risque de l’autorité politique sans consacrer son impunité. »[58] Le caractère « systémique » de la réforme tiendrait au fait que les juges compétents pour juger les ministres le seraient désormais aussi pour les « membres administratifs ». Ensuite, le rapport aborde la quadrature du cercle résultant de ce qu’il faut, d’un côté, « clarifier les conditions d’engagement de la responsabilité pénale au regard de la spécificité des fonctions ministérielles »[59] et, d’un autre côté, que « les solutions apportées doivent respecter le principe constitutionnel d’égalité devant la loi et ne pas donner le sentiment aux citoyens que le personnel politique organise son impunité »[60] Le rapport est obligé de concéder qu’il « apparaît par ailleurs très difficile de créer un régime spécifique de responsabilité pénale des ministres sans heurter le principe d’égalité. »[61] Il tente pourtant une telle conciliation en proposant une reformulation de l’article 68-1 se fondant sur la voie médiane visant à « distinguer, parmi les crimes et les délits commis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions, ceux qui relèvent du droit commun – ce qui n’exclut pas qu’il faille, pour les caractériser, tenir compte de la spécificité des fonctions ministérielles – et ceux qui s’inscrivent dans la mise en œuvre de la politique déterminée par le Gouvernement et qui, pour ce motif, pourraient être plus étroitement définis. »[62] On sent les auteurs bien embarrassés pour justifier leur voie médiane, et l’embarras augmente quand on lit la reformulation de l’article 68-1 de la Constitution qu’ils proposent :

 « Les ministres sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis. Leur responsabilité pénale en matière d’infractions d’imprudence ou de négligence ne peut être mise en cause en raison d’actions ou d’abstentions conformes à la politique déterminée par le Gouvernement que si celles-ci constituent soit la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement soit un manquement manifeste et d’une exceptionnelle gravité à une obligation générale de prudence ».[63]

Cette reformulation de l’article 68-1 n’est qu’une correction à la marge de la tendance lourde de la criminalisation de la responsabilité des gouvernants. Les Etats généraux de la justice sont partis du présupposé selon lequel le droit pénal devait continuer à régir possiblement le comportement des ministres[64]. La meilleure preuve est que les notions utilisées (« obligation particulière de prudence ou de sécurité ») » pour ouvrir la possibilité d’une exonération de leur responsabilité pénale découlent ici du droit pénal lui-même. Autrement dit, on attend du droit pénal lui-même la solution qui consisterait à limiter la responsabilité pénale des ministres, ce qui signifie qu’on admet nécessairement la légtimité de celle-ci. Bref, il n’y a ici nulle remise en cause du principe même que nous contestons, à savoir que la maladministration ou la malgouvernance puisse relever du droit pénal, alors que nous considérons toujours aujourd’hui qu’elle devrait relever de la responsabilité politique. On reste dans cette trajectoire délétère qui a été amorcée en 1993 à la suite d’une révision constitutionnelle de pure opportunité, qui était destinée à calmer l’opinion publique chauffée à blanc par la presse concernant le drame du sang contaminé[65].

3. L’aggravation des effets de l’alliance nouée entre les « juges-sauveurs » et la presse

Ce tableau de l’actualisation du problème de la responsabilité pénale des ministres serait incomplet si l’on ne mentionnait pas le cocktail explosif constitué par ce que nous avions appelé dans le livre sur le sang contaminé, « « presse-justice un couple infernal ? »[66]. Ce couple très actif vient alimenter « l’envie du pénal » comme l’avait qualifié, en visionnaire, l’essayiste Philippe Muray pour désigner cette nouvelle et trouble passion française. De son côté, Daniel Soulez-Larivière en avocat, pénaliste et intellectuel du droit, avait depuis longtemps cessé de pourfendre cette tendance à remplacer la responsabilité civile par la responsabilité pénale. Hélas, il prêchait littéralement dans le désert[67].

Le premier facteur à prendre en compte pour traiter ce sujet est de réfléchir à l’évolution de la magistrature française qui se comporte depuis plus d’une trentaine d’années comme si elle était un contre-pouvoir, comme un pouvoir politique[68]. On a vu plus haut ce qu’en pensait André Demichel (supra, I, B). En tout cas, il est loin le temps où Georges Vedel pouvait reprocher dans sa préface à la Constitution[69] introduite et commentée par Guy Carcassonne d’être trop sévère à l’égard de la magistrature qui, selon ce dernier, ne profitait pas à son indépendance, en étant trop frileuse et un peu lâche. Comme souvent, on est passé d’un extrême à l’autre : d’une magistrature bridée à une magistrature débridée, si l’on peut dire[70]. Plus exactement, une fraction active de la magistrature s’est donnée pour mission de sauver la démocratie française en partant du principe que la classe politique n’était pas assez vertueuse, pour ne pas dire potentiellement corrompue. Cela signifie qu’une partie de ses membres (que ce soit au Parquet ou au siège) interprété ce qui était leur « mandat professionnel » (non pas octroyé par les citoyens, mais qu’ils se sont auto-conféré) comme leur imposant comme mission de sauver la démocratie française à l’instar de ce qu’avaient fait les magistrats italiens ayant lancé l’opération de Manu Pulite en vue de sauver la démocratie italienne. Cela supposait d’admettre que la situation en France était aussi tragique qu’en Italie, pays largement gangréné par la Mafia. Dans sa magistrale histoire de la justice, Jean-Pierre Royer a parfaitement su capter ce nouvel air du temps en les qualifiant ces intrépides magistrats, des « juges-Sauveurs »[71]. Certains d’entre eux devinrent des icônes de la justice française. Mais pour un Renaud van Ruymbeke, combien d’autres qui se sont comportés parfois de façon étrange, certains ayant même pris certaines libertés avec le code de procédure pénale[72] ? Comment ne pas oublier que certains d’entre eux, les plus médiatiques, se sont lancés dans l’aventure politique (Thierry Jean-Pierre, Eva Joly ou Laurence Vichnievsky) grisés probablement par leur succès médiatique. De ce point de vue, le cas d’Eva Joly est ici emblématique d’une sorte de dérive de l’ethos du magistrat ordinaire, certes justifiée par la lutte contre la corruption et les mauvais comportements de certains dirigeants de grandes entreprises ou de politiques[73].

Il faut convenir toutefois que les magistrats ont eu de bonnes raisons de penser que tel était leur rôle car à partir de l’alternance politique entre la droite et la gauche (à partir donc de 1986), les hommes politiques ont eu la fâcheuse tendance à instrumentaliser la justice en multipliant les poursuites, au début relatives au financement des partis, contre leurs adversaires politiques. Ainsi a débuté la politique des « boules puantes » que certains ont pratiquée avec zèle et dextérité. Les prétendues « affaires » ont surtout pris une ampleur inhabituelle avec les divisions intestines, au sein des partis, que ce soit la division des courants au Parti socialiste (affaire Urba) ou surtout la grande division interne à la droite (en 1995) entre les chiraquiens et les balladuriens. Comme par hasard, les Parquets ont reçu des lettres de dénonciation, des documents écrits ou des vidéos — tous sulfureux — apportant les preuves clé en main selon lesquelles certains dirigeants politiques prenaient des libertés avec la législation relative au financement public. Il convient de remarquer que, dès cette époque, rares sont les magistrats qui se sont interrogés sur le fait qu’ils ont été largement manipulés par les hommes politiques qui les alimentaient en documents susceptibles de faire mettre en examen leurs adversaires politiques. Depuis lors, cela n’a pas cessé et la liste serait trop longue de tous les procès afférents à ce genre de financement illégal des partis, mais on ne peut pas ici ne pas citer le récent procès Bayrou[74]  ou du MODEM, au cours duquel a été établi que ce parti avait usé des fonds attribués aux députés européens pour des fins jugées étrangères à ce mandat, selon les juges[75].

Ce panorama de l’évolution de la magistrature demeure incomplet puisqu’on n’a pas encore mentionné la création du Parquet national financier par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. A priori, la mission du PNF n’était pas de « traquer » les hommes politiques, mais celle-ci est apparemment devenue l’une de ses attributions. Cette institution semble devenue aujourd’hui intouchable pour la bonne raison qu’elle lutte contre la criminalité économique, des « puissants » si l’on veut. Elle a même été présentée, le 14 novembre 2023 lors du procès Eric Dupond-Moretti par le directeur des Services judiciaires de la Chancellerie, non sans emphase,  comme « un bijou »[76] de la magistrature. Est-ce si sûr ?

On doit, au risque de ternir déjà la brillante image que le PNF a réussi à se donner de lui-même, signaler des faits embarrassants conduisant à écorner ladite image. Commençons par le plus extraordinaire qui met à mal la prétendue rigueur juridique qu’il est censé incarner. En effet, comme l’a rappelé un éminent pénaliste, le professeur Philippe Conte, un des membres du PNF n’a pas hésité à rédiger des réquisitions en vue de renvoyer devant la justice un homme politique qui était pourtant déjà décédé !… Le professeur a, avec l’ironie qu’on lui connaît bien, relevé que son comportement était plus proche de celui d’un « sheriff judiciaire » que d’un véritable magistrat[77]. On suppose que l’incongruité d’une telle réquisition n’a pas eu d’effet sur la carrière ou sur la réputation de l’intéressé, mais le cas est si singulier qu’il conduit à s’interroger un peu sur l’ethos de certains magistrats du PNF, des procureurs d’un genre bien spécial.

Ces doutes sont renforcés par l’étude un peu approfondie du procès Dupond-Moretti, dont l’origine directe, il ne faut jamais l’oublier, provient de certaines défaillances ou certains manquements de ce PNF qu’on examinera plus loin (infra, II). Enfin, il est un fait récent, passé inaperçu certes, qui laisse à penser que le PNF n’est jamais à l’abri de commettre des interprétations contestables du droit pénal. On voudrait ici évoquer l’affaire Dussopt, du nom de l’ancien ministre du travail. Ce dernier, avant de devenir ministre, était le maire socialiste d’Annonay, et en sa qualité, il avait renouvelé en 2009 le contrat de la gestion de l’eau à la société SAUR. Jusque-là rien d’anormal jusqu’à ce que Médiapart « révèle » en mai 2020 que M. Dussopt aurait reçu en janvier 2017 deux lithographies du peintre Gérard Garouste offertes justement par un dirigeant de la SAUR. L’affaire devenait croustillante car elle laissait entendre un cas de corruption. Il n’en fallait pas plus que sur la base de cette information de la presse dite d’investigation, le PNF ouvre une enquête préliminaire pour « corruption, favoritisme, prise illégale d’intérêts, complicité et recel de ces délits ». Toutefois, de tous ces éléments vont être progressivement abandonnés sauf un, le délit de « favoritisme ». Celui-ci proviendrait du fait que M. Dussopt aurait donné des informations privilégiées au directeur de la SAUR.

Le grand scandale que claironnait Médiapart se dégonflait déjà avant même la tenue du procès. Cela n’a naturellement pas empêché ce journal de claironner avant le procès Dussopt et après la relaxe de M. Dupont-Moretti que la France avait vécue « une semaine noire »[78]. L’acharnement dudit journal contre le pauvre M. Dussopt n’est probablement pas étranger au fait qu’il eut l’infortune d’être le ministre du Travail défendant au Parlement la très impopulaire réforme sur la retraite de 2023. Il eut même le privilège d’avoir sa tête transformée en ballon de football sur laquelle un député de la LFI avait cru bon de mettre son pied ! Pourtant, dans son jugement du 17 janvier 2024, le tribunal correctionnel de Paris a relaxé l’ancien ministre, ne jugeant pas réalisé le délit de favoritisme. Le PNF a toutefois interjeté appel quelques jours après, ce qui donnera à la Cour d’appel le pouvoir du dernier mot sur le fond de l’affaire, et démontre que le PNF n’aime pas être désavoué par les magistrats du siège. Vu de loin, on veut bien le reconnaître, cette affaire Dussopt ne semblait pourtant pas mériter autant d’attention de la presse et de la justice.

Pour résumer d’un mot notre analyse de cette évolution de la magistrature, on peut soutenir que ces magistrats ont voulu rompre avec leurs devanciers en se prenant pour ceux qui allaient contrôler la vertu des gouvernants. Juger les ministres rime le plus souvent avec les juger moralement[79].  Il est clair que la formulation d’un tel jugement critique nous entraîne sur un chemin périlleux qui est celui emprunté par tous les populistes qui, en Europe ou ailleurs, voient dans les juges les ennemis de la démocratie. Est-il besoin de rappeler qu’en Europe, un autocrate comme Viktor Orban ou le PIS en Pologne se sont d’abord prioritairement attaqués à l’indépendance de la justice ? Est-il besoin de souligner que, en France, les hommes politiques populistes attaquent régulièrement les décisions de justice, y compris du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat, avec une virulence de plus en plus grande ? N’a-t-on pas lu que certains ne faisant pas théoriquement partie de l’extrême-droite avaient parlé d’un « coup d’Etat » à propos de la récente décision du Conseil d’Etat censurant le contrôle jugé par lui insuffisant de l’ARCOM sur la chaine CNews, propriété désormais du tycoon d’extrême droite, Bolloré ?

Ainsi, le risque est évident qu’en critiquant, sans fards, l’attitude d’une partie de la magistrature, on semble se joindre à la cohorte des populistes qui honnissent tout contre-pouvoir et ne supportent pas l’indépendance de la justice. Il est donc bien certain que notre position est inconfortable et qu’elle nous contraint à cheminer sur une ligne de crête. A cette objection très sérieuse, on répondra que notre critique des excès de la magistrature (qui est non seulement parfois militante, mais aussi corporatiste) est effectuée d’un point de vue libéral et constitutionnaliste. C’est sous cet angle que nous avions cru nous opposer aux grands intellectuels qui avaient soutenu le vice-président du tribunal de grande instance de Paris, Eric Alt qui avait fait l’objet d’une enquête de l’inspection générale de la justice en raison de la plainte avec constitution de partie civile déposée en sa qualité de vice-président de l’association Anticor contre le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand. De grands intellectuels avaient rédigé une tribune de presse pour en appeler aux grands principes, notamment à celui de l’indépendance de la justice, pour venir au secours du juge concerné. Pour notre part, nous avions, avec notre collègue Jean-Marie Denquin, considéré comme inopportune la défense du juge dans ce cas d’espèce en observant la chose suivante : 

« On peut tout à la fois saluer le combat de certains juges courageux pour rendre effectif le principe d’indépendance de la justice et pour faire sauter ce verrou de la tutelle politique exercée sur la justice et s’inquiéter du danger d’une justice militante. C’est surtout parce que les autres pouvoirs ont failli que les juges français ont pu conquérir un statut que la Constitution leur refuse. Il leur appartient de se démarquer nettement des errements qui ont entraîné la perte de légitimité des autres pouvoirs et de veiller soigneusement à ne pas prêter le flanc à des soupçons ravageurs. Même lorsqu’ils militent pour une juste cause, ils doivent se souvenir de l’avertissement de Montesquieu : « Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. » On ne voit pas en tout cas que la démocratie en France aurait à gagner en substituant à l’irresponsabilité des politiques l’irresponsabilité des magistrats »[80].

Le ressort profond qui anime donc cette critique de l’attitude et de l’action d’une partie de la magistrature française est donc un ressort libéral et part de l’idée que toute personne qui a du pouvoir est porté à en abuser. Cela vaut désormais pour les magistrats qui veulent être un pouvoir. Ce type d’argument est donc assez éloigné des arguments de ressort autoritaire avancés par les populistes qui sévissent en France, aussi bien à droite qu’à gauche, et qui attaquent de concert la justice et la presse.

Par ailleurs, ce rôle politique des magistrats a été en quelque sorte démultiplié par le relais complaisant qu’ils ont obtenu de la presse dite « d’investigation », trop contente de sortir scoop sur scoop, à chaque fois qu’un homme politique était interrogé par un juge d’instruction, et était informé, en parfaite violation du secret d’instruction, de la moindre péripétie de la procédure. Lorsque nous avons publié en 1999 notre ouvrage sur le sang contaminé, c’était à une époque où Mediapart n’existait pas encore car il fut fondé par Edwy Plenel après qu’il avait dû quitter la direction du Monde en 2004[81]. Depuis lors, le journalisme d’investigation, rebaptisé par Edwy Plenel, « journalisme d’impact », a le vent en poupe et peut parfois, sous prétexte d’investigation, informer les Français de toutes les dénonciations (forcément civiques…) de personnes qui veulent régler des comptes avec des adversaires[82]. On a vu, in concreto, avec l’affaire Dussopt comment ce type de presse peut être un aiguillon pour le Parquet, et en particulier pour le PNF, nouant une alliance inédite entre la presse, la justice et même la police.

S’il convient d’insister sur ce point, c’est parce que cette curieuse alliance entre une partie de la magistrature et le journalisme dit d’investigation a un effet sur la discussion publique et sur les mœurs que l’on peut juger « globalement » délétère. En lisant cette presse d’investigation, « addict » aux procès, ou en écoutant la presse audiovisuelle qui reprend en boucle lesdites informations, l’homme de la rue ou si l’on veut le citoyen ordinaire a l’impression que la grande majorité des hommes politiques est corrompue ou se comporte mal. Du côté de l’homme politique qui est poursuivi pénalement, la même séquence se représente à chaque fois : il est d’abord cloué au pilori pendant des mois ou des années, le temps de sa mise en examen, qui peut être longue, avec des « révélations » tout au long de l’instruction et ensuite, lorsqu’il arrive devant le tribunal, le mal est fait pour lui car le « pré-jugement » de l’opinion publique fabriquée par la presse et l’accusation, relayée par l’instruction, comptent davantage que le jugement lui-même  S’il arrive – et cela arrive — qu’il soit relaxé par les juges du fond, la presse est d’une grande discrétion. Certes, le public est informé de la relaxe, mais il est rare qu’on explique au public pourquoi l’accusation s’est effondrée. La raison d’être de cette situation profondément malsaine est qu’en France, le secret d’instruction, qui figure dans le code de procédure pénale et dont la violation est constitutive d’un délit pénal, n’est jamais respecté. Tout le monde s’en accommode et trouve normal quelque chose qui est profondément anormal. Comment peut-on expliquer qu’au Royaume Uni, le délit équivalent, le contempt of court, est efficace et que le secret d’instruction n’est pas un vain mot ? Voici un sujet d’étonnement qui mériterait d’être médité et approfondi par tout essayiste qui voudrait réfléchir aux mœurs dévoyées de la démocratie française.

Par ailleurs, on entend dire parfois que les poursuites pénales des hommes politiques ne sont pas si graves, car la justice est passée et les hommes politiques, ayant été finalement relaxés, ont vu leur honneur laver. C’est loin d’être aussi simple car il reste toujours quelque chose de ces instructions au long cours débouchant sur un procès médiatique. Songeons seulement à l’exemple de l’ancien Premier ministre, Laurent Fabius relaxé en mars 1999 lors du procès du sang contaminé. Malgré son acquittement, il a été privé par un tel procès de la possibilité même de se présenter à l’élection présidentielle. D’une certaine manière, ces procès des hommes politiques opèrent une sorte de « décimation » de la classe politique qui s’effectue de la façon la plus arbitraire possible au gré des plaintes pénales et de l’actualité médiatique d’un sujet.

Il ressort de ces derniers développements que la question « juger les ministres » ne peut pas être traitée sans tenir compte de cet environnement « presse/justice » que l’on peut qualifier de plutôt hostile aux hommes politiques. Un homme aussi intelligent que l’écrivain allemand Hans-Magnus Enzensberger avait diagnostiqué avec une grande lucidité le malheur, en soi, d’être un homme politique dans le monde moderne. Il avait repris, en essayiste, le flambeau d’un Max Weber qui avait su magistralement décrire le métier de politique[83]. Que les magistrats et la presse en rajoutent en France dans leur obsession de l’exemplarité des gouvernants et dans leur « traque » des politiques n’est ni réaliste, ni sain pour la démocratie, contrairement à ce qu’affirment les plus convaincus d’entre eux qui n’ont que le mot d’éthique à la bouche, ­l’éthique pour les autres cela va de soi.  A ceux qui jugeraient une telle opinion légèrement outrancière, le procès Dupond-Moretti, ce triste procès, pourrait éventuellement les faire changer d’avis. Il nous éclaire en tout cas sur une autre facette de la responsabilité pénale des ministres telle qu’elle fonctionne de nos jours.

II. Le procès Dupond-Moretti, un cas-limite révélant la fragilité du concept de « criminalité gouvernante »

Il nous semble que le procès Dupond-Moretti illustre parfaitement les impasses de la criminalisation de la responsabilité des gouvernants. Mieux, c’est un cas d’école pour démontrer que la notion de « criminalité gouvernante » (vue plus haut, supra I, B) n’est même plus en mesure de contenir l’hubris pénal propre à notre pays.

Rappelons d’abord que ce procès était fort singulier, d’abord et avant tout, parce que pour la première fois depuis la création de la Cour de justice de la République un ministre en fonction y était jugé, alors qu’il y eut auparavant dix procès devant celle-ci, mais seulement d’anciens ministres. Et ce n’était pas n’importe quel ministre, car ce fut le ministre de la Justice, le Garde des Sceaux en personne, qui fut non seulement jugé par trois magistrats professionnels (et douze jurés parlementaires) mais aussi accusé par le premier magistrat du Parquet (« son » parquet) sans compter qu’il se retrouvait devant cette juridiction en raison d’une plainte déposée par des syndicats de magistrats. Observons en passant, que, en bonne logique parlementaire, M Dupond-Moretti aurait dû prioritairement s’expliquer devant le Parlement et non devant des juges. Il est remarquable d’ailleurs, et tristement remarquable, que le Parlement n’ait pas exercé ici son droit de contrôle, sinon sous la forme d’attaques indirectes reprenant pour acquis la version judiciaire accusatrice. C’est une preuve supplémentaire du fait que la responsabilité pénale prospère sur les décombres de la responsabilité politique dont même nos parlementaires oublient ce qu’elle signifie et ce qu’elle devrait signifier. Examinons les faits, avant d’en discerner la portée au regard du problème qui nous occupe dans cet article.

A. Le rappel des faits et une lecture différente

Pendant la semaine du procès, qui a eu lieu du 6 au 17 novembre 2023, devant la CJR les citoyens un peu ébahis ont pu assister à une bataille frontale entre la magistrature dans son ensemble et l’avocat Dupond-Moretti devenu Garde des Sceaux, grâce au Fiat présidentiel. La compréhension de cette triste affaire mérite un rappel des faits. Le nôtre s’éloignera un peu de la version présentée par le PNF, avant le procès et paresseusement repris par une grande majorité de la presse.

1. Le point de départ : l’enquête contestée et contestable du Parquet National financier

On aurait envie de commencer cette évocation des faits par une formule très enfantine : « ce sont les magistrats qui ont commencé les premiers ». En effet, le point de départ de cette affaire qu’il ne faut surtout jamais oublier est l’affaire dite des « écoutes », du nom de ce procès, qui mettait en cause l’ancien président de la République, M. Nicolas Sarkozy, son avocat, Me Thierry Herzog, ainsi qu’un magistrat, Gilbert Azibert. Il s’agit de l’un des volets d’une affaire bien plus large, dite du « financement libyen » de la campagne présidentielle de 2007. À l’occasion de ce volet « monégasque » de cette méga-enquête[84], les magistrats du PNF étaient persuadés qu’il y avait une « taupe » à l’intérieur de la magistrature qui renseignait les prévenus. Pour tenter de l’attraper, ils ont utilisé des « fadettes » (relevés téléphoniques) et ont « géolocalisé » des avocats. Parmi eux, se trouvaient divers ténors du barreau, tels que Me Dupond-Moretti et bien d’autres, dont le seul tort fut d’entretenir des relations amicales ou professionnelles avec Me Herzog.

Le problème, si l’on peut dire, tient au fait que les magistrats en question ont mené cette « enquête parallèle »[85] en toute confidentialité, sans même la signaler à leur hiérarchie et sans la joindre au dossier principal. C’est un article de l’hebdomadaire du Point en juin 2022, qui fait sortir le dossier et qui révèle au grand jour ces méthodes très particulières du PNF. Apprenant qu’ils avaient été ainsi « espionnés » par ce dernier, les avocats concernés ont tonné contre l’abus de pouvoir manifeste des magistrats et la négation de leurs droits les plus élémentaires. Me Dupond-Moretti fut le seul avocat à oser, le 30 juin 2020, porter plainte contre X, pour la commission de trois délits : atteinte à l’intimité de la vie privée, violation du secret de la correspondance des avocats, et abus d’autorité.

A la suite de ces révélations de la presse, l’ancien Garde des Sceaux, Mme Belloubet, saisissait le 1er juillet 2020 l’Inspection générale de la Justice qui, conformément à sa mission, mena l’enquête au terme de laquelle elle rédigea un long rapport qu’elle remit en septembre 2020 à M. Dupond-Moretti devenue entretemps, Garde des Sceaux. Ce rapport relevait une série de dysfonctionnements préoccupants du PNF, suffisamment préoccupants pour qu’il fût conclu par dix-neuf recommandations visant à réformer cette institution un peu malade. Mais il n’établit pas l’illégalité de l’enquête parallèle[86] de sorte que les syndicats de magistrats et la presse (qui relaient leur opinion) se sont toujours fondés sur ce passage du rapport pour défendre leurs collègues du PNF concernés. Pourtant, cette opinion de l’IGJ, faiblement motivée, est très discutable juridiquement, car comme on a pu le souligner ailleurs[87], elle revient à considérer que le secret professionnel des avocats serait bien moins protégé que le secret des sources des journalistes.

La lecture du rapport, quoique parfois ardue, est surtout instructive sur l’ambiance assez délétère qui régnait au PNF et la liberté que prenait celui-ci avec la procédure, comme le prouve cette « enquête parallèle » qui était secrète, les droits de la défense étant ici quelque peu malmenés. Le rapport indique le fait proprement, en ahurissant du refus de l’ancienne cheffe du PNF, Mme Houlette de venir s’expliquer devant l’IGJ. Dans sa lettre[88], elle justifie son refus par le simple fait qu’elle est désormais à la retraite ![89]

2. Des faits à leur interprétation : un procès voulu par les magistrats contre leur ministre

Pour quiconque découvre cette affaire, sans préjugé de caste ou de classe, M. Dupond-Moretti y apparaît principalement comme une victime. Il s’est fait espionner par le PNF pour la seule raison qu’il était ami avec son confrère, Me Herzog. Il n’avait rien à voir avec l’affaire dite « des écoutes ». On comprend un peu sa colère et le fait qu’il a tenu à porter plainte dans cette affaire. Devenu Garde des Sceaux le 6 juillet 2020, il a renoncé à sa plainte le 14 juillet 2020. L’action publique a continué, malgré ce désistement pour deux des trois délits invoqués par l’avocat.

Mais de victime, il est subitement devenu l’accusé principal, un potentiel délinquant – aux yeux des syndicats de magistrats – au motif qu’il avait diligenté une enquête administrative contre les magistrats concernés du PNF, une fois qu’il eut pris connaissance du rapport de l’IGJ, dont on ne doit pas cesser de rappeler qu’il était plutôt accablant pour le PNF.

Il faut souligner que, dans cette affaire, les syndicats de magistrats ont tout fait pour s’opposer à une quelconque enquête ou inspection du PNF, et que cela ne concerne pas seulement leur opposition à M. Dupond-Moretti. Mme Belloubet qui était la ministre qui l’a précédé, n’a pas échappé à leurs critiques vindicatives. Ainsi, dès qu’ils ont su qu’elle avait demandé début juillet 2020 une mission d’inspection, ils ont déposé un référé-suspension devant le Conseil d’État pour bloquer la procédure. Dans son Ordonnance du 27 juillet 2020[90], la haute juridiction administrative a eu l’habileté de déclarer irrecevable cette demande pour défaut d’intérêt à agir. Mais comme on l’a vu, les magistrats en colère ont continué leur combat. Plus éclairant encore est le fait que le 2 juillet 2020, le Syndicat de la Magistrature, par la voie de sa présidente, Mme Dubreuil, a adressé à Mme Belloubet une lettre virulente dans laquelle il lui reprochait d’avoir voulu faire de la mission d’inspection « une juridiction d’appel » des décisions de type juridictionnel du PNF et d’avoir ainsi porté « atteinte à la séparation des pouvoirs et à l’Etat de droit ». On voit bien qu’il s’agit d’une opposition de principe à tout contrôle sur le PNF au nom d’une interprétation bien audacieuse de l’indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs.

Le hasard a fait que quatre jours plus tard, le 6 juillet 2020 M. Dupond-Moretti était nommé Garde des Sceaux de sorte que les syndicats de magistrats ont pu s’engouffrer dans la brèche du conflit d’intérêts pour tenter de faire cesser toute enquête sur le PNF.

Il est désormais possible de s’interroger sur le bien-fondé d’un tel procès : pourquoi, pour des faits somme toute aussi bénins[91], un ministre du gouvernement se retrouve-t-il devant la Cour de justice de la République ? La réponse est d’une désarmante simplicité : elle tient au fait que les magistrats, ou disons une partie active de ceux-ci, l’ont voulu. D’abord, dès que fut connue la nomination de M. Dupond-Moretti comme Garde des Sceaux, les syndicats de magistrats sont montés au créneau. La puissante Union Syndicale des Magistrats (USM), syndicat modéré dit-on parfois, a affirmé dès sa nomination que celle-ci était une « déclaration de guerre » à leur encontre. Pour sa part, le Syndicat de la Magistrature a exigé « instamment » du Ministre qu’il retirât la mission confiée à l’IGJ sur ce point car sinon il se placerait de lui-même en situation de conflit d’intérêts. Selon ce syndicat, le fait de « saisir l’IGJ constitue une dangereuse sortie de route au regard du principe de séparation des pouvoirs »[92].

De son côté, le Garde des Sceaux n’a pas entendu les avertissements qui venaient des syndicats de la magistrature, ni d’ailleurs celui de la HATVP. Celle-ci, dans une lettre du 7 octobre 2020, l’a alerté, pointant un risque certain d’interférence de son ancienne activité professionnelle d’avocat, concernant notamment « les magistrats saisis de dossier le concernant ». Le ministre a néanmoins estimé qu’il n’avait pas à démissionner ni à céder aux demandes insistantes des syndicats de la magistrature, tout le comme le chef du Gouvernement n’a pas proposé de mettre fin à ses fonctions. La lecture de l’arrêt de la commission d’instruction laisse penser que l’actuel Garde des Sceaux a probablement minimisé le danger qui pointait à l’horizon et que son tempérament un peu « fonceur », n’a pas arrangé les choses de sorte que l’on peut lui reprocher des propos ou des comportements inadéquats, compte tenu du contexte.

Face à un pouvoir exécutif qui refusait de s’incliner devant leurs exigences, les syndicats de magistrats sont montés d’un cran en empruntant cette fois la voie pénale : pour une fois unis, les deux syndicats aux tendances opposés — l’USM et le SM — se sont joints à Anticor pour déposer le 16 décembre 2020 une plainte, inédite dans l’histoire de la Ve République, à l’encontre de « leur » ministre, devant la CJR. Une telle plainte a passé le premier filtre qui est l’examen par la Commission des requêtes et elle a passé le second obstacle de la commission d’instruction qui, dans son arrêt du 3 octobre 2023, a décidé de renvoyer M. Dupond-Moretti devant la juridiction de jugement.

Cette affaire est donc caractérisée par des rapports très conflictuels entre le Garde des Sceaux et l’ensemble de la magistrature. L’implication en première ligne des deux principaux syndicats de la magistrature en témoigne, comme on l’a vu plus haut. Mais le plus symptomatique est sans doute l’ahurissante prise de position des deux plus hauts magistrats de France, la présidente de la Cour de cassation (Chantal Arens) et le Procureur général près de la Cour de cassation (François Molins), qui ont critiqué, dans la presse, et vertement, « leur » Garde des Sceaux en reprenant la thèse du conflit d’intérêts (défendue par les syndicats) et en soutenant que l’enquête administrative litigieuse était une « atteinte portée au principe de présomption d’innocence des magistrats concernés »[93]. Une telle fronde n’avait jamais connu de précédents sous la Ve République[94].

L’ironie de l’histoire si l’on peut dire est que trois mois plus tard, la plainte est déposée devant la Cour de justice de la République. Or, c’est le même François Molins, qui, en sa qualité de Procureur devant la CJR, est intervenu dans ce procès au titre du Parquet et a accompagné toute la procédure, sans trop se soucier, on peut le noter, d’un éventuel conflit d’intérêt. Depuis lors, il est parti à la retraite et il est devenu une sorte de héros pour la magistrature, incarnant par sa « résistance » au pouvoir politique la glorieuse cause de l’indépendance de la justice. Ainsi a-t-il été littéralement ovationné lors du Congrès de l’USM du 13 octobre 2023, au cours duquel son nouveau président a tenu à saluer chaleureusement « son autorité morale incontestable ». Il n’est pas certain que cette dernière opinion soit partagée par tous les acteurs du monde judiciaire. Elle ne l’est pas, en tout cas, par certains avocats (hormis M. Dupond-Moretti évidemment) qui n’ont pas apprécié sa façon de se comporter non seulement dans cette affaire Dupond-Moretti, mais dans d’autres affaires[95].

Même si l’on laisse délibérément de côté certains aspects plus polémiques, indiqués dans la presse et touchant aux raisons de l’inimitié personnelle des deux hommes (François Molins et Eric Dupond-Moretti)[96], il est certain aux yeux des observateurs extérieurs que le comportement de M. Molins dans cette affaire n’est pas de la plus grande clarté. Certes, dans ses Mémoires[97], publiées depuis lors, il reprend à son compte tous les éléments de l’accusation contre le Garde des Sceaux. Il s’appuie notamment sur les décisions du CSM disciplinaire qui n’ont pas sanctionné les magistrats ayant fait l’objet de l’enquête administrative, point d’origine du procès[98], et qui ont relevé la situation de conflit d’intérêts dans laquelle le ministre se trouvait. Un tel plaidoyer pro domo ne convaincra que les convaincus car s’il est incontestable que M. Molins a été un grand magistrat — son action au tribunal de Bobigny a notamment été saluée par tous comme remarquable —, il est revanche avéré que son action dans cette affaire Dupond-Moretti n’a pas été exempte d’ambiguïté, comme il est apparu lors du procès devant la Cour de justice de la République. En effet, au moins deux faits embarrassants  le concernant sont apparus : d’une part, on a appris que « sollicité par Véronique Malbec – directrice de cabinet du garde des Sceaux – sur les suites à donner à l’enquête de fonctionnement de l’IGJ, il [a] conseillé] au ministère de lancer une enquête administrative relative aux trois magistrats »[99] et, d’autre part, il a retenu « jusqu’aux audiences devant la CJR certaines pièces du dossier et notamment un mail décisif pour la défense du garde des Sceaux »[100].

Quoi qu’il en soit, l’enquête se poursuivant, la commission d’instruction de la CJR a, pour l’essentiel, repris la thèse des syndicats de magistrats en considérant comme on l’a vu plus haut, que le Garde des Sceaux avait été en position de conflit d’intérêts depuis sa nomination (le 6 juillet). Ainsi, dès lors qu’il ordonnait le 18 septembre 2020 l’enquête administrative à l’égard des trois magistrats, par l’intermédiaire de sa directrice de cabinet, il avait commis le délit de prise illégale d’intérêts. Le paradoxe est que le Conseil d’Etat estime, dans une jurisprudence constante, que l’ouverture d’une enquête administrative est un acte ne faisant pas grief en droit administratif et donc irrecevable. Ainsi, le même acte est jugé si l’on peut dire d’une faible portée juridique par la juridiction administrative alors qu’il est considéré comme constitutif d’un délit pénal par les magistrats instructeurs de la CJR.

Enfin, il est certain que les syndicats de magistrats ont été confortés dans l’idée qu’ils avaient raison de crier au conflit d’intérêts lorsque la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) a écrit début octobre 2020 au Garde des Sceaux pour obtenir des précisions sur la manière dont il se serait organisé pour éviter de « possibles conflits d’intérêts » dans ses nouvelles fonctions[101]. C’est ce qui a donné lieu au décret de déport en vertu duquel le Premier Ministre (M. Castex) a dû gérer ce problème en lieu et place du Garde des Sceaux de sorte que, par exemple, les saisines du CSM disciplinaire concernant les magistrats du PNF et M. Levrault ont été signées par lui.

On ne voudrait pas donner l’impression de dresser un tableau manichéen de cette affaire. Il est certain que le Garde des Sceaux porte une certaine responsabilité dans le conflit qu’il a eu avec la magistrature[102]. Il a, lorsqu’il était avocat, utilisé des termes excessifs et très provocateurs à l’encontre des magistrats, traitant l’un d’entre eux de « cow-boy ». Il n’a visiblement pas pris au sérieux le risque pénal qui s’est posé lorsqu’il a dû trancher la question de l’ouverture de l’enquête administrative, après que l’Inspection générale de la Justice avait rendu son rapport sur le PNF. La solution de compromis, qui était le déport du ministre sur ce dossier et son remplacement par le Premier ministre, est arrivée bien tardivement. De ce point de vue, les magistrats ont évidemment beau jeu de reprocher une telle attitude au ministre[103]. Il est en outre évident que la nomination de cet avocat à succès, mais aussi provocateur qu’il peut être grossier[104], est due à une décision du président de la République et qui est, tout compte fait, problématique. En effet, le chef de l’Etat savait pertinemment qu’en nommant un avocat aussi clivant et aussi mal vu par les magistrats, il les défiait littéralement.  D’une certaine manière, il leur a tendu un piège dans lequel ils sont tombés les pieds grand ouverts. Pourtant, il n’en reste pas moins, selon nous, que les magistrats ont voulu « régler des comptes avec leur ministre par voie de justice »[105] et qu’ils ont fait preuve dans toute cette affaire, du sommet de la hiérarchie à la base syndicale, d’un corporatisme tout bonnement consternant[106].

Un fait passé inaperçu dans l’étude des faits de ce dossier est que le Garde des Sceaux a, comme tout ministre, fait l’objet d’un contrôle préalable à sa nomination, de la part de la HATVP. Il convient de remarquer d’une part, que celle-ci n’a élevé aucune objection à sa nomination, la plainte antérieure de l’avocat contre les magistrats n’étant pas un obstacle à celle-ci, et d’autre part, qu’un ministre mis dans une situation de conflit d’intérêts ne peut subir aucune sanction s’il se maintient en fonction, comme il ressort de la loi relative à la transparence de la vie publique[107]. Si l’on tient à souligner ce point, c’est pour indiquer que, du point de vue du droit public, et du droit constitutionnel en particulier, le Garde des Sceaux n’était pas en défaut. Il ne l’était pas davantage au regard du droit administratif comme on l’a vu plus haut[108].

3. Le dénouement

Comme on le sait, la Cour de justice de la République a rendu son arrêt le 29 novembre 2024 en relaxant le Garde des Sceaux, mais après avoir pris le soin de relever que l’élément matériel du délit de prise illégale d’intérêts était constitué. Après avoir donc fait droit à la thèse du Parquet et de la commission d’instruction, la Cour a joué du critère intentionnel pour estimer que celui-ci n’était pas présent dans le cas d’espèce, ce qui a conduit à la relaxe de l’intéressé[109]. Ce faisant, la Cour a manifestement méconnu la jurisprudence constante de la Cour de cassation relative à ce délit selon laquelle l’élément intentionnel était contenu dans la consommation de l’élément matériel. Autrement dit, il n’est pas nécessaire d’avoir voulu commettre ce délit pour qu’on soit accusé de l’avoir commis…. La CJR a donc tordu le droit pénal en vigueur pour sauver un ministre qui, sinon, aurait été condamné[110]. Cet arrêt Dupond-Moretti confirme en un sens ce que nous avions pu écrire à propos de l’arrêt de mars 1999 sur le procès du sang contaminé, à savoir que la justice politique n’est jamais bien loin de la responsabilité pénale des ministres…[111], ce que des pénalistes éminents ont écrit à propos de ce dernier arrêt de la CJR dans des termes fort vifs[112]. Pour tout observateur, tiers un peu impartial, ce procès Dupond-Moretti n’a fait que des perdants et l’avocat en est sorti « abîmé » tout autant que la magistrature[113]. Beau résultat.

Pourtant ce cas judiciaire atypique à maints égards devient un cas d’école si l’on comprend qu’il démontre in concreto que la digue selon laquelle la responsabilité pénale serait bornée à la seule hypothèse de la « criminalité gouvernante » est une digue « de papier ». Rappelons à ce propos la distinction théorique que nous avions établie entre, d’un côté, l’impossible criminalisation pour des faits relevant d’une mauvaise gestion ministérielle, d’une sorte de mal-administration (cas topique du sang contaminé, auquel on peut ajouter l’affaire du Crédit Lyonnais dite affaire Lagarde) et d’un autre côté, la possible criminalisation pour des faits relevant de la « criminalité gouvernante ». Cette dernière hypothèse était censée recouvrir tous les cas où il s’agissait de poursuivre pénalement un ministre « indélicat », au sens où il n’aurait pas mal gouverné, mais au sens uniquement où il aurait méconnu l’éthique qui serait propre aux gouvernants. Le délit de prise illégale d’intérêts semble entrer dans la liste de ces « crimes ou délits » contre la chose publique visant à punir pénalement des ministres « imposteurs » pour reprendre l’expression de Kojève. Il reste étonnant, selon nous, qu’il ait pu être appliqué contre le Garde des Sceaux.

B. La portée du procès Dupond-Moretti : le délit invasif de la prise illégale d’intérêts réduit à néant la portée théoriquement limitatrice du concept de « criminalité gouvernante »[114]

On a vu plus haut que l’accusation lancée par les syndicats de magistrats contre le Garde des Sceaux consistait à lui reprocher d’avoir porté atteinte à l’indépendance des magistrats et par là-même à la séparation des pouvoirs. C’est, pourrait-on dire, le volet constitutionnel de cette affaire. La traduction juridico-pénale – un « habillage pénal » — se fait en deux temps : on invoque d’abord un prétendu « conflit d’intérêts » – concept devenu lui aussi invasif – et ensuite sa traduction pénale qui est le délit de « prise illégale d’intérêts »[115].

Commençons par la définition de ce délit : la prise illégale d’intérêts est « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique (…) de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement »[116]. Rendant compte du procès, une journaliste a écrit à propos de ce délit qu’il était une « infraction complexe » que même « les juristes chevronnés ont des difficultés à l’expliquer »[117]. Elle a essayé de l’illustrer par « le cas d’école » du « maire qui ne sort pas du conseil municipal alors qu’est mise au vote une décision visant une société avec laquelle il a un lien ». On voit intuitivement à quoi sert ce délit et on en comprend parfaitement sa légitimité, même si l’on peut regretter l’abandon de l’ancien vocable d’ingérence qui était infiniment plus parlant.

La première surprise du lecteur béotien est le caractère extraordinairement vague de ce délit. Cela n’a pas échappé pas aux meilleurs spécialistes de droit pénal qui estiment à propos d’une partie seulement des éléments de ce délit, « sa consommation », « les termes légaux sont pour le moins sibyllins – prendre, recevoir ou conserver – et ne renseignent pas véritablement sur l’attitude à adopter afin de se prémunir de la réalisation de l’élément matériel du délit »[118]. Qu’en termes exquis ces choses sont ainsi dites. Traduit en langage ordinaire, cela veut dire que le citoyen devenu un agent public, ne sait pas du tout ce que prévoit ce délit. Retraduit en langage juridique, cela veut dire que cet article méconnaît a priori le principe de légalité des délits et des peines dès lors que la loi, qui prévoit à la fois le délit et la sanction, n’est pas compréhensible. Il aurait été intéressant de savoir ce que pouvait penser le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité d’un délit aussi vague et indéterminé, mais la Chambre criminelle de la Cour de cassation a coupé court à une telle possibilité en refusant de lui transmettre la QPC portant justement sur ce sujet au terme d’une motivation fort discutable[119].

La seconde surprise du béotien est encore plus grande lorsqu’il découvre la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Celle-ci n’a fait qu’interpréter extensivement le délit initial (qui a été modifié encore en 2021) – de le durcir, disent certains – alors qu’on apprend aux étudiants en droit que le principe fondamental de l’interprétation des textes de droit pénal est l’interprétation stricte. La première extension de sens concerne la notion d’intérêt puisque la Cour de cassation a estimé que ce n’était pas seulement l’intérêt financier qui était inclus dans ce délit, mais aussi l’intérêt moral[120]. Le Conseil d’Etat adopte d’ailleurs la même interprétation puisqu’il estime que le délit de l’article 432-12 du Code pénal « peut être caractérisé par la prise d’un intérêt matériel ou moral, direct ou indirect »[121]. Il ressort de la jurisprudence que cet intérêt moral est établi si l’on peut faire la preuve que la personne poursuivie avait des liens moraux, affectifs ou politiques, avec la ou les personnes qu’elle est censée avoir avantagé. L’intérêt moral est donc un intérêt extra-patrimonial par opposition à l’autre intérêt, matériel, qui est lui patrimonial. Il s’avère très englobant si l’on se réfère à la façon dont la doctrine pénaliste tente de le circonscrire : « Dans ce cas [de l’intérêt moral], l’intérêt résulte de l’avantage accordé à une personne avec laquelle l’agent a des liens affectifs, qu’ils soient familiaux, amicaux ou amoureux mais aussi avec lequel il entretient des liens politiques ou professionnels ». On a pourtant du mal à voir comment le comportement de M. Dupond-Moretti pouvait entrer dans le cadre d’une telle définition de l’intérêt moral, mais les juristes ont l’imagination féconde. Il suffit d’ajouter aux liens d’amitié son contraire, les liens d’inimitié, pour considérer qu’en poursuivant de sa vindicte personnelle les magistrats, le Garde des Sceaux avait poursuivi un intérêt moral[122].

Non seulement l’expression d’intérêt est élastique, mais la Chambre criminelle considère que le délit de prise illégale d’intérêts est constitué même si l’intérêt pris par l’agent public n’est pas en contradiction avec l’intérêt public (un intérêt local en la circonstance)[123]. Autrement dit, même si l’intérêt public a été préservé par la décision du décideur, le seul fait qu’un autre intérêt, personnel, coexiste avec lui ou se superpose à lui, suffit pour caractériser le délit. La Cour de cassation a, depuis lors constamment estimé que la convergence entre l’intérêt pris et l’intérêt général n’empêchait pas l’existence du délit[124].

Compte tenu d’une telle jurisprudence, très extensive, il est surprenant que la Chancellerie ait, dans une réponse ministérielle, décrit le droit positif (du délit de prise illégale d’intérêts) de la façon suivante : « L’interdiction faite à toute personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public de se placer dans une situation où leur intérêt particulier serait en contradiction avec l’intérêt général répond au double objectif d’éviter, d’une part, qu’elles ne tirent profit de leurs fonctions dans leur intérêt personnel et négligent ainsi l’intérêt public, qu’elles doivent servir, d’autre part, qu’elles ne puissent seulement en être suspectée »[125]. En effet, la Chancellerie méconnaît ici le fait que même si l’intérêt particulier n’est pas en contradiction avec l’intérêt public, le délit est constitué quand même. Or, dans l’affaire Dupond-Moretti, il était évident que la décision d’ordonner une enquête administrative concernant les trois magistrats servait un intérêt public. Mais cette circonstance n’est pas du tout de nature à échapper au délit qui, telle une pieuvre, saisit la personne qu’on estime avoir poursuivi un intérêt personnel.

Dans ce cas précis, la preuve d’un intérêt personnel était extrêmement difficile à établir. Dès lors que la commission d’instruction et la Cour de justice de la République ont admis que l’élément matériel du délit était établi, elles ont avalisé l’idée selon laquelle en diligentant l’enquête administrative auprès des trois magistrats du PNF, le Garde des Sceaux aurait poursuivi un intérêt moral (en l’occurrence immoral) qui était de vouloir se venger des magistrats en question, avec lesquels il fut en conflit en tant qu’avocat. Ce désir de vengeance personnelle est alors la preuve d’un « lien d’inimitié » entre le ministre de la justice et les magistrats qu’il a poursuivis, qui permet de constituer le délit. Il est quand même surprenant qu’un point aussi compliqué à établir, c’est-à-dire la prétendue volonté (très subjective) de vengeance personnelle, ait suffi à caractériser la présence d’un intérêt moral, et donc celle du délit de prise illégale d’intérêts.

A ceux qui trouveraient un peu excessive notre critique non seulement de ce délit, mais aussi de son application in concreto par la Cour de cassation, on fera remarquer au moins trois choses.

La première est que nous ne sommes pas seul dans cette critique car dès 2020 Guy Carcassonne, qu’on ne peut pas suspecter d’avoir été hostile à la magistrature, a, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, évoqué son plus profond scepticisme à l’égard de la volonté de légiférer sur les conflits d’intérêts. A l’occasion d’une discussion avec le député Gaétan Gorce, il en est venu à exprimer aussi ses plus grandes réserves à l’égard du délit de la prise illégale d’intérêts :

« Quelles sanctions pénales pourraient bien s’appliquer à une infraction qu’il est très difficile de définir ? On parle de s’inspirer de celles qui sont prévues pour la prise illégale d’intérêts ; soit – si ce n’est qu’il s’agit à mes yeux d’un délit de caractère stalinien en ce que la prise illégale d’intérêts n’est pas vraiment définie : le juge apprécie au regard du dossier qui lui est soumis si l’intéressé s’est bien ou mal comporté. Sans doute n’y a-t-il pas de meilleure solution, mais risquer de voir s’étendre ce que je considère comme une mauvaise pratique ne m’enchante pas »[126].

L’éminent constitutionnaliste avait bien repéré l’élasticité du délit et surtout la plasticité de l’interprétation jurisprudentielle. C’est en prolongeant cette analyse qu’un autre professeur a relevé qu’il peut « y avoir prise illégale d’intérêts sans illégalité, c’est-à-dire sans violation d’une disposition légale relative aux conflits d’intérêts »[127]. Plus récemment, Christian Bidégaray s’étonnait lui aussi du caractère fort extensif de ce délit pénal en observant : « Vu le caractère flou et extensif de ces définitions, les gouvernants peuvent se voir mis en cause pour conflits d’intérêts et/ou prise illégale d’intérêts, sans l’avoir toujours su ou voulu, comme le montrent les affaires Ferrand, Kohler et Dupond-Moretti. »[128] Il y a de bonnes raisons de penser que ce délit a un caractère liberticide et que si les magistrats judiciaires endossent une telle interprétation, c’est au nom de la fin poursuivie : la moralisation de la vie publique. La fin justifie les moyens de sorte que le droit pénal est ici instrumentalisé.  Le problème, néanmoins, se pose pour le justiciable qui, à un moment donné de sa vie, entre en contact avec ce délit, alors qu’il n’a pas eu l’intention de le commettre et qu’il n’en a pas tiré un profit particulier, car cela n’empêche pas le couperet de l’incrimination pénale de tomber quand même sur lui !

Pour étayer cette critique, on ajoutera une deuxième chose qui est le profit éventuel à retirer d’un regard de droit comparé. Nous nous sommes demandé si dans le droit de la common law, un tel délit était envisageable en nous fondant sur l’idée a priori (un préjugé ?) selon laquelle le droit britannique étant en général davantage imprégné par le libéralisme que le droit français, ce serait a fortiori encore plus le cas pour le droit pénal qui menace le plus les libertés. Nous nous sommes alors tourné vers deux collègues anglais, professeurs de droit pénal (Andrew Ashworth et Jacqueline Hodgson) en leur posant la question de savoir si un tel délit (la prise illégale d’intérêts) était envisageable au Royaume-Uni. Ils nous ont répondu par la négative en indiquant, d’une part, qu’il n’y avait pas en common law l’équivalent d’un tel délit et, d’autre part, que le délit qui s’en rapproche le plus, l’infraction de « mauvaise conduite dans un emploi public » (misconduct in a public office) ne serait pas applicable à M. Dupond-Moretti[129] . En d’autres termes, pour des faits similaires, ce dernier n’aurait jamais été poursuivi devant un tribunal au Royaume-Uni. C’est un indice de plus en faveur de notre idée selon laquelle ce délit de prise illégale d’intérêts était fort problématique au regard des grands principes libéraux censés structurer le droit pénal moderne.

Enfin, troisième chose, pour tenter d’illustrer le caractère dangereusement proliférant, pour ne pas dire délirant, d’un tel délit et pour le faire comprendre par exemple aux universitaires qui liraient éventuellement cet article, il suffit d’imaginer ce cas suivant, pas si fictif que cela. Un universitaire a siégé dans un jury de recrutement de maître de conférences ou de professeur et la décision de ce jury aurait été de recruter un de ses anciens élèves (doctorants). Selon la compréhension que l’on peut se faire du délit de prise illégale d’intérêts tel qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation, on pourrait estimer que toutes les conditions du délit sont remplies. Il y a bien conflit d’intérêts, manque d’impartialité, et l’intérêt moral est rempli (car c’est un « lien professionnel » qui existe entre le professeur et le doctorant), et la « surveillance » qui est prévue dans le texte est remplie par le fait que le professeur a participé au jury de recrutement et pourrait alors être tout bonnement passible de ce délit. Le fait que la personne recrutée était le meilleur des candidats (l’intérêt public) ne suffirait pas à exonérer le professeur de sa responsabilité pénale. Cette situation fictive n’est pas si exagérée, quand on connaît la jurisprudence, récente et aberrante, du Conseil d’Etat selon laquelle la seule présence d’un professeur dans un jury de recrutement, dans la situation évoquée plus haut est un vice de procédure conduisant à une annulation de la nomination, alors même que dans ce cas précis, le professeur s’était « déporté ». On peut facilement imaginer qu’un juge d’instruction fasse preuve du même zèle…

L’ensemble de ces arguments prouve le caractère peu libéral de ce délit de prise illégale d’intérêts qui semble si usité en France. On est bien conscient du risque que cette critique emporte avec elle : le fait de vouloir assurer l’impunité pour les hommes politiques qui sont, on le sait, soumis à de nombreuses tentations. Qui peut ignorer que, comme le disait James Madison, « les hommes ne sont pas des anges » et qu’il faut se méfier des gouvernants ? C’est sur cet acte de méfiance qu’est né le constitutionnalisme et les constitutionnalistes connaissent tous ce mot si profond de Benjamin Constant : « la constitution est un acte de défiance ». Autrement dit, il est hors de question de vouloir assurer une impunité aux gouvernants et de remettre en cause le lien essentiel entre le pouvoir et la responsabilité. Comme on l’a vu plus haut (supra I, A), les ministres doivent être tenus responsables de leurs actes. Mais nous contestons ici vigoureusement le fait que ce nouvel idéal de moralisation de la vie publique (vaste programme en soi), emprunte en France une voie pénale qui est inappropriée, compte tenu de l’état du droit pénal. En d’autres termes, on voudrait rendre les gouvernants vertueux au moyen de l’arme pénale qui nous semble inappropriée.

On est donc en mesure de synthétiser notre opinion de la façon suivante : l’intérêt du procès Dupond-Moretti tient à ce qu’il démontre que la notion de la « criminalité gouvernante », censée borner les cas de jugement des ministres aux cas indiscutables de délits contre la chose publique, n’est pas vraiment opérationnelle. Pourquoi ? Parce que, d’un côté, le Code pénal n’est pas à la hauteur de cet enjeu dans la mesure où il contient des délits aussi invasifs que la prise illégale d’intérêts – la faute en incombe au législateur ­—, et, d’un autre côté, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a opéré, dans sa jurisprudence, une interprétation  extensive de ces délits. L’ensemble nous paraît tout bonnement liberticide. Il en résulte que, lorsqu’il s’agit d’appliquer le droit pénal commun aux ministres, le code pénal en vigueur permet de transformer trop facilement tout responsable politique en délinquant potentiel. Or, le concept de « criminalité gouvernante » qui a ses vertus et sa logique propre ne peut « tenir la route » que si le droit pénal « tient la route » lui aussi. Or, c’est loin d’être le cas, comme on vient de le voir tant ce délit est sorti de son lit, telle une rivière en crue.

Ainsi l’on résumera notre jugement sur ce procès Dupond-Moretti, en affirmant que l’erreur ne fut pas le verdict final, c’est-à-dire un acquittement résultant d’une décision de justice politique, mais le procès lui-même qui n’aurait jamais dû exister. Que de temps perdu pour la police et la justice, dont on ne cesse de dire qu’elles manquent toutes deux de moyens. Et si les moyens étaient mieux employés ?

En conclusion de ce trop long propos, nous reprendrons volontiers à notre compte le propos de Me Daniel Soulez Larivière rendant compte, en 2000, du procès du sang contaminé dans la revue Pouvoirs :

 « Faut-il tenter de protéger les politiques des excès du système ou rendre ce système moins absurde en le purgeant de ses archaïsmes ? La réponse apportée par le procès en Cour de justice de la République du sang contaminé est claire. C’est vers la transformation du système pour tous les citoyens qu’il faut se diriger. Tout ce qui sera vécu comme une “protection particulière“ va à l’encontre du but poursuivi. Tout le mouvement qui a provoqué la comparution des ministres est inéluctable. Rien ne peut empêcher le judiciaire de se saisir des politiques. S’agissant de crimes ou de délits privés, tout le monde est d’accord pour que le droit commun s’applique.

S’agissant de malversations commises à l’occasion de leurs fonctions, on voit mal la justification d’une juridiction spéciale. Un voleur est un voleur qu’il soit avocat, ministre ou manutentionnaire. S’agissant des infractions involontaires, le problème doit être pris par le haut avec une transformation de notre droit pour tout le monde et une mise au niveau de gravité de la faute pénale à ce qu’il est dans les autres démocraties. C’est-à-dire beaucoup plus rare »[130].

Juger correctement les ministres, suppose de revoir de fond en comble la justice pénale en France, son code pénal, le code de procédure pénale, le recrutement des magistrats, etc… C’est peu dire qu’on est encore très loin du compte. Alors à la question de savoir s’il faut absolument juger les ministres, notre réponse est clairement négative. Elle ne l’est pas seulement pour des raisons théoriques, mais aussi pour des raisons pratiques tirées de l’examen des pièces du dossier et des audiences des procès.

Olivier BEAUD

Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas


[1] Puisqu’on suppose que d’autres contributions évoqueront les deux projets de loi constitutionnelle qui ont proposé de supprimer la Cour de justice de la République, on se dispensera ici de les examiner.

[2] Association française d’histoire de la justice, Les ministres face à la justice, Actes du Sud, 1997, 268 p.

[3] Ce livre relate cette histoire à travers autant de chapitres, les grands procès de ministres, que ce soit sous l’Ancien Régime, avec le crimen majestatis, ou le procès de Fouquet, la Révolution française, et les tentatives de responsabilité pénale sous la Restauration (mise en accusation de Villèle) et sous la Monarchie de Juillet , le second Empire (avec l’étude de la Haute Cour) et sous la IIIe République, les procès de Baïhaut (scandale de Panama) et de Malvy (pour pacifisme pendant la 1ère guerre mondiale) et les procès de Vichy sous leur double forme (le procès de Riom, et le procès de l’épuration).

[4] R. Badinter, « Préface », in Les ministres face à la justice, op. cit., p. 8.

[5] Ibid., p. 8.

[6] Ibid. p. 9.

[7] Ibid. p. 8.

[8] Ph. Lauvaux, « L’incertaine frontière entre le pénal et le politique », in Les ministres face à la justice, op. cit., p. 239.

[9] Ibid. p. 250.

[10] Ibid., p. 250.

[11] O. Beaud, « Le traitement constitutionnel de l’affaire du sang contaminé. Réflexions critiques sur la criminalisation de la responsabilité et la criminalisation du droit constitutionnel », RDP, 1997, n° 4, pp. 995-102.

[12] O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, Paris, PUF, coll. « Béhémoth », 1999, 192 p.

[13] Les références à nos précédents écrits pourraient donner l’impression désagréable d’être un peu trop autocentrées alors que nous n’avons pas été le seul à dénoncer la substitution de la responsabilité pénale à la responsabilité politique. Nous avons déjà cité les remarques de Philippe Lauvaux, et faute de pouvoir nommer tous les écrits contemporains, nous signalerons quand même l’ouvrage collectif suivant de J.-J. Sueur, (dir.) Juger les politiques. Nouvelles réflexions sur la responsabilité des dirigeants publics, Paris, L’Harmattan, 1999, 228 p. ; il contient des propos critiques émanant notamment de Ch. Bidégaray, J.-J. Sueur et Ph. Ségur.

[14] On renvoie ici au chap. 4 « Responsabilité politique contre responsabilité pénale », in O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, op. cit., pp. 105-119.

[15] Nous avions notamment salué l’abandon de la jurisprudence Frey Blignières par la chambre criminelle de la Cour de cassation qui avait conduit à poursuivre et condamner Alain Carignon, le maire de Grenoble, O. Beaud, « La renaissance de la compétence concurrente pour juger pénalement des ministres (à propos de deux arrêts faussement connus de la Cour de cassation) », D., 1998, chr., pp. 177-182.

[16] Sur cette affaire un peu ubuesque, où le juge pénal ordinaire a estimé qu’il y avait des corrupteurs actifs alors que la Cour de justice de la République a estimé que M. Pasqua n’était pas condamnable pour corruption passive, v. l’ouvrage de référence de C. Guérin-Bargues, Faut-il juger les politiques ? Paris, Dalloz , coll. « Droit politique », 2012, 286 p.

[17] V. ici aussi C. Guérin-Bargues, Faut-il juger les politiques, op. cit. 

[18] O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, op. cit., p. 120.

[19] A. Demichel, « Le droit pénal en marche arrière », Rec. Dalloz, 1995, chr. pp. 213-216.

[20] Voir sur cet auteur l’intéressant ouvrage qui lui a été récemment consacré : L. Vanier (dir.), Le droit administratif d’André Demichel, Paris, La Mémoire du droit, 2023. 348 p.

[21] André Demichel était un fervent communiste. Il écrit à la fin de son article : « (..) Le droit pénal, dont le surdéveloppement ne révèle rien d’autre que la crise profonde d’une société malade des injustices et des exclusions qu’elle engendre. (..) Au droit pénal, on demande en somme de raccommoder le tissu social déchiré », A. Demichel, « Le droit pénal en marche arrière », art. cit., p. 216.

[22] Ibid. p. 216.

[23] V. infra I. B.

[24] Cela a été fait dans l’ouvrage précité, C. Guérin-Bargues, Juger les politiques, op. cit.

[25] Cette thèse est aussi défendue avec une grande fermeté dans le récent article de C. Guérin Bargues, « La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », Jus politicum, 2024, n°31, https://juspoliticum.com/article/La-justice-judiciaire-a-l-heure-du-ressentiment-1573.html

[26] Voir O. Beaud et C. Guérin-Bargues, « CJR et plaintes pénales contre les ministres : La “machine infernale“ est lancée », Blog de Jus Politicum, le 9 juill. 2020, https://blog.juspoliticum.com/2020/07/09/cjr-et-plaintes-penales-contre-les-ministres-la-machine-infernale-est-lancee-par-olivier-beaud-et-cecile-guerin-bargues

[27] Par un arrêt du 10 janvier 2023. La Cour de cassation a pris la peine de publier le communiqué suivant :

« Le délit de mise en danger d’autrui ne peut être reproché à une personne que si une loi ou un règlement lui impose une obligation particulière de prudence ou de sécurité », en précisant que « cette obligation doit être objective, immédiatement perceptible et clairement applicable ». « Or, aucun des textes auxquels s’est référé la commission d’instruction » de la Cour de justice de la République (CJR) pour mettre en examen en septembre 2021 « l’ancienne ministre de la Santé ne prévoit d’obligation particulière de prudence ou de sécurité ». Un beau désaveu pour la commission d’instruction de la part de la plus haute juridiction pénale, comme l’a noté C. Jamin, « La CJR sous contrôle », JCP G., 6 fév. 2023, n°153.

[28] D. Mongoin, « La responsabilité en droit constitutionnel dans le cadre de la Covid-19 », Cahiers Louis Josserand, 2022, n° 1, p. 22, https://www.lexbase.fr/revue-juridique/86755963-edition-n-1-du-28072022#article-482377

[29] On renvoie à l’article très complet d’E. Bottini, « Juger les responsables politiques en période d’urgence. Retour sur un casse-tête des régimes parlementaires », RDP, 2021, hors-série, p. 291.

[30] Voir H. Belrhali, Responsabilité administrative, 2e éd., Paris, LGDJ-Lextenso, 2020, 492 p.

[31] V. not. A. Jacquemet-Gauché, « Covid-19 : l’État fautif, mais pas responsable – à propos de la décision du Tribunal administratif de Paris du 28 juin 2022 », Blog du Cercles des juristes, le 1er juill. 2022, https://blog.leclubdesjuristes.com/covid-19-letat-fautif-mais-pas-responsable-a-propos-de-la-decision-du-tribunal-administratif-de-paris-du-28-juin-2022-par-anne-jacquemet-gauche-professeure-de-droit-public-a-l

[32] D. Mongoin, « La responsabilité en droit constitutionnel dans le cadre de la Covid-19 », art. cit.

[33] On a développé ce thème dans notre billet : O. Beaud, « Mal gouverner est-il un crime ? Réflexions critiques sur les perquisitions effectuées dans le cadre de l’enquête judiciaire relative aux ministres impliqués dans la gestion de l’épidémie du coronavirus », Blog de Jus Politicum, le 20 oct. 2020, https://blog.juspoliticum.com/2020/10/21/mal-gouverner-est-il-un-crime-reflexions-critiques-sur-les-perquisitions-effectuees-dans-le-cadre-de-lenquete-judicaire-relative-aux-ministres-impliques-dans-la-gestion-de-lepidem

[34] D. Mongoin, « La responsabilité en droit constitutionnel dans le cadre de la Covid-19 », art. cit. ; ce dernier cite à l’appui de ses dires, Anne-Marie Le Pourhiet, « La responsabilité publique en France : de l’isoloir au prétoire », RGD, 2006, vol. 36, n° 4, pp. 529-542 ; on doit ajouter à ses réflexions celle de Bruno Daugeron, « La responsabilité politique a-t-elle encore un avenir ? », Revue de droit d’Assas, 2021, pp. 140-150.

[35] On renvoie ici à l’article de Cécile Guérin-Bargues sur la responsabilité politique individuelle des ministres, qui serait une solution, parmi d’autres, pour tenter de sortir de l’impasse dans laquelle on se trouve.

[36] Voir notre billet : O. Beaud, « Mal gouverner est-il un crime ? Réflexions critiques sur les perquisitions effectuées dans le cadre de l’enquête judiciaire relative aux ministres impliqués dans la gestion de l’épidémie du coronavirus », art. cit.

[37] Voir pour un premier bilan en français J. Fougerouse (dir.), La gestion de la pandémie de Covid par les Etats. Les institutions publiques à l’épreuve, Bruylant, 2023, 306 p. ; cet ouvrage collectif n’est toutefois pas centré sur la question de la responsabilité, mais étudie plutôt les effets de l’épidémie sur la forme territoriale du gouvernement ; ainsi, le cas italien est étudié particulièrement à l’atteinte qu’il a portée au régionalisme, ou encore le cas américain est en partie étudié à la lumière du fédéralisme. Ce sont les équilibres institutionnels et territoriaux qui sont ici prioritairement étudiés.

[38] Nous avons déjà souligné ce point dans notre article : O. Beaud, « Le glissement de la responsabilité politique vers une responsabilité pénale des ministres : regard critique sur un certain exceptionnalisme français révélé par le cas de l’épidémie du coronavirus » Revue de droit d’Assas, 2021, n°21, pp. 151-159.

[39] Selon la formule utilisée par l’auteure : E. Bottini, « Juger les responsables politiques en période d’urgence. Retour sur un casse-tête des régimes parlementaires », art. cit.

[40] « On observe par ailleurs qu’alors même que la crise sanitaire du Covid-19 a frappé le monde entier, la France est le seul pays dans lequel est recherchée la responsabilité pénale des membres du Gouvernement et des responsables administratifs ayant été chargés de la gestion de cette crise. », Rapport du comité des États généraux de la justice (octobre 2021-avril 2022), Rendre justice aux citoyens, avril 2022, p. 121. 

[41] E. Bottini, « Juger les responsables politiques en période d’urgence. Retour sur un casse-tête des régimes parlementaires », art. cit.

[42] V. sur ce point l’ouvrage très éclairant de Th. Desmoulins, Pouvoir présidentiel et Covid. Crise sanitaire et mutation institutionnelle de la Ve République, Collection Sens du droit, 2023, 194 p. ; cette lecture peut être complétée par la tribune de presse fort intéressante de Ch. Girard et B. Manin, « Coronavirus : Assumer les décisions prises n’est pas assez, il faut en livrer les raisons », Le Monde, le 15 juin 2020.

[43] Voir pour un tableau statistique, l’article suivant M. Gautier, « Nombre de personnes décédées à cause du coronavirus (COVID-19) dans le monde au 18 août 2023, par pays », 24 août 2023, https://fr.statista.com/statistiques/1101324/morts-coronavirus-monde/

[44] Mme Buzyn a subi vingt-et une auditions de la part de la Commission d’instruction de la CJR.

[45] Voir F. Lhomme et G. Davet, « Covid-19 : le bras de fer inédit entre Agnès Buzyn et les juges de la Cour de justice de la République. », Le Monde, 9 mai 2023 ; il est cité les avocats de Mme Buzyn qui expliquent pourquoi leur cliente ne veut plus se rendre à ces convocations.

[46] Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise de la Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques, Rapport final, mars 2021, p. 13, https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/279851.pdf

[47] « Le rapport Pittet critique à la marge la gestion de la crise sanitaire », Le Monde, 19 mai 2021.

[48] E. Bottini, « Juger les responsables politiques en période d’urgence. Retour sur un casse-tête des régimes parlementaires », art. cit.

[49] Puisqu’on suppose que d’autres contributions évoqueront les deux projets de loi constitutionnelle qui ont proposé de supprimer la Cour de justice de la République, on se dispensera ici de les examiner.

[50] Rapport du comité des États généraux de la justice (octobre 2021-avril 2022), Rendre justice aux citoyens, op. cit., p. 121.

[51] La Loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d’imprudence ou de négligence et « la loi du 10 juillet 2000 dite loi « Fauchon » a complété ce même article en modulant la gravité de la faute susceptible d’engager la responsabilité pénale de son auteur, qu’il soit ou non agent public, pour un délit non intentionnel, en fonction du caractère direct ou non du lien de causalité entre cette faute et le dommage. » Ibid., pp. 121-122.

[52] Ibid., p. 123.

[53] Ce thème faisait l’objet cependant d’une opposition très nette de points de vue entre lui et Marie Dosé dans leur ouvrage, M. Dosé et D. Soulez Larivière, Deux générations du barreau. Dialogue d’avocats sur un paysage judiciaire, 2023, Dalloz, coll. « Les sens du droit », 400 p.

[54] Voir par exemple, le propos suivant : « La problématique de la responsabilité des décideurs publics présente un caractère systémique et appelle des solutions répondant à l’ensemble des questions posées et non au seul prisme du risque pénal. » Rapport du comité des États généraux de la justice (octobre 2021-avril 2022), Rendre justice aux citoyens, op. cit., p. 124.

[55] Ibid., p. 125.

[56] Ibid., p. 122.

[57] Ibid., p. 124.

[58] Ibid., p. 125.

[59] Ibid. p. 126.

[60] Ibid., p. 125.

[61] Ibid., p. 125.

[62] Ibid., p. 126.

[63] Ibid., p. 127.

[64] Pour être plus précis, on sent bien à lire ce texte qu’il a dû faire l’objet d’un compromis au sommet entre le Conseil d’Etat (Jean-Marc Sauvé étant censé être l’auteur du rapport final) et la Cour de cassation.

[65] Dans notre livre précité, nous avions soutenu que cette affaire divisait les camps selon qu’on l’appelait un « scandale » ou un « drame ».

[66] O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité des gouvernants, op. cit., pp. 141-145.

[67] Voir M. Dosé et D. Soulez Larivière, Deux générations du barreau. Dialogue d’avocats sur un paysage judiciaire, op. cit.

[68] On renvoie à notre article, O. Beaud, « L’émergence d’un pouvoir judiciaire sous la Ve République : un constat critique », Esprit, 2002, n°281, pp. 108-121. Depuis lors, la littérature sur ce thème est considérable. Si l’on prend les juges au sens large, et pas seulement les juges judiciaires, on s’accorde aujourd’hui à leur reconnaître un certain pouvoir, voir en ce sens la synthèse de J. Bonnet, « Peut-on parler d’un gouvernement des juges sous la Ve République ? » in Ph. Blachèr (dir.), La Ve République. 60 ans d’application (1958-2018), Paris, LGDJ, 2018, p. 601.

[69] G. Vedel « Préface », in G. Carcassonne et M. Guillaume, La Constitution, 16e éd., Points, coll. « Essais », 2022, 490 p.

[70] Sur ce point, C. Guérin-Bargues, « La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », art. cit.

[71] J.-P. Royer, J.-P. Jean, N. Derasse et J.-P. Allinne, Histoire de la justice en France du XVIIIe siècle à nos jours, 5e éd., PUF, 2016, 1996,1296 p.

[72] Il convient de citer ici le juge Philippe Courroye qui a fait l’objet d’une poursuite disciplinaire en bonne et due forme, et qui même s’il n’a pas été sanctionné par le CSM (on se demande encore pourquoi en lisant l’avis le concernant) s’est vu reprocher par ce même CSM de nombreuses violations du code de procédure pénale.

[73] Un film a sérieusement écorné l’image de cette grande prêtresse de la justice française. C’est celui de Claude Chabrol intitulée L’ivresse du pouvoir, et qui parle de l’affaire d’Elf-Aquitaine et dans lequel le rôle de la juge est joué par Isabelle Huppert.

[74] On renvoie aux réflexions originales de Christian Bidégaray qui a mis en relation les affaires pénales concernant les hommes politiques avec les règles sur le financement des partis politiques : Ch. Bidégaray, « Sur une aporie : l’exemplarité des gouvernants », Jus Politicum, 2022, n° 28, https://juspoliticum.com/article/Sur-une-aporie-l-exemplarite-des-gouvernants-1466.html 

[75] Rares sont les personnes qui ont osé contester le jugement condamnant quelques membres de ce parti (à l’exception de M. Bayrou), mais il convient de citer un homme politique respecté comme Jean-Louis Bourlanges (membre du MODEM) qui a eu le courage de remettre en cause un tel raisonnement.

[76] Propos rapportés dans l’article suivant : M. Delahousse, « A la Cour de Justice de la République, un parfum de grand gâchis », Nouvel Obs, 14 nov. 2023, https://www.nouvelobs.com/justice/20231114.OBS80859/a-la-cour-de-justice-de-la-republique-un-parfum-de-grand-gachis.html

[77] Ph. Conte, Ecume du droit pénal, LexisNexis, 2022, coll. « Hors-collections », 284 p.

[78] F. Arfi, « Dupond-Moretti, Dussopt, Cahuzac : une semaine noire en France », Médiapart, 29 nov. 2024. Admirons à ce propos le sens de la formule et l’amalgame du journaliste en question qui écrit : « Le ministre de la justice relaxé par un tribunal d’exception (sic) composé majoritairement de politiques ; le ministre du travail en procès tout en restant en fonctions ; l’ex-ministre du budget fraudeur fiscal qui veut revenir en politique : le mouvement de délitement du rapport que la démocratie française entretient avec l’éthique publique s’accélère (re-sic) ».

[79] Voir C. Guérin-Bargues « L’exemplarité des gouvernants : ce qu’en disent les juges », Jus Politicum, 2022, n° 28, https://juspoliticum.com/article/L-exemplarite-des-gouvernants-ce-qu-en-disent-les-juges-1483.html

[80] O. Beaud et J.-M. Denquin, « On ne saurait substituer à l’irresponsabilité des politiques celle des magistrats », Le Monde, 17 déc. 2019.

[81] Son départ, ainsi que celui de Jean-Marie Colombani fut provoqué par le brûlot publié par P. Péan et Ph. Cohen, La face cachée du Monde. Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, Paris, Fayard, 2003, 631 p.

[82] Mediapart a sorti, comme on le sait l’affaire Cahuzac, du nom de l’ancien ministre du Budget qui avait un compte caché en Suisse. Ce journal n’a pas eu beaucoup de mérite puisque toutes les pièces du dossier ont été apportées par l’épouse du ministre qui avait eu de bonnes raisons de se venger de son mari. On voit mal où se trouve l’investigation… et la grandeur du métier de journaliste dans ce genre de « révélations ».

[83] H. M. Enzensberger et D. Kugler « Ayons pitié des hommes politiques », Revue des Deux Mondes, nov. 1992, pp. 131-141.

[84] Puisque l’on a reproché à M. Sarkozy d’avoir usé de son influence pour que le juge Gilbert Azibert, avocat général de la Cour de cassation, ait pour sa retraite un poste honorifique à Monaco.

[85] Pour faire entendre un autre son de cloche que celui propagé par les magistrats, on peut ici citer l’opinion formulée par le chroniqueur judiciaire du Figaro après cinq jours de procès des écoutes : « L’enquête parallèle a été classée sans suite. Le PNF a successivement prétendu qu’elle n’existait pas, ou qu’elle ne concernait pas M. Sarkozy, ou qu’elle était en cours – ce qui est vrai : ouverte en 2014, elle a été maintenue artificiellement en vie pendant six ans. Il a juré que sa jonction avec l’instruction, qui paraissait s’imposer, n’avait pas été envisagée. Des écritures attestent du contraire », S. Durand-Souffland, « Procès Sarkozy-Herzog-Azibert : au-delà de l’affaire Bismuth : une question de principes », Le Figaro, le 5 déc. 2020.

[86] IGJ « Inspection de fonctionnement de conduite d’une enquête du Parquet national financier. Rapport définitif » sept. 2020 n°069-20, sept. 2020, 129 p., https://www.vie-publique.fr/rapport/276204-inspection-dune-enquete-conduite-par-le-parquet-national-financier

[87] Avec d’autres juristes, nous avons relevé ce point dans la tribune suivante : P. Avril et alii, « Enquête du PNF. La justice n’est pas la seule affaire des juges, elle est celle de tous les citoyens, » Le Monde, le 8 oct. 2020.

[88] Sa lettre du 16 juillet 2020 se retrouve à l’Annexe du Rapport, IGJ « Inspection de fonctionnement de conduite d’une enquête du Parquet national financier. Rapport définitif », op. cit., p. 96.

[89] Les membres de l’Inspection n’ont pu que prendre note de son absence et ont donc expliqué qu’ils n’avaient pas pu connaître les raisons de cette absence de remontée d’information au Parquet général.

[90] Elle figure en Annexe du Rapport, IGJ « Inspection de fonctionnement de conduite d’une enquête du Parquet national financier. Rapport définitif », op. cit., p. 100.

[91] On connaît d’avance l’objection de l’accusation : il en va de l’indépendance de la justice. L’affirmation est fort exagérée, pour ne pas dire fausse en tout cas en ce qui concerne le PNF.

[92] Cité dans l’arrêt de la Commission d’instruction, v. Rapport, IGJ « Inspection de fonctionnement de conduite d’une enquête du Parquet national financier. Rapport définitif », op. cit., p. 130.

[93] Ch. Arens et Fr. Molins, « Les magistrats inquiets de la situation de l’institution judiciaire », Le Monde, le 27 sept. 2020 ; il est d’ailleurs curieux que ces hauts magistrats utilisent l’expression de présomption d’innocence pour une poursuite disciplinaire qui n’est pas une procédure pénale.

[94] Sur ce point, v. C. Bargues « La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », art. cit. ; elle réfute notamment la thèse selon laquelle M. Molins se serait exprimé en sa qualité de président de la formation du CSM compétente pour les affaires du Parquet.

[95] V. par ex. les propos très sévères prononcés à son encontre par Me Marie Dosé qui lui reproche d’avoir voulu faire taire les avocats qui n’étaient pas d’accord avec la décision de la cour d’assises spéciale relative aux attentats de 2015, in M. Dosé et S. Soulez-Larivière, Deux générations pour un barreau, op. cit., p. 43 ; Me Daniel Soulez Larivière est encore plus sévère envers la politique de communication de M. Molins et tout aussi sévère envers sa tribune, cosignée avec Mme Arens, ibid., p. 44.

[96] N. Bastuck, « Éric Dupond-Moretti, ministre en sursis », Le Point, le 29 octobre 2023.

[97] Fr. Molins, Au nom du peuple français. Mémoires, Paris Flammarion, 2024. Il est très curieux de lire que l’auteur considère que le Garde des Sceaux devrait avoir en tant que ministre l’éthique des magistrats, c’est-à-dire « l’impartialité objective et subjective » (p. 288). Mais depuis quand l’ethos professionnel d’un ministre devrait-il être celui d’un magistrat ou d’un haut fonctionnaire ? Ce raisonnement est vraiment étrange.

[98] Quand il relate ces décisions du CSM, l’auteur ne voit pas la flagrante contradiction dans laquelle il tombe en notant que les magistrats concernés avaient, selon le directeur des services judiciaires, commis des « fautes professionnelles » sans requérir aucune sanction. Le CSM disciplinaire usera du même raisonnement incongru consistant à relever des « manquements déontologiques » sans prononcer de sanctions. Alors quand peut-on sanctionner disciplinairement des magistrats ? Leur corporatisme obscurcit parfois le jugement des magistrats.

[99] C. Guérin-Bargues, « La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », art. cit.

[100] Ibid.

[101] A. Michel et S. Piel, « Eric Dupond-Moretti à l’épreuve du conflit d’intérêts », Le Monde, le 10 oct. 2020.

[102] Voir sur ce point le livre à charge de l’avocat d’Edouard Levrault (qui est la seconde affaire pour laquelle le Garde des Sceaux était accusé de prise illégale d’intérêts et qui était la plus à son désavantage) : Fr. Saint Pierre, Trois procès extraordinaires, LGDJ, 2024. Le réquisitoire de l’avocat lyonnais est féroce ; il reprend à son compte l’accusation des magistrats selon laquelle, le ministre aurait utilisé ses pouvoirs pour déstabiliser les magistrats, en vue de probables « représailles »et surtout, il reproche à M. Dupond-Moretti et à son attitude envers ses clients magistrats une action qui équivaut à une « atteinte sans précédent à l’indépendance de la justice depuis un lointain passé ». Nous demeurons persuadé qu’il faut distinguer le cas de M. Levrault (le juge de Monaco) du cas des magistrats du PNF. L’argument selon lequel ces derniers auraient été « blanchis » par le CSM (section disciplinaire) est selon nous sans portée car le CSM a relevé à leur encontre des « manquements déontologiques » qui, logiquement, auraient dû conduire à une sanction disciplinaire.

[103] Voir le chapitre intitulé « Du conflit d’intérêts au blocage institutionnel » qui est un réquisitoire contre le Garde des Sceaux.

[104] Nous avons eu l’occasion de critiquer son bras d’honneur fait en pleine Assemblée nationale, O. Beaud : « Un Ministre ne devrait pas faire cela. Et après ? » Blog de Jus Politicum, 20 mars 2023, https://blog.juspoliticum.com/2023/03/20/un-ministre-ne-devrait-pas-faire-cela-et-apres-par-olivier-beaud

[105] O. Beaud, « Le procès Dupond-Moretti : quand les magistrats règlent des comptes avec leur ministre par voie de justice (I) » Blog de Jus Politicum, 5 nov. 2023, https://blog.juspoliticum.com/2023/11/05/le-proces-dupond-moretti-quand-les-magistrats-reglent-des-comptes-avec-leur-ministre-par-voie-de-justice-par-olivier-beaud/Ø

[106] Voir notre article, O. Beaud, « Procès Dupond-Moretti : l’invraisemblable corporatisme des magistrats », Les Echos, 28 nov. 2023 et voir surtout les développements plus substantiels de C. Guérin-Bargues, « La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », art. cit.

[107] La loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013. En application de cette loi, le décret de 1959 sur les attributions des ministres a été modifié en 2014 de sorte que tout ministre qui estime se trouver en situation de conflit d’intérêts » a l’obligation d’en informer par écrit le Premier ministre « en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions. », D. n° 59-178 du 22 juin 1959 , art 2.-1.

[108] Nous espérons développer ce point ailleurs qui est important et qui a été curieusement passé sous silence.

[109] Selon la Cour, les éléments du dossier « n’établissent pas la conscience suffisante (que le prévenu) pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses » (§ 141).

[110] On renvoie ici à la démonstration impeccable de Marc Segonds. Un point de vue tout aussi critique sur cet arrêt a été formulé du point de vue pénaliste, par Philippe Conte.

[111] O. Beaud, « Du double écueil de la criminalisation de la responsabilité et de la justice politique », RDP, 1999, n° 2, pp. 419-456.

[112] Ph. Conte, « Justice politique sur fond de règlements de comptes », Droit pénal, janv. 2024, n°1, p. 27 : « En réalité, cette décision est aussi politique que la juridiction qui l’a rendue, si bien que vouloir en reconstituer la logique juridique est un exercice inutile : un jugement politique est au droit ce qu’est une brigade d’infanterie à la troupe des petits rats de l’Opéra ».

[113] Même opinion exprimée, nettement, par Philippe Conte à la fin de sa note précitée.

[114] Nous nous sommes aventurés sur le terrain, parfois tortueux, du droit pénal en ayant eu la chance de bénéficier de l’aide de Me Ludivine Hérault qui a fait pour nous des recherches sur l’état du droit positif et du professeur Maxime Brenaut qui a répondu à certaines de nos interrogations. Nous restons évidemment les seuls responsables du texte ici posé.

[115] Art. 432-12 du code pénal.

[116] Depuis lors, cet article qui était applicable en 2020 au moment des faits, a été modifié. On a remplacé « l’intérêt quelconque » par « l’intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ; nouvelle rédaction issue de la loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire.

[117] M.-A. Lombard-Latune, « La prise illégale d’intérêts, un « délit de caractère stalinien » ? » L’Opinion, le 15 nov. 2024.

[118] Dans son article très informé, M. Segonds, « Le déni d’une intention par l’arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l’art de noyer l’intention », JCP G., 12 fév 2024, p. 267.

[119] Voici la question prioritaire de constitutionnalité telle qu’était posée à la juridiction pénale : « Les dispositions de l’article 432-12 du code pénal en ce qu’elles ne définissent pas en termes suffisamment clairs et précis le délit de prise illégale d’intérêts, portent-elles atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit et plus précisément aux principes constitutionnels de légalité des délits et des peines, de clarté et de prévisibilité de la loi, garantis par l’article 34 de la Constitution et l’ article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? ». Voici la réponse de la Cour de cassation : « […] Attendu que la question posée ne présente pas, à l’évidence, un caractère sérieux dès lors que la rédaction du texte en cause est conforme aux principes de précision et de prévisibilité de la loi pénale dont elle permet de déterminer le champ d’application sans porter atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines », Crim. 30 nov. 2011, n° 11-90.093. Nous voilà bien avancé tant cette motivation est laconique et lapidaire. Il va de soi que nous ne partageons pas du tout l’analyse de la Cour de cassation, comme on le laisse entendre notre propos dans le texte sur l’humble citoyen aux prises avec ce délit aussi indéterminé qu’il est vague.

[120] Crim. 20 janv. 2021, n°19-86.702 ; Crim.6 avril 2011, n°10-84.130.

[121] CE, 27 juill. 2005, n°263714.

[122] C’est en effet ce qu’explique Marc Segonds dans son article précité.

[123] Crim. 19 mars 2008, n°07-84.288 ; réaffirmé par Crim. 22 oct. 2008, n°08-82.068.

[124] Crim. 28 sept. 2016, n°15-83.467. C ; Crim. 22 fév. 2017, n°16-82.039 ; Crim. 27 juin 2018, n°16-86.256

[125] Rép. min. n° 14249, JOAN, Q. 29 juin 1998, p. 3647. Cité par M. Segonds, « Le déni d’une intention par l’arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l’art de noyer l’intention », art. cit., p. 266.

[126] Guy Carcassonne, Audition par le Groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts, Assemblée nationale, Compte-rendu n°1, 9 déc. 2010, https://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-gtconflitinteret/10-11/c1011001.asp

[127] D. Rebut, « conflit d’intérêts et droit pénal », Pouvoirs, 2013, n° 147, pp. 123-131.

[128] Ch. Bidégaray, « Sur une aporie : l’exemplarité des gouvernants », art. cit.

[129] « There is no equivalent offence in English law. The closest offence is the common law crime of misconduct in a public office (MPO). This offence has been revived by prosecutors in the last 40 years, after lying dormant for many years. MPO applies to any public official – usually police officers, but could be a government minister. It applies to a public officer who willfully neglects to perform their duty or wilfully misconducts themselves, to such an extent that it amounts to an abuse of the public’s trust in the officer. The fault elements are ‘wilfully’, which in this context means that the officer intentionally or recklessly did something he/she knew to be wrong; and ‘without reasonable excuse or justification.’ MPO is a common law offence: it has no legislative basis, and its requirements have been developed by the courts in their judgments. As a common law offence it has a maximum sentence of life imprisonment, but in practice the sentences are much lower. If the Dupond-Moretti facts occurred in England, we do not think the facts would disclose a crime. Although the offence of MPO could apply to a government minister, it would be difficult to prove the fault elements of the crime », Email adressé par Andrew Ashworth à l’auteur, le 29 novembre 2023, en son nom ainsi qu’au nom de Prof. Hodgson. Nous les remercions pour leur aide et pour nous avoir autorisé par courriel du 2 avril 2024 à publier leur opinion.

[130] D. Soulez Larivière, « La Cour de justice de la République et l’affaire du sang contaminé », Pouvoirs, 2000, n° 92, pp. 99-100.