Prévenir l’érosion des institutions politiques : l’inscription de la Ve République dans la longue durée de l’histoire constitutionnelle.

​​

Jacky HUMMEL.

« En reprenant la tête de l’État, en 1958, je pensais que […] les événements de l’Histoire avaient déjà fait le nécessaire ».

Ch. de Gaulle, allocution radiodiffusée et télévisée prononcée le 20 septembre 1962.

Dénonçant, en janvier 1960, les récurrentes « violations directes » que l’interprétation gaullienne de ses dispositions infligeait alors à la Constitution promulguée le 4 octobre 1958, Maurice Duverger observe, à propos de cette dernière, que « peu de constitutions dans notre histoire ont, si jeunes, subi tant d’outrages, sinon celles qui n’ont pas duré »[1]. Infirmant ce jugement pessimiste augurant d’une existence éphémère, l’histoire de la Ve République a, in fine, conféré à ce texte une longévité inattendue, désormais plus importante que celle qu’ont connue les lois constitutionnelles de 1875.

Cette comparaison entre les textes constitutionnels élaborés en 1875 et en 1958 s’impose à l’évidence : appréciée à l’aune des circonstances historiques, troublées et incertaines, qui ont accompagné leur écriture, leur durée d’existence est remarquable. A la faveur d’une inscription du courant libéral dans le moment de fondation de l’ordre républicain, les lois constitutionnelles de 1875 (et l’interprétation que leur donna, dès après la crise du Seize-Mai, Jules Grévy) ont permis, tout en incorporant l’apport des expériences successives du XIXe siècle, de sceller l’alliance du parlementarisme et de la démocratie. De même, la Ve République, synthèse de nombreuses expériences constitutionnelles, a su réconcilier autorité et démocratie délibérante. En revenant à la source historique des lois établies en 1875, ses fondateurs ont orienté le régime républicain dans une direction qui était déjà celle qu’avaient souhaitée Gambetta et Ferry, c’est-à-dire en y plaçant au centre le suffrage universel et le gouvernement. Cependant, les événements tragiques au regard desquels avait été pensée la Constitution du 4 octobre 1958 furent éphémères et, une fois achevé le conflit algérien, le retour à la paix a été son heure de vérité. Par-delà de profondes inflexions (l’âge de la normativité juridique ayant succédé à celui de la décision politique), elle a dû s’accommoder à la normalisation des institutions. Ce faisant, elle est parvenue à élargir l’assise du régime républicain et à préserver ces dernières, malgré les changements de circonstances politiques, de l’usure du temps.

Rédigée dans une atmosphère lourde d’interrogations relatives à l’avenir, la Constitution du 4 octobre 1958 apparaît, comme l’observe Raymond Aron, « équivoque » en ce qu’elle pouvait conduire, « en fonction des circonstances, […] sur un système présidentiel ou sur un système parlementaire »[2]. En effet, elle porte en elle, dès l’origine, deux corps de dispositions dissemblables nés d’intentions constituantes que d’aucuns ont pu initialement juger irréconciliables : celui qui consacre un régime parlementaire et celui, composé de l’article 5 et des articles 11 à 16, qui présente une facture bonapartiste (cette dualité rend d’ailleurs quelque peu hasardeux le fait de qualifier la primauté présidentielle de pratique contra constitutionem[3]). Le ralliement des forces politiques de gauche à la pratique gaullienne des institutions a rendu, plus tard, cette dualité plus intelligible et a, ce faisant, fortement atténué la dénonciation d’un parlementarisme dévoyé.

Opposant sa légitimité historique à la légalité controversée de son retour, de Gaulle s’efforce d’inscrire l’ordre politique établi en 1958 dans une longue tradition constitutionnelle. Déjà, à la Libération, à rebours du projet alors dominant d’une reconstruction du régime républicain à partir des principes intemporels de la Révolution française, son discours prononcé à Bayeux est empreint d’un fort relativisme institutionnel soucieux de retrouver le sens perdu de l’histoire. Ni arbitraire, ni accidentel, le moment constituant confère à une nation particulière, dans la continuation de la fidélité à son passé, un ordre institutionnel (I).

Toutefois, loin de s’opérer par le biais d’un immobilisme constitutionnel, la faculté à résister à l’érosion du temps va se traduire par un travail d’adaptation aux circonstances, fût-ce au prix de profonds infléchissements. En effet, si une constitution n’est pas à même de s’accommoder au changement, ses jours sont comptés (ainsi, la Constitution de 1946 a été emportée, à peine quatre ans après sa révision de 1954, par la menace de la guerre civile et l’aggravation du conflit algérien). Pour reprendre une formule de Paul Doumergue qui défendait alors une ligne révisionniste soucieuse d’adapter les lois constitutionnelles de 1875 (« qui ont vieilli comme toutes choses ») à l’impératif de l’autorité, « les constitutions ne sont pas des fétiches. Elles doivent évoluer avec le temps »[4]. Pour le dire avec les termes propres à l’institutionnalisme de M. Hauriou, seule leur inscription dans une « dialectique de la durée » permet d’assurer leur pérennité. Par le jeu d’un ensemble complexe de facteurs, les forces et les volontés ayant accompagné l’élaboration de la Constitution de 1958 se sont ainsi trouvées, plus tard, transcendées par des « idées réfléchies » et des pratiques qui en ont établi, peu à peu, la rationalité (II).

Certes, la Ve République n’a pas eu à traverser des épreuves aussi terribles que celles qui ont, à plusieurs reprises, menacé d’emporter la IIIe République (crise du Seize-Mai, adversités nationalistes, Affaire Dreyfus, expérience inédite de la guerre totale). Toutefois, elle a su faire face à des événements qui auraient pu décider de son avenir et lui faire prendre un cours imprévisible ou fatal. A cet égard, la longévité de sa Constitution ne procède pas simplement d’un enchaînement de circonstances, mais de continuités historiques et intellectuelles ayant outrepassé les césures événementielles. Cette continuité ne saurait, cependant, venir au soutien de la légitimité de ce régime politique (III).

I. Conjurer les spectres de l’histoire constitutionnelle : l’inscription du régime dans la longue durée historique

L’impuissance des institutions de la IVe République à sceller le sort du conflit algérien forme la trame d’un « récit mythique » du retour au pouvoir du général de Gaulle qui « s’organise autour d’une prophétie historique réalisée »[5]. Dans un moment tragique où René Coty prend conscience de l’impuissance des institutions agonisantes de la IVe République à faire face aux nécessités de l’histoire, le souci du général de Gaulle, érigé en héros fondateur hégélien, est de définir une solution institutionnelle durable et équilibrée. Sa pensée constituante s’attache, de ce fait, non pas à définir des principes, mais à déterminer l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs. Comme il l’affirme dans son message d’entrée en fonction du 15 janvier 1959, « si le malheur voulait [que le Parlement] cédât aux sollicitations fractionnelles au lieu de se confondre avec le bien national commun, la crise des institutions reviendrait, menaçante »[6]. Cette nécessité de pouvoir désormais prévenir le péril du désordre institutionnel est exprimée de manière encore plus explicite dans une allocution prononcée quelques jours plus tard : « Ainsi les pouvoirs, séparés et équilibrés, disposent-ils de l’efficacité et de la stabilité. S’il arrivait qu’ils s’égarent, l’arbitre aurait désormais, et moyennant votre appui, les moyens de rétablir les choses »[7].

A. Une Constitution en rupture avec une histoire constitutionnelle identifiée à la tradition républicaine

Élaborée à la faveur de circonstances historiques exceptionnelles mobilisées pour en faire un usage politique, la Constitution du 4 octobre 1958 n’est pas, et cela à rebours de la tradition libérale ou républicaine, un acte de défiance à l’endroit du pouvoir, mais, tout au contraire, un acte qui confère à l’Exécutif un pouvoir d’action quasi immédiat. Le général de Gaulle[8] estime que le fait historique d’avoir été appelé à prendre en charge, en 1958, le destin de la France constitue « un fait qui, à côté des littérales dispositions constitutionnelles, s’impose à tous et à [lui-même] ». A cet égard, Léon Hamon[9], observant avec acuité que « la continuité des apparences » ne saurait dissimuler la « discontinuité des choses », voit fort bien que l’affirmation d’une continuité juridique préservée entre la IVe et la Ve Républiques n’est qu’un habile camouflage. Les événements qui accompagnent le processus de rédaction de la Constitution (le péril d’une militarisation du régime menaçant une IVe République au bord du précipice) sont quelque peu dramatisés aux fins de mettre en évidence le rôle historique qui échoit à l’institution étatique. Les moyens politiques permettant à l’État de réaliser sa tâche sont définis par une Constitution rédigée sous l’égide d’une légitimité gaulliste qui « n’avait de signification qu’autant qu’elle relevait d’objectifs historiques clairement définis »[10] (sauvegarde de l’Algérie, restauration de la dignité de l’État).

B. Une conjonction historique des expériences constitutionnelles passées

A la faveur de l’inventaire d’un vaste héritage constitutionnel qui s’étend de la Charte de 1814 à la IVe République, l’œuvre constituante de 1958 constitue une nouvelle tentative « néo-monarchienne » ancrée dans une longue contestation du « parlementarisme à la française »[11]. Le général de Gaulle prend ses distances à l’endroit de la tradition républicaine, défendue de Gambetta à Mendès, qui consistait « à chercher le secret de la force du gouvernement à l’intérieur du cadre parlementaire »[12]. A rebours de cette tradition soucieuse de limiter le rôle du pouvoir exécutif au sein des délibérations parlementaires aux fins d’écarter le péril d’un État administratif trop influent, de Gaulle souhaite préserver l’autorité étatique des dissensions idéologiques. Le modèle d’un « parlementarisme authentique », dont parle Michel Debré dans son discours devant le Conseil d’État en août 1958, prétend s’inspirer de celui de l’Angleterre, non pas dans la version qui en prévaut depuis le milieu du XIXe siècle (et théorisée par Bagehot dès 1865, à savoir la « fusion presque complète entre l’exécutif et le législatif), mais dans sa version dualiste prévictorienne réalisant l’équilibre des pouvoirs sous l’arbitrage d’un corps électoral sollicité par le monarque. L’inspiration orléaniste permet de soustraire l’Exécutif de sa dépendance à l’égard du Parlement sans en amoindrir la légitimité démocratique. De plus, par-delà l’ambivalence initiale de l’office présidentiel (s’agit-il d’exercer un pouvoir neutre ou un arbitrage politique ?), l’influence du modèle weimarien confère à l’ordre institutionnel établi les propriétés d’un régime parlementaire dualiste, mais démocratique.

Arrimer le nouvel ordre politique à divers héritages culturels (aussi bien libéraux que consulaires) devait donc permettre, dès 1958, de garantir sa pérennité et de l’inscrire dans un temps long qui ne saurait être celui des combats partisans (« notre pays se trouverait vite jeté à l’abîme si, par malheur, nous le livrions de nouveau aux jeux stériles et dérisoires d’autrefois »[13]). Loin d’être une rupture, la discontinuité constitutionnelle provoquée par le moment 1958 autorise à jeter un pont entre le nouvel ordre politique et les différents âges de l’histoire constitutionnelle française. On peut remarquer, à cet égard, toutes choses égales par ailleurs, que même l’année zéro d’un temps constitutionnel à réinventer (dans un contexte de détresse qui commandait un processus de refoulement du passé) n’a pas conduit, outre-Rhin, à un total effacement de l’histoire constitutionnelle allemande. Celle-ci s’est en effet trouvée, dans la Loi Fondamentale de 1949, « dépassée » au sens hégélien du terme, c’est-à-dire à la fois conservée et supprimée[14].

II. Historicisation et longévité d’une structure « équilibrée », mais fragile

Lors de la mise en place des institutions de la IIIe et de la Ve Républiques, des révisions informelles ont frappé de désuétude des textes constitutionnels originellement équivoques dont la signification n’a été arrêtée que par des événements ultérieurs (1877, 1884, 1962). L’histoire de ces textes ne saurait donc s’engager par le « consentement par ambiguïté (L. Hamon) » ayant présidé à l’élaboration des lois constitutionnelles de 1875 ou par le compromis de 1958, mais s’inscrit, en réalité, dans un temps long[15]. Cette inscription dans la durée s’opère, en amont, par la récapitulation des héritages, l’usage de la continuité juridique (par exemple, en 1958, le maintien du Préambule de 1946 qui témoigne d’une continuité de l’idéologie républicaine) et, en aval, par des révisions constitutionnelles soucieuses de sauvegarder l’équilibre entre les diverses expériences recueillies. La longévité constitutionnelle ne saurait donc procéder d’une stabilité constitutionnelle ou d’une résistance au changement.

A. Le poids de la nécessité historique

Parallèlement aux révisions dont elle a fait l’objet (et qui ont permis de pérenniser sa facture « orléano-weimarienne » jugée propre à garantir une stabilité des institutions[16]), la longévité de la Constitution du 4 octobre 1958 procède de conventions de la Constitution adossées à des rapports de force politiques durables (par exemple, l’interprétation des articles 8 ou 49 alinéa 1er de la Constitution). Procédant des interprétations de la vie politique qu’opèrent les autorités constituées, ces usages et « pratiques institutionnelles » naissent et parviennent peu à peu à s’agréger à la matière constitutionnelle[17]. A cet égard, l’impuissance (ou le refus) de la conception textualiste à rendre compte de tels usages revient, en quelque sorte, à abandonner l’histoire constitutionnelle à ses propres mystères. Or, les circonstances politiques affectant la « logique des institutions » sont, le plus souvent, identifiables. Par exemple, P. Rolland a montré que, sous la Restauration, ce n’est ni le texte de la Charte de juin 1814, ni le débat politique en lui-même, mais « une logique imposée par le jeu politique » (à savoir le « pur fait politique » de l’alternance des majorités favorisée par l’annualité des élections) qui a contraint les acteurs à  accepter les usages du régime parlementaire[18]. A rebours de la thèse malbergienne d’une pratique constitutionnelle qui ne se déploierait que dans le cadre prédéfini du droit écrit, G. Jellinek a rattaché les mutations constitutionnelles informelles à des « faits accomplis » procédant d’une nécessité historique dotée d’une « force constituante ». Ainsi, par-delà la traditionnelle conception textualiste, une approche « unitaire » permet de mettre en évidence « une unité substantielle dont le texte constitutionnel ne serait que l’imparfaite émanation »[19].

On sait, à cet égard, que la nature des lois constitutionnelles de 1875 a été, jusqu’à la républicanisation définitive du régime en 1884, fortement discutée. De même, la Ve République n’est consolidée qu’à la faveur de la révision de 1962 qui institutionnalise la lecture présidentialiste de la Constitution et en consacre les traits weimariens. Dans des accents quelque peu schmittiens, Pierre Avril a souligné que le pouvoir constituant, loin de s’épuiser dans le moment d’élaboration et de rédaction du texte, perdure de sorte que des décisions constituantes fondamentales peuvent être prises ultérieurement. Se présentant ainsi comme un « 16 mai à l’envers », l’affrontement de 1962 a conféré au chef de l’État « les moyens d’un exercice régulier dans le cadre parlementaire » en suscitant l’apparition miraculeuse du fait majoritaire[20]. Le dénouement de cet affrontement, à l’instar de celui de la crise institutionnelle ayant opposé Mac-Mahon à la Chambre des députés, procède d’une « certaine manière d’interpréter la constitution, assise sur une interprétation des grands équilibres du régime et des forces susceptibles de légitimer les détenteurs du pouvoir plutôt que sur une interprétation de la lettre du texte »[21]. Ainsi, en 1962, par le biais d’une transgression formelle de la lettre, le processus de présidentialisation, permettant au régime de perdurer par-delà son fondateur, est ratifié.

L’inscription dans la continuité historique va également s’opérer, par un biais très différent, à la faveur de la promotion de la justice constitutionnelle. Conduisant à appréhender la Constitution « non plus comme un instrument au service [du] pouvoir nécessairement solitaire de l’âge héroïque, mais comme un outil de normalisation »[22], l’affirmation de l’État de droit constitutionnel va, sans nier la réalité du moment constituant fondateur, mettre en évidence un temps historique plus étendu qui est celui de la tradition républicaine. En effet, le raisonnement auquel se livre le juge constitutionnel, quand il se réfère aux principes énoncés par la Déclaration de 1789 et par le Préambule de la Constitution de 1946 ou quand il reconnaît des principes fondamentaux de la « tradition républicaine », participe d’une croyance en une continuité constitutionnelle transcendant l’instabilité de l’histoire politique. Son office de garde et son travail de valorisation de la juridicité du corpus textuel sont ainsi venus au soutien de la longévité constitutionnelle. S’impose alors une Constitution normative qui ne pose plus, comme l’observe J.-M. Denquin[23], « la question de l’origine des institutions, qu’elle tient pour un fait acquis, mais régit en droit […] l’ensemble de la vie sociale considérée sous son aspect juridique ». En quelque sorte, le processus d’historicisation de la Constitution, auquel participe le juge constitutionnel, consiste à inscrire celle-ci dans un enchaînement de textes constitutionnels soustraits au temps historique. Au contraire, la fidélité à la longue durée de l’histoire nationale de l’État dont se réclame le discours gaulliste repose, loin de cet au-delà normatif de l’histoire, sur l’idée d’une « fondation continuée » (expression par laquelle Maurice Hauriou soulignait que la substance constitutionnelle ne saurait être entièrement enfermée dans la normativité).

B. Une dualité institutionnelle de régimes

Tout en étant soucieux de réaffirmer le projet, déjà appelé de leurs vœux par André Tardieu ou Léon Blum, d’un équilibre durable entre l’Exécutif et le Législatif, les rédacteurs de la Constitution de 1958 affectent, toutefois, le régime parlementaire établi de certains traits qui, dès les premières années d’existence de ce dernier, ont fait de ce projet une gageure. Ce faisant, ils se condamnent à partager la déception qui avait été celle de Daunou face au démenti que l’histoire du Directoire avait opposé au principe de l’équilibre affirmé par la Constitution de l’an III. En effet, la pratique de la Ve République va rapidement révéler que la présidentialisation du régime a été le prix à payer de la stabilité recouvrée. La consécration de la primauté de l’Exécutif ne s’est pas accompagnée de contrepoids suffisamment importants. Dès avant la réforme de 1962, dans un moment politique où de nombreux acteurs souhaitent le retour à une certaine orthodoxie parlementaire face aux menaces de déséquilibre (présidentialiste) des pouvoirs, Paul Reynaud s’adresse au Premier ministre Georges Pompidou pour lui signifier que, sous Louis-Philippe, il avait été renversé… : « en ce temps là, vous vous appeliez le comte Molé […]. Telle est, M. le Premier ministre, la mélancolique histoire de votre unique prédécesseur »[24].

A l’instar de la IIIe République qui a connu une mutation de grande ampleur en passant d’une République orléaniste à une République parlementaire, la Vème République a fait l’objet d’infléchissements qui, certes de moindre intensité, ont donné lieu, sous l’empire du même texte constitutionnel, à des phases présidentialiste et gouvernementaliste. Les symptômes de ce déséquilibre institutionnel qu’ont constitué les expériences de cohabitation ont témoigné de la capacité du régime à survivre à « la coexistence, sous le nom général de Ve République, de plusieurs Constitutions distinctes »[25]. Confrontée à ces intermittences apparues au gré de diverses alternances politiques, la Constitution a montré sa solidité grâce à un retour à la lettre et à l’élasticité de ses dispositions. Inspirée par la tradition libérale d’une conception mécaniste des institutions, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 s’est efforcée de retrouver, au profit d’une revalorisation du Parlement, l’idéal perdu de l’équilibre par l’établissement de « contrepoids  au pouvoir présidentiel », mais sans revenir sur les traits originels du régime. La réaffirmation d’un pouvoir délibérant des assemblées n’a été souhaitée qu’au soutien d’une « reparlementarisation […] fonctionnelle »[26] du régime.

III. Une Constitution livrée, sans fétichisme, à l’action du temps

A. Les leçons de l’histoire constitutionnelle comparée

L’histoire constitutionnelle a dispensé deux principaux enseignements quant à la durée d’existence des ordres constitutionnels : d’une part, une constitution ne doit pas être abandonnée aux hasards des événements par le fait d’une trop grande vulnérabilité à la volonté des acteurs politiques. A cet égard, la nature transactionnelle de la Constitution weimarienne de 1919 n’a pas suffi à assurer sa pérennité face aux périls de l’histoire. Par-delà le fait que les fonctionnaires weimariens, dont le légalisme se distinguait du loyalisme politique, concevaient l’État comme « une entité abstraite dissociée de la forme constitutionnelle du régime »[27], aucun des rédacteurs de la WeimarerReichsverfassung n’avait envisagé l’hypothèse que des acteurs hostiles au régime républicain, qu’ils soient élus à la présidence ou qu’ils forment une majorité parlementaire, puissent chercher à subvertir l’ordre établi à la faveur de sa quasi-suspension au profit de cabinets présidentiels extraparlementaires.

D’autre part, l’histoire constitutionnelle a montré qu’une certaine rigidité est nécessaire pour empêcher que les représentants de la majorité politique ne puissent détourner à leur profit le pouvoir souverain. A cet égard, le modèle à l’aune duquel est appréciée toute longévité constitutionnelle est vieux de plus de deux siècles : point de référence de la collectivité nationale américaine tout au long de son histoire, la Constitution fédérale de 1787 a toujours été un facteur d’intégration nationale. La rigidité de ses modalités d’amendement a permis d’en limiter la révision aux évolutions sociales les plus profondes (le réformisme constitutionnel s’est heurté non seulement à la célébration quasi-religieuse de la Constitution, mais aussi aux exigences du fédéralisme nécessitant l’approbation des unités fédérées à l’exercice du pouvoir constituant). Préservée grâce à une forte tradition textualiste sans cesse entretenue par le protestantisme constitutionnel, sa longévité doit beaucoup aux contraintes formelles de sa rigidité, peut-être davantage qu’à ses dispositions matérielles qui peuvent être corrigées par les interprétations de la Cour Suprême et les amendements.

En outre, par-delà ses possibles modifications formelles, la Constitution fédérale peut faire l’objet de diverses lectures (gouvernement congressionnel défini par Woodrow Wilson ou présidence impériale théorisée par Arthur Schlesinger) et mutations informelles. A cet égard, soulignant « l’inadéquation des règles légales pour organiser les grands mouvements du droit constitutionnel », Bruce Ackerman[28] défend la thèse selon laquelle trois moments constituants essentiels — le moment de la Fondation entre 1776 et 1787, la période de la Reconstruction républicaine succédant à la Guerre de Sécession et la « révolution » du New Deal — se sont imposés au bénéfice d’une violation des procédures constitutionnelles formelles. La longévité n’est donc jamais synonyme d’immuabilité. La menace d’une paralysie institutionnelle est toujours présente.

Inspiré de l’expérience du déclin de la République romaine, le système madisonien des checks and balances, exercé pendant longtemps avec circonspection, est aujourd’hui fragilisé[29]. Toutefois, ce péril n’affecte pas la « mystique » d’une Constitution entendue depuis toujours comme le point de cristallisation de l’introspection nationale. En France, l’absence d’une centralité de la Constitution dans le débat national n’a pas permis l’émergence d’une telle culture de la constitution[30].

Par-delà l’intensité d’une telle culture, il est certain que la volonté des acteurs de préserver l’emprise de l’acte constitutionnel sur les comportements politiques sous-tend étroitement ses prétentions à la longévité. En effet, quand la « liaison du concret et du principiel » est dissoute, la constitution cesse d’être « constitution de la réalité »[31]. Sous la Ve République, la relation dialectique entre les institutions et les conjonctures politiques ayant toujours été fragile, les acteurs n’ont jamais cédé à la tentation du fétichisme constitutionnel. Tout au contraire, ils ont nourri, avec constance et parcimonie, un débat sur le fonctionnement des institutions. Il est vrai qu’au fur et à mesure du vieillissement d’un texte constitutionnel, de telles discussions perdurent, mais « ce sont des débats dans la Constitution plutôt que des débats sur la Constitution »[32].

B. L’insoutenable légitimité historique

A la fin du XIXe siècle, l’instauration réussie, certes au prix de douloureuses concessions réciproques, d’un régime républicain a procédé de l’union fragile, mais durable, entre républicains modérés et libéraux orléanistes. L’infléchissement de l’ordre politique républicain vers le parlementarisme absolu est souvent présenté comme la dénaturation d’une forme dualiste théorisée par Prévost-Paradol et Albert de Broglie et retranscrite dans les dispositions (équivoques) des lois constitutionnelles de 1875. En vérité, le gouvernement parlementaire s’est bien davantage construit « par glissements pratiques successifs, à partir d’un modèle juridique qui a été celui des monarchies non parlementaires, et cela sans que le droit codifié par les textes n’ait été modifié »[33]. De même, le dessein de la Ve République (à savoir, conjuguer la voie démocratique du suffrage universel à la voie constitutionnelle d’une organisation équilibrée des pouvoirs) procède d’un État restauré qui, ayant historiquement précédé la nation, doit en demeurer l’institution directrice.

Désormais, après plus de soixante-cinq ans d’existence, la Vème République, en proie à de nombreux périls et infléchissements (comme l’a observé Ph. Raynaud[34], si le régime a perduré, le système a été fragilisé), ne parvient que difficilement à maintenir une convenance entre ses modalités de gouvernement et la réalité sociale. La redéfinition des rapports entre l’État et la société civile que réclame le désarroi démocratique interroge ses facultés d’endurance. Toutefois, sa prétention à demeurer une structure pérenne peut encore être étayée :

D’une part, les tentatives réformistes ont toujours respecté l’économie générale de la République administrative établie en 1958. Les maux dont souffre le régime (l’impuissance à comprendre l’idée d’une solidarité politique entre gouvernement et majorité parlementaire ; l’exceptionnalité française du « correctif présidentiel » ; la concentration du pouvoir) procèdent davantage de la pratique du pouvoir et d’inclinations culturelles que de la nature des institutions établies.

D’autre part, en ayant à l’esprit l’observation de Pellegrino Rossi[35] selon laquelle l’étude du droit constitutionnel révèle qu’« il n’est point d’événement qui brise d’une manière absolue la chaîne des temps et des faits », il peut être observé que la Constitution française du 4 octobre 1958 a trouvé sa légitimation dans son inscription dans l’histoire nationale de l’État. A l’instar des lois constitutionnelles de 1875, elle est loin d’être uniquement une œuvre de circonstance, mais procède d’une longue durée historique recueillie par ses rédacteurs (soucieux de s’écarter de la tradition parlementaire par un retour à un modèle hérité de la pratique des Chartes).

A cet égard, à l’image des régimes constitutionnels libéraux qui, au cours du XIXe siècle, ont dû se livrer à l’action du temps pour être reconnus[36], la Constitution du 4 octobre 1958 possède, à présent, un passé et une tradition. Sa longévité lui a conféré une légitimité par l’histoire (celle de ses interprétations, de ses révisions et de ses inflexions). Toutefois, la légitimité historique, même tournée vers l’avenir, est désormais impuissante à fonder un régime politique (dès 1848, la question électorale a rappelé cette sévère leçon de la modernité politique à François Guizot).

Comme en témoigne le dénouement tragique, en juillet 1940, du régime de la IIIe République, la longue durée d’une constitution n’est jamais un palladium[37]. L’abdication de l’Assemblée nationale a pu être interprétée comme « l’étape ultime dans le processus de dégénérescence d’une culture politique qui avait creusé les écarts entre légitimité et légalité, refusé d’accorder toute son importance à la question de la transgression des règles et négligé d’entretenir une atmosphère de respect autour des principes et des procédures constitutionnels »[38].

Si la Ve République, prémunie contre toute discordance entre légitimité et légalité, semble pouvoir échapper à un tel processus de décrépitude, elle ne saurait cependant asseoir l’autorité de ses institutions sur une longévité inattendue. Seul l’accord avec l’intelligence de son temps (ce que Montesquieu appelait des rapports de convenance entre l’état politique et l’état social) lui a permis, et lui permettra encore, de durer.

​​Jacky HUMMEL,
Professeur de droit public, Université de Rennes


[1]. M. Duverger, « Pitié pour la Constitution ! », Le Monde, 2 janvier 1960.

[2]. Phrase de R. Aron citée par F. Lazorthes, « Le libéral et la Constitution de la Ve République : Aron et le complexe français du pouvoir exécutif », Droits, 44, 2007, p. 65.

[3]. Le processus de présidentialisation du régime a été, comme on le sait, des plus rapides : comme l’écrit P. Viansson-Ponté, Histoire de la République gaullienne, tome II : Le Temps des orphelins, Paris, Fayard, 1971, p. 115-116, les premières années du régime voient l’apparition de plusieurs constitutions successivement sorties les unes des autres « à la manière de ces poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres et au milieu desquelles on finit par trouver le noyau de bois dur : le compromis de 1958 ; la Constitution de 1962 ; la Constitution qui s’est affirmée à partir de la conférence de presse du président de la République du 31 janvier 1964 ».

[4]. Déclaration de P. Doumergue dans l’hebdomadaire 1934, n°7, février 1934 (cité par J. Gicquel et L. Sfez, Problèmes de la réforme de l’État en France depuis 1934, Paris, P.U.F., 1965, p. 92).

[5]. B. Gaïti, De Gaulle prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 13.

[6]. Message d’entrée en fonction du Président de la République lu au Sénat, le 15 janvier 1959, par G. Monnerville, président du Sénat.

[7]. Allocution radiotélévisée du Président de la République prononcée le 30 janvier 1959.

[8]. Mémoires d’espoir, Tome I : Le renouveau 1958-1962, Paris, Plon, 1970, p. 283.

[9]. De Gaulle dans la République, Paris, Plon, 1958, p. 4.

[10]. F. Mitterrand, Le coup d’État permanent, Paris, Librairie Plon, 1964, p. 88.

[11]. S. Rials, « Une doctrine constitutionnelle française ? », Pouvoirs, 50, 1989, p. 81-95.

[12]. N. Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIXe – XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015, p. 568.

[13]. Allocution radiodiffusée et télévisée du Général de Gaulle prononcée le 20 septembre 1962.

[14]. H. A. Winkler, Histoire de l’Allemagne XIXe-XXe s.. Le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005.

[15]. Voir, sur ce point, O. Beaud, La puissance de l’État, Paris, P.U.F., 1994, p. 383-386, qui voit dans la réforme constitutionnelle de 1962, tranchant le conflit de légitimité qui porte sur l’autorité politique la mieux à même de représenter le peuple souverain, un « acte constituant ».

[16]. Sur la facture « orléano-weimarienne » de la lettre constitutionnelle, voir Ph. Lauvaux, « La Constitution de 1958 : généalogie et stratification », in Les 50 ans de la Constitution, Paris, Lexis Nexis, 2008, p. 103-111.

[17]. Nous empruntons le terme de « pratiques institutionnelles » à A. Le Divellec, « Constitution juridique, système de gouvernement et système politique », in Vies politiques. Mélanges en l’honneur de Hugues Portelli, dir. T. Ehrhard, G. Devin, M. Millet, S. Strudel, Paris, Dalloz, 2018, p. 77-97, qui observe que le cadre formel de la Constitution s’oriente dans un certain sens à la faveur de « concrétisations » qui acquièrent peu à peu une cohérence et font système.

[18]. P. Rolland, « Les leçons d’un texte constitutionnel », Jus Politicum, vol. VII, La Charte constitutionnelle du 4 juin 1814. Réflexions pour un bicentenaire, 2015, p. 165-178.

[19]. M. Altwegg-Boussac, Les changements constitutionnels informels, Paris, Institut Universitaire Varenne, LGDJ, 2013, p. 161.

[20]. P. Avril, La Ve République. Histoire politique et constitutionnelle, 2nde éd., Paris, PUF, 1994, p. 36.

[21]. D. Baranger, La constitution. Sources. Interprétations. Raisonnements, Paris, Dalloz, 2022, p. 295.

[22]. D. Baranger, « Le dépérissement de la pensée constitutionnelle sous la Ve République », Droits, 44, 2007, p. 47.

[23]. La monarchie aléatoire, Paris, P.U.F., 2001, p. 43.

[24]. Séance de l’Assemblée nationale du 26 avril 1962, Journal Officiel, 1962, p. 769. Paul Reynaud convoque le souvenir du ministère « de laquais » Molé qui avait laissé Louis-Philippe mener ses affaires et qui avait été renversé, en mars 1839, par une coalition parlementaire dénonçant le gouvernement personnel du roi.

[25]. J.-M. Denquin, La monarchie aléatoire, op. cit., p. 24.

[26]. P. Rosanvallon, Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015, p. 177.

[27]. M.-B. Vincent, Serviteurs de l’État : les élites administratives en Prusse de 1871 à 1933, Paris, Belin, 2006, p. 318.

[28]. We the People, vol. II : Transformations, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1991, p. 416.

[29]. Parallèlement aux normes, désormais rompues, de la civilité démocratique, R. Halévi, Le chaos de la démocratie américaine, Paris, Gallimard, 2022, p. 112-115, range, au nombre des usages informels que James Bryce a nommés « conventions », les piliers de « la reconnaissance mutuelle et de la retenue institutionnelle » qui ont permis à la Constitution fédérale de perdurer, piliers fortement mis à mal, ces dernières décennies, par l’exacerbation des dissensions idéologiques.

[30]. Voir, sur ce point, A. Buixan, La culture de la constitution en France. Reconnaissance d’une notion à la lumière des cultures constitutionnelles nationales (France et États-Unis), thèse de doctorat en droit public de l’Université de Rennes, 2020, 804 p.

[31]. D. Baranger, « Quand et pourquoi peut-on raisonner en terme de conflit constitutionnel ? », in J. Hummel, Les conflits constitutionnels. Le droit constitutionnel à l’épreuve de l’histoire et du politique, Rennes, P.U.R., 2010, p. 171.

[32]. J.-M. Denquin, La monarchie aléatoire, op. cit., p. 10.

[33]. A. Le Divellec, « Une décennie doublement décisive pour le système de gouvernement français. Le retour et l’inflexion majeure du parlementarisme (1868-1879) », in Les Dix décisives 1869-1879, sous la direction de P. Allorant, W. Badier et J. Garrigues, Rennes, P. U. R., 2022, p. 109.

[34]. L’esprit de la Ve République. L’histoire, le régime, le système, Paris, Perrin, 2017.

[35]. Cours de droit constitutionnel. Leçon d’ouverture, Paris, Guillaumin, 1866-1867, rééd. Dalloz, 2012, p. LVII.

[36]. Guizot a réinterprété le traditionalisme burkien pour le mettre au service d’un programme libéral dans lequel l’idée de légitimité historique se fonde désormais sur le sens et la direction de l’histoire. Sur cette redéfinition libérale de la légitimité historique, voir J. Hummel, « Guizot, théoricien de la légitimité », Revue du Droit Public, 4, 2006, p. 903-914.

[37]. A une époque où les acteurs de la IIIe République ont majoritairement succombé à la tentation de figer les institutions et voient dans les révisions un sacrilège, J. Barthélémy, « Paralysie progressive de l’État », La Revue des vivants, avril 1934, p. 508, écrit : « je me penche au chevet de l’État français, incontestablement malade […]. Je me demande si le plus grand mal de nos institutions, ce n’est pas encore leur durée » (cité par S. Pinon, Les réformistes des années trente. Aux origines de la Ve République, Paris, L.G.D.J., 2003, p. 28).

[38]. G. Le Beguec, « Les Français et leurs Constitutions », Pouvoirs, 50, 1989, p. 117.