Révolution conservatrice et constitution. Quelques remarques sur le cas argentin

Carlos M. HERRERA.

La victoire de Javier Milei aux élections présidentielles argentines a signifié un double évènement, et pas uniquement à échelle nationale. En effet, d’un point de vue international, certains observateurs ont cru pouvoir affirmer que c’était la première fois qu’un candidat remportait largement une élection présidentielle (plus du 55% des voix) avec un programme libertarien radical (davantage inscrit dans la variante dite « minarchiste » en dépit de son inscription explicite dans l’anarcho-capitalisme[1]). En tout cas, sa victoire représente une rupture avec un ensemble de données qui avaient ponctué la vie politique argentine jusqu’alors, en commençant par son apparition en dehors des partis politiques, sans structure partisane derrière, ce qui ne l’avait pas empêché d’être élu député en 2021, puis d’obtenir un soutien non négligeable dans les classes populaires[2]. Personnage fantasque, sorti directement des talk-show douteux d’une chaîne de télévision appartenant à son ancien employeur (le concessionnaire du réseau des aéroports argentins), où, tout en parlant d’économie, il s’épanchait en détails plus ou moins scabreux de son enfance ou de sa vie sexuelle, s’inventant, à l’occasion, un passé de footballeur ou de chanteur de rock important, il s’est révélé en politique un piètre orateur et débatteur, en faisant preuve, en revanche, d’un histrionisme inaccoutumé dans la classe politique argentine mais pouvant retenir l’attention des plus jeunes, notamment par l’utilisation des réseaux sociaux les plus sommaires (du type TikTok ou encore X). Il a ainsi construit une forme spécifique de charisme, par la faiblesse, mais qui servait à incarner la rupture avec les hommes politiques du passé.

Son triomphe marquera même une différence importante avec l’avènement d’un président de droite en 2015, lorsque, pour la première fois dans l’histoire de la démocratie argentine depuis l’instauration du suffrage sincère, un candidat avec un programme libéral arrivait au pouvoir par le vote majoritaire dans des élections libres, car Mauricio Macri s’appuyait, outre sur la force politique qu’il avait créé une décennie auparavant, et grâce à laquelle il gouvernait la ville autonome de Buenos Aires, le deuxième territoire le plus riche du pays, depuis 8 ans, sur le parti radical, le plus ancien en activité dans le pays. La différence est encore plus forte avec Carlos S. Menem, en dépit d’un charisme construit au début sur des bases semblables.

Si c’est par sa défense d’une libéralisation totale de l’économie que J. Milei avait très vite signifié sa rupture avec le passé, celle-ci n’était pas cependant totale : plusieurs traits récurrents  de la culture politique argentine étaient reconnaissables lors de son discours d’investiture, le 10 décembre 2023, comme le refondationnalisme associé à l’avènement annoncé d’une nouvelle ère, dont l’importance serait au moins comparable à la chute du mur de Berlin, et qui cherche à mettre fin à 100 ans de décadence argentine –, doublé d’un fort messianisme – qui le désigne comme le sauveur, et le met en connexion avec les pères fondateurs de l’Argentine –, opérant dans une logique typiquement populiste – qui entraînerait un dialogue direct avec le peuple tout autant que la dénonciation d’une caste, comprenant avant tout les politiciens et les fonctionnaires publics, mais aussi des journalistes et des syndicalistes (et de moins en moins les entrepreneurs vivant de la commande ou des facilités publiques), mais dont le signifiant pouvait réunir des préoccupations du type corruption, sécurité et crise économique –, mais associée cette fois-ci au conservatisme – dans la mesure où la décadence coïncide avec la démocratisation du pouvoir, qui aurait détourné le pays du projet libéral, et qui allait jusqu’à la revendication du général Roca, ancien président de la République en deux périodes, et figure politique la plus représentative de la période, qui servait de contre-figure, ces dernières années, du discours national-populaire (en particulier par son rôle central dans le génocide des populations autochtones, la soi-disant « Conquête du désert » ).

J. Milei avait fait de l’outrance l’un des traits de sa courte carrière politique, puis de sa campagne électorale – sur ce point il n’était pas différent d’autres phénomènes de l’Alt-Right, dans lequel il s’inscrit. Bien entendu, entre sa victoire et la prise des fonctions effective, il avait donné quelques signes de modération dans la presse : il avait fait sienne une dynamique de gradualisme dans la mise en place de son programme, il avait réduit les contours des privatisations envisagées, il avait déclaré devoir prendre en compte les décisions de justice sur les différents points de son plan économique. Depuis son installation à la Casa Rosada, ces mesures explosives se sont dans l’immédiat muées dans un programme de stabilisation monétaire comme l’Argentine en a connu à plusieurs reprises ces derniers cinquante ans[3], afin de combattre avant tout la haute inflation que subit le pays, et proposer une dérégulation (jusqu’à présent, très partielle) de l’économie. Toutefois, des économistes de plus en plus nombreux, devant des taux d’inflation qui augmentent et des dépenses publiques, salaires et retraités gelés, voient l’intention de liquéfier la valeur du peso afin de faciliter une forme de dollarisation, que le Président traduit désormais comme une liberté de choisir la monnaie (pas nécessairement le dollar).

Au demeurant, ce qui modifie profondément la signification de ce programme concret est la rhétorique libertarienne avec laquelle le Président accompagne toujours des mesures plus ou moins classiques du répertoire économique néolibéral mais qui préparent, dans son esprit, la voie pour la pleine réalisation de son programme dans quelques années, donnant à l’Argentine les allures d’un laboratoire libertarien inédit[4]. La dernière exposition d’ensemble a été réalisée par M. Milei, à Davos, le 17 janvier dernier, où il répétera encore une fois que l’État était le problème, et pas la solution. Avec des accents de Guerre froide, il considéra que l’Occident est en danger à cause de « ceux qui doivent en principe défendre ses valeurs », et qui « se retrouvent cooptés par une vision du monde qui conduit inexorablement au socialisme et à la pauvreté ». Par « socialisme », il renvoie de manière non moins imprécise à « différentes versions du collectivisme » qui domineraient la majorité du monde occidental encore aujourd’hui, ce qu’inclurait comme variantes, selon la liste détaillée à l’occasion : « des régimes communistes, fascistes, nazis, socialistes, sociaux-démocrates, national-socialistes [sic], démocrate-chrétien, keynésiens, progressistes, populistes ou globalistes ». Si pour lui il n’y aurait pas de différence de fond entre ces modalités antagonistes à divers titres, ce qu’elles auraient en commun serait d’accepter l’émission monétaire, le contrôle des prix, ou la régulation du marché, pour diriger ainsi la vie des individus. En revanche, ce qu’il appelle sobrement « le capitalisme de libre entreprise » apparaît comme le seul instrument pour en finir « avec la faim, la pauvreté et l’indigence ». À ceux qui contestent ce système à cause de son individualisme, lui opposant « l’altruisme » censé s’exprimer dans le collectivisme, il retorque que la justice sociale serait injuste parce que violente, du moment où l’État finance son intervention par l’impôt, qui extorque par la coaction la richesse des individus. Sans compter qu’il reprend l’accusation envers le socialisme d’assassiner plus d’un milliard de personnes. Pour Milei, c’est grâce au capitalisme que le monde est devenu plus libre, plus riche, plus pacifique, dans un plaidoyer plus technique qui prend la forme d’une critique des économistes néo-classiques dont le cadre serait fonctionnel à l’intromission de l’État, au socialisme et à la dégradation de la société. D’après lui, il est impossible qu’il y ait une faille dans le marché, car il s’agit d’un mécanisme volontaire de coopération sociale.

Comme on peut le voir, l’intérêt de ces idées politiques est très pauvre, se dévoilant comme une vulgate sans grande originalité à l’intérieur de la vieille rhétorique néo-libérale initiée dans les années 1930, même s’il cherchera à actualiser son propos par une critique du féminisme ou des théories du changement climatique. En effet, J. Milei voit une stratégie des socialistes pour passer de la lutte des classes à un conflit antinaturel, comme il le qualifie. S’il défend l’idée de l’égalité de l’homme et la femme par la création divine, l’agenda du féminisme radical a conduit selon lui à un interventionnisme accru de l’État, mettant des obstacles à la croissance économique, par décision d’une bureaucratie. Il en est de même de l’opposition créée entre l’homme et la nature, et généralisée grâce à l’appropriation, par une même caste, des moyens de communication et de culture, des universités et des organisations internationales. Répétant la formule hayekienne de La route de la servitude, il montre le cas argentin comme paradigmatique (« c’est la démonstration empirique que si l’on adopte des mesures qui entravent le libre fonctionnement des marchés, la libre compétence, le système des prix libres, le commerce, en attentant contre la liberté privée, le seul destin possible est la pauvreté » ). Après les avoir qualifiés de « héros » et de « bienfaiteurs sociaux » (reprenant les formules de son modique maître à penser argentin[5]), il a appelé les entrepreneurs à résister aux accusations d’immoralité, car ils ont conduit le monde à ce présent qu’il juge de la plus extraordinaire prospérité jamais connue ». Avant de finir avec son traditionnel cris de campagne : « vive la liberté, bordel ! ».

Il nous intéresse de cerner ici les aspects constitutionnels qui peuvent entrer en ligne de mire par la réalisation d’un tel programme après son installation au pouvoir. En réalité, dès la campagne électorale, la question de la constitutionnalité de ses principales propositions s’est posée, donnant lieu à des accrochages avec le président de la puissante Cour Suprême de Justice, concernant les mesures économiques phare du candidat. À deux reprises, en effet, M. Horacio Rosatti,  par ailleurs ancien dirigeant politique péroniste de tendance conservatrice[6], avait tenu à évoquer publiquement les enjeux, d’abord avant l’élection d’octobre 2023, ensuite entre les deux tours, dans un sens qui visait directement les positions du candidat libertarien. La première fois, il avait pu déclarer que l’abandon de la monnaie nationale au bénéfice du dollar américain, ainsi que la suppression de la Banque centrale étaient contraires à la Constitution. L’observation était recouverte d’un rappel plus général que toute politique devait être constitutionnelle, en regrettant que les candidats ne lisaient pas la Constitution avant de faire leurs propositions. Ensuite, dans une prise de position qui fut interprétée comme un soutien plus direct au candidat péroniste, il avait appelé à l’unité nationale, un mot d’ordre fétiche dans la vie politique argentine, mais mis à mal par le programme de La Libertad Avanza. D’autres voix avaient insisté sur le fait que certaines mesures défendues par le candidat libertarien allaient à l’encontre des conventions internationales signées et ratifiées par l’Argentine, et pas uniquement en lien avec la protection des droits humains, mais aussi en matière commerciale, en commençant par le traité d’Asunción, qui a donné naissance au Mercosur[7].

En adoptant un point de vue constitutionnel pour cerner cette expérience, qui se traduit déjà par un ensemble de normes juridiques actuellement en discussion au Parlement et devant les tribunaux, nous pouvons aller au-delà du cas ponctuel. En effet, nous pouvons placer l’interrogation sur un champ plus large, celui de la signification des révolutions conservatrices dans le constitutionnalisme. J. Milei se place de manière consciente dans ce champ politique, en promouvant un retour explicite au modèle du XIXe siècle, qui aurait permis, dans sa reconstruction, d’assurer la prospérité du pays, avant d’être interrompue il y a plus d’un siècle maintenant, par l’arrivée des gouvernements élus au suffrage universel (masculin d’abord) secret à partir de 1916. Il se propose, dès lors, de revenir à l’Argentine de 1900, quand le pays était, selon un récit inventé de toutes pièces, « la première puissance économique du monde ».

Les révolutions conservatrices mettent le constitutionnalisme devant une autre logique de changement que celles des transformations sociales. En tant que porteuses d’un tel programme, elles entendent revenir en arrière des compromis existants dans les textes constitutionnels en vigueur. Autrement dit, elles rentrent en tension avec des normes cherchant à assurer certaines garanties de statu quo, mais dans une autre direction. Conservatrices toujours, elles ne se présentent pourtant pas directement comme une rupture avec le constitutionnalisme présent, mais plutôt comme un retour aux origines, une restauration de sa logique proprement juridique, face à une « constitution » qui aurait été défigurée par l’intervention politique. Bref, il s’agirait de restituer le véritable sens du constitutionnalisme, à travers cette liberté individuelle annulée par l’État, y compris par des techniques juridiques comme la reconnaissance de « droits » dont l’élargissement est en effet typique du XXe siècle[8].

Nous voudrions placer notre interrogation sur deux perspectives de ce bouleversement, qui sont autant des voies empruntées, de manière complémentaire, par le président Milei, l’une sur le plan formel, l’autre sur le plan culturel. La première porte sur la constitutionnalité des normes proposées par le Gouvernement en référence au texte constitutionnel de 1994. La seconde est en lien avec la culture constitutionnelle argentine.

I – Le système juridique de la révolution conservatrice

Dans un régime présidentiel comme l’argentin, le pouvoir d’initiative de l’Exécutif est toujours déterminant, y compris sur le plan législatif, et sa relation avec le Parlement bicaméral, dans lequel le nouveau président est largement minoritaire, comporte des enjeux politiques ouverts et complexes.

Après avoir formé un gouvernement à son image[9], il produira deux grands textes législatifs, qui font en ce moment l’objet de l’examen dans les Chambres. D’abord un décret de nécessité et urgence (DNU), une institution normée dans la Constitution de 1994 (art. 99.3) et développée par la loi 26.122 de 2006, pour encadrer l’ancien régime des « décrets-loi ». L’autre norme est une grande loi d’autorisation, dite « loi-omnibus » ou loi de délégation dans la terminologie constitutionnelle argentine, donnant au Gouvernement, à travers ses plus de 660 articles originaux, des pouvoirs législatifs très larges sur des questions très variées[10].

Le DNU 70/2023, qui compte 366 articles, doit faire l’objet d’une autorisation explicite du Parlement par le biais d’abord de la Commission bicamérale permanente, puis, avec ou sans rapport de celle-ci, de l’approbation, avec majorité absolue des membres présents de chacune des deux chambres, sans qu’on puisse introduire aucune modification. Il est en vigueur tant que  ne se produit pas le rejet avec une majorité identique. En revanche, il peut faire toujours l’objet d’un recours auprès du juge. Il s’agit d’une faculté exceptionnelle car la Constitution l’autorise « seulement quand des circonstances exceptionnelles rendraient impossible de suivre les procédures ordinaires » prévues pour la sanction des lois, et ne peuvent porter sur des matières pénale, fiscale, électorale ou concernant le régime des partis politiques. La norme dictée par le Gouvernement actuel vise avant tout le domaine économique, mais touche aussi des régimes protégés, notamment en matière de relations collectives de travail, ce qui a conduit déjà des juges de cette juridiction à suspendre partiellement la validité du décret, déclarant contraire à la Constitution tout le chapitre IV.

En revanche, la loi, dans son étendue inédite même, suit la procédure législative normale d’approbation des normes, une fois acceptés les prérequis (elle est possible « en matières déterminées d’administration ou d’émergence publique ») pour contourner l’interdiction de la délégation législative à l’Exécutif établie à l’art. 76. Le projet originaire du Gouvernement demandait des pouvoirs d’émergence pour une période de deux ans, pouvant être prolongés pour la même durée, par le Président lui-même, ce qui conduirait à gouverner pendant tout le mandat présidentiel sans le Parlement. Et, en effet, le texte proposait des délégations dans les domaines économique, financier, fiscal, social, des retraites, de la sécurité, de la défense, des tarifs, de l’énergie, de la santé et du social, mais également des dispositions permanentes. Très vite, les négociations pour atteindre une majorité ont obligé le Gouvernement à retirer une partie importante de ces propositions, en commençant par l’entier chapitre fiscal et la politique des retraites.

L’édiction de ces normes est accompagnée toujours d’un discours très méprisant envers les mécanismes démocratiques d’adoption des textes législatifs : ainsi le Président a déclaré d’emblée à la presse que les tentatives de délibérer sur le contenu de la part des représentants cachait en réalité la recherche des pots-de-vin pour l’approbation. Cette contestation de la légitimité parlementaire se fait toutefois, selon une rhétorique conservatrice bien rodée, en termes d’opposition de légitimités, celle du président, élu avec près de 56 % des voix au second tour, portées sur sa seule personne (en tant qu’homme providentiel), serait supérieure à celle des parlementaires, obtenue par le biais des partis politiques, et fragmentée en autant des forces.

Les deux textes ont fait l’objet de critiques de fond de la part des constitutionnalistes[11], et se retrouvent aujourd’hui dans une double instance d’examen, le Congrès d’une part, et, pour le DNU, la justice, à la suite d’une série de recours interposés par des particuliers et des collectifs sociaux, notamment des syndicats. On peut considérer que les deux normes ont en commun, outre les caractéristiques formelles, le fait d’allier néo-libéralisme et logique d’exception, dans ce qu’il a été appelé le bon usage de la crise dans l’ordre libéral, y compris par sa naturalisation[12].

Néolibéralisme et logique de l’exception

La composante doctrinale est bien présente dans les deux textes, sans qu’on dédaigne le « bien commun » comme horizon, y compris pour déterminer les causes et la nature de la crise. Comme l’écrit le message présidentiel accompagnant le projet de loi déposé devant la chambre basse : « Cette crise est le résultat de l’abandon du modèle de démocratie libérale et d’économie de marché incarné par notre Constitution de 1853 et de l’évolution, pendant des décennies, vers un modèle de démocratie sociale et d’économie planifiée qui a échoué non seulement dans notre pays, mais aussi dans tous les pays où il a été mis en œuvre au cours de l’histoire ». Dans la logique de J. Milei, le modèle populiste contre lequel il déclare combattre (et qu’il appelle « la caste ») a pour conséquence le déficit fiscal, qui doit être ensuite financé par l’endettement, l’émission monétaire et les impôts. Devant ces effets, le modèle populiste chercherait la régulation de la vie économique à travers un grand nombre des normes, que le Gouvernement se propose de démonter, dans la mesure où elles cherchent à pallier les effets du système et pas à attaquer la véritable cause.

Le mode d’intervention en dehors du Parlement, par des règlements de nécessité et urgence, dira encore J. Milei, c’est « la solution du marché »[13]. Le DNU semble s’adresser, du moins dans l’exposé des motifs, exclusivement à la situation de crise économique, mais celle-ci se projette de manière extensive sur d’autres domaines sociétaux. L’exposé des motifs cherche ainsi à prouver la réalité de la situation critique et le risque qu’elle entraîne pour les intérêts vitaux de la communauté, afin de suivre les critères de la jurisprudence de la Cour Suprême, en évitant une émergence générique pouvant faire l’objet de censure constitutionnelle. Il opère avant tout par dérogation des normes existantes.

Le DNU prétend réaliser la plus ample dérégulation du commerce, de l’industrie et des services, laissant sans effet toutes « les restrictions qui faussent les prix du marché, entravent la libre initiative privée ou empêchent l’interaction spontanée de l’offre et de la demande ». Ainsi, l’article 2 s’ouvre par l’affirmation : « L’État national promeut et assure la mise en œuvre effective, sur l’ensemble du territoire national, d’un système économique fondé sur la libre décision, adoptée dans un cadre de libre concurrence, dans le respect de la propriété privée et des principes constitutionnels de libre circulation des biens, des services et du travail ».

La dérégulation comprend une réforme de l’État proprement dit (incluant la possibilité de transformer les entreprises de l’État en sociétés anonymes d’actions), mais aussi une modification du régime du travail, y compris la loi relative au contrat de travail, révisée en profondeur, ainsi que la législation encadrant les conventions collectives de travail et d’associations syndicales, ainsi que quelques régimes spéciaux (travail agricole, représentant de commerce, télétravail, etc.). En parallèle, on instaure un nouveau régime de services essentiels en cas de conflits de travail et de grèves. Le commerce extérieur conduit à un assouplissement de la législation douanière (le Code des douanes est l’objet d’importantes réformes). Le décret procède également à la dérogation d’un grand nombre de lois touchant à la bioéconomie, d’exploitation minière et d’énergie. Est inclus également le régime aéronautique, y compris les entreprises commerciales. Il apporte ainsi des réformes au Code civil et commercial, notamment des normes portant sur les contrats, les monnaies, etc. Dans la sphère de la santé, c’est le régime des médicaments, des mutuelles et des compagnies privées de protection de la santé, ainsi que le système national d’assurance sociale qui se trouvent embrassés. Les services de communication audiovisuelle sont aussi visés. Des propositions également remarquées prévoient un changement des régimes des organisations sportives. Le tourisme rentre aussi dans les domaines modifiés ainsi que, sur un autre domaine, les registres d’immatriculation automobile.

La grande loi de délégation des facultés législatives, aujourd’hui sérieusement compromise, s’ouvre par un chapitre définissant l’objet et les principes directifs de la norme. Son but est « de favoriser l’initiative privée et le développement de l’industrie et du commerce, au moyen d’un système juridique qui assure les avantages de la liberté à tous les habitants de la nation et limite toute intervention de l’État autre que celle nécessaire à la sauvegarde des droits constitutionnels ». Avec une torsion économique spécifique, la norme énonce ainsi la promotion du droit fondamental à la liberté individuelle, sans ingérence indue de l’État, la protection de la sécurité des habitants et de la propriété privée, encourageant un environnement orienté à l’investissement et à l’entrepreneuriat, l’approfondissement de la liberté des marchés « en favorisant l’interaction spontanée de l’offre et de la demande comme moyen d’organiser et de revitaliser l’économie, en facilitant le fonctionnement des marchés et le commerce intérieur et extérieur, en promouvant la déréglementation et la simplification des marchés », et déclare porter même une attention aux droits économiques sociaux et culturels, avec le maximum de recours disponibles et la coopération internationale.

Surtout, la loi déclarait « l’état d’urgence publique en matière économique, financière, fiscale, de sécurité, de défense, de tarifs, d’énergie, de santé, administrative et sociale », donnant caractère permanent aux normes dictées dans ce cadre, sauf indication expresse. Elle comprenait, toujours selon ses termes, la débureaucratisation de l’administration publique, la privatisation des entreprises publiques, une nouvelle régulation de l’activité politique et de la fonction publique, y compris le système de contrats publics et la procédure administrative, et surtout, la dérégulation économique, incluant les régimes juridiques des sociétés, des obligations fiscales, douanières et de sécurité sociale, ainsi que les opérations de crédits. Une liste de 41 sociétés, entreprises ou entités publiques devaient être privatisées prochainement, parmi lesquelles la compagnie pétrolière d’État, les fabrications militaires, la compagnie aérienne nationale, les chemins de fers et des frets ferroviaires, les services de sécurité routière, la Banque nationale, la Banque d’investissement, l’entreprise satellitale, les postes, l’administration générale des ports, la compagnie de protection des eaux et des égouts, l’administration des eaux, des chaînes de radio universitaires, la manufacture de la monnaie, les sociétés d’assurances, etc. Dans beaucoup des cas, en réalité, l’État n’est qu’actionnaire de référence ou participe au capital.

La dette publique fait l’objet également d’une nouvelle législation, ainsi que les marchés de commerce de la viande et des produits carnés, et de la pêche. Les réformes se référent tout particulièrement aux régimes légaux des hydrocarbures, du gaz, des biocombustibles, de l’électricité, etc., sans oublier des normes portant sur la transition énergétique. Les infrastructures de transport sont aussi présentes dans la norme. Un régime d’incitation aux investissements était proposé, et celui des travaux publics est modifié. En outre, elle offrait une régularisation d’actifs non déclarés, y compris la propriété de biens immeubles situés à l’étranger. La modification du régime fiscal se retrouvait au cœur du projet, avant de devoir être abandonnée pour commencer les négociations parlementaires. D’autres dispositions affectaient également l’emploi. Le régime de la propriété intellectuelle, ainsi que plusieurs dispositions du Code civil et commercial se retrouvaient aussi impliqués.

Sur un autre plan que l’urgence économique proprement dite, un ensemble très important de normes avait pour objet la sécurité intérieure, en favorisant l’action des forces policières. La défense nationale faisait partie également des nouvelles compétences déléguées. Plusieurs normes concernaient également l’organisation du Pouvoir judiciaire, comme l’instauration des jurys populaires, l’instauration d’un nouveau protocole vestimentaire des tribunaux, et le transfert à la ville autonome de Buenos Aires de certaines juridictions. Parmi les réformes non économiques les plus importantes, nous trouvions la modification du régime électoral, par l’instauration de circonscriptions uninominales et système majoritaire, modifiant aussi le régime des partis politiques. Le « capital humain », dénomination promue par le Gouvernement pour les questions sociales et sociétales, fait aussi l’objet de la délégation législative, notamment en matière d’enfance et famille, de violences faites aux femmes, d’éducation (à tous les niveaux), de la culture (avec la disparition de certains organismes) ou encore de la santé publique. Le tourisme, l’environnement, les associations sportives relevaient à nouveau et encore des délégations prévues.

La logique d’exception mise en avant dans les deux textes sera toujours fondée sur la crise économique. Comme il est noté dans le DNU, celle-ci met en danger « la subsistance même de l’organisation sociale, juridique et politique » du pays. Puisqu’il est précisé aussi que la situation économique « affecte les droits constitutionnels des milliers d’argentins », le DNU rappelle rapidement la jurisprudence de la Cour suprême ainsi que les décisions passées de la Commission bicamérale du Congrès sur le mécanisme, afin de se prémunir d’un éventuel rejet. Mais l’élargissement se faisait plus patent avec le projet de loi, qui prenait l’allure d’une contre-constitution, dans la mesure où elle impliquait un changement de régime gouvernemental, ne serait-ce que par la durée de l’état d’urgence, couvrant l’intégralité temporelle du mandat présidentiel, et conférait l’essentiel des pouvoirs législatifs au chef de l’État au détriment du Parlement.

Le premier conflit apparu est formel, se rapportant à la possibilité même de légiférer par DNU dans le cas d’espèce. Il s’agit, à vrai dire, d’un problème récurrent dans les démocraties modernes (on l’a vu récemment en France à propos du problème de l’âge de départ à la retraite) : le possible détournement d’un mécanisme législatif restrictif au profit des réformes de fond. Il s’agit ici de voir si l’urgence évoquée, celle de la crise économique, autorise ces changements normatifs de fond, permanents, sur le plan de la nécessité. Lié à ce premier aspect, nous sommes confrontés à une question plus classique, celle de la saisine, par l’Exécutif, qui plus est, d’un régime présidentiel, d’une grande quantité de domaines législatifs. En effet, du point de vue constitutionnel, le problème de l’exception résiderait moins dans l’appréciation de la situation économique que dans l’appréciation de l’étendue de cette concentration des pouvoirs aux mains du Président.

Les barrières constitutionnelles

De très importants désistements au cours d’une longue négociation parlementaire avaient fini par amputer le texte original de presque la moitié de ses articles (dans les sphères fiscale, prévisionnelle, sanitaire, pénale et de sécurité intérieure, de régime électoral et des partis politiques, d’exploitation forestière et de la pêche, de blanchissement des capitaux, régime tarifaire en zones froids, etc.), en divisant par deux la durée de la délégation des facultés législatives du Président (et laissant l’éventuel prolongement pour un an à la décision du Congrès), ainsi que son périmètre (qui porterait désormais sur six domaines – économique, financier, tarifaire, énergétique, de sécurité et administratif –, contre onze pressentis dans un principe), sans oublier la liste des sociétés susceptibles d’être privatisées (dont notamment l’entreprise de gisements pétroliers et plus d’une dizaine d’autres), le Gouvernement avait fini par obtenir l’approbation en général de la norme dans la chambre basse, fonctionnant en session extraordinaire, le 2 février  2024. Cependant, la semaine suivante, lors du vote de chaque article en particulier, les défaites du Gouvernement se sont multipliées, y compris par la voix de ses alliés, dénudant l’absence de consensus minimes, conduisant les députés du parti au pouvoir à demander l’arrêt de la séance et le retour du projet en commission, ajoutant ainsi une erreur de procédure qui fait perdre le bénéfice de l’approbation générale et des articles adoptés du projet (la discussion commence à nouveau de zéro). Après l’ire exprimée par le Président via les réseaux sociaux[14], le Gouvernement semble prêt à annoncer le retrait définitif du projet, et même l’intention de ne plus envoyer des projets de loi au Congrès pour l’année en cours.

Le DNU, toujours en vigueur, a fait, de son côté, l’objet d’une contestation immédiate devant les tribunaux, par le biais de différents types de recours (action déclarative d’inconstitutionnalité, amparo, mesures suspensives, etc.). Une première décision, correspondant à la juridiction fédérale du contentieux administratif, avait, après le refus du traitement des différentes contestations sous la forme de la procédure collective, rejeté le recours d’amparo interposé par des particuliers et des associations, se fondant sur l’argument que le Pouvoir judiciaire ne peut pas décider de manière abstraite et générale sur la constitutionnalité de la norme, si les demandeurs n’étaient pas directement affectés par celle-ci. C’est maintenant à la Cour suprême de décider, par la procédure dite de per saltum, sollicitée par les parties demanderesses. La Cour suprême doit aussi traiter le recours, par voie originaire, présenté directement devant elle par le Gouverneur de l’un des états fédérés argentins (provincias, dans le lexique constitutionnel argentin). La juridiction du travail a, en revanche, accepté l’inconstitutionnalité des mesures contenues dans le DNU en référence au droit du travail, par violation de l’art. 99.3 de la Constitution, dans les termes établis par la Cour nationale d’appel. Et ce sera une fois de plus à la Cour suprême d’en décider définitivement sur les différentes voies de recours.

La Cour suprême a déjà eu l’occasion d’établir une jurisprudence constante sur l’exercice de ces pouvoirs via les DNU, à partir d’un test de validité constitutionnelle, dont les extrêmes ne sont pas pour autant codifiés. En effet, la Cour, dans sa decision Consumidores Argentinos, de 2010, établit que « la admisión del ejercicio de facultades legislativas por parte del Poder Ejecutivo se hace bajo condiciones de rigurosa excepcionalidad y con sujeción a exigencias formales, que constituyen una limitación y no una ampliación de la práctica seguida en el país». Il revient donc au tribunal suprême d’évaluer « en este caso concreto, el presupuesto fáctico que justificaría la adopción de decretos que reúnan tan excepcionales presupuestos ». En particulier, « El Poder Judicial deberá entonces evaluar si las circunstancias invocadas son excepcionales, o si aparecen como manifiestamente inexistentes o irrazonables; en estos casos, la facultad ejercida carecerá del sustento fáctico constitucional que lo legitima ». Dans une décision postérieure, la Cour précise que « para que el Poder Ejecutivo pueda ejercer legítimamente facultades legislativas que, en principio, le son ajenas, es necesaria la concurrencia de alguna de estas dos circunstancias: 1) Que sea imposible dictar la ley mediante el trámite ordinario previsto por la Constitución, vale decir, que las cámaras del Congreso no puedan reunirse por circunstancias de fuerza mayor que lo impidan, como ocurriría en el caso de acciones bélicas o desastres naturales que impidiesen su reunión o el traslado de los legisladores a la Capital Federal; o 2) que la situación que requiere solución legislativa sea de una urgencia tal que deba ser solucionada inmediatamente, en un plazo incompatible con el que demanda el trámite normal de las leyes » (Pino, Seberino y otros c/ Estado Nacional, Fallos 322:1726 y 333:633).

L’argument clé, déjà soulevé par la juridiction du travail à propos du DNU actuel, tourne autour du lien que l’on peut établir entre la crise économique établie et les moyens mis en œuvre pour les conjurer, par un ensemble de mesures très diverses, qui débordent clairement l’intervention économique. Mais, comme il a été mis en évidence dans le débat européen, notamment à propos des révisions constitutionnelles de caractère économique intervenues après la crise de 2008[15], on bute toujours contre une limite : même la science économique ne peut pas affirmer que certaines mesures (dans le cas d’espèce, les déficits zéro) ont une valeur absolue, pas plus que la valeur de la monnaie ne doit pas faire l’objet de décisions politiques – nous sommes dans un domaine des théories, tout au plus d’un paradigme dominant qui n’a pas pour autant vocation à bénéficier d’une consécration normative. C’est pourquoi le Gouvernement argentin cherche à saturer ce lien entre « crise » et « résolution (de la crise) » d’un discours néolibéral. Sur le plan juridique, les juristes du Gouvernement soutiennent l’argument éprouvé que la nécessité et l’urgence sont une question politique, qui n’est pas justiciable. L’argument formel pour fonder le rejet s’assoit avant tout sur le fait que le Congrès est en fonctionnement (d’ailleurs la loi de délégation contenait un article pour valider in toto le DNU).

Bien entendu, les enjeux de la relation entre l’Exécutif et le Judiciaire n’ont pas uniquement une expression jurisprudentielle. D’ailleurs, le nouveau Gouvernement pourrait nommer jusqu’à trois juges de la Cour suprême pour atteindre le maximum prévu par la Constitution (actuellement, le tribunal n’est composé que de quatre magistrats, dont deux nommés par le gouvernement libéral-conservateur de M. Macri). Les craintes les plus grandes d’un basculement de majorité et donc d’un possible revirement de jurisprudence se focalisaient autour des crimes contre l’humanité commis par des anciens militaires, policiers et d’autres forces paramilitaires pendant la dernière dictature militaire, après que la Cour actuelle ait donné un premier signal en 2019. Mais, à la différence du processus qui a permis au président nord-américain Donald Trump d’installer une majorité conservatrice à la Cour Suprême de son pays, la composition du Sénat argentin laisse peu de chances à M. Milei d’imposer aisément des candidats proches de son particulier univers idéologique. Les noms qui circulent, outre le fait qu’il s’agit de femmes, font penser plutôt à un profil professionnel, s’orientant vers la promotion des juges de carrière déjà en poste dans des instances inférieures.

En dépit du surnom de « fou » par lequel un journaliste avait intitulé sa biographie de M. Milei, le Président semble bien conscient que son programme risque d’être frappé d’inconstitutionnalité, ne serait-ce que du point de vue formel. C’est pourquoi une stratégie plus large se dessine, que l’on doit décrypter par-delà les outrances langagières ou les faussetés historiques.

II – Une contre-culture constitutionnelle

Face au risque qu’une ou plusieurs déclarations d’inconstitutionnalité invalident les normes juridiques proposées par le Gouvernement à titre de l’émergence économique, l’éventualité d’une révision constitutionnelle pour mener à bien son programme ne semble guère envisageable, faute, encore une fois, des majorités requises dans les chambres. M. Milei avait certes évoqué, au cours de la campagne électorale, la possibilité de faire appel au peuple directement, par la voie du référendum. Cependant, l’art. 40 de la Constitution de 1994 autorise, à initiative de la chambre des députés, le référendum (la consultation populaire) seulement avec l’approbation préalable de chacune des assemblées législatives, à la majorité absolue – convoqué directement par l’Exécutif, sa portée est purement consultative.

En mettant toujours en avant son score de plus de 55% au second tour des élections, M. Milei n’entend guère s’embarrasser des rhétoriques contre-majoritaires : il lui est arrivé d’affirmer, devant les premiers signes de protestations populaires dans les rues des principales villes du pays, que les gens pouvaient souffrir d’une sorte de « syndrome de Stockholm » collectif, qui les rendraient « amoureux du modèle qui les appauvrissent », sans compter qu’ il y aurait « également des personnes qui regardent avec nostalgie amour et tendresse le communisme »[16].

Sans doute, le Président et ses conseillers ont pris déjà la mesure des difficultés juridiques. Mais cela ne les a pas empêchés de mettre en place une autre stratégie, culturelle en quelque sorte, qui pourrait sortir cette saturation néolibérale, à laquelle on a fait référence, des horizons purement idéologiques, pour avancer vers un champ constitutionnel plus précis, dans lequel le nouveau président entend toujours incarner une rupture, ne serait-ce que par ce retour en arrière, présenté, comme on l’a dit plus haut, comme retour aux origines.

Une constitution originaire

Le président Milei dévoile, sous des propos toujours décousus, les ébauches d’une stratégie pour échapper au dilemme des révolutions conservatrices face aux normes constitutionnelles en vigueur : la revendication de la constitution originaire. Il s’agirait donc de celle qui avait été concrétisée en 1853, une constitution tenue longtemps pour sacrée, à partir des idées d’un grand juriste libéral de l’époque, Juan Bautista Alberdi. Ce n’est pas un hasard si les deux textes normatifs évoqués plus haut jouent avec le titre de l’ouvrage célèbre d’Alberdi qui inspirera le dessein de ce texte, Bases et points de départs de l’organisation politique de la République Argentine[17]. Plus directement encore, lors de la présentation du projet de loi de délégation, le communiqué de presse qui accompagnait sa diffusion assurait que la norme s’inscrivait « dans l’esprit du rétablissement de l’ordre économique et social fondé sur la doctrine libérale inscrite dans la Constitution nationale de 1853 ». En réalité, les concepteurs du texte allaient plus loin encore dans le temps : si le projet soumis au Congrès exprimait la « ferme volonté d’entreprendre, immédiatement et avec les instruments appropriés, la lutte contre les facteurs défavorables qui menacent la liberté des Argentins, qui empêchent le bon fonctionnement de l’économie de marché et qui sont la cause de l’appauvrissement de la Nation », les réformes promues se font « au nom de la Révolution de mai 1810 et en défense de la vie, de la liberté et de la propriété des Argentins »[18].

Encore dans ses habits de candidat présidentiel, M. Milei avait fait une revendication de la figure d’Alberdi, dont l’image géante servait de décor dans certains meetings. En effet, ce grand juriste figure depuis toujours en bonne place dans la panthéon libéral argentin, notamment par son programme politique énoncé en 1852, associant ouvertement forme constitutionnelle et développement économique. Dans un livre paru peu après la sanction de la Constitution de 1853, le fondement économique se faisait explicitement libéral, par la revendication d’Adam Smith et la condamnation du socialisme, qu’il avait vu à l’œuvre en France en 1848. Pour lui, la Constitution argentine avait proclamé des principes régulateurs des bénéfices du travail et du capital en termes de « propriété, liberté, égalité et sécurité »[19]. Après avoir considéré que la production de la richesse était un droit privé, notamment par l’instauration dans le texte constitutionnel des droits civils – il parle de « droits et garanties protecteurs de la production » – garantissant la liberté de travail et d’industrie, de navigation sur les voies fluviales intérieures, de faire commerce, d’entrer, traverser et sortir du territoire, d’user et de disposer de sa propriété, il jugeait ce principe comme étant « el más trascendental que contenga el edificio político argentino ». En revanche, toute norme qui sortirait des mains privées l’exercice de ces activités, « industrielles par essence », pour faire  « un monopolio o servicio exclusivo del Estado », « ataca las libertades concedidas por la Constitución, y altera la naturaleza del gobierno »[20].

Il n’y avait rien de particulièrement novateur qu’un modèle constitutionnel suppose au milieu du XIXe siècle un programme libéral. Cependant, Alberdi ne le faisait pas uniquement dans un sens purement idéologique, encore moins fondamentaliste, mais plutôt dans une direction instrumentale et technique qui l’amenait à modifier l’idée même de constitution. Il avait soutenu au préalable qu’« una constitución no es inspiración de artista, no es producto del entusiasmo; es obra de la reflexión fría, del cálculo y del examen aplicados al estudio de los hechos reales y de los medios posibles »[21].  Sa vision de la constitution s’inscrivait dès lors, dans une pente historiciste qu’il n’avait pas entièrement abandonnée, dans la situation présente de l’Amérique latine, qu’il qualifiait de « temps exceptionnel ». D’ailleurs, pour Alberdi, il existait deux types de constitutions : celles qu’il appelle respectivement les constitutions « de transition et création » et les « constitutions définitives et de conservation »[22]. Or, selon notre auteur, l’Amérique latine avait besoin de constitutions du premier type, fondées sur une « mission de circonstance », qui permettraient le développement économique et social des républiques, de ce qu’il appelait les « intérêts matériels ». En comparant les constitutions aux statuts des sociétés commerciales, il insistait sur le fait que « la fin de la politique constitutionnelle et gouvernementale en Amérique latine est essentiellement économique »[23].

« He aquí el fin de las constituciones hoy día : ellas deben propender a organizar y constituir los grandes medios prácticos para sacar a la América emancipada del estado oscuro y subalterno en que se encuentra »[24]. Plus exactement, il s’agissait d’attendre la prospérité économique, en affrontant les faiblesses structurelles de la jeune république. Il supposait d’emblée un discours sur la constitution non seulement en clé instrumentale mais aussi historique. À la différence des constitutions de l’Indépendance, il s’agissait d’offrir des instruments techniques, la constitution comme moyen, dans une sorte de technologie libérale, très originale pour le constitutionnalisme de l’époque. Si le dessein était capitaliste, la limitation de l’État obéissait non pas à un principe abstrait général, mais au contexte, la situation dans laquelle se retrouvait le pays. En tout cas, si la promotion de la liberté de l’Etat était indispensable, elle suivait des voies constitutionnelles spécifiques, notamment à travers la technique des droits individuels : Alberdi soutenait très fortement la liberté de circulation des hommes et des marchandises, mais aussi la liberté religieuse, censée permettre l’installation, dans une très catholique Argentine, d’une immigration anglo-saxonne et du Nord de l’Europe. En définitive, si les moyens étaient incontestablement libéraux, on est cependant loin d’une vision conservatrice : Alberdi pensait son entreprise comme progressiste, loin de l’idée de retour en arrière, à un passé glorieux, comme la politique promue par le président Milei.

Comme nous l’avions rappelé récemment ailleurs, cette vision constitutionnelle supposait déjà une forte composante égalitaire[25]. Elle sera même enrichie par certains affluents plus spécifiquement démocratiques, une fois que le texte de 1853 aura consolidé une société à forte mobilité sociale. Lorsque la sacrosainte Constitution de 1853 sera révisée en profondeur par une nouvelle impulsion qui traversait tout le constitutionnalisme mondial après 1945, et qui sera incarnée par la Constitution de 1949, adoptée sous le gouvernement du général Perón et restée en vigueur pour une courte période de temps, la logique, ou du moins le récit l’accompagnant, était celle d’une actualisation de cette culture égalitaire originaire de la nationalité au contexte du XXe siècle. Cette opération complexe explique qu’en dépit des confrontations que le péronisme va faire naître dans la vie politique, certaines convergences pourront toujours se dessiner sur l’évolution constitutionnelle, d’abord à minima, en 1957, quand, dans un contexte très particulier de changement constitutionnel, le texte de 1853 se verra enrichi d’un nouvel article reconnaissant les droits sociaux dans sa partie dogmatique (l’art. 14 bis), ensuite à une échelle bien plus importante, avec la grande révision constitutionnelle de 1994, réalisée avec un très large consensus des forces politiques, inédit jusqu’alors, mais qui correspondait clairement à une période post-dictatoriale[26].

Là où la révolution conservatrice de M. Milei entend déployer une signification constitutionnelle propre, elle passe par court-circuiter la Constitution actuelle, qui, loin d’être un texte révolutionnaire, exprime bien ce constitutionnalisme de la première moitié des années 1990, au cœur donc de plusieurs évolutions juridiques, réunissant à la fois un garantisme en matière de droits dans un contexte de libéralisation économique et retrait de l’État qui l’empêchait de proposer d’instruments spécifiques[27]. À vrai dire, et encore une fois, il s’agit d’une vieille stratégie de la pensée constitutionnelle conservatrice, qui a connu plusieurs variantes dans la pensée juridique européenne dès la démocratisation des parlements, comme la théorie de la constitution sociale chez Maurice Hauriou ou l’opposition Constitution/loi constitutionnelle de Carl Schmitt.

Toutefois, dans le cadre de l’évolution du constitutionnalisme normatif post 1945, une autre perspective semble apparaître comme étant moins spéculative, plus assise sur le texte constitutionnel, celle de la constitution économique.

Quelle constitution économique ?

En effet, une partie de ce changement constitutionnel peut être porté à travers les transformations du concept de « constitution économique »[28]. Comme l’on sait, il était venu à l’arsenal constitutionnel porté plutôt par la gauche, notamment à partir de la Constitution de Weimar, qui avait un chapitre spécifique, le V, consacré à « la vie économique ». On pouvait considérer que la notion était née sous l’empire du constitutionnalisme social, car elle n’était pas détachable d’une vision de la propriété privée comme fonction sociale et d’une intervention étatique visant à modifier les rapports marchands de l’économie, de la production notamment, mais aussi de la distribution de la richesse (avec la limitation de la liberté contractuelle, du droit d’héritage, etc.). Ce qui restait proprement constitutionnel ici était l’idée de limitation, cette fois-ci d’un pouvoir économique absolu du capitalisme, à travers l’établissement des contre-pouvoirs (publics) et de la reconnaissance des droits qui, chemin faisant, se verront comme une forme de démarchandisation. Sans perdre cette orientation – il s’agit, après tout, d’intervention dans l’économie par des moyens étatiques – la notion va recevoir très vite, une consécration technique, amenée par les nouvelles institutions juridiques que la constitution économique charriait avec elle (nationalisation, socialisation, planification), et qui allait se déployer dans le domaine du droit administratif. L’idée donc d’un dessein, d’un programme, donnait à cet interventionnisme sa tournure sociale (à l’époque, en termes d’égalisation).

Mais comme toute notion juridique, elle va se « dépolitiser », pour nommer toute forme de normativité constitutionnelle sur l’économique, et davantage en termes de régulation que d’interventionnisme des pouvoirs publics, qui plus est, dans toute direction possible (et pas d’un but précis). Elle se fait donc « juridique » dans un sens général, et devient disponible pour différentes politiques. Le changement d’époque qui se produit à partir de la crise de l’Etat social mis en place après la Seconde guerre mondiale produira un changement de signification dans les années 1980, alimentée par le biais de l’idée de réversibilité. Mais, dès les années 1960, les observateurs attentifs de la construction du marché commun européen avaient mis en rapport des échelles plus larges, alimentées par la pensée économique elle-même, notamment au sein de l’école de Fribourg, au moment de la fin du laboratoire weimarien[29].

C’est l’idée d’intervention dans l’économie par un biais non économique (les institutions du droit) qui reste ici déterminante. Cette continuité du concept, dont les changements de sens s’inscrivaient dans sa logique propre, était favorisée par le fait que l’ordolibéralisme devenait un discours hégémonique dans l’Europe occidentale[30]. Or, comme le rappelait Michel Foucault, il s’agit ici d’une régulation par le droit, qui plus est, dans un sens spécifique qu’il résume par la formule « le minimum d’interventionnisme économique et le maximum d’interventionnisme juridique ». Dans ce qui apparaît désormais comme l’introduction des « principes généraux de l’État de droit dans la législation économique », c’est le juge qui devient, comme dans le nouveau diagramme du droit, l’acteur clé, « des instances judiciaires qui vont arbitrer les rapports entre les individus d’une part, et la puissance publique, de l’autre » [31].

En réalité, non seulement l’interventionnisme devenait juridique plutôt qu’économique, il perdait aussi sa neutralité en termes de politique économique, pour devenir, de manière paradoxale, un système qui, tout en étant constitutionnel, gardait le primat à l’institution du marché, ou plus directement, à l’économie. C’est ainsi que de nouvelles institutions constitutionnelles vont venir consacrer ce changement, la plus importante étant sans doute la soi-disant « règle d’or budgétaire », adoptée par plusieurs constitutions européennes à la fin des années 2000, poursuivant l’encadrement normatif des déficits et de la dette publics. Dans ce contexte européen, nous avons donc une forme d’étatisme de marché, dans lequel l’autorité publique opère à travers des outils spécifiques (la dérégulation), en faveur des « institutions » du marché[32].

Cette vision de la constitution pourra être renforcée par la théorie économique elle-même, qui va développer à partir des années 1960 un programme de recherche constitutionnelle. Celui-ci, dans les termes de l’un de ses premiers impulseurs, James M. Buchanan, s’intéresse aux « propriétés de fonctionnement des règles et des institutions au sein desquelles les individus interagissent, ainsi que sur le processus par lequel ces règles et ces institutions sont choisies »[33]. Buchanan distinguera en réalité deux types de décision constitutionnelle, qu’il s’agisse du contrat constitutionnel ou de « l’ordre constitutionnel-légal » (ou contrat post-constitutionnel), mais celle qui se rapporte à la constitution économique suppose avant tout des règles existantes, du moins sur le plan juridique. Il s’agit dès lors des choix entre les contraintes, mais cela implique aussi que les décisions d’une majorité ne peuvent pas limiter la liberté ou les droits des individus. Bien que cherchant à être équidistante, cette économie constitutionnelle concentrera son attention « sur les règles qui contraignent les gouvernements plutôt que sur les innovations qui justifient des intrusions politiques de plus en plus importantes dans la vie des citoyens ». Critique de l’État social, c’est le pouvoir fiscal qui peut le plus fortement attenter contre les individus et il doit être limité dans la constitution même. Ses tenants vont insister sur l’importance du statu quo, car il limite la possibilité des révolutions constitutionnelles dans une démocratie, en particulier « if this revolution were conceived as a fundamental shift in the distribution of commonly valued goods and services or in the distribution of claims to such goods and services »[34]. Il s’agit de maintenir les révolutions dans les « limites constitutionnelles », y compris par les changements structurels, autrement dit, « qu’ils doivent être de ceux qui feraient théoriquement l’unanimité des membres de la communauté », ce qui se traduit, pour Buchanan, dans une « entente » sur « les droits individuels existant dans l’ordre étatique »[35].

Le premier concept de constitution économique ne faisait pas de sa valeur scientifique un gage de constitutionnalité, mais se référait plutôt à un projet se présentant dans son intentionnalité politique, autrement dit, ne revendiquant pas pour lui une prétendue neutralité scientifique mais tout au plus son caractère juridique, à travers l’extension de la liberté et de l’auto-détermination au-delà de la sphère de l’individu.

La constitution économique, au sens actuel donné au terme, peut-elle incarner la révolution conservatrice en droit constitutionnel ? Le problème pour toute révolution conservatrice est qu’une constitution, née dans une logique que l’on reconstruira plus tard par l’appellatif « libéral », suppose une limitation du pouvoir. Or, cette limitation, même en termes juridiques, a pris des formes plus complexes que le principe de séparation des pouvoirs, notamment avec l’émergence des droits, qui opèrent aussi comme contrepouvoirs. Sans compter que les affrontements entre une société civile et un Léviathan n’existent plus tel qu’on pouvait le reconstruire au XVIIe siècle. Les pouvoirs absolus qui peuvent limiter l’autonomie et la liberté des individus ont changé également de caractère, de moyens, etc. Les constitutions sont devenues des artefacts complexes, comportant plusieurs couches normatives, dont les origines politiques sont diverses tout autant que les techniques. Or ce composé est difficile à séparer en formes simples pour revenir à un texte du XVIIe siècle. En grande partie aussi parce que la logique du constitutionnalisme s’est révélée expansive, c’est-à-dire, a tendance à couvrir des sphères de plus en plus importantes de la vie des individus et des sociétés.

Nous n’avons pas actuellement de projet de constitution économique libérale en Argentine, comme l’Amérique latine en a connu par le passé, au Chili, en 1980 sous la dictature du général Pinochet, ou au Pérou, en 1993, avec le président Alberto Fujimori et son régime d’exception qui avait conduit à fermer le parlement et déclarer en commission les magistrats. Outre les limitations déjà évoquées en termes de majorité auxquelles est confronté actuellement le président Milei, on pourrait imaginer que les contextes qui avaient favorisé jadis l’adoption de ces deux textes – une dictature de sécurité nationale en pleine Guerre froide dans le premier cas, la mondialisation néolibérale rampante dans une situation de commotion intérieure, dans le cadre de la confrontation avec un groupe armé, dans l’autre –, ne se retrouvent pas ici. Toutefois, d’autres environnements, comme la grave crise économique qui traverse le pays depuis plus d’une dizaine d’années et qui s’est aggravée à travers des gouvernements successifs, pourraient favoriser l’adoption de ce type de texte à l’avenir. Un changement de majorité parlementaire peut toujours intervenir au cours du mandat présidentiel.

Ce serait erroné de voir dans l’exception ce qui reviendrait à la dimension révolutionnaire du projet et dans la culture, muée en tradition, voire restauration des origines, ce qui toucherait le mieux au conservatisme, car les deux dimensions vont de concert. On a vu que l’exception s’inscrit d’ailleurs dans le système juridique ainsi comme la culture peut entraîner une rupture avec le droit positif. Quoique conservateur, l’élément de rupture est inséparable de ce projet en droit constitutionnel, même s’il acquiert des formes complexes[36].

En revanche, les deux dimensions de notre analyse restent hautement spéculatives. D’une part, parce que le gouvernement de M. Milei vient d’entrer en fonctions et nous ne connaissons même pas le sort définitif qui attend les normes illustrant une première stratégie. D’autre part, parce que les transformations d’une culture constitutionnelle sont lentes, suivant même une temporalité longue.

Mais puisque la plupart des observateurs locaux avaient longtemps prétendu que ce qui était en train de se passer ailleurs, notamment au Brésil voisin avec la victoire de Jaïr Bolsonaro en 2015, n’arriverait jamais en Argentine, nous devons replacer le pays, une fois de plus, dans cette Amérique latine avec laquelle il entretient des rapports complexes. D’abord, par rapport à l’instabilité présidentielle qui a depuis toujours accompagné, de manière moins paradoxale que l’on peut penser, le présidentialisme. Elle s’est accrue lors des dernières décennies, mais sur d’autres bases que par le passé depuis 1989. En effet, plutôt que par des interruptions de l’ordre constitutionnel par des coups d’État militaires, comme le XXe siècle latinoaméricain avait souvent connu, nous avons assisté à la destitution des présidents par des mécanismes d’impeachement, combinés souvent avec de fortes mobilisations populaires. On pense, en Equateur, au cas d’Abdalá Bucaram en 1997, après seulement six mois au pouvoir, ou de Lucio Gutierrez qui suivra le même sort en 2005, ou plus récemment au Pérou, avec les cas des présidents Martín Vizcarra, puis Pedro Castillo, destitués par le Congrès respectivement en 2020 et 2022, sans parler, bien entendu, du Brésil[37].

Cette inscription dans l’Amérique latine doit opérer aussi par rapport au lien entre néolibéralisme et démocratie : nous avons connu par le passé la combinaison entre dictature et néolibéralisme, sous les auspices même de la forme constitutionnelle, avec le Chili du général Pinochet, dont l’ombre se projette jusqu’à nos jours…

Carlos M. HERRERA,

Professeur de droit public,

Directeur du Centre de Philosophie Juridique et Politique (EA 2530),

Cergy Paris Université


[1] Pour une présentation récente en droit constitutionnel français, v. J. Couillerot, « Sur les idées politiques de Javier Milei », Blog Jus Politicum https://blog.juspoliticum.com/2023/11/20/sur-les-idees-politiques-de-javier-milei-par-jerome-couillerot/

[2] Encore la veille de l’élection, le public, appartenant plutôt à des milieux aisés, du Théâtre Colón, le grand centre lyrique du pays, avait retardé le début de Madame Butterfly en découvrant sa présence dans les balcons, aux cris de « Milei, ordure/tu es la dictature », accompagnés par certains membres de l’orchestre.

[3] On les met en relation avec le Plan Martínez de Hoz (1976-1980), du nom du ministre de l’Economie sous la dernière dictature militaire, le Plan Cavallo, sous le gouvernement du président péroniste Carlos S. Menem en 1991 (incluant un second passage de Domingo Cavallo au ministère d’économie sous le gouvernement du président radical De la Rua, en 2001), enfin, les plans du Président libéral-conservateur M. Macri, entre 2014 et 2019, tous les trois conduisant à des crises économiques particulièrement graves, notamment en termes de récession.

[4] En Italie, dont la première ministre néofasciste Giorgia Meloni a fait état de son soutien, une poignée de manifestants d’extrême droite ont arboré à Bologne, en janvier 2024, des masques avec le visage du président argentin, tout en agitant des meuleuses rappelant la tronçonneuse que M. Milei brandissait dans ses meetings pendant la campagne électorale.

[5] M. Milei se réclame de l’œuvre d’un divulgateur peu original des idées de l’école autrichienne en Argentine, Alberto Benegas Lynch (fils), professeur universitaire appartenant à une lignée familiale qui avait favorisé l’acclimatation des idées néo-libérales dans le pays à partir des années 1950. A l’instar de Friedrich Hayek, il est davantage un « philosophe » qu’un économiste au sens technique. Jadis, M. Milei avait été accusé de plagiat pour répéter, sans usage de guillemets, dans ses articles de journaux notamment, des formules des penseurs comme F. Hayek, Ludwig von Mises ou encore Murray Rothbard parmi d’autres.

[6] Professeur de droit constitutionnel dans une université provinciale, Horacio Rosatti était connu surtout pour avoir été le maire de sa ville natale, Santa Fe, puis le ministre de la justice du premier gouvernement Kirchner. Il a été proposé ensuite comme juge de la Cour suprême par le président libéral-conservateur Mauricio Macri.

[7] D’autres voix avaient évoqué encore comme contraires à l’ordre constitutionnel l’éventuelle politique en matière de mémoire historique et de droits de l’homme, sans que l’on ait pour l’instant d’avancées sur ces mesures soutenues avant tout par la Vice-présidente.

[8] Au contraire, le modèle libertarien serait celui de la « liberté sans droits » pour reprendre la formule percutante de C. Yumatle, « Libertad sin derechos : la utopía libertaria de Milei », El País, 1/1/2024.

[9] Les principaux ministres sont des anciens collègues de M. Milei dans la compagnie concessionnaire des aéroports, Corporation América. Mais le poste clé de Secrétaire général de la Présidence est occupé par sa sœur cadette Karina, qu’il appelle « le chef », et qu’il avait comparé jadis à Moïse.

[10] Les textes ont été rédigés sur la base d’un projet préparé par l’équipe de la candidate malheureuse du parti conservateur. Son rédacteur principal est l’ancien président de la Banque centrale sous le gouvernement Macri entre 2015 et 2018.

[11] Le rejet a été très largement partagé, y compris chez des juristes proches idéologiquement du Gouvernement. Parmi les analyses parues dans la presse quotidienne, voir A. García Lema, T. A. García Lema, « División de poderes y dificultad de la ley omnibus », La Nación, 10/1/2023, ou, dans une position plus tranchée à propos du DNU : G. Peñafort, « Lecciones de derecho constitucional », El Cohete a la Luna, 25/12/2023 ; L. Clerico, « El DNU 70/2023 es inconstitucional, nulo y de nulidad absoluta e insanable », 24/12/2023, Blog ICON-S Argentina, Simposio DNU70 (https://iconsar.github.io/blog/dnus/ ).

[12] M. Goupy, L’état d’exception ou l’impuissance autoritaire de l’Etat à l’époque du libéralisme, CNRS éditions, 2016, p. 37, p. 301.  Certainement, dans les études récentes, le néo-libéralisme fait moins référence à un programme économique qu’à un horizon d’époque. Sur un plan juridique plus large que le champ économique, v. S. Hennette Vauchez, La démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022. Nous garderons ici une perspective plus spécifique, dans la perspective ouverte par Michel Foucault, et qui est commun à cette approche par le droit (cf. C. M. Herrera, « De l’Etat à l’étatisation? Penser le droit public avec Michel Foucault », Revue Interdisciplinaires d’Etudes Juridiques, n° 79, 2017, p. 39-54).

[13] La Nación, 21/12/23.

[14] Dans une série d’entretiens et dans un communiqué publié dans les réseaux sociaux, il accusera les députés et les gouverneurs fédéraux d’être des « délinquants », et pour minimiser l’échec, il valorisera ce qu’il appelle « un ordonnancement idéologique », séparant ceux qui sont pour la liberté et ceux qui sont avec « l’arnaque » de la politique, pour voler, escroquer et tromper les gens. Il affirmera en ce sens qu’il ne veut pas négocier son projet économique. Il dira dans un communiqué que le gouvernement n’a pas besoin de la loi, et insistera sur le changement des règles : « nous ne sommes pas venus pour continuer la roue du jeu de la politique de toujours. Nous sommes venus pour la casser (…) nous ne jouons pas à un jeu ». Parmi les conséquences les plus concrètes, on semble s’acheminer vers une fusion des maigres troupes de M. Milei avec le parti libéral-conservateur de l’ancien président Macri (Pro selon ses sigles).

[15] Pour un exemple de cette préoccupation chez les constitutionnalistes, voir F. Balaguer CallejónS. PinonA. Viala (dir.), Le droit constitutionnel européen à l’épreuve de la crise économique et démocratique de l’Europe, Institut universitaire Varenne, 2015.

[16] La Nación,  21/12/2023.

[17] La loi s’appelait « Bases et points de départs pour la liberté des argentins », tandis que le DNU parle de « bases pour la reconstruction de l’économie argentine ».

[18]https://www.casarosada.gob.ar/informacion/actividad-oficial/9-noticias/50288-el-presidente-javier-milei-envio-al-congreso-de-la-nacion-la-ley-de-bases-y-puntos-de-partida-para-la-libertad-de-los-argentinos

[19] J. B. Alberdi, Sistema Económico y Rentístico de la Confederación Argentina según su Constitución de 1853 (1854), Vaccaro, 1921, p. 108.

[20] Ibid.,p. 26-28, p. 100.

[21] J. B. Alberdi, Bases y puntos de partida para la organización política argentina (1852), Plus Ultra, 1996, p. 208.

[22] Ibid., p. 63.

[23] Ibid., p. 238.

[24] Ibid., p. 62.

[25] Voir C. M. Herrera, « Le récit constitutionnel argentin et ses enjeux politiques », in J. Hummel (dir.), Historiographies constitutionnelles et identités nationales, Mare&Martin, 2023, p. 105-114.

[26] Cf. C. M. Herrera, « Ecoles constitutionnelles et évolution institutionnelle en Amérique latine : la quête de l’efficacité », in S. Mouton, X. Magnon (dir.), Doctrines constitutionnelles et droit(s) constitutionnel(s), Mare&Martin, 2022, p. 225-238 [malheureusement, ce texte est paru très tardivement et surtout sans les corrections de l’auteur].

[27] On peut dire que plusieurs langages constitutionnels (libéral, social, garantiste) se trouvent en son sein et se présentent de manière simultanée. Elle donne une coloration particulière à ses normes se référant à l’économie et au social, que nous n’avons pas la place d’étudier ici. Mais elle se fait à travers la reconnaissance des droits (aux consommateurs et usagers, par exemple, à l’art. 42) ou des pouvoirs donnés au Parlement en termes génériques (« le développement humain, la croissance économique avec justice sociale, à la productivité de l’économie nationale, à la génération d’emplois… », comme par exemple à l’art. 75.19).

[28] La notion est l’objet d’une découverte en France, où elle a été longtemps ignorée. Dès la fin des années 1990 la question était apparue en droit constitutionnel français (voir par exemple H. Rabault, « La constitution économique de la France », RFDC, 2000). Pour une synthèse historique récente, voir L. Zevenou, « Le concept de Constitution économique : une analyse critique », Jus Politicum, n° 20-21, 2018, p. 445 sqq. Elle s’insère désormais dans une vision plus large du rapport entre économie et constitution, pour lequel même des ouvrages pédagogiques, mais ambitieux sur le plan intellectuel, paraissent en ce moment (Voir P. Y Gahdoun, Droit constitutionnel de l’économie, LexisNexis, 2023).

[29] On pense aux études pionnières de Léontin-Jean Constantinesco dans les années 1960 et 1970, aussi bien sur l’Allemagne que sur la CEE, et qui mettait l’accent déjà sur un contenu « libéralo-social ».

[30] Voir, par exemple, J. Drexl, « La Constitution économique européenne – L’actualité du modèle ordolibéral »,Revue internationale de droit économique 2011/4, t. XXV.

[31] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Seuil/Gallimard, 2004 p. 173-176.

[32] D’ailleurs le droit constitutionnel européen va développer, à partir des années 1980, certaines stratégies contre ce retour en arrière sur certaines politiques publiques, comme le principe de non régression.

[33] J. M. Buchanan « The Domain of Constitutional Democracy », Constitutional Political Economy, vol. 1, n° 1, 1990.

[34] G. Brennan, J. M. Buchanan, The Reason of Rules: Constitutional Political Economy, Cambridge University Press, 1985. S’il défend les présupposés contractualistes de la philosophie libérale, et se démarquait à ce titre des libertariens, il considérait que le socialisme était « la voie la plus directe conduisant au Léviathan ».

[35] J. M. Buchanan, Les limites de la liberté (1975), Litec, 1992, p. 192, p. 203. Pour lui, « la révolution constitutionnelle idéale exigerait une limitation des actions dans toutes les situations de raretés de ressources, qu’il s’agisse d’attribuer des titres de propriété individuelle ou d’imposer des règles limitatives de conduite dans les situations de droit public » (p. 206).

[36] Certains auteurs ont voulu voir le caractère « révolutionnaire » du programme dans une vision instrumentale, politique, de la Constitution (cf. G. Jensen A. Rossler, « Constitución o revolución », Perfil, 2/1/2024). Mais il s’agit d’une perspective jusnaturaliste de la notion de Constitution qu’il conviendrait d’éviter.

[37] Sans passer par les mécanismes constitutionnels prévus à cet effet, un président argentin, Fernando de la Rua, élu deux années auparavant par une alliance de centre-gauche, avait dû démissionner à cause des fortes protestations sociales en décembre 2001.