Rompre avec le pénal et revenir au politique : Vers la mise en place d’une responsabilité individuelle des ministres ?

Cécile GUERIN-BARGUES.

Depuis trente ans au moins, d’aucuns n’ont de cesse de déplorer l’emprise croissante du droit pénal sur les gouvernants. Ce phénomène alimente les craintes de paralysie de l’action publique tout en nourrissant une défiance accrue envers les juges. Il s’inscrit en réalité dans un phénomène plus large de judiciarisation de la vie publique, dont l’ampleur se mesure également à l’aune des contraintes croissantes que les décisions des juridictions tant internes qu’européennes et internationales font peser sur l’action publique. Incontestablement, le pouvoir juridictionnel se renforce à mesure que s’approfondit l’État de droit et que s’affermit la protection des droits fondamentaux. Encore faut-il toutefois que cette évolution, dont les objectifs demeurent vertueux, n’ait pas pour conséquence de réduire à néant la liberté de la décision politique et d’ériger le juge en censeur de l’opportunité des politiques publiques.

Certes, un tel risque d’entrave à l’action publique ne doit pas être surestimé. Nous fûmes d’ailleurs parmi les premiers à critiquer la frilosité du Conseil constitutionnel comme du Conseil d’État en matière de contrôle des mesures prises par le pouvoir exécutif sous le régime de l’état d’urgence[1]. Quant à la Cour de Justice de la République (CJR), il serait aisé, ainsi que le fait un récent rapport sénatorial, d’en congédier les effets au regard de la rareté de ses décisions (9 en plus de trente années d’existence)[2], d’autant que parallèlement les poursuites contre les élus locaux semblent s’orienter à la baisse[3]. Tout irait-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ?

Une telle conclusion passerait en réalité sous silence une évolution préoccupante qui tient à la massification du recours à la plainte à l’encontre des décideurs publics. La crise sanitaire de 2020 en a été une étape clef ; la multiplication des plaintes étant encouragée par un usage des réseaux sociaux et d’internet qui, en période de confinement, s’est faite encore plus intense que de coutume. Les chiffres donnèrent alors le vertige. En septembre 2020, le pôle de santé publique du parquet de Paris avait déjà reçu plus de 18 400 plaintes, tandis que la CJR était confrontée, fin septembre 2021, à un af­flux inédit de près de 20 000 plaintes type, orchestrées pour l’essentiel par quelques sites d’avocats militant ou en recherche de notoriété[4].  Sans surprise, nombre d’entre elles venaient contester au plan pénal la campagne de vaccination obligatoire, dénonçant une « tromperie », une « mise en danger de la vie d’autrui », voire un « homicide involontaire » ; d’autres étaient relatives au port du masque et stigmatisaient tout et son contraire, des « violences sur mineurs » à la « non-assistance à personne en danger » en passant par l’« abstention volontaire de combattre un sinistre ». Si plusieurs in­formations judiciaires furent ouvertes par les juridictions parisiennes contre X sous ces différents chefs d’inculpation afin de « réali­ser, dans un cadre procédural adapté, les investigations complexes destinées à mettre au jour les éventuelles infractions pénales sus­ceptibles d’avoir été commises »[5], la commission des requêtes de la CJR a en revanche largement joué son rôle de filtre à l’égard des plaintes visant les ministres. Estimant que les faits dénoncés n’étaient pas constitutifs d’un délit ou que le plaignant était dépourvu d’intérêt à agir, elle a classé sans suite la quasi-totalité des plaintes, réduisant à 18 le nombre de saisine de la commission d’instruction pour des faits relatifs à la crise sanitaire[6]

Ce décalage entre le nombre de plaintes reçues et les instructions ouvertes ne doit toutefois pas inciter à nier l’effet de ces dernières sur la conduite des affaires publiques. D’une part, point n’est besoin d’aller jusqu’au jugement ou la condamnation pour que la pénalisation de la vie publique ait un effet délétère sur la capacité de décision des gouvernants[7]. En raison de l’écho médiatique que rencontre une mise en cause par la justice pénale, les ministres, soucieux de leur image comme de leur carrière, peuvent être enclins à opter pour une prudence excessive dans l’exercice de leurs fonctions. D’autre part, la CJR n’étant compétente que pour juger des crimes et délits commis par les ministres ou secrétaire d’État, les responsables publics susceptibles d’être concernés sont peu nombreux. Il suffit donc d’un nombre très limité de plaintes bien orchestrées pour que puisse être mesuré un éventuel effet déstabilisateur sur le gouvernement. Tel fut le cas dès le 15 octobre 2020, lorsque furent menées des perquisitions aussi spectaculaires que médiatisées[8]. Virent en effet leurs domiciles et bureaux perquisitionnés, non seulement d’anciens membres du gouvernement – Edouard Philippe, Agnès Buzyn et Sibeth Ndiaye – mais aussi Olivier Véran, alors ministre de la Santé.

Le cas d’Olivier Véran apparait emblématique des nouveaux risques d’interférence que fait peser l’action de la CJR sur la définition et l’exécution des politiques publiques. Alors que jusque-là la CJR ne s’était manifestée qu’à l’endroit de ministres qui avaient depuis longtemps quitté leurs fonctions, la commission d’instruction, pour la première fois, étend son emprise à des ministres qui sont encore membre du gouvernement. Ministre de la santé, Olivier Véran est en effet précisément en charge d’assurer la continuité d’une politique dont certains des éléments, selon la commission, sont susceptibles de faire l’objet d’une qualification pénale. Jamais encore le risque d’interférence de l’enquête pénale avec la prise de décision gouvernementale ne s’était fait sentir avec autant de force. Un pas considérable est donc franchi, de surcroit dans le contexte très particulier d’une crise sanitaire sans précédent. Les poursuites liées à la gestion gouvernementale du Covid-19 semblent cependant s’être depuis largement enlisées, à la faveur notamment de l’annulation, par la Cour de cassation, de la mise en examen d’Agnès Buzyn.  Il fut reproché à la CJR d’avoir omis de constater l’existence d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement et dont seule la violation manifestement délibérée permettait la caractérisation du délit[9]. Lassée par les vingt interrogatoires qu’elle eut à subir, l’ex-ministre de la santé refuse depuis de déférer aux convocations des magistrats[10].

Avec l’affaire Dupond-Moretti, la mise en cause de la responsabilité pénale des gouvernants franchit une étape supplémentaire en même temps qu’elle effectue cette fois un pas de côté. Il ne s’agit plus en effet de prendre des mesures d’instruction à l’encontre d’un ministre en fonction, mais bel et bien de juger, au pénal, rien de moins que… le garde des Sceaux. Le pas de côté réside dans la spécificité de l’affaire : dans un contexte de très fortes tensions entre le ministre et la magistrature[11], ce sont des syndicats professionnels qui sont en grande partie à l’origine de l’intervention de la CJR, juridiction largement contrôlée par la Cour de cassation. Il y a d’ailleurs une forme de paradoxe dans cette initiative des syndicats : prompts à dénoncer toute interférence du politique dans la justice, ils ne voient en revanche aucun obstacle à provoquer l’immixtion de la justice judicaire dans le fonctionnement de l’Exécutif. Face à un garde des Sceaux en exercice, poursuivi pour prise illégale d’intérêts dans un tel contexte, la gêne que ressent la CJR est palpable. Il en résulte un jugement juridiquement bancal mais institutionnellement opportun et une affaire qui mérite que l’on s’y arrête, tant elle semble illustrer, de manière quasi topique, l’inadaptation fondamentale du droit pénal pour contrôler l’exercice de la fonction ministérielle (I).  Aussi inadaptée et critiquable soit-elle, la CJR n’en répond par moins à un besoin d’individualisation de la responsabilité que les mécanismes actuels du contrôle parlementaire peinent à satisfaire. Il convient donc de reconsidérer cette difficulté largement documentée en nous efforçant d’examiner la possibilité de mettre en place un mécanisme de responsabilité politique individuelle des ministres (II).  

I. L’affaire Dupond-Moretti ou l’impasse de la responsabilité pénale des ministres

L’arrêt rendu par la CJR le 29 novembre 2023 s’inscrit dans une certaine logique : il vient clore par l’absurde plusieurs mois d’un psychodrame juridico politique tout aussi aberrant. Certes, dans une démocratie, il est non seulement légitime mais essentiel que les gouvernants rendent des comptes. Dans cette perspective, il était parfaitement normal de s’interroger sur l’attitude d’Eric Dupond-Moretti (A). En raison des caractéristiques très particulières de l’affaire, la CJR n’en est pas moins apparue particulièrement inadaptée pour ce faire (B). Pire encore, les poursuites étant fondées sur un délit particulièrement mal défini, il en a découlé une appréciation très large portée sur le comportement du ministre, propre à enfreindre la distinction entre responsabilité pénale et politique (C).

A. De la nécessité pour le ministre de rendre des comptes

Éric Dupond-Moretti a été jugé par la CJR pour avoir ordonné que soient diligentées deux enquêtes administratives sur des magistrats avec lesquels il avait eu, peu ou prou, des rapports conflictuels lorsqu’il était avocat. La première enquête concernait Edouard Levrault, vice-président du tribunal judiciaire de Nice, qu’Éric Dupond-Moretti encore avocat avait vigoureusement critiqué par voie de presse. La seconde affaire portait sur l’attitude de trois magistrats du Parquet National Financier (PNF), institution qui avait été la cible de critiques virulentes de la part de l’avocat lorsqu’elle avait exploité ses relevés téléphoniques, dans un dossier qui ne le concernait en rien et en dehors de tout contrôle par un juge d’instruction. Un mois avant d’être nommé ministre, Éric Dupond-Moretti avait d’ailleurs porté plainte contre X pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances », plainte qu’il avait retirée dès sa nomination en tant que ministre. A ces quelques faits, ici brièvement résumés, venait s’ajouter un climat de défiance patent entre un garde des Sceaux connu pour ses emportements et ses critiques souvent acerbes de la magistrature et une corporation vent debout contre une nomination vécue comme une véritable « déclaration de guerre », pour reprendre l’aimable formule de bienvenue de la présidente de l’Union Syndicale des magistrats (USM), syndicat majoritaire pourtant habituellement modéré.[12] 

S’il ne saurait y avoir de responsabilités sans responsabilité, encore faut-il déterminer la nature de cette dernière. Or seule la responsabilité politique est la contrepartie du pouvoir du même nom. Les responsabilités civiles ou pénales interviennent, on le sait, dans un autre registre. Elles visent, pour la première, la réparation d’un préjudice et, pour la seconde, la répression des auteurs de comportements que le législateur a érigés en infraction. De préjudice, il n’y en avait point dans l’affaire Dupond-Moretti, les enquêtes administratives litigieuses ne s’étant traduites par aucune sanction. En revanche, la particularité du contexte – oh combien conflictuel – et la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouvait le garde des Sceaux justifiaient largement qu’il soit appelé à expliquer ses décisions. L’article 2 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique définit en effet la notion de « conflit d’intérêts » comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Il était donc normal de se demander si, du fait de son passé, le garde des Sceaux n’avait pas sacrifié l’exercice impartial de ses fonctions à la volonté de régler ses comptes.

La chronologie des faits plaidait d’ailleurs en ce sens, tant ils semblaient encadrer la nomination d’Éric Dupond-Moretti à la tête de la Chancellerie le 6 juillet 2020. Les critiques par voie de presse de l’attitude d’Edouard Levrault par Maître Dupond-Moretti datent du 12 juin 2020 ; le 31 juillet l’Inspection Générale de la Justice (IGJ) est saisie par le cabinet du nouveau garde des Sceaux aux fins de procéder à une enquête administrative relative à l’attitude du magistrat. Maître Dupond-Moretti évoque l’enquête barbouzarde du PNF dans le Parisien du 25 juin 2002 ; le 18 septembre est confiée à l’IGJ le soin de procéder à une enquête relative à trois de ses membres. Le nouveau ministre de la Justice n’avait-il donc pas cherché à tirer profit de son office dans son intérêt personnel, pour assouvir par exemple un désir de vengeance qui aurait été bien peu compatible avec la dignité de ses fonctions ?

Il était nécessaire que le garde des Sceaux vienne s’expliquer. Fallait-il pour autant que le conflit d’intérêts soit saisi sous son prisme pénal, c’est-à-dire sous la forme du délit de prise illégale d’intérêts ? Si tel était le cas, s’agissant d’un acte accompli dans l’exercice des fonctions ministérielles, s’ouvrait nécessairement, en vertu de l’article 68-1 de la Constitution, la compétence de la CJR. Toutefois, alors que s’agissant de cette dernière, c’est généralement la présence des juges parlementaires qui est critiquée, l’affaire Dupond-Moretti a pour particularité d’inciter à renverser la perspective. Ici c’est bien davantage la présence des cinq magistrats professionnels – trois juges et deux parquetiers, tous issus de la Cour de cassation – qui, en raison d’une situation très spécifique, posait toute une série de difficultés.

B. Un contexte épineux pour les juges professionnels de la CJR

L’affaire Dupond-Moretti s’inscrit dans un contexte très particulier. D’une part, ce sont les deux principaux syndicats de magistrats, au demeurant très critiques de la nomination qui, aux côtés de l’association Anticor, étaient à l’origine de la plainte déposée à l’encontre du ministre. D’autre part, l’affaire se déployait sur fond de rapports depuis des mois extrêmement tendus entre le garde des Sceaux et la haute magistrature judiciaire. Or, la Cour de cassation pèse de tout son poids sur le fonctionnement de la CJR : pouvoir de déclencher les poursuites dévolues au Procureur général près la Cour de cassation, présence de plusieurs de ses membres tant au sein de la commission des requêtes que de la commission d’instruction ou de la juridiction de jugement ; possibilité de se pourvoir en cassation devant l’assemblée plénière de cette même Cour…

Ce contrôle renforcé de la Cour de cassation sur la CJR n’a pourtant en rien empêché ses deux chefs de juridiction de faire connaitre publiquement leur appréciation du comportement du garde des Sceaux, avant même le dépôt des plaintes qui sont à l’origine du procès. Chantal Arens et François Molins, alors respectivement Première présidente et Procureur général près la Cour de cassation, ont en effet publié une ahurissante tribune dans Le Monde du 29 septembre 2020.[13] Désireux de défendre l’École Nationale de la Magistrature, ils se font implicitement le relais de motions qui, adoptées à l’appel de l’Union Syndicale des Magistrats (USM) et du Syndicat de la Magistrature (SM), critiquaient notamment « un ministre de la justice ayant perdu définitivement toute crédibilité et détruisant le lien de confiance devant unir les citoyens à la justice »[14]. Il est vrai qu’une semaine auparavant, Éric Dupond-Moretti avait profité de la nomination contestée d’une avocate à la tête de l’École Nationale de la Magistrature, pour dénoncer le 21 septembre 2020« une culture de l’entre-soi », un « corporatisme qui éloigne la justice des citoyens et prenait corps pour une part à l’ENM »[15]. De plus et surtout, les deux plus hauts magistrats de l’ordre judiciaire contestent dans leur tribune que le garde des Sceaux ait pu saisir « l’inspection générale de la justice d’une enquête administrative contre trois magistrats du Parquet National Financier (PNF) chargés d’une procédure qui l’avait concerné » et ajoutent que « le conflit d’intérêts que sous-tend cette situation ne peut qu’alerter » [16]. On notera au passage la confusion entre droit administratif et droit pénal dont procède la formulation pourtant retenue par les deux très hauts magistrats. Une enquête administrative au sens générique du terme ne saurait en effet être ouverte « à l’encontre de », elle est toujours et nécessairement « relative à »[17].  Quoi qu’il en soit, cette prise de position a probablement encouragé les deux syndicats précités à se joindre à l’association Anticor pour porter plainte, le 16 décembre 2020, devant la commission des requêtes de la CJR, pour délit de prise illégale d’intérêts.

Toutefois, ce n’est pas tant l’effet de la tribune que son existence même qui ici surprend, tant elle semble écorner l’image de François Molins, pourtant figure tutélaire de la magistrature française. En effet, si ce dernier se fait fort de dénoncer dans sa tribune une situation de conflit d’intérêts, celle-ci n’en résulte pas moins d’une enquête administrative dont il a, 15 jours auparavant, préconisé le lancement à la directrice de cabinet du garde des Sceaux [18]. De plus et surtout, il est pour le moins choquant de voir François Molins s’exprimer de la sorte alors que, Procureur général près la Cour de cassation, il lui reviendrait, dans l’hypothèse d’une saisine de la CJR, mais après instruction seulement, d’endosser un éventuel réquisitoire renvoyant le ministre devant la formation de jugement. C’est d’ailleurs François Molins qui le 21 décembre transmet à la commission des requêtes de la CJR, avec avis favorable à la saisine de la commission d’instruction, la plainte commune de l’USM et du SM, après en avoir fait autant avec les signalements du député Ugo Bernalicis (LFI) et d’Unité magistrats SNM-FO[19]. Le procureur général qui reconnait d’ailleurs avoir longuement réfléchi au « moment le plus opportun pour le dépôt des réquisitions du parquet général»[20] fait en définitive procéder au dépôt du réquisitoire définitif le 9 mai 2022, « donc après l’élection présidentielle, mais avant la formation du gouvernement »[21]. Ce réquisitoire sévère est en définitive sans effet sur « la reconduction d’Eric Dupond-Moretti comme garde des sceaux en juillet 2022 » qui, ainsi que le précise le procureur général dans ses mémoires « a suscité la surprise et l’incompréhension »[22]. Il parait difficile, dans ces conditions, de se faire le hérault du principe d’impartialité. Cela n’empêchera pas François Molins, bien au contraire, d’être ovationné au congrès de l’USM à quinze jours du fameux procès[23]

Enfin, ce contexte détestable laisse transparaitre la puissance du corporatisme judiciaire. Pour ne prendre ici que l’exemple du PNF, celui-ci traverse depuis 2015 une crise d’ampleur qui dépasse très largement la seule affaire des fadettes : pressions, faits de harcèlement, conflits et même prises illégales d’intérêts y sont régulièrement dénoncés, le cas échéant par l’intermédiaire de l’article 40 du code de procédure pénale[24]. Pourtant, les syndicats de magistrats n’ont de cesse d’obtenir, tant de Mme Nicole Belloubet que de M. Éric Dupond-Moretti qui lui succède, l’arrêt de l’enquête de fonctionnement sur le PNF, confiée par la première à l’IGJ dès le 1er juillet 2020.  Mme Nicole Belloubet ayant résisté à la pression des syndicats, et le Conseil d’État ayant refusé de faire droit à une demande de suspension de l’enquête[25], le changement de titulaire à la tête de la Chancellerie le 6 juillet 2020 permet au SM de remettre l’ouvrage sur le métier. Dès le lendemain, le SM réitère sa demande d’arrêt de l’enquête, motif pris cette fois de la nécessité, pour le nouveau garde des Sceaux, d’éviter tout risque de conflits d’intérêts[26]. Las, peu impressionné par cet argument qui ressemble fort à un effet d’aubaine, le tout récent ministre refuse à son tour de s’incliner. Pire encore, il décide, au regard des nombreux dysfonctionnements au sein du PNF mis en lumière par le rapport de l’IGF de lancer, sur les conseils de son administration, une enquête administrative visant les trois parquetiers aux rapports manifestement conflictuels. On notera que parmi eux ne figure nullement la magistrate qui était à l’origine de l’exploitation des fadettes, méthode qualifiée par Me Dupond-Moretti de « barbouzarde »[27]. Dans ces conditions, on saisit mal l’entêtement des syndicats à vouloir qu’il soit mis fin à l’enquête, sauf à conclure à un consternant corporatisme qui fait obstacle à l’idée même de rendre des comptes. A ce contexte marqué par des antagonismes exacerbés vient de surcroit s’ajouter, dans cette affaire, la sollicitation de l’amphigourique article 432-12 du code pénal.

C. Les conséquences délétères d’un article du code pénal aussi vague que confus

L’article 432-12 du code pénal permet de sanctionner la transformation d’une situation objective – celle qui porte en elle le risque de voir un dépositaire de l’autorité publique faire usage de l’une de ses prérogatives dans son intérêt propre – en un délit. Hélas, la disposition concernée aide bien peu à saisir ce passage du conflit au délit, de l’état de fait à l’infraction pénale. Punie de cinq ans d’emprisonnement et de 500 000 €, d’amende, la prise illégale d’intérêts désigne en effet « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique (…), de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ».

Si la disposition est difficilement compréhensible, elle n’en demeure pas moins connue pour sa capacité à appréhender largement les situations de conflits d’intérêts, par une interprétation souple de ses éléments matériels et intentionnels[28]. Pour la doctrine pénaliste, dont le fond des analyses est repris par le Procureur général devant la CJR, il s’agirait là du prototype de l’infraction « objective » ou « formelle » : elle n’exigerait, pour que le délit soit formé, que la commission d’un acte dans une opération dans laquelle le dépositaire de l’autorité a un intérêt direct ou indirect[29]. Concrètement, le garde des Sceaux se serait donc rendu coupable du délit par la seule décision d’ouvrir des enquêtes administratives à l’encontre de magistrats avec lesquels il avait eu naguère des rapports conflictuels.

Pour ne pas tomber sous le coup de la loi pénale, l’agent n’a pas d’autre choix que de se libérer de son intérêt personnel – ce qui suppose bien entendu qu’il s’agisse non pas d’un intérêt moral mais matériel – ou de renoncer à l’exercice de sa prérogative[30]. Dès lors qu’il était évidemment impossible pour Eric Dupond-Moretti de se libérer de l’intérêt moral qu’on lui imputait (exercer une forme de vengeance), ce dernier ne pouvait, selon ce type de schéma, que renoncer à déclencher les enquêtes litigieuses ou remettre en d’autres mains que les siennes le soin de juger de l’opportunité d’une telle action[31]. Tel fut l’objet du décret de déport du 23 octobre 2020 qui transmet au Premier ministre l’exercice des attributions du Garde des Sceaux pour « des actes de toute nature (…) relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat, à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué »[32]. Toutefois, ledit déport étant postérieur aux décisions litigieuses, il est sans effet sur l’élément matériel de l’infraction qui apparait, aux yeux de la CJR, constitué[33].

Du point de vue de l’élément intentionnel, l’appréciation de la CJR est en revanche tout autre. Ainsi qu’elle le rappelle, « la Cour de cassation a toujours considéré que l’intention coupable de commettre le délit de prise illégale d’intérêts est caractérisée du seul fait que l’auteur a accompli sciemment l’acte constituant l’élément matériel du délit»[34]. L’essentiel est ici dans l’adverbe « sciemment » qui exige un élément intentionnel distinct de la seule volonté d’accomplir l’acte matériel du délit. Ce faisant, la CJR offre à la majorité des juges une heureuse échappatoire, au prix toutefois de quelques contorsions juridiques et factuelles. Sur le plan juridique l’interprétation ici retenue des éléments constitutifs de la prise illégale d’intérêts s’éloigne non seulement de celle défendue à l’audience par l’accusation, mais aussi de celle habituellement adoptée par les pénalistes. Pour la doctrine pénaliste, l’adverbe « sciemment » relève de l’ajout, l’appréciation de l’élément moral de la prise illégale d’intérêt n’exigeant rien d’autre que la volonté d’accomplir l’élément matériel du délit[35]. De plus, les arguments avancés par la CJR pour défendre la thèse de l’absence d’élément intentionnel ne semblent pas correspondre à la réalité. Ils consistent notamment à souligner « qu’à aucun moment, son attention n’a été attirée, tant par ses services que par la HATVP, sur l’existence d’un conflit d’intérêts »[36]. Cet argument est en partie contredit lorsque, dans le pénultième paragraphe de la décision, la cour souligne « la connaissance de l’existence de situations objectives de conflit d’intérêts par les différentes autorités appeler à le conseiller ». Or dès lors que ces dernières en avaient connaissance, pourquoi ne l’en auraient-elles pas prévenu ? En réalité, au moment où il a procédé à la saisine de l’IGJ, le garde des Sceaux ne pouvait ignorer qu’il se trouvait en situation objective de conflit d’intérêts. Les syndicats de la magistrature s’étaient en effet empressés d’en souligner l’existence dès sa nomination et lui-même avait, dès la mi-juillet, non seulement retiré sa plainte mais fait procéder au recensement des dossiers susceptibles de poser problème. Difficile dès lors de conclure, comme s’y hasarde pourtant la CJR, au « défaut de caractérisation de l’élément intentionnel des délits de prise illégale d’intérêts »[37] reprochés au garde des Sceaux, au motif que les faits « n’établissent pas la conscience suffisante qu’il pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuse»[38].

La décision et la relative technicité de sa motivation[39] traduisent en réalité assez mal le contenu des débats devant la CJR lors de cette ténébreuse affaire. Les audiences auxquelles nous avons pu assister montraient bien combien la mise en œuvre de ce délit, peu ou mal défini par l’article 432-12 du code pénal, aboutissait à questionner l’attitude du ministre dans son ensemble. Ainsi s’explique par exemple que de longues heures d’audience aient pu être consacrées aux refus réitérés, en dépit des demandes syndicales, de retirer les missions confiées par le garde des Sceaux à l’IGF ou encore à la temporalité et au contenu des décrets de déport alors même que ceux-ci étaient sans importance réelle pour les débats, car postérieurs aux décisions incriminées.  Il s’agissait bien pour la Cour d’apprécier si le ministre s’était bien ou mal comporté. Celle-ci se faisait juge non seulement de l’opportunité de la décision ministérielle – fallait-il ou non faire procéder aux enquêtes litigieuses ? – mais aussi de la diligence avec laquelle le ministre avait fait cesser le conflit d’intérêts via l’adoption des décrets de déport. C’est donc le comportement du ministre dans son ensemble qui était saisi. Or, dans une perspective de séparation des pouvoirs, on peut se demander au nom de quoi des juges – fussent-ils majoritairement parlementaires – seraient en droit de se prononcer ainsi sur la rectitude de l’action ministérielle.

De plus, le procès Dupond-Moretti semble pécher du point de vue de son équité. L’affaire est en effet née de l’activisme de syndicats dont les motivations corporatistes et le rejet du ministre apparaissent clairement. Jusqu’au procès, l’accusation est portée par le procureur général près la Cour de cassation dont l’attitude est marquée par l’ambiguïté. Il introduit une instance fondée sur une décision qu’il a lui-même conseillée, tout en en dénonçant publiquement le caractère litigieux. Comment peut-on espérer que la justice soit rendue de manière impartiale et sereine dans un tel contexte ? Les juges parlementaires, très majoritaires au sein de la formation de jugement de la CJR ne s’y sont pas trompés. Sans doute sensibles au contexte institutionnel et politique délétère qui sous-tendait depuis trois ans le procès, ils n’ont pas hésité à sacrifier la rigueur du raisonnement juridique à la nécessité de clore, par une relaxe, un psychodrame consternant. 

Il n’en demeure pas moins que la mise en cause de la responsabilité pénale du ministre a abouti ici à faire juger un garde des Sceaux en exercice pour la manière dont il a exercé ses prérogatives administratives vis-à-vis d’un certain nombre de magistrats. On peut dès lors se demander si, pour recueillir les nécessaires explications du garde des Sceaux, une institution parlementaire n’aurait pas été beaucoup plus adaptée que la CJR. Encore faut-il toutefois déterminer la possibilité d’une telle intervention et sa forme.

II. L’impérieuse nécessité d’une responsabilité politique individuelle des ministres

Le fiasco du procès Dupond-Moretti semble attester l’inadaptation foncière de la CJR à se saisir, via le droit et la procédure pénale, de faits relatifs aux fonctions. Des mois d’instruction conduite par trois hauts magistrats de la Cour de cassation, des perquisitions à grand spectacle, des recours en tous genre, la constitution d’un dossier de plus de 2000 cotes, la soustraction à leurs occupations au sommet de l’État d’un ministre en exercice, de vingt-quatre parlementaires, de cinq magistrats de la Cour de cassation et d’une vingtaine de témoins occupant les plus hautes fonctions n’ont servi absolument à rien…sauf peut-être à écorner un peu plus l’image de la justice et la confiance des français dans leurs gouvernants. Le procès a par ailleurs montré à l’envi les risques d’instrumentalisation de la juridiction ainsi que sa tendance à porter une appréciation sur le comportement du ministre dans son ensemble, sous couvert de déterminer si un délit a ou non été constitué. Parait ainsi plus que jamais vérifiée la formule selon laquelle « la criminalisation de la responsabilité signifie inévitablement la politisation de la responsabilité criminelle »[40].

Si on ne saurait décemment se satisfaire d’un tel résultat, il ne suffit pas pour autant d’appeler de manière incantatoire à un renouveau de la responsabilité politique. L’individualisation de la responsabilité pénale, la dimension accusatoire du procès et sa médiatisation potentielle sont autant d’incitation à privilégier la voie pénale. Dès lors, toute volonté de réhabiliter la responsabilité politique a de fortes chances de demeurer un vœu pieux, si elle ne s’accompagne pas d’une réflexion préalable sur la multiplication des infractions ad hoc, c’est-à-dire créées spécifiquement à destination des gouvernants (A). Une fois cette lutte contre l’attrait du tout pénal engagée, il devint possible de se réintéresser à la responsabilité politique en réfléchissant aux moyens propres à l’individualiser (B), à l’aide notamment de ce qui se pratique à l’étranger (C).

A. Freiner la multiplication des « infractions gouvernementales »

Le délit de prise illégale d’intérêts fait partie de ces incriminations qui ont été créés spécifiquement pour s’appliquer aux gouvernants. Nombre d’infraction de ce type se sont en effet développées dans un passé récent afin de sanctionner le fait, pour les responsables publics, d’abuser de leurs fonctions[41]. Si certaines sont des infractions qui figurent depuis longtemps dans le code pénal[42]  – à l’instar de celle destinées à garantir la nécessaire probité des décideurs publics ou à proscrire les abus d’autorité – d’autres sont moins anciennes. Destinées à garantir aux citoyens le respect du principe d’impartialité, elles se caractérisent souvent par une définition vague de leurs éléments constitutifs, ce qui laisse au juge un large pouvoir d’appréciation. Certes, dès lors qu’elles existent en droit positif, on ne saurait en raison du principe d’égalité devant la loi, empêcher le juge de les sanctionner. Rien n’interdit toutefois d’appeler le législateur à revoir a minima la formulation et les conditions de certaines d’entre elles. Il en va ainsi du délit de prise illégale d’intérêts qui, ainsi que le rappelle la CJR « se consomme par le seul usage du pouvoir de décider d’un acte entrant dans les attributions de celui qui en est prévenu » [43]. N’y a-t-il pas lieu de revenir sur le caractère formel de l’infraction, consacré par la Cour de cassation[44], selon lequel le délit se consomme indépendamment de la recherche d’un gain ou d’un avantage personnel ?

Il importe en effet de bien mesurer ce qu’une conception « objective » ou « formelle » de ce délit signifie : elle n’exige, pour que le délit soit formé, que la commission d’un acte dans une opération dans laquelle le dépositaire de l’autorité a un intérêt direct ou indirect. Le délit ne saurait donc être réduit à une forme de détournement de pouvoir, à l’usage d’une prérogative de puissance publique à des fins personnelles. L’infraction exige beaucoup moins que cela et ne peut se comprendre que si on garde présent à l’esprit qu’elle se déploie sur fond de théorie des apparences. Il s’agit en réalité de sanctionner le fait pour l’agent public d’avoir exercé ses prérogatives dans une situation qui est susceptible de faire douter de son indépendance, de son objectivité ou de son impartialité. La décision peut être parfaitement légale et conforme à l’intérêt général, elle n’en est pas moins délictuelle, car le contexte laisse supposer qu’elle aurait pu également servir un intérêt privé. Il n’est même pas nécessaire d’ailleurs que le dépositaire de l’autorité publique en ait tiré un quelconque profit[45]. On comprend que Guy Carcassonne ait pu naguère souligner le « caractère stalinien » d’une telle infraction[46]. Certes, le législateur s’est depuis efforcé d’en définir un peu plus les contours, la dernière modification remontant à la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance en l’institution judiciaire. La loi a en effet substitué à l’intérêt « quelconque » initialement prévu, un « intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité »[47], ce qui a eu le mérite d’en réduire la portée, à défaut de rendre la disposition plus compréhensible.

En dépit de cette première étape, sans doute conviendrait-il aujourd’hui de mesurer avec précision le bénéfice d’une telle pénalisation des conflits d’intérêts et plus largement de la multiplication des infractions appelées à sanctionner des obligations déontologiques.  Aboutit-elle véritablement à une moralisation accrue de la vie publique ? N’a-t-elle pas plutôt pour effet de conduire à des mises en cause voire à des condamnations qui résultent davantage de la qualité de dépositaire de l’autorité publique que de la gravité du comportement incriminé ? Le tout pénal ne va pas toujours sans excès, comme peuvent en témoigner les élus locaux condamnés naguère pour des fautes pourtant légères mais constitutives de délits non intentionnels[48].

D’autres solutions sont sans doute envisageables, comme en témoigne le cas italien. La loi y prévoit en effet qu’en cas de violation par un ministre de la réglementation sur les conflits d’intérêts, les autorités administratives compétentes peuvent signaler son nom aux chambres afin qu’elles mettent en jeu sa responsabilité politique individuelle[49], selon un mécanisme sur lequel nous reviendrons. Parallèlement à cette nécessaire lutte contre l’emprise du droit pénal sur la vie publique – qui, rappelons-le, est le fait du législateur avant d’être celle des juges – il convient donc de revivifier les mécanismes de responsabilité politique en procédant à leur individualisation.

B. Individualiser la responsabilité politique

La nécessité d’individualiser les mécanismes de responsabilité politique se fait d’autant plus impérieuse que, comme en témoignent l’affaire Dupond-Moretti, mais aussi, dans une moindre mesure, les mises en causes devant la CJR des ministres responsables de la gestion de la pandémie, la mise en cause de la responsabilité pénale des gouvernants s’étend dorénavant aux ministres en exercice. Or, dès lors que le ministre est toujours en fonction, il n’y a aucune raison pour qu’il ne réponde pas en temps réel de ses actions devant le Parlement et que l’on accepte, sans coup férir, la substitution de la responsabilité pénale à la responsabilité politique.  

En effet, responsabilité pénale et politique répondent toutes deux à la nécessité de rendre des comptes, mais ont des traits caractéristiques qui les rendent inégalement adaptées à la mise en cause de la responsabilité des gouvernants[50]. La responsabilité pénale reste subordonnée à l’idée de faute ou de dommage, tandis que la responsabilité politique permet plus largement de tirer les conséquences d’une rupture de confiance entre le gouvernement et le Parlement, représentant de la Nation. Ce faisant, la responsabilité politique s’inscrit bien mieux que son pendant pénal dans une perspective publiciste et dans la logique d’un régime parlementaire[51]. Toutefois, la responsabilité pénale présente l’avantage d’être fondamentalement individuelle – « on est responsable pénalement des seuls actes auquel on a participé »[52]-, alors que, comme le soulignait déjà Esmein, « il y a dans nos mœurs parlementaires une tendance incontestable à considérer la responsabilité ministérielle comme solidaire en principe »[53].

Le commentaire d’Adhémar Esmein est d’autant plus intéressant que celui-ci s’inscrit dans la perspective de l’article 6 de la Loi constitutionnelle du 25 février 1875 qui, précisément, reconnait le principe de la responsabilité individuelle des ministres. Il dispose en effet que « les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels ». Or cette disposition, qui combine responsabilité collective et individuelle, est riche d’enseignements dès lors que l’on entend individualiser la responsabilité politique. L’analyse d’Adhémar Esmein montre en effet combien la distinction entre les deux types de responsabilité est incertaine[54]. Il est vrai que l’article 6 se contente de termes vagues et généraux, laissant à la coutume et à la pratique antérieure des Chartes le soin de préciser les procédures à suivre[55]. Les conditions d’application de l’article ne sont pas davantage prévues que l’obligation de démissionner en cas de défiance des chambres. Il en résulte que « tout, et même n’importe quoi, du désaccord majeur à une parole malheureuse d’un ministre (…) pouvait être prétexte à en découdre et conduire au renversement de ce que l’on appelait à l’époque « le ministère » »[56] et ce d’autant plus que la question de la capacité du Sénat à renverser le Gouvernement, un temps âprement discutée, fut finalement résolue par l’affirmative à partir de 1896[57].

L’absence de critère permettant de distinguer responsabilité collective et individuelle a pour conséquence, sous la IIIe République, un constant mélange des registres. Il est arrivé que le président du Conseil sacrifie un ministre, alors même que les critiques parlementaires portaient sur la politique générale du Gouvernement, dans l’espoir, souvent vain, de sauver le Cabinet[58]. Parfois, la mise en cause de la responsabilité individuelle d’un ministre fragilisait l’ensemble du Gouvernement, au point de le contraindre à se retirer. Tel fut le cas du cabinet Combes, en janvier 1905, en dépit de la démission deux mois auparavant du général André, empêtré dans le scandale du fichage politique et religieux de l’armée française[59]. Dans d’autres hypothèses enfin, le président du Conseil, bien qu’un seul ministre fût visé par la chambre, s’est senti contraint d’intervenir pour mettre en jeu la responsabilité du Cabinet dans son ensemble[60]. Le principe de solidarité s’est ainsi progressivement cristallisé, entraînant l’abandon de la responsabilité individuelle, au bénéfice d’une responsabilité collective, facteur d’instabilité ministérielle. La réaffirmation quasi à l’identique du principe de responsabilité individuelle au sein de l’article 48 de la Constitution de 1946[61] n’y a rien changé, la distinction entre l’acte imputable à un seul ministre et l’acte ministériel relevant de la politique générale du gouvernement s’avérant toujours aussi ténue[62].

Au regard des leçons de l’histoire, vouloir procéder à une individualisation de la responsabilité politique de manière à contraindre le ministre à assumer la responsabilité des erreurs qu’il a pu commettre – ou des dysfonctionnements du ministère dont il a la charge – pourrait donc apparaitre comme un regrettable retour en arrière. La dimension rétrograde d’un tel projet doit néanmoins être relativisée. Les choses en effet ne sont pas égales par ailleurs et l’affirmation d’un principe de responsabilité individuelle du ministre s’inscrirait, sous la Ve République, au sein d’un parlementarisme depuis longtemps fortement rationalisé. Il en résulte que le risque d’une instabilité ministérielle consécutive à une substitution de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle peut être écarté. A l’inverse, en contraignant non pas l’ensemble du Gouvernement mais un ministre au départ, une telle proposition pourrait en partie compenser ce que la rationalisation du parlementarisme a eu de draconien. Enfin, il y a une relative logique, voire une certaine ironie, à se servir des enseignements de ce laboratoire constitutionnel qu’offre l’histoire de France pour lutter contre la substitution de la responsabilité pénale à la responsabilité politique qui est elle-même, historiquement, une parfaite régression[63]. L’histoire constitutionnelle n’est toutefois pas la seule discipline propre à nourrir la réflexion en la matière. Le droit comparé est également riche de pistes susceptibles de permettre l’individualisation et donc la revitalisation de la responsabilité politique devant le Parlement.

C. S’inspirer des droits étrangers

On sait combien la volonté de procéder à une rationalisation du parlementarisme dès la IVe République et plus encore sous la Ve République a abouti, une fois combinée au fait majoritaire à partir de 1962, à rendre quasi illusoire la sanction, par la perte du pouvoir, de la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. La responsabilité non écrite du Gouvernement devant le Président de la République a parallèlement largement participé à cette asphyxie de la responsabilité parlementaire des ministres[64]. Ce développement du présidentialisme a en effet faussé les mécanismes de contrôle : si la responsabilité demeure pour partie politique, elle s’avère dorénavant plus individuelle que collective mais s’exerce bien davantage devant le chef de l’État ou le Premier ministre que devant le Parlement. Ce déclin du contrôle parlementaire a favorisé en réaction l’épanouissement de la responsabilité pénale des gouvernants. Parce qu’elle est de nature à produire des effets puissants à l’encontre de ces derniers, la responsabilité judiciaire en effet « pénètre la sphère de la responsabilité politique, soit pour s’y substituer lorsqu’elle est inexistante, soit pour la renforcer, lorsqu’elle est affaiblie, soit encore pour la compléter lorsqu’un effet de personnalisation est recherché »[65].

Certes, ce constat de la déshérence de la responsabilité politique semble reposer sur une conception excessivement restreinte d’une telle notion. A travers l’unique critère de la sanction, elle n’en retient que « l’expression paroxystique »[66] alors que la responsabilité politique devant le Parlement est en réalité bien plus large, puisqu’elle comprend l’ensemble des moyens permettant le contrôle des gouvernants par les représentants de la Nation : commissions, missions d’information, commissions d’enquête, questions écrites ou orales…. Or ce sont précisément ces procédures qui, parce qu’elles prennent la forme d’échanges et de témoignages, permettent bien souvent de mettre le doigt sur les dysfonctionnements du système politico administratif et de cerner les responsabilités individuelles. Toutefois, cette responsabilité politique diffuse ou « informelle »[67] n’en demeure pas moins intrinsèquement faible. Elle crée certes un « effet de responsabilité »[68], mais celui-ci reste bien en deçà de ce que l’on peut légitimement attendre de la responsabilité politique : contraindre les gouvernants à changer de politique ou à se démettre.

Dans l’état actuel du droit positif, la solution au problème qui nous préoccupe – celui de la responsabilité individuelle du ministre – s’avère donc délicate.

D’un côté, les dispositifs constitutionnels susceptibles de mettre en jeu la responsabilité collective du Gouvernement ont pour eux la force de la sanction. Leur hypothétique renouveau ne nous serait pourtant d’aucun secours : même si le caractère collectif de la responsabilité s’est cristallisé à partir de la IIIe République au détriment de la responsabilité individuelle du ministre, au point d’apparaitre aujourd’hui comme un trait structurant de la responsabilité devant le Parlement, la responsabilité collective n’a de sens que lorsqu’il « s’agit d’un acte intéressant la politique générale »[69]. Dans cette hypothèse expliquait jadis Adhémar Esmein « les conséquences doivent en rejaillir contre le cabinet tout entier ». C’est en effet « en corps qu’il a pris ou dû prendre la résolution dont il s’agit ; c’est aussi en corps qu’il est responsable ». Or ce n’est précisément pas ce type d’acte qui nous intéresse ici.

D’un autre côté, les dispositifs informels, qui sont davantage susceptibles de favoriser une individualisation de la responsabilité, pèchent par la faiblesse de leur sanction. Il convient donc de retenir les procédés de cette responsabilité politique diffuse, tout en les assortissant de conséquences juridiques. En bref, il s’agit de faire en sorte que, pour reprendre les termes d’Edouard Laferrière, chaque ministre réponde individuellement « de ceux de ses actes qui sont son œuvre propre et personnelle, correspondant de sa part à une attitude décidée par lui-même, en dehors de ses collègues, qui n’a été arrêtée, ni d’accord avec eux, ni approuvée après coup par eux, et qui n’est pas l’application ou la manifestation d’une doctrine commune à tous »[70]. Les actes reprochés à l’actuel garde des Gceaux – faire diligenter des enquêtes administratives – semblent parfaitement correspondre à une telle définition. 

L’idée de faire cohabiter responsabilité individuelle et responsabilité collective n’est pas nécessairement une vue de l’esprit, même si l’articulation de ces deux types de responsabilité peut s’avérer délicate, comme en témoigne notamment l’histoire de la IIIe République. Aujourd’hui encore, plusieurs régimes parlementaires contemporains permettent la mise en œuvre d’un mécanisme de responsabilité individuelle des ministres.

Ainsi, même le Royaume-Uni, pays dans lequel la responsabilité est essentiellement collective et plus électorale que strictement parlementaire[71], semble laisser de la place, au moins dans son principe, à la responsabilité individuelle du ministre. Le Code ministériel, document informel qui, à l’instar du Cabinet manual occupe une place grandissante en droit constitutionnel britannique[72], s’efforce ainsi de définir les questions qui relèvent de la compétence du Cabinet. Tout en soulignant qu’aucun critère ne permet de définir de manière incontestable les questions qui engagent la responsabilité collective du Gouvernement[73], le Code ministériel précise que tombent sous le coup de la responsabilité collective du Gouvernement les questions « qui soulèvent des problèmes majeurs de politique » ou qui « sont d’une importance critique pour le public »[74]. En revanche il exclut de la compétence du Cabinet « les questions relevant entièrement de la responsabilité d’un seul ministre », à l’image par exemple de celles, un peu annexes, afférentes à la gestion administrative d’un ministère. Il est ainsi précisé que « le ministre responsable d’un département est seul responsable devant le Parlement de la manière dont il exerce ses pouvoirs au sein de l’administration relevant de ce département »[75].

Toutefois, en pratique, le Parlement ne peut à lui seul obliger un ministre à la démission. En cas de manquement à ses obligations, ce dernier n’y sera contraint que s’il perd le soutien du Premier ministre[76]. C’est d’ailleurs ce que rappelle le Code dans son § 1.6 : « Les ministres sont personnellement responsables de la manière dont ils agissent et se comportent à la lumière du Code et justifient leurs actions comme leur conduite devant le Parlement et le public. Toutefois, les ministres ne restent en fonction que tant qu’ils conservent la confiance du Premier ministre. Le Premier ministre est le juge ultime des normes de comportement attendues d’un ministre et des conséquences adaptées à un manquement à ces normes »[77]. Ce n’est ainsi qu’à la demande du Premier ministre que Matt Hancock, ministre de la santé du Gouvernement pendant la pandémie fut contraint de démissionner le 25 juin 2021[78]. En revanche, faute de moyen juridique mis à la disposition du Parlement britannique pour tirer les conséquences du principe de responsabilité individuelle des ministres, Boris Johnson fut en mesure, à peu près à la même époque, de maintenir en fonction tant Priti Patel, ministre de l’intérieur accusée de harcèlement sur un collaborateur, que Robert Jenrick, soupçonné d’avoir favorisé des promoteurs immobiliers, en dépit des voix qui s’élevaient pour exiger leur démission[79].

D’autres régimes parlementaires vont bien plus loin que le Royaume-Uni et prévoient que les ministres peuvent faire l’objet d’une motion de censure individuelle. Il s’agit souvent de monarchie constitutionnelle à régime parlementaire, comme au Danemark[80] ou en Suède. Il peut également s’agir de régimes républicains, à l’instar de l’Estonie, de la Croatie[81] ou de Pologne.

L’exemple estonien est intéressant car si « le Riigikogu peut exprimer sa défiance au Gouvernement de la République, au Premier ministre ou à un ministre par une résolution adoptée à la majorité »[82], seule la défiance exprimée à l’égard des deux premiers ouvre la voie à des élections parlementaires anticipées[83]. En revanche, en cas de défiance exprimée à l’égard d’un ministre, le Président de la République n’a pas d’autres choix que de le révoquer. L’articulation des dispositions encourage donc à privilégier la responsabilité individuelle des ministres sur la responsabilité collective.  

En Pologne, « les membres du Conseil des ministres sont individuellement responsables devant la Diète des affaires relevant de leurs compétences ou des affaires qui leur ont été confiées par le président du Conseil des ministres »[84]. Cette responsabilité individuelle n’est pas que de principe, car une motion de défiance à l’égard d’un ministre peut être présentée par un groupe de 69 députés d’une Diète qui en comprend 460. Le mécanisme est cependant rationalisé, de sorte que la motion ne peut être mise aux voix que sept jours après la date de son dépôt et seul un vote à la majorité simple du nombre de députés composant la Diète (soit au moins 231 voix) emporte révocation du ministre concerné[85]. Il en résulte que si les motions relatives à la responsabilité parlementaire individuelle des ministres sont fréquemment déposées depuis 1997, aucune n’a jusqu’ici obtenue la majorité requise pour être adoptée[86].

En Suède enfin, « le Riksdag peut déclarer qu’un ministre ne bénéficie plus de sa confiance »[87], mais les exigences de dépôt d’une motion de censure individuelle sont fortes. Elle doit être signée par un dixième des membres de son Parlement monocaméral, déposée à deux séances successives puis votée à la troisième séance à la majorité des membres composant le Riksdag (soit 175 voix sur 349).  Il en résulte que leur dépôt est rare et leur adoption plus encore, même si, en 1988 notamment, la simple menace du dépôt d’une motion provoqua le départ du ministre concerné[88].

Le principe de responsabilité individuelle des ministres apparait donc plus vivace qu’on ne le pense habituellement au sein des démocraties européennes. Le cas italien reste toutefois le plus intéressant. L’affaire Dupond-Moretti n’est pas en effet sans rappeler, toute proportion gardée, celle du ministre de la Justice italien Filippo Mancuso en 1995. Ce dernier, jadis connu pour avoir en tant que magistrat collaboré avec Giovanni Falcone et Paolo Borsellino dans la lutte contre la mafia, accusait les juges du Parquet de Milan d’avoir fait usage de moyens irréguliers et notamment du chantage à l’emprisonnement pour faire parler des témoins lors de l’enquête « Mani Pulite ». Devenu ministre de la justice, il fait diligenter plusieurs enquêtes administratives, mais des décisions juridictionnelles y mettent un terme[89]. L’opposition reprochait en réalité au ministre de faire, par son entêtement, le jeu des ennemis du Parquet milanais et de Silvio Berlusconi alors en passe d’être jugé pour corruption[90]. En Italie toutefois, les mécanismes parlementaires permettent une sortie de crise sans intervention d’une juridiction politico pénale de type CJR.  En octobre 1995, une motion de censure individuelle est déposée à l’encontre de Filippo Mancuso. L’événement est sans précédent et ce dernier, qui estime avoir agi conformément aux pouvoirs qui lui étaient dévolus par la Constitution, refuse de démissionner. Le vote de censure est approuvé par le Sénat et le ministre est contraint de quitter ses fonctions. Saisie par le ministre censuré dans le cadre des contentieux d’attribution entre pouvoirs constitués[91], la Cour constitutionnelle italienne se garde bien de se prononcer sur le fond de la motion de censure – qui, de nature politique échappe à la compétence de la Cour –, mais accepte d’en vérifier la conformité à la Constitution et aux règlements des assemblées[92]. Alors que la possibilité d’effectuer un vote de défiance individuelle du Parlement était jusque-là contestée, la Cour constitutionnelle estime son usage conforme à l’article 95 de la Constitution du 22 décembre 1947 selon lequel « les ministres sont solidairement responsables des actes du Conseil des ministres, et individuellement des actes de leurs départements ». 

Que retenir de ces longs développements historiques et comparatistes à l’aune de la nécessité de voir les ministres rendre compte de la manière dont ils s’acquittent de leurs fonctions ? Ils montrent que la logique de responsabilité collective qui donne son sens au principe de solidarité ministérielle n’exclut pas nécessairement l’existence parallèle d’un mécanisme de responsabilité, certes politique, mais individuelle des ministres. L’histoire constitutionnelle française témoigne par ailleurs, et ne serait-ce qu’en creux, de la possibilité d’individualiser suffisamment la responsabilité ministérielle pour la détacher de la politique générale du Gouvernement, en excluant notamment l’ensemble des actes délibérés en Conseil des ministres. Le droit comparé établit également que l’efficacité du dispositif est inversement proportionnelle à la rigueur de ses prescriptions. Aussi serait-il souhaitable en France que les conditions d’adoption d’une motion de censure individuelle soient plus souples que celles prévues à l’article 49 alinéa 2 de la Constitution afin d’obvier l’obstacle majoritaire. Enfin, droit comparé et histoire constitutionnelle suggèrent que le principe de responsabilité individuelle, loin de mettre en péril la stabilité du Gouvernement, pourrait au contraire permettre de préserver le rapport de confiance entre le Parlement et l’Exécutif dans l’hypothèse où il serait mis en péril par le comportement d’un unique ministre.[93]

Pourraient ainsi être sanctionnés par l’intermédiaire d’une responsabilité politique individualisée les comportements fautifs d’un ministre relevant d’une prise en compte insuffisante des conflits d’intérêts comme dans l’affaire Dupond-Moretti, d’une négligence grave, comme dans l’affaire du sang contaminé ou dans celle de l’arbitrage Tapie[94] ou plus largement d’une mauvaise appréciation des intérêts de l’État ou de la Nation comme dans le cadre de la gestion de la pandémie. Une telle revitalisation de la responsabilité politique via son individualisation pourrait ainsi mettre un terme à la préoccupante substitution de la responsabilité pénale à la responsabilité politique que l’existence de la CJR n’a de cesse d’encourager depuis plus de trente ans et qui s’étend aujourd’hui aux ministres en fonction.  Dans l’hypothèse où une telle revitalisation de la responsabilité politique prendrait forme, il deviendrait enfin possible de supprimer cette juridiction contestée en ne retenant de ses organes constitutifs que sa commission des requêtes. Elle serait comme aujourd’hui chargée d’examiner les plaintes, mais verrait son rôle de filtre doublé d’une fonction d’aiguillage. Toutes les plaintes fondées sur des délits de droit commun commis dans l’exercice des fonctions ministérielles ou à l’occasion de celles-ci (escroquerie, détournement de fonds publics, corruption, diffamation…) seraient attraites devant les tribunaux ordinaires, tandis que les délits non intentionnels et, plus largement, tout ce qui renvoie aux insuffisances professionnelles du ministre relèveraient de la seule responsabilité politique individuelle du ministre. Il ne resterait plus alors qu’à espérer que les parlementaires, représentant de la Nation et non plus pseudo juges, se décident enfin à assumer pleinement leurs responsabilités.

Cécile GUERIN-BARGUES,

Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas


[1] Nous prenons ici la liberté de renvoyer à notre ouvrage, O. Beaud, C. Guérin-Bargues et S. Benzina, Les états d’urgence sécuritaire et sanitaire : Étude constitutionnelle, historique et critique, 3e éd., Dalloz, 2024, 300 p.

[2] C’est d’ailleurs ce que souligne, C. Cukierman et Ph. Bonnecarrère, Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur le thème : La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ?, Sén., n°592, 29 mars 2022, p. 9  et p. 60-61.

[3] Ibid., p. 62.

[4] Sur ce processus de judiciarisation par le numérique, voir notre article, C. Guérin-Bargues, « L’emprise du droit pénal sur la responsabilité des gouvernants en période de crise sanitaire », AJ Pénal, Déc. 2021, p. 569.

[5] Nous transcrivons ici les termes du procureur de Paris, R. Heitz, s’exprimant devant l’Agence France-Presse le 9 juin 2020.

[6] C. Cukierman et Ph. Bonnecarrère, Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur le thème : La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ? La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ?, op. cit., p. 61.

[7] Voir en ce sens, ibid., p. 76.

[8] S. Piel, « Gestion du Covid-19 : perquisitions aux domiciles d’Edouard Philippe, Olivier Véran, Agnès Buzyn et Jérôme Salomon », Le Monde, 15 oct. 2020.

[9] Cass. Ass., 20 janv. 2023 n° 22-82.535.

[10]  F. Lhomme et G. Davet, « Covid-19 : le bras de fer inédit entre Agnès Buzyn et les juges de la Cour de justice de la République », Le Monde, 9 mai 2023.

[11] Sur ce contexte, nous prenons la liberté de renvoyer à notre article, C. Guérin-Bargues, « La justice judiciaire à l’heure du ressentiment », Jus Politicum, 2024, n° 31, https://juspoliticum.com/article/La-justice-judiciaire-a-l-heure-du-ressentiment-1573.html

[12] « Dupond-Moretti garde des Sceaux : « une déclaration de guerre à la magistrature » », Le Point, 6 juil. 2020.

[13] Ch. Arens et Fr. Molins, « Les magistrats sont inquiets de la situation dans laquelle se trouve l’institution judiciaire », Le Monde, 29 sept. 2020.

[14] Motion adoptée par l’assemblée générale du tribunal judiciaire de Paris. Cf. J.-B. Jacquin et O. Faye, « « Conflit d’intérêts », « déstabilisation de l’institution judiciaire » : la fronde des magistrats contre Eric Dupond-Moretti », Le Monde, 29 sept. 2020.

[15] Discours du garde des Sceaux, ministre de la Justice, prononcé le 21 sept. 2020, disponible sur le site du ministère de la justice : https://www.justice.gouv.fr/actualites/espace-presse/direction-lenm

[16] Ch. Arens et Fr. Molins, « Les magistrats sont inquiets de la situation dans laquelle se trouve l’institution judiciaire », Le Monde, 29 sept. 2020.

[17] Il faut reconnaitre à la décharge de Chantal Arens et François Molins que la confusion est fréquente et l’expression quasi consacrée notamment lorsque l’on souhaite mettre l’accent sur le caractère préjudiciable de l’enquête. Souhaitant à son tour souligner la « situation objective de conflit d’intérêts » du ministre, le CSM, dans son avis disciplinaire relatif à Edouard Levrault parle également d’enquête administrative à son encontre. Cf. CSM, Décision disciplinaire du 15 septembre 2022 ; la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) en fait de même dans le courrier qu’elle adresse au garde des Sceaux le 7 octobre 2020, à la suite du dépôt de sa déclaration d’intérêts. Le contenu de ce courrier est cité dans la décision CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023, § 70.

[18] CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023, § 62 et § 84. Le § 62 fait état des dénégations de François Molins qui à l’audience affirmera « avoir été uniquement consulté sur la possibilité, en l’état de l’enquête de fonctionnement, de saisir le CSM ». Cette vision a minima de son intervention est en partie contredite par ses mémoires récemment publiées dans lesquelles il précise avoir appelé le 16 septembre Véronique Malbec « pour lui dire qu’au vu du contenu du rapport de contrôle de fonctionnement (…), le CSM ne peut valablement être saisi en l’état, et que s’ils veulent engager des poursuites disciplinaires, ils devront nécessairement passer par une enquête administrative. » Cf. Fr. Molins, Au nom du peuple français, Flammarion, 2024, p. 293-294 ; le § 84 de la décision relate d’ailleurs le curieux épisode de l’audience du 9 novembre 2023 pendant laquelle l’ancien procureur général se décide enfin à produire un mail qui s’avère décisif pour la défense. Le message en question fait partie des échanges qu’il a eu avec Jean-Paul Sudre, président suppléant de la formation parquet du CSM, qui soulignait la difficulté à saisir le CSM sur le fondement du rapport de l’IGJ et le caractère indispensable de l’enquête administrative. Le Procureur général a donc bien conseillé l’enquête administrative litigieuse, ne serait-ce que sous couvert du nécessaire « rappel des règles légales », Fr. Molins, Au nom du peuple français, op. cit., p. 294.

[19] Ibid., p. 304.

[20] Ibid., p. 308-309.

[21] Idem, p. 308.

[22] Idem, p. 311.

[23] N. Bastuck et M. Siraud, « Éric Dupond-Moretti, le procès de sa vie », Le Point, 29 oct. 2023.

[24] Pour un aperçu de l’ambiance clanique et conflictuelle qui régnait au sein du PNF de 2015 à 2021, cf. G. Davet et F. Lhomme, « Les sombres coulisses du PNF », Le Monde, 8 oct. 2021.

[25] Voir sur cet arrêt, O. Beaud, « Le Procès Dupond-Moretti : quand les magistrats règlent des comptes avec leur ministre par voie de justice (I) », Blog Jus Politicum, 5 nov. 2023.

[26] CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023, § 46

[27] V. en ce sens O. Dufour « Procès Dupond-Moretti : La défense dénonce la volonté des magistrats de pousser le ministre à démissionner », actu-juridique.fr, 17 nov. 2023.

[28] D. Rebut, « Les conflits d’intérêts et le droit pénal », Pouvoirs 2013, n°147, p. 128.

[29] Tel est par exemple le point de vue de M. Seconds, « Le déni d’une intention par l’arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l’art de noyer l’intention », JCP G., 12 fév. 2024, n°6, p. 267 ; V. également CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023, §121, il y est précisé que « l’infraction de prise illégale d’intérêts se consomme par le seul usage du pouvoir de décider d’un acte entrant dans les attributions de celui qui en est prévenu ».

[30] M. Seconds « Le déni d’une intention par l’arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l’art de noyer l’intention », art. cit, p. 267.

[31] Ibid.

[32] CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023, § 73.

[33] Ibid., § 134.

[34] Ibid., § 135.

[35] M. Seconds, « Le déni d’une intention par l’arrêt du 29 novembre 2023 de la CJR ou l’art de noyer l’intention », art. cit., p. 182.

[36] CJR, Dupond-Moretti, 29 nov. 2023, § 136.

[37] Ibid., § 142.

[38] Ibid., § 141.

[39] Ibid., § 106 et s.

[40] O. Beaud, Le sang contaminé, PUF, 1999, p. 131.

[41] E. Buge, Droit de la vie politique, PUF, 2018, p. 454.

[42] Corruption et trafic d’influence (art. 432-11. du code pénal) ; concussion  (art. 432-10 du code pénal) ; favoritisme (art. 432-14 du code pénal) ; détournement de biens publics (art. 432-15 du code pénal)…

[43] CJR, Dupond-Moretti, 29 novembre 2023, § 121.

[44] Cass. Crim., 21 juin 2000, n° 99-86.87.

[45] C’est d’ailleurs ce que rappelle la CJR au §111 de sa décision en se fondant sur Cass. Crim., 22 oct. 2008 n°08-82.068 et Cass. Crim., 27 juin 2018, n°16-86256.

[46] Groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts, Séance du 9 déc. 2010, compte rendu n°1, A.N., consultable sur https://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-gtconflitinteret/10-11/c1011001.asp

[47] Art. 15 de la Loi n° 2021-1729 du 22 déc. 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire.

[48] Prenant progressivement conscience de la difficulté, le législateur est intervenu à deux reprises pour modifier les conditions d’engagement de la responsabilité pénale : Loi n°96–393 du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour faits d’imprudence ou de négligence et Loi n°2000–647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels (« Loi Fauchon »).

[49] Legge 20 luglio 2004, n° 215, art. 7 et 8 ; sur celle-ci, cf. S. Ceccanti (et al.) « Italie », in J. Ph. Derosier (dir.), La responsabilité des gouvernants, Les Cahiers du ForInCIP n°6, LexisNexis, 2022, p. 221.

[50] Le travail de distinction le plus clair entre les deux types de responsabilités a été fait par O. Beaud, Le sang contaminé, op. cit., p. 105 à 133.

[51] Cf. B. Daugeron, « Responsabilité » in D. Connil, Pr. Jensel-Monge et A. de Montis, Dictionnaire encyclopédique du parlement, Bruylant, 2023, p. 1018.

[52] A. Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, 6e éd., Sirey 1914, rééd. Panthéon Assas, LGDJ, 2001, p. 812.

[53] Ibid.

[54] Voir, sur ce point, N. Havas, La responsabilité ministérielle en France, Dalloz, 2012, p. 438-446. Voir également A. Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, op. cit., p. 812.

[55] M. Morabito, Histoire constitutionnelle de la France, 17e éd., LGDJ, 2022, p. 324.

[56] B. Daugeron, Droit constitutionnel, 1ère éd., PUF, 2023, p. 393.

[57] M. Morabito, Histoire constitutionnelle de la France, op. cit, p. 324.

[58] Cf. C. Berlot, « La responsabilité politique individuelle des ministres sous les IIIe et IVe Républiques », RFDC, 2021, n°3, p. 18 ; l’auteur cite notamment la démission du ministre de l’Intérieur Émile de Marcère, le 3 mars 1879, pour tenter de sauver le Gouvernement Waddington qui était en butte aux critiques de la majorité parlementaire républicaine alors dominée par Gambetta. Le sacrifice de Marcère n’empêchera pas la chute du Gouvernement Waddington en décembre 1879.

[59] Ibid., p. 22-23.

[60] A. Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, op. cit., p. 155.

[61] Art. 48 de la Constitution de 1946 : « Les ministres sont collectivement responsables devant l’Assemblée nationale de la politique générale du Cabinet et individuellement de leurs actes personnels » Article 48. – Les ministres sont collectivement responsables devant l’Assemblée nationale de la politique générale du Cabinet et individuellement de leurs actes personnels ».

[62] C. Berlot, « La responsabilité politique individuelle des ministres sous les IIIe et IVe Républiques », art. cit, p. 9.

[63] Étant entendu que le régime parlementaire est né d’une transformation de la responsabilité pénale en une responsabilité politique dans l’Angleterre du XVIIIe siècle.

[64] P. Avril, « Équilibrer la présidence quinquennale ? », Droits, 2006, n°4, p. 156.

[65] J. Thomas, « Les effets de la responsabilité », in J.-Ph. Derosier (dir.), La responsabilité des gouvernants, op. cit., p. 37.

[66] E. Zoller, Droit constitutionnel, 2e éd., PUF, 1999, p. 446.

[67] L’expression est de D. Baranger « L’affaire Benalla et la Constitution : Le Sénat, organe de contrôle de l’Exécutif », Le blog de jus politicum, 23 sept. 2018.

[68] Ibid.

[69] A. Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, op. cit., p. 155.

[70] J. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, 2e éd., Montchrestien, 1947, p. 778.

[71] Ph. Lauvaux, A. Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, PUF, 4e éd., 2015, p. 552-553.

[72] V. en ce sens, S. Boyron, « Royaume-Uni », in J.-Ph. Derosier (dir.), La responsabilité des gouvernants, op. cit., p. 316.

[73] Ministérial Code, Cabinet Office, déc. 2022, § 2.4 : « No definitive criteria can be given for issues which engage collective responsibility. »

[74] Ministérial Code, Cabinet Office, déc. 2022, § 2.2 : « The business of the Cabinet and Ministerial Committees consists in the main of : a. questions which significantly engage the collective responsibility of the Government because they raise major issues of policy or because they are of critical importance to the public ».

[75] Ministerial Code, Cabinet Office, déc. 2022, § 4.6 : « The Minister in charge of a department is solely accountable to Parliament for the exercise of the powers on which the administration of that department depends ».

[76] S. Boyron, « Royaume-Uni », art. cit., p. 319.

[77] Ministerial Code, Cabinet Office, déc. 2022, § 1.6 : « Ministers are personally responsible for deciding how to act and conduct themselves in the light of the Code and for justifying their actions and conduct to Parliament and the public. However, Ministers only remain in office for so long as they retain the confidence of the Prime Minister. The Prime Minister is the ultimate judge of the standards of behaviour expected of a Minister and the appropriate consequences of a breach of those standards ».

[78] Cette démission faisait suite à la révélation de la liaison extraconjugale que Matt Hancock entretenait en pleine épidémie et au mépris des règles de distanciation que son ministère avait lui-même édictées.

[79] Sur cette période et ces épisodes, cf. C. Ducourtieux, « Matt Hancock, le ministre de la santé britannique, démissionne après avoir enfreint les règles sanitaires », Le Monde, 26 juin 2021.

[80] Art. 15 ali. 1er de la Constitution danoise du 5 juin 1953 : « Aucun ministre ne peut rester en fonction après que le Folketing lui a refusé sa confiance ».

[81] Art. 115 de la Constitution croate du 22 déc. 1990.

« Le Gouvernement est responsable devant le Parlement croate. Le premier ministre et les membres du Gouvernement sont responsables collectivement des décisions prises par le Gouvernement et ils sont personnellement responsables de leurs domaines respectifs ».

[82] Art. 97 de la Constitution estonienne du 28 juin 1992.

[83] Art. 97 ali. 4 de la Constitution estonienne du 28 juin 1992 : « En cas de défiance exprimée à l’égard du Gouvernement ou du Premier ministre, le Président de la République, sur proposition du Gouvernement, peut, dans les trois jours, décider l’élection anticipée du Riigikogu ».

[84] Art. 157, ali. 2 de la Constitution polonaise du 2 avril 1997.

[85] Art. 159 et 158 ali. 2 de la Constitution polonaise du 2 avril 1997.

[86] K. Kubuj, « Pologne », in J.-Ph Derosier (dir.), La responsabilité des gouvernants, op. cit., p. 302.

[87] Chap. 12, Art. 4 de la Constitution suédoise du 28 février 1974.

[88] Ph. Lauvaux et A. Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, 4e éd., PUF, 2015, p. 623.

[89] M.-C. Decamps, « Le ministre italien de la justice fait scandale en attaquant les juges de « Mani pulite » », Le Monde, 16 mai 1995.

[90] M.-C. Decamps, « Le Sénat italien vote la censure « individuelle » contre le ministre de la justice, Le Monde, 21 octobre 1995. Pour une analyse très sévère envers Filippo Mancuso, mais qui met bien en évidence toute la complexité de cette affaire dans un contexte politique chaotique, cf. G. Giacomo Migone, « Le sens de l’affaire Mancuso », Le Monde, 26 oct. 1995.

[91] Ph. Lauvaux et A. Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, op. cit., p. 866-867 et p. 879.

[92] Sur cette décision, voir. P. Bon et D. Maus, Les grandes décisions des cours constitutionnelles européennes, Dalloz, 2008, p. 577.

[93] Ibid., p. 578.

[94] V., dans le même sens, P. Avril, « Équilibrer la présidence quinquennale ? », art. cit., p. 159.