Philippe BLACHER.
Un Président de la République qui annonce, à la surprise générale, sa décision de prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale. Une défaite électorale du camp présidentiel prévisible. Un avenir institutionnel incertain. L’histoire se répèterait-elle ? Depuis l’annonce présidentielle du 9 juin dernier, certains commentateurs rappellent la formule que Léon GAMBETTA avait adressée au Maréchal Mac-Mahon, chef de l’Etat, lors de la campagne législative provoquée par la dissolution de la Chambre des députés en 1877 : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre. » (Discours de Lille, 15 août 1877). A l’époque, la crise du 16 mai 1877 se noua autour d’un conflit entre l’exécutif et la Chambre des députés : Mac Mahon estimait que le Président de la République devait gouverner en choisissant ses ministres ; Gambetta, exprimant la position majoritaire des députés, soutenait à l’inverse que le gouvernement devait obtenir la confiance de l’assemblée. Pour trancher cette querelle constitutionnelle, le chef de l’Etat prononça la dissolution et invita le corps électoral à lui donner raison. Sa démarche se solda par un échec électoral qui entraina, quelques mois plus tard, la démission du Président de la République et l’engagement de son successeur, Jules Grévy, à ne jamais entrer en « lutte contre la volonté nationale » (message du 6 février 1879). S’ouvrit alors la période du « parlementarisme absolu » (selon l’expression de Carré de Malberg, 1931). La séquence politique que la France a connu au début de la Troisième République pourrait-elle se reproduire ? Les leçons constitutionnelles de la crise du 16 mai 1877 permettent-elles de prévoir ce qui pourrait se passer après le 7 juillet prochain ? Emmanuel Macron serait-il contraint de démissionner en cas de lourde défaite électorale de la majorité présidentielle ?
Le recours à l’histoire a ses limites et il n’est pas sérieux d’enfermer l’issue de la séquence actuelle à l’alternative de la soumission ou de la démission du chef de l’Etat. L’hypothèse d’un Président confronté en cours de mandat à une majorité parlementaire alternative s’est déjà produite sous la Vème République lors des trois cohabitations (1986-1988 ; 1993-1995 ; 1997-2002) sans provoquer la démission de l’hôte de l’Élysée. La dissolution « ratée » de 1997, initiée pour convenance personnelle et peu compréhensible en raison de la majorité absolue dont disposait à l’époque Jacques Chirac, n’a pas entrainé de démission. Placé dans une situation d’échec à la suite d’élections législatives anticipées qu’il a provoquées, le Président de la République n’a tiré aucune conséquence sur sa responsabilité politique. Ce fut le cas en 1997 ; il en sera sans doute de même en 2024. Dans sa Lettre aux Français du 23 juin, Emmanuel Macron écrit en ce sens : « (…) vous pouvez me faire confiance pour agir jusqu’en mai 2027 comme votre Président, protecteur à chaque instant de notre République, de nos valeurs, respectueux du pluralisme et de vos choix, à votre service et à celui de la Nation ». Comme ses prédécesseurs – à l’exception notable du Général de Gaulle qui liait son sort politique aux résultats des élections législatives et des consultations référendaires – Emmanuel Macron considère qu’il n’engage pas sa responsabilité politique dans le scrutin qu’il a pourtant sollicité… seul. Car comme l’affirmait François Mitterrand en 1986 au moment d’inaugurer la première cohabitation, un Président de la République se réfugie, en cas de crise politique, derrière une ligne de conduite qui l’avantage : « la Constitution, toute la Constitution, rien que la Constitution ». Or la Constitution de 1958 a été élaborée pour assurer au chef de l’Etat une prééminence. Ses dispositions proclament que : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités » (article 5). Elles indiquent également que : « Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct » (article 6). Elles confirment enfin que « Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité […] » (article 67). Et la pratique des institutions vient consolider ce statut protecteur : élu par le peuple, le Président peut se maintenir en invoquant les dispositions qui garantissent la continuité du mandat présidentiel même si, au cours du quinquennat, la politique gouvernementale inspirée par le programme présidentiel est désavouée.
Pour autant, d’aucuns prétendent que le Président de la République sera – en cas de dissolution « ratée » comme en 1997 – tenu de « se soumettre » à la nouvelle majorité. Deux situations peuvent se présenter. Dans les deux cas, il n’est pas correct d’employer le verbe pronominal « se soumettre » pour caractériser la posture présidentielle.
La première correspond à l’hypothèse de survenance d’une majorité absolue de députés d’un même groupe (autre que celui de la majorité présidentielle). Dans cette configuration, le Président n’aura pas d’autre choix que de nommer à Matignon la personnalité issue de la majorité qui remporte les élections législatives. Il devra par ailleurs s’abstenir de préempter les compétences réservées au Premier ministre tout en essayant de revendiquer à son profit quelques compétences partagées notamment dans le domaine des nominations et de la politique judiciaire. Mais s’il est pertinent de constater qu’un Président en cohabitation se présente comme un Président affaibli, la Constitution de 1958 ne prévoit aucun mécanisme permettant au Parlement de provoquer une élection présidentielle anticipée (à l’exception de l’improbable destitution de l’article 68). Du reste, les assemblées ne peuvent rien exiger du locataire de l’Elysée qui dispose en toutes circonstances de ses pouvoirs propres (énoncés, pour l’essentiel, aux articles 8, 11, 12, 18, 19, 54, 56 et 61), qui continue de présider le Conseil des Ministres (article 9), qui peut gêner ponctuellement le gouvernement (comme l’a fait François Mitterrand, en refusant de signer des ordonnances en 1986, ou Jacques Chirac, en refusant d’inscrire un projet de loi à l’ordre du jour du Conseil des ministres en 2000), qui bénéficie d’une prévalence dans le domaine diplomatique et militaire et qui exerce une sorte de « magistrature tribunicienne » (Pascal Jan). Postuler que, comme en 1877, le Président devra « se soumettre » à la nouvelle majorité de l’Assemblée nationale paraît d’autant plus excessif que les prérogatives présidentielles sont déconnectées des pouvoirs du Parlement : aucune compétence constitutionnelle présidentielle ne repose sur la mise en œuvre d’une collaboration formelle entre le chef de l’Etat et la majorité de l’Assemblée nationale.
La seconde situation est celle où aucune majorité absolue, cohérente et disciplinée ne s’impose au soir du 7 juillet. Dans cette configuration, le Président détient une arme importante pour retrouver la main : il nomme le Premier ministre (article 8). Il dispose ainsi des moyens d’impulser des coalitions au sein des groupes de l’Assemblée nationale en choisissant de bâtir une majorité compatible avec une feuille de route susceptible d’intégrer certaines orientations présidentielles. Il peut aussi nommer un gouvernement technique en proposant à des majorités ponctuelles ou de compromis de soutenir le Premier ministre au nom de la continuité de la vie de la Nation. Et s’il apparait – au bout d’une année – que les blocages parlementaires nuisent à l’intérêt national, rien n’interdit au Président de la République de prononcer, dans des circonstances politiques plus favorables, une autre dissolution… En tout état de cause, Emmanuel Macron reste au cœur du jeu politique et il ne se soumet qu’aux limites fixées par la Constitution dont il est … l’interprète privilégié.
Philippe BLACHER
Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3.