Mustapha AFROUKH.
« Les musulmans, beaucoup travaillent sur les chantiers, ils ont accès à des explosifs, peuvent avoir accès à des armes à feu. S’il y avait un mot d’ordre pour tuer des juifs, il pourrait y avoir un attentat tous les jours ». Quelle mouche a piqué le conseiller d’Etat Arno Klarsfeld pour tenir de tels propos sur la chaîne Cnews le 31 octobre 2023 ? C’est d’autant plus malencontreux qu’ils interviennent dans un contexte éminemment sensible alimenté par l’importation en France du conflit israélo-palestinien. La singularité de cette affaire est qu’A. Klarsfeld s’est exprimé en qualité d’ancien avocat et non de conseiller d’Etat.
Comme on pouvait s’y attendre, ces propos ont donné lieu à une saisine de l’ARCOM et le réflexe pénal a joué puisqu’une plainte a déjà été déposée par Maître Fanny Bauer-Motti, Nabil El Ouchikli et Stefen Guez Guez, pour incitation à la haine raciale.
Quoique brièvement, on voudrait souligner le caractère problématique de ces propos au regard de l’éthique judiciaire.
Partons d’une interrogation. Constituent-ils un manquement à l’obligation de réserve et de dignité qui s’impose aux membres du Conseil d’Etat, notamment dans l’expression publique de leurs opinions ? Des éléments de réponse peuvent être trouvés dans l’article L. 131-2 du code de justice administrative dont la formulation est on ne peut plus claire : « ils s’abstiennent de tout acte ou comportement à caractère public incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions ». Dans le même sens, la charte de déontologie de la juridiction administrative adoptée par le vice-président du Conseil d’Etat en 2017 souligne que « même lorsqu’ils s’expriment sous leur seul nom sans faire état de leur qualité, la plus grande prudence s’impose aux membres de la juridiction administrative dans l’expression publique de toutes leurs opinions, qu’elles soient d’ordre politique, juridique, religieux ou associatif, en particulier, lorsque leur notoriété nationale ou locale rend publique leur qualité de membre de la juridiction administrative. Ils doivent en outre s’abstenir de toute expression publique en faveur d’opinions ou d’activités incompatibles par elles-mêmes avec la nature ou la dignité des fonctions exercées » (pt. 46). Notons que ces précisions sont singulièrement importantes s’agissant des propos d’A. Klarsfeld puisqu’il les a tenus sans faire mention de sa qualité de conseiller d’Etat, mais celle-ci est de notoriété publique. Sa fonction de conseiller d’Etat est en effet connue d’une grande partie de l’opinion publique depuis sa nomination (très médiatisée) au tour extérieur en 2010 par l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy. Allons plus loin : que la qualité de conseiller d’Etat soit mentionnée ou non importe peu, la fonction même de membre du Conseil d’Etat impose un devoir de réserve en toutes circonstances. Aussi, l’ahurissante prise de position paraît peu respectueuse de l’obligation de réserve. A minima, pourrait-on avancer, sans grands risques, qu’il a manqué de tout sens de la mesure dans un contexte très sensible.
Qu’il puisse participer à un débat d’intérêt public dans les médias n’est pas en cause. C’est la nature du propos qui pose problème. Ainsi que l’a écrit l’ancien Vice-Président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé dans un discours sur la déontologie des hauts fonctionnaires, « on peut admettre (…) que des fonctionnaires participent à des débats d’idées (…) à condition qu’elles soient mesurées et suffisamment distanciées par rapport au débat politique. (…) Mais ce devoir de réflexion ne doit pas déboucher sur des prises de position dans les polémiques ou le débat partisans ou politiques ». La prudence s’impose d’autant plus avec le développement d’Internet. A notre connaissance, le Conseil d’Etat n’a jamais eu à statuer sur des sanctions prises à l’endroit d’un conseiller d’Etat du fait de propos, comportements excessifs tenus dans l’espace public. Il y a bien le précédent Bernard Pignerol, qui avait fait l’objet d’un avertissement, après un usage inapproprié de sa carte professionnelle lors de la perquisition tendue de 2018 au siège de La France insoumise, mais la situation est différente, celui-ci ayant mis en avant sa qualité pour intimider un dépositaire de l’autorité publique. Le Conseil d’Etat a d’ailleurs validé la mesure d’avertissement dans une décision du 30 décembre 2020 (N° 439932).
La lecture des obligations déontologiques pesant sur d’autres juges permet d’éclairer cette obligation de mesure soulignée par Jean-Marc Sauvé. Dans une résolution adoptée le 21 juin 2021 sur l’éthique judiciaire, la Cour européenne des droits de l’homme précise, à propos de la liberté d’expression des juges, que « les juges exercent leur liberté d’expression d’une manière compatible avec la dignité de leur charge et en faisant preuve de loyauté envers la Cour. Ils s’abstiennent de s’exprimer, sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit, d’une manière qui nuirait à l’autorité ou à la réputation de la Cour, ou qui serait de nature à susciter des doutes raisonnables quant à leur indépendance ou leur impartialité. Cette règle s’applique tant à l’exercice des fonctions de juge et de représentation de la Cour qu’aux activités privées ou publiques, universitaires ou autres, menées en dehors de la Cour. Les juges doivent faire usage des réseaux sociaux avec la plus grande prudence ». Où l’on voit là encore que le fait d’user de sa liberté d’expression en tant que juge importe peu. La prudence est de mise même lorsque celui-ci s’exprime sans mettre en avant sa qualité. Du côté de la jurisprudence européenne, on pourrait être tenté de mobiliser les arrêts rendus sur la liberté d’expression des magistrats (récemment synthétisés par le célèbre arrêt de Grande chambre Baka c. Hongrie) mais celle-ci concerne essentiellement des affaires dans lesquelles le magistrat s’est exprimé en cette qualité.
Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats judiciaires ne dit pas autre chose. Il est intéressant de s’arrêter sur une affaire examinée récemment par le CSM en tant que conseil de discipline des magistrats du siège à propos de tweets publiés par un magistrat par le biais d’un compte twitter personnel, qualifiant le mouvement dit des « gilets jaunes ›› de « nervis d’extrême-gauche ››, « peste noire ››. Le CSM y voit « des termes employés sans la moindre nuance (constitutifs d’un) manquement à ses obligations de réserve, de prudence et de délicatesse ». Autrement dit, c’est l’image de la justice qui est susceptible d’être affectée par de tels propos polémiques et outranciers.
L’obligation de réserve des membres du Conseil constitutionnel est appréhendée de façon générale puisque l’article 1er du décret n°59-1292 du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel précise qu’ils « ont pour obligation générale de s’abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l’indépendance et la dignité de leurs fonctions ». En pratique, celle-ci demeure relative comme l’illustrent les nombreuses sorties médiatiques de ses membres ou la nomination de son président en 2017 comme Haut Référent pour la gouvernance environnementale par l’ONU. La sortie du livre de Pierre Joxe, Cas de conscience, alors qu’il était encore membre du Conseil constitutionnel avait également défrayé la chronique en 2010. Mais on cherchera en vain des sorties polémiques, comparables à celles d’A. Klarsfeld.
Toutefois, cette affaire est hautement instructive en ce qu’elle révèle la pertinence de la théorie des apparences.
Les propos suggérant que les musulmans seraient des terroristes en puissance sont évidemment très graves. A. Klarsfeld fragilise l’institution à laquelle il appartient. Or, « comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer » pour paraphraser la Cour européenne des droits de l’homme (Baka c. Hongrie préc.). « Justice must not only be done, it must also be seen to be done » : la justice doit donner à chacun l’apparence qu’elle est rendue de façon impartiale. En alimentant des suspicions dans l’esprit du public, ces propos rompent ce lien de confiance. C’est le sens de l’arrêt Morice c/ France de 2015 qui affirme qu’en la matière « même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure ».
En effet, comment imaginer qu’A. Klarsfeld puisse dans ces conditions connaître en tant que juge rapporteur d’affaires en lien avec le droit des étrangers, la liberté religieuse… ? Récemment, le Président de la Cour nationale du droit d’asile a décidé de suspendre un juge de ses fonctions en raison de ses publications xénophobes et islamophobes sur les réseaux sociaux, décision confirmée par le Conseil d’Etat. Statuant au titre de la procédure du référé-liberté, le Conseil a rejeté la requête tendant à la suspension de cette mesure le 31 octobre, (n° 489058) en relevant que la situation d’urgence n’était pas caractérisée. Plusieurs demandes de récusation le concernant faisaient état d’un « doute légitime quant à son impartialité vis-à-vis des demandeurs d’asile de confession musulmane », « des personnes étrangères que sont, par essence, les demandeurs d’asile », ou encore des « demandeurs d’asile LGBT ». Ne pourrait-on pas retenir un raisonnement comparable s’agissant d’A. Klarsfeld ?
Et après. Le moins que l’on puisse dire est que les sanctions disciplinaires de conseillers d’Etats sur le fondement de l’article L.131-2 du CJA sont rares. Que la gravité des propos tenus par A. Klarsfeld conduise le Conseil d’Etat à sévir n’est pas à exclure, d’autant qu’il n’en est pas à sa première sortie polémique dans les médias. En 2018, il avait ainsi affirmé, là encore sous son étiquette d’avocat, qu’en France « ce sont les jeunes musulmans qui tapent sur les jeunes juifs ». En l’espèce, s’agissant des propos tenus récemment, la qualification de discours de haine au sens de la Convention européenne des droits de l’homme n’est pas à exclure non plus, si d’aventure la procédure engagée devait aller jusqu’à Strasbourg. L’arrêt Zemmour c. France rendu le 20 décembre 2022 à propos de déclarations accusant les musulmans de coloniser la France est éclairant de ce point de vue, notamment quant à la frontière entre les propos d’intérêt général et les discours de haine. Tout en considérant que les propos litigieux, tenus par le requérant lors d’une interview sur la place de l’islam dans la société française, s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général, la Cour a pointé du doigt leur « visée discriminatoire ».
Bref, même en s’exprimant en tant qu’ancien avocat, A. Klarsfeld n’aurait pas dû tenir de tels propos.
Selon les mots de son Vice-Président D. Tabuteau, il est essentiel que le Conseil d’Etat statue en toute indépendance et en toute sérénité. Les propos d’A. Klarsfeld sont loin d’y contribuer.
Mustapha AFROUKH
Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Montpellier
IDEDH, UR_UM205