Mustapha AFROUKH.
Assiste-t-on à un renouveau du principe de dignité dans la jurisprudence constitutionnelle ? La question peut légitimement se poser au regard de la promotion dont il fait l’objet depuis la décision n° 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020 relative à l’indignité des conditions de détention, laquelle censurait pour la première fois une disposition législative au nom du principe de dignité dont la valeur constitutionnelle avait été reconnue en 1994 dans la célèbre décision Bioéthique (27 juillet 1994, n° 94-343/344 DC). Jusqu’alors, si le Conseil n’avait pas hésité à étendre son champ d’application à de nombreux domaines (interruption volontaire de grossesse, privation de liberté, recherche sur l’embryon, arrêt des traitements de maintien en vie…), il était plus prudent lorsqu’il s’est agi de reconnaître une atteinte. Aussi, la formule selon laquelle il ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation identique à celui du Parlement reviendra comme un leitmotiv dans toutes les décisions rendues sur des questions sensibles. Le principe était soigneusement évité avec la volonté d’en dire le moins possible. Bref, le Conseil qui flirtait si souvent avec la dignité n’avait jamais vraiment consommé.
En octobre 2020, c’est la problématique des conditions de détention qui lui donne l’occasion de rectifier le tir. L’absence de recours devant le juge judiciaire permettant d’obtenir qu’il soit mis fin des conditions de détention provisoire indignes est jugée contraire au principe constitutionnel de dignité. Bis repetita en 2021, le Conseil précisant que « dans le choix des modalités retenues pour assurer cette protection, le législateur peut toutefois tenir compte des exigences liées à l’exécution de la peine » (n° 2021-898 QPC). Le 28 mai 2024, une nouvelle censure au nom de la dignité concerne l’absence dans le procès-verbal de retenue aux fins de vérification du droit de circulation ou de séjour de mentions relatives à alimentation de l’étranger retenu (n° 2024-1090 QPC). Enfin, le 31 octobre 2024, le Conseil considère que les dispositions législatives qui permettent au maire de faire procéder à la crémation des restes exhumés à la suite de la reprise d’une sépulture en terrain commun, sans informer les proches du défunt, méconnaissent le principe de dignité humaine (n° 2024-110 QPC). Il est difficile de ne pas y voir un renouveau de la dignité dans la jurisprudence constitutionnelle, qui doit beaucoup au rôle des plaideurs et au volontarisme des juges du filtre. Par exemple, dans sa décision de renvoi sur la mesure de retenue des étrangers, la 1re chambre civile avait pleinement joué son rôle de juge constitutionnel en soulignant qu’il résulte « de l’article 1er du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le droit de s’alimenter, pour une personne privée de liberté, constitue un droit fondamental garanti par la Constitution dont le non-respect caractérise une atteinte à la dignité humaine ». Peut-être, le contrôle plus concret du Conseil constitutionnel opéré au titre de la QPC favorise-t-il également ce renouveau. En dépit de l’incertitude inhérente à la motivation des décisions du Conseil constitutionnel, les perspectives ouvertes par ces solutions sont nombreuses et pourraient produire des effets dans bien des domaines (droits sociaux par exemple…). La jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme laisse entrevoir ces potentialités avec, par exemple, un recours inédit à la dignité humaine dans une affaire sur la répression pénale de la mendicité (19 janv. 2021, Lacatus c/ Suisse. Adde l’arrêt Hanovs c/ Lettonie du 18 juillet 2024, à propos de crimes de haine homophobes laissés impunis, qui frappe par des développements remarquables sur la dignité humaine).
En revanche, le contraste est saisissant avec le maniement du principe de dignité par les juridictions administratives et judiciaires, qui va plutôt dans le sens d’une grande relativisation. La décision d’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 25 octobre 2019 y a largement contribué en refusant d’ériger le respect de la dignité humaine « en fondement autonome de restriction à la liberté d’expression » (n° 17-86.605), solution confirmée le 17 novembre 2023 (n° 21-20.723). Quant au juge administratif, le moins que l’on puisse dire est que l’identification des implications du principe de dignité humaine, comme composante de l’ordre public, relève davantage d’un calcul d’apothicaire (F. Melleray, « Relativité des exigences de la dignité de la personne humaine », AJDA, 2024. 269). C’est ce dont témoignent par exemple les décisions rendues sur la dénomination du quartier « La Négresse » à Biarritz (TA Pau, 21 déc. 2023) et sur l’interdiction d’une soirée privée organisée sous le slogan « Etrangers dehors » (TA Rouen, 28 juin 2024).
Mustapha AFROUKH,
Maître de conférences de droit public,
Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier,
IDEDH