Une constitution sociale pour l‘Europe ?

Jörg GERKRATH.

NB : L’auteur tiens à remercier Luca Ratti, professeur de droit du travail européen et comparatif à l’Université du Luxembourg, pour sa lecture attentive d’une version intermédiaire de cet article et ses précieux conseils. Il va de soi que la responsabilité pour d’éventuelles erreurs, omissions et fautes de frappe demeure celle de l’auteur.

Le sujet m’ayant été attribué sous forme de question, je vais le traiter également de manière interrogative. Tel que j’interprète la question qui m’est posée, la réponse découle en effet des réponses à trois questions sous-jacentes qui seront adressées ci-dessous. Pour identifier une hypothétique constitution sociale européenne il faudra en effet savoir de quelle Europe nous parlons avant d’en analyser les sources et le contenu.

La notion elle-même mérite également d’être interrogée préalablement. L’expression ‘constitution sociale’ renvoi-t-elle en effet à la constitution de la société, au sens de l’article 16 de la Déclaration de 1789, à la constitutionnalisation des droits sociaux ou à la constitution du travail (Arbeitsverfassung) chère aux auteurs allemands ?

Prise au premier sens, la constitution sociale intègre les structures économiques et sociales.[1] Cette lecture a notamment été chère à Hauriou [2], pour désigner son ambition globale. La constitution sociale vise alors l’ensemble des règles, des structures et des forces qui organisent la société d’un point de vue économique, social ou culturel. Ses règles ne sont pas nécessairement toutes confondues dans le document appelé Constitution. Elle est plus stable et plus permanente que la « constitution politique » qu’elle inspire. On comprendra aisément que ce n’est pas cependant en ce sens que l’on peut parler d’une constitution sociale européenne. Tout en englobant une charte des droits sociaux elle va en outre bien au-delà comme on le verra ci-après.

Prise au sens de « constitution du travail », retenue par Walter Kaskel dès 1920 et popularisée par Hugo Sinzheimer en 1927 dans la deuxième édition de son ouvrage sur les traits fondamentaux du droit du travail, la constitution sociale renvoie aux règles constitutionnelles qui régissent la formation d’une volonté commune au sein de la Communauté formée par les employeurs et les employés.[3] Elle avait trouvé son reflet dans l’article 165 de la Constitution de Weimar de 1919 à la rédaction duquel Hugo Sinzheimer avait contribué de manière déterminante. Cette disposition prévoyait en effet que « les ouvriers et employés sont appelés à participer, sur un pied d’égalité avec les patrons, à la réglementation des conditions de salaire et de travail ainsi qu’à l’ensemble du développement économique des forces productives. Les organisations respectives et leurs accords sont reconnus. » C’était là la constitutionnalisation de l’idée d’une communauté entre le travail et le capital et la constitutionnalisation des partenaires sociaux. Cette constitution de Weimar (Weimarer Reichsverfassung) contenait par ailleurs, à l’article 153, les célèbres phrases « La propriété oblige. Son emploi doit servir le bien commun. »

La conception de la constitution sociale en tant que constitution du travail, a été reprise plus récemment dans la doctrine britannique par Ruth Dukes [4] et se reflète également au niveau européen.

Le colloque du 22 novembre 2024 a montré, si besoin en était, que ces différentes conceptions coexistent, se superposent et se mélangent jusqu’à un certain point dans les doctrines du droit constitutionnel, de la philosophie du droit, du droit du travail et de l’économie. Il faudra donc soigneusement préciser dans quel sens on l’emploie afin de permettre un échange doctrinal fructueux.

Il s’agit encore et de prime abord d’une notion purement académique jamais consacrée au niveau européen par le droit applicable, la jurisprudence ou la pratique. Certes, le terme se retrouve dans quelques rares arrêts dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), mais uniquement dans la partie rappelant la législation nationale pertinente. Ainsi l’arrêt Erzberger de 2017, qui porte sur l’applicabilité des règles allemandes de la cogestion à des salariés employés en dehors du territoire allemand, mentionne la loi allemande sur la codécision (Betriebsverfassungsgesetz, BetrVG) en tant que « loi portant constitution sociale de l’entreprise ».[5] Et la Cour se réfère encore à l’expression „constitution du travail“ Arbeitsverfassung bien connu du droit autrichien (Arbeitsverfassungsgesetz) dans l’affaire Heidelberg Cement en 2020.[6]

Que l’on préfère, par ailleurs, employer l’expression « constitution sociale européenne » entre guillemets, à l’instar de Luke Mason,[7] ou avec un point d’interrogation, comme les organisateurs du colloque, il n’empêche que celle-ci peut revendiquer une existence en tant que constitution matérielle du travail et du droit social au même titre que la « constitution sociale nationale ». La querelle sémantique pour savoir s’il s’agit d’une vraie constitution ou d’un succédané est vaine. Dans le sens retenu ci-après, elle renvoie à l’ensemble des règles « supérieures » régissant « le social » et participe de ce fait à la Constitution au sens matériel.

Cela n’est d’ailleurs pas difficile à concevoir si l’on se place du point de vue d’un ordre juridique fortement marquée par le monisme. La conviction que le législateur doit respecter un ensemble de normes ‘supérieures’ de droit est fortement ancrée en droit luxembourgeois. Il appartient de ce fait au Conseil d’État du Grand-Duché d’effectuer un contrôle ex ante sur la conformité des projets et propositions de loi par rapport à la Constitution, au droit international et européen et aux principes généraux du droit.[8]

Par constitution sociale européenne on entend de ce fait dans cette contribution : l’ensemble des règles supérieures de droit en matière de droit social qui s’imposent non seulement aux institutions et organes de l’Union elle-même mais également aux et dans les États membres de l’Union européenne. Tous les acteurs qui participent à l’édiction de règles infra-constitutionnelles en matière de droit social ou à l’application et l’interprétation de cette constitution sociale en sont donc les premiers destinataires. Cela inclut bien évidemment les partenaires sociaux lorsque ces derniers ont une telle compétence que ce soit au niveau national ou au niveau européen.

En tant qu’ensemble de normes mais aussi en tant qu’idée organisatrice et structurante, la constitution sociale, qu’elle soit nationale ou européenne, concourt nécessairement à toute approche systématique du droit social et du droit du travail compris comme un ensemble de normes coordonnées et couronnées par une constitution en son sommet.

La volonté de saisir la constitution sociale par la science juridique ne date pas d’hier. Elle remonte aux écrits de Hugo Sinzheimer. Il est alors intéressant de noter que la définition du ‘travail’ retenue par Sinzheimer en 1921 [9], se retrouve 65 années plus tard presque à l’identique dans la définition du travailleur par la CJUE dans l’arrêt Lawrie-Blum du 3 juillet 1986 [10].

N’étant pas ‘travailliste’ mais davantage ‘européaniste’ et ‘constitutionnaliste’, je suis venu de m’intéresser au droit du travail par le détour du droit de l’Union européenne et la libre circulation des travailleurs. Ayant eu la chance de suivre d’excellents cours de droit du travail français international et européen dispensés par Bernard Teyssié, l’année universitaire de 1988/1989 à l’Université de Montpellier et par Pierre Rodière en 1989/1990 à l’Université Paris-Sorbonne, cette matière est toujours restée présente dans mon esprit. Je vais donc tâcher de combiner les perspectives du droit du travail, du droit européen et du droit constitutionnel dans les quelques lignes qui vont suivre.

I. Quelle Europe ?

La question peut paraître banale tellement il paraît évident que seul le droit de l’Union européenne peut prétendre à générer une véritable constitution sociale européenne qui se juxtapose aux constitutions socialesnationales. Il ne faut cependant pas négliger d’autres enceintes nationales et internationales qui y contribuent. La constitution sociale de l’Europe se greffe en effet sur ce que l’on peut appeler l’espace social européen [11] et y coexiste avec les constitutions sociales des États membres et d’autres sources dans une sorte de réseau constitutionnel.

On parlant de l’ « Europe » on suggère ainsi une certaine unité alors qu’en réalité nous sommes confrontés à une grande complexité d’entités différentes co-existant sur le continent.Celles-ci sont parfois décrites en utilisant l’image des cercles concentriques, celle d’une mosaïque ou encore celle d’espaces qui se chevauchent.

Cela nous amène notamment à distinguer, pour ce qui est de l’Union européenne, entre les États membres, les États tiers et les États associés. En ce qui concerne ces derniers, on remarquera notamment que, à la suite du rejet de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) par le peuple suisse en 1992, la Confédération helvétique a adapté de manière autonome certaines parties de son droit du travail pour correspondre au droit de l’UE. Les autorités suisses désignent cette politique par le terme d’ « alignement volontaire ».[12] Les trois États associés, membres de l’EEE, à savoir la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein, sont eux aussi dans une situation particulière. Ils bénéficient des quatre libertés de circulation et appliquent également les politiques de l’Union européenne qui découlent directement des 4 libertés y compris la politique sociale.

Parmi les États membres de l’UE il faut encore mentionner la coopération au sein du BENELUX. La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg pratiquent ainsi une coopération étroite en matière de travail transfrontalier s’ajoutant aux règles communes de circulation des travailleurs.[13]

L’Europe sociale est en quelque sorte une idée qui correspond à une réalité difficile à saisir. Elle intéresse en effet tant l’Union en tant qu’organisation internationale que les États membres de cet ensemble fédératif. Elle ne soulève d’ailleurs pas que de l’enthousiasme parmi les États membres de l’Union. Notamment dans les États qui se vantent des avantages de leurs systèmes de protection sociale très développés, des critiques sont formulées à l’égard de la jurisprudence de la CJUE conférant, sous certaines conditions, un effet direct horizontal à des droits sociaux consacrés par des dispositions de directives européennes lues en combinaison, le cas échéant avec des articles de la Charte des droits fondamentaux. On sait que la jurisprudence Mangold de 2005 relative à la non-discrimination en fonction de l’âge ou encore l’arrêt Bauer et Brosson de 2018 relatif au droit au congé annuel payé, a ainsi soulevé de fortes réserves en Allemagne.

Il est évident que le droit social de l’UE affecte potentiellement les constitutions sociales des États membres le cas échéant par des dispositions figurant dans de ‘simples’ directives. Faut-il en déduire que la primauté du droit de l’UE est un facteur d’érosion de la « constitution sociale » nationale, comme l’affirme Alain Supiot ?[14] L’érosion ne semble pas être le terme le plus adéquat. Pour rester dans le vocabulaire géologique on pourrait aussi bien parler d’accrétion dans la mesure où les règles d’origine européenne augmentent souvent les droits sociaux reconnus au niveau national. Ceci a pu être observé en particulier en Grande-Bretagne. Le processus d’harmonisation sociale ne mène pas non plus à une uniformisation complète des droits du travail au niveau national. La Grande-Bretagne et la Pologne avaient ainsi obtenu des dérogations sur l’application du titre IV de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.[15]

L’Union européenne n’est cependant pas la seule enceinte au sein de laquelle « l’Europe » produit un standard minimal de règles sociales. C’est au sein du Conseil de l’Europe, organisation pan-européenne, qu’une première Charte sociale européenne a vu le jour. Adoptée en 1961 et révisée en 1996, cette Charte sociale est un traité du Conseil de l’Europe qui garantit les droits sociaux et économiques fondamentaux. Elle reconnaît des droits liés à l’emploi, au logement, à la santé, à l’éducation, à la protection sociale et aux services sociaux. La Charte est dès lors considérée comme « la Constitution sociale de l’Europe et représente une composante essentielle de l’architecture des droits de l’homme sur le continent. »[16] Elle a largement influencé l’adoption de la Charte sociale communautaire en 1989. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) de 1950, le Code européen de la Sécurité sociale de 1964 et la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant de 1977 constituent encore d’autres acquis du bilan normatif pan-européen en matière sociale.

Il faut donc penser la constitution sociale européenne dans toute sa complexité, faite de multiples couches de sédiments, de renvois, de références mutuelles et finalement aussi d’une certaine compétition des différents acteurs pour avoir le dernier mot.[17] Cette compétition du meilleur argument se déroule alors dans une sorte de réseau constitutionnel désigné en allemand par le terme de « der Europäische Arbeitsverfassungsverbund » ce que l’on peut traduire par réseau européen ou association européenne des constitutions de travail.[18] Cela implique bien évidemment un effort pour penser la constitution sociale non pas comme un récif ou un rocher susceptible de subir l’érosion mais plutôt comme un delta fluvial susceptible d’accumuler les sédiments par voie d’accrétion. Que dans ce processus certains droits, principes ou institutions se voient poussés à la marge est dans la nature des choses. Il appartient alors aux acteurs nationaux et européens de veiller à ce que cela ne mène pas à in fine à un appauvrissement de standards sociaux acquis de haute lutte à la suite de revendications séculaires.

II. Quelles sources ?

Ce que l’on désigne ici par le terme de ‘constitution sociale européenne’ n’est de ce fait ni une constitution formelle ni le chapitre social d’une constitution formelle. Il s’agit néanmoins d’un ensemble de règles régissant ‘le social’ dans l’Union, dans ses États membres et dans les États membres de l’EEE et s’imposant à eux avec une valeur supérieure. Ces règles, pour incomplètes ou insuffisantes qu’elles soient aux yeux de certains, remplissent ainsi la fonction d’une constitution sociale commune. Elles sont issues de sources disparates mais imbriquées (A.) parmi lesquelles celles du droit de l’Union jouent un rôle central (B.).

A. Une pluralité de sources imbriquées

La constitution sociale européenne n’est pas une constitution monolithique, loin de là. C’est plutôt une constitution composite, qui puise son contenu dans des sources de droit fort différentes. Est-ce que cela la différencie fondamentalement des constitutions sociales nationales ? On peut en douter. Le phénomène est simplement plus prononcé au niveau européen.

Qui dit multiplicité de sources, dit aussi besoin de coordination. Cette coordination est d’autant plus nécessaire lorsque les sources en question appartiennent à différents ordres juridiques. Font ainsi partie de la constitution sociale européenne, largement entendue, des droits, des principes et des règles issus de traités internationaux, du droit de l’Union et des ordres juridiques nationaux.[19]

Au titre du droit international on considère ainsi comme faisant partie de la constitution sociale européenne les Conventions de l’OIT que tous les États membres ont ratifiées. Certes, les conventions de l’OIT ne font pas directement partie du droit de l’Union. Elles entretiennent néanmoins des relations subtiles avec ce dernier ce qui permet à la doctrine de parler d’une « logique d’inspiration », d’une « logique de médiation » et d’une « logique d’imbrication ».[20]

S’agissant du droit international régional, issu des travaux du Conseil de l’Europe, on a déjà évoqué son influence en la matière. Tant la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), que la Charte sociale européenne, le Code européen de la Sécurité sociale et la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant contiennent des éléments relevant matériellement mais indubitablement de la constitution sociale européenne. Le préambule du TUE se réfère ainsi explicitement à l’attachement des États membres de l’UE « aux droits sociaux fondamentaux tels qu’ils sont définis dans la charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, et dans la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 ».

Pour ce qui est de la CEDH, c’est l’interprétation par la Cour de Strasbourg qui en a fait ressortir des aspects sociaux, le texte de 1950 ne contenant pas des droits sociaux proprement dits mise à part l’interdiction du travail forcé.[21] Depuis l’arrêt Airey c. Irlande de 1979, on observe en effet « l’émergence, puis la consolidation des droits sociaux sur la base d’une interprétation évolutive des dispositions de la Convention ».[22]

Les droits constitutionnels nationaux participent également à l’accrétion substantielle de la constitution sociale européenne. Leur influence a été actée par la Cour de justice dès 1970 au titre de sa jurisprudence relative aux sources matérielles des principes généraux du droit de l’Union avant d’être constitutionnalisé par l’article 6 par. 3 du TUE. Ainsi les droits (sociaux) fondamentaux tels qu’ils sont garantis par la CEDH et tels qu’ils résultent « des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ». Cette inspiration ascendante se dédouble toutefois d’une sorte d’effet « boomerang » dans la mesure où la CJUE juge depuis 1989 que les droits fondamentaux du droit de l’Union s’imposent aux États membres lorsque ces derniers agissent dans le champ d’application de ce dernier. Il demeure que l’Union doit respecter l’identité constitutionnelle de ses États membres (article 4 par. 2 TUE) ce qui se traduit en matière sociale par des renvois fréquents des droits sociaux de la Charte aux « législations et pratiques nationales ».

Les dispositions relatives aux droits sociaux figurant dans le titre IV de la Charte des droits fondamentaux de l’Union, intitulé « solidarité », réservent en outre une place irréductible aux « pratiques et législations nationales ». On doit donc constater qu’il y a bien une pluralité de constitutions du travail au sein de l’Union.[23]

Assurer la cohabitation harmonieuse de ces sources imbriquées au sein d’une sorte de « constitution multicouche » nécessite bien évidemment des efforts de la part de ceux qui l’appliquent et l’interprètent. Des références croisées, figurant notamment dans le traité et dans la Charte des droits fondamentaux l’Union européenne, visent à guider les juges dans ce domaine. Le titre VII de la Charte leur fournit ainsi toute une série de directives d’interprétation pour les guider dans leur tâche difficile d’assurer une application cohérente des droits dits ‘correspondants’.

Dans ses arrêts « Viking » et « Laval », souvent fustigés pour leur prétendu mépris des droits sociaux, la Cour de justice a pourtant montré la voie. Sa reconnaissance prétorienne de certains droits sociaux au sein du droit de l’Union – et notamment du droit fondamental à l’action collective – était tirée en effet d’une référence ‘multiple’ à la Charte sociale européenne, à la convention (no 87) de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical de 1948, à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs et à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.[24]

B. Les sources dans le droit de l’UE

Certes, « le social » a été renforcée ces dernières années au sein du droit de l’Union stricto sensu, la substance de la constitution sociale ne saute cependant pas immédiatement aux yeux, pour ainsi dire. Il faut tout au contraire la distiller à partir d’une analyse des traités, de la Charte, du droit dérivé et de la jurisprudence, sans oublier les principes généraux de droit. Du fait de l’interaction de ces différentes sources, la constitution sociale européenne est en outre une constitution beaucoup plus évolutive que ses condisciples nationales. Il fut en effet assez fréquent d’assister à des révisions des traités fondateurs ou des protocoles y annexés. Suivies d’une interprétation, parfois audacieuse, par la Cour, ces amendements permettent ensuite l’adoption d’actes législatifs par les institutions de l’Union qui codifient les avancées jurisprudentielles intervenues pour faire l’objet à leur tour d’interprétations prétoriennes. Cette « évolution en spirale » a pu être observé de manière exemplaire en ce qui concerne les droits des citoyens de l’Union. On sait qu’elle a notamment affecté leur accès aux droits en matière de prestations sociales.[25]

Le traité sur l’Union européenne (TUE) énonce quelques principes fondamentaux de la constitution sociale dans son préambule et au sein des dispositions communes. Le préambule confirme ainsi l’attachement des hautes parties contractantes « aux droits sociaux fondamentaux » (point 5) et leur détermination à promouvoir « le progrès économique et social de leurs peuples » (point 9). L’article 2 souligne que les valeurs de l’Union sont communes aux États membres dans une société caractérisée par « la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » et l’article 3 par. 3, lequel énonce l’objectif de l’Union d’établir un marché intérieur, y introduit l’aspect social en posant les principes d’une « économie sociale de marché », de la recherche du « plein emploi » et du « progrès social » ce qui implique de combattre « l’exclusion sociale » et de promouvoir la « cohésion économique, sociale et territoriale ».

Il appartient au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) de donner davantage de substance à la constitution sociale européenne. Il y procède en précisant les objectifs sociaux et en attribuant à l’Union des compétences en matière sociale dont la portée reste cependant limitée. Il contient par ailleurs tant les dispositions substantielles établissant la libre circulation des travailleurs, que celles relatives à l’emploi, à la politique sociale et au fonds social européen.

Il faut par ailleurs souligner l’importance de la clause transversale figurant à l’article 9 TFUE  lequel dispose que « dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine ». La Cour lui a en effet reconnu une certaine importance en 2016 dans son arrêt de grande chambre dans l’affaire AGET Iraklis.[26] Cette norme a certainement une portée très large et un potentiel encore assez largement inexploré.

La Charte des droits fondamentaux de l’UE, qui a la même valeur juridique que les traités fondateurs tout en figurant dans un document à part, énumère dans son titre IV « Solidarité » les droits sociaux de la constitution sociale de l’Union. Dans la mesure où son contenu a été élaboré en codifiant pour l’essentiel des droits fondamentaux qui furent déjà reconnus par d’autres sources y compris les traités fondateurs de l’UE, les traditions constitutionnelles nationales, la Charte sociale européenne et la CEDH, elle consacre son titre VII aux « dispositions générales régissant l’interprétation et l’application de la Charte ». Son article 52 énonce à cet égard des règles relatives à la portée et l’interprétation des droits réaffirmés dans la Charte qui sont issus de ces autres instruments.

C’est ainsi que la Charte contribue à assurer une certaine cohérence et une interprétation harmonieuse des droits issus de cet ensemble de sources imbriquées. Cela est en outre encouragé et facilité par les Explications jointes à la Charte élaborée en vue de guider son interprétation. Celles-ci doivent être « dûment prises en considération par les juridictions de l’Union et des États membres ».[27] Elles précisent pour chaque droit social son origine et sa portée. Pour ce qui de la protection en cas de licenciement injustifié, les explications ad l’article 30 indiquent ainsi que : « Cet article s’inspire de l’article 24 de la Charte sociale révisée. Voir aussi les directives 2001/23/CE sur la protection des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises, 80/987/CEE sur la protection des travailleurs en cas d’insolvabilité, telle que modifiée par la directive 2002/74/CE ».

Il n’est donc pas rare que la portée d’un droit social reconnu par la Charte se trouve complétée par des dispositions du droit dérivé de l’Union. Les directives et règlements adoptés par le législateur de l’Union concrétisent ainsi la constitution sociale européenne.

Il va sans dire que la jurisprudence de la CJUE y joue également un rôle déterminant. En tant qu’instance ayant le dernier mot en ce qui concerne l’interprétation du droit de l’Union et la validité des actes adoptés par les institutions, la Cour façonne elle aussi la constitution sociale tout en assurant par ailleurs sa conciliation avec des dispositions de la constitution économique de l’Union. Elle a en outre renforcé la justiciabilité des droits sociaux en permettant notamment, sous certaines conditions, aux justiciables d’invoquer les dispositions des directives européennes en matière sociale directement devant les juges nationaux.[28]

III. Quelle substance ?

La substance de toute constitution sociale est nécessairement liée à celle de la constitution économique correspondante.[29] Elle en est même d’une certaine manière inséparable et complémentaire. L’Union souscrit à cet égard au principe d’une économie sociale de marché d’inspiration allemande (soziale Marktwirtschaft) du modèle dit du ‘capitalisme rhénan’.[30] Sa constitution économique est neutre quant à la place accordée au capital. L’article 345 TFUE précise en effet que « les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

Sa constitution sociale fournit le cadre pour organiser la liberté de circulation des travailleurs et des autres acteurs économiques en cherchant à prévenir le risque de dumping social. Elle garantit les droits sociaux des travailleurs et reconnaît le rôle des partenaires sociaux. La place accordée à ces derniers dans la détermination des conditions de travail est cependant très différente selon les États membres.

Selon le modèle économique et social prévalant dans ceux-ci, la responsabilité respective du législateur et des partenaires sociaux est donc plus ou moins importante. Au Grand-Duché de Luxembourg existe par exemple un régime appelé la tripartite amenant les partenaires sociaux et le gouvernement à des négociations régulières sur les conditions de travail. Tous les acteurs économiquement actifs bénéficient en outre d’une représentation à travers les chambres professionnelles qui sont associées au processus législatif. Le modèle social luxembourgeois combine en outre un syndicalisme vigoureux et des représentations du personnel élus dans tous les établissements lors d’élections sociales qui ont lieu tous les cinq ans. Tous les travailleurs y votent, quelle que soit leur nationalité.

Eu égard à la variété des modèles sociaux nationaux, la constitution sociale européenne doit rester une constitution-cadre permettant aux États membres de conserver leur identité sociale aussi longtemps que celle-ci n’entre pas en conflit avec la constitution économique et sociale de l’Union.

Pour identifier et analyser le contenu de la constitution sociale dans l’Union européenne, deux voies peuvent être empruntées. On peut, dans un premier temps identifier ses éléments constitutifs (A.) pour analyser ensuite son contenu par domaines (B.)

A. Les composantes indispensables

Pour pouvoir parler d’une constitution sociale européenne digne de ce nom (au sens de constitution du travail retenu par Hugo Sinzheimer), on peut considérer que celle-ci doit fournir un cadre normatif permettant aux partenaires sociaux, au législateur et à l’exécutif de garantir un dialogue social effectif, d’assurer une participation réelle des travailleurs à la gouvernance des entreprises et d’assurer la jouissance des droits sociaux essentiels sans discrimination. Dans la mesure où la libre circulation des travailleurs constitue par ailleurs un des fondements du marché intérieur et donc de la constitution économique de l’Union, l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité relève bien évidemment aussi de ce cadre normatif.

Pour pouvoir fournir un tel cadre quatre éléments paraissent indispensables : des droits sociaux fondamentaux, des principes, valeurs et objectifs constitutionnels ce que la doctrine allemande désigne sous le terme commun de Leitnormen (normes conductrices ou principes directeurs), des institutions capables d’en assurer le respect et une répartition claire des compétences.[31]

La première composante d’une constitution sociale est convenablement la garantie des droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Que ceux-ci y soient intégrés du fait d’un renvoi de la constitution au préambule d’une constitution précédente, y figurent directement en tant que dispositions normatives de la Constitution formelle ou sont réaffirmés par une Charte séparée est à cet égard assez indifférent. L’essentiel est que les droits sociaux soient garantis par des normes supérieures de droit.

Au titre des principes directeurs de la constitution sociale européenne, les traités fondateurs de l’UE consacrent des valeurs communes, des objectifs et des principes qui jouent ce rôle. La « solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » sont ainsi évoqués au titre des valeurs communes aux États membres à l’article 2 TUE. Parmi les objectifs de l’Union, « l’Europe sociale » ne constitue pas un objectif propre au même titre que l’espace de liberté, de sécurité et de justice ou l’Union économique et monétaire. C’est dans le cadre de l’objectif d’établir un marché intérieur que la dimension sociale a trouvé sa modeste place.

Pour ce qui est des institutions capables de mettre en œuvre la constitution sociale, de l’interpréter et de la faire respecter, il faut tenir compte du fait que l’Union connaît une séparation verticale des pouvoirs impliquant pour chaque branche du pouvoir une coopération loyale entre autorités nationales et institutions de l’Union. Cela vaut tant pour les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif que pour les organisations syndicales des partenaires sociaux lorsque ces derniers participent à la mise en œuvre de la constitution sociale par l’intermédiaire de la conclusion de conventions collectives individuelles ou sectorielles.

En ce qui concerne la répartition des compétences en matière sociale, il faut reconnaître que l’Union ne dispose que de compétences assez limitées et partagées avec les États membres. Pour l’essentiel il s’agit de compétences dites d’appui pour encourager la coopération entre États membres et de coordination des politiques d’emploi. Il ne faut cependant pas ignorer qu’aux compétences directes de l’Union en matière sociale s’ajoutent des compétences indirectes résultant notamment de la compétence du Parlement européen et du Conseil d’arrêter les mesures relatives au rapprochement des règles nationales ayant pour objet « l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur » (art. 114 TFUE) ou encore « l’établissement de la libre circulation des travailleurs » (art. 48 TFUE).

B. Les domaines appréhendés

Bien que les règles sociales se trouvent éparpillées à travers le droit matériel de l’Union européenne, il est possible d’identifier trois domaines de prédilection. Il est évident, de prime abord, que le domaine de la libre circulation des travailleurs fut le premier à générer un besoin d’harmonisation des règles sociales nationales pour permettre justement la réalisation de cette liberté fondamentale (1.). La reconnaissance d’un ensemble de droits sociaux des travailleurs y a ajouté une nouvelle dimension dans la mesure où ces droits relèvent des droits fondamentaux reconnus au sein de l’Union (2.). La politique sociale, longtemps demeurée l’enfant pauvre de l’intégration européenne en raison des réticences britanniques, a en outre permis de fournir un cadre plus développé aux ambitions sociales de l’Union (3.).

1. La libre circulation des travailleurs

Certes, il est vrai que dans une perspective « travailliste », la libre circulation des travailleurs est souvent considérée comme une chose étrange s’agissant d’une liberté et non pas d’une protection. Sa logique est effectivement différente que celle du droit social de l’Union proprement dit. Cela dit, les travailleurs migrants qui en font l’usage bénéficient en retour également d’un régime très protecteur par le biais du fondamental principe de non-discrimination. Ils peuvent également invoquer à leur profit l’ensemble des droits garantis par la Charte et notamment celui au regroupement familial. En tant que travailleurs migrants ils se trouvent de ce fait souvent dans une situation plus protégée que les travailleurs ‘sédentaires’. Se trouvant dans une ‘situation purement interne’ les droits du travailleur migrant ne leur sont pas applicables.[32]

En tant que liberté qualifiée de fondamentale par la Cour de justice, la libre circulation des travailleurs fait certainement partie du noyau dur de la constitution sociale européenne. Garanti par l’article 45 TFUE, elle « implique l’abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail ». Elle exige ainsi une « parfaite égalité de traitement » du travailleur migrant par rapport aux travailleurs nationaux sur le territoire de l’État membre d’accueil.[33]

Le règlement UE 492/2011, relative à la libre circulation des travailleurs, en détermine les modalités plus précises. Il prévoit notamment à son article 7 que le travailleur doit bénéficier « des mêmes avantages sociaux et fiscaux » sur le territoire de l’État membre d’accueil et reconnaît aussi des droits aux membres de la famille du travailleur. D’une manière regrettable, la Cour de justice a cependant jugé depuis son arrêt Elodie Giersch que, pour ce qui est des travailleurs frontaliers, l’État membre d’accueil peut soumettre l’accès aux avantages sociaux à la condition que le travailleur frontalier peut démontrer un lien d’intégration suffisant dans l’État membre de travail.[34]

En dehors de la libre circulation des travailleurs, proprement dite, il y a aussi la possibilité de procéder au détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services.  Comme cette possibilité a soulevé des craintes des États membres quant au risque de « dumping social » la directive 96/71/CE, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, est venue fixer un certain nombre de règles impératives de protection minimale visant tant à protéger les travailleurs qu’à prévenir le dumping social.

La coordination des systèmes de sécurité sociale des États membres a par ailleurs été indispensable pour assurer aux travailleurs ayant totalisé des périodes d’emploi dans différents États membres de pouvoir bénéficier de prestations et notamment de prestations cumulées de l’assurance retraite dans l’État de leur résidence.[35]

2. Les droits sociaux des travailleurs

Les droits sociaux des travailleurs se trouvent désormais consacrés au sein du droit de l’Union tant dans le titre IV de la Charte des droits fondamentaux que par des principes généraux de droit et de nombreux actes de droit secondaire.

L’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose ainsi que tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité. L’article 27 de la Charte consacre le droit à l’information et à la consultation des travailleurs. L’article 28 de la Charte consacre le droit pour les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales, de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés. L’article 23 de la Charte consacre le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération.

L’Union complète en outre les activités des États membres en matière de droit des travailleurs à être informés et consultés en adoptant des exigences minimales au moyen de directives ou par des mesures destinées à encourager la coopération entre les États membres. Un certain nombre de directives européennes protègent les droits à l’information et à la consultation des travailleurs en établissant des règles tant au niveau national que transnational.

La Cour de justice en assure la cohérence en recourant souvent à une interprétation systématique et inclusive des droits en question en lisant notamment des droits posés par des directives à la lumière des dispositions de la Charte.

Ainsi la Cour a reconnu à des droits sociaux, tel que celui à un congé annuel payé, un effet direct en procédant à une application combinée de la directive 2003/88 et de principes fondamentaux du droit social européen.[36] La Cour rappelle en effet, que, aux termes de sa jurisprudence constante « le droit au congé annuel payé de chaque travailleur doit être considéré comme un principe du droit social de l’Union revêtant une importance particulière » et que « dans le souci de garantir le respect de ce droit fondamental consacré par le droit de l’Union, l’article 7 de la directive 2003/88 ne saurait faire l’objet d’une interprétation restrictive au détriment des droits que le travailleur tire de celle-ci ».[37]

Le principe de non-discrimination figure bien évidemment de manière proéminente parmi les droits sociaux que ce soit à raison du sexe ou à raison d’autres critères. L’égalité de traitement entre hommes et femmes fournit un exemple intéressant montrant comment la Cour applique ce principe, figurant dans la directive la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelle, et les conditions de travail ». La Cour impose en effet le respect de l’égalité de traitement même dans le domaine de l’organisation de la force armée qui est incontestablement un domaine de compétence exclusive des États membres et à l’encontre de dispositions législatives et constitutionnelles allemandes qui excluaient les femmes de tous les emplois impliquant le maniement des armes.[38]

Les droits sociaux des travailleurs et particulièrement le droit de mener des actions collectives peuvent néanmoins entrer en conflit avec des libertés que le droit de l’Union reconnaît aux sociétés comme le droit d’établissement et la libre prestation de services, le cas échéant avec un détachement de travailleurs de l’État d’origine de la société prestataire. Dans ce cas de figure, nous assistons en quelque sorte à un conflit sous-jacent entre la constitution économique et la constitution sociale de l’Union. On sait que ce cas de figure s’est présenté dans les affaires Viking et Laval en 2007.[39]

Ces arrêts de la Cour, souvent critiqués comme conférant soi-disant une priorité des libertés économiques sur les droits sociaux, soulignent toutefois l’importance des droits sociaux. La Cour laisse en outre la décision finale quant à la mise en balance des deux au juge a quo (Viking) et ne déclare les actions très musclées des syndicats suédois comme étant disproportionnées par rapport au but recherché que parce que l’objectif anti-dumping social poursuivi était déjà atteint par les dispositions pertinentes de la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs (Laval).

La Cour y dit très clairement que « l’Union ayant dès lors non seulement une finalité économique, mais également une finalité sociale, les droits résultant des dispositions du traité relatives à libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux doivent être mis en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale, parmi lesquels figurent, ainsi qu’il ressort de l’article 151, premier alinéa, TFUE, la promotion de l’emploi, l’amélioration des conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection sociale adéquate, le dialogue social, le développement des ressources humaines permettant un niveau d’emploi élevé et durable et la lutte contre les exclusions ».[40]

L’évolution de l’Europe sociale se mesure par ailleurs à l’aune des dispositions récentes figurant dans la Directive 2022/2041 du 19 octobre 2022 relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union européenne.[41] Afin d’améliorer les conditions de vie et de travail ainsi que la convergence sociale vers le haut dans l’Union, cette directive établit en effet des exigences minimales à l’échelle de l’Union, définit des obligations procédurales pour le caractère adéquat des salaires minimaux légaux et améliore l’accès effectif des travailleurs à la protection offerte par des salaires minimaux, sous la forme d’un salaire minimum légal lorsqu’il existe, ou sous la forme prévue dans des conventions collectives telles que définies aux fins de la présente directive. Elle promeut également la négociation collective en vue de la fixation des salaires.

3. La politique sociale de l’UE

La politique sociale de l’Union se caractérise d’une certaine manière par un décalage net entre ses objectifs ambitieux et ses modestes moyens. L’article 3 du traité UE dispose que l’Union tend au plein emploi et au progrès social. Conformément à l’article 151 TFUE, les objectifs communs de l’Union et de ses États membres dans les domaines de la politique sociale et de l’emploi sont la promotion de l’emploi, l’amélioration des conditions de vie et de travail, la protection sociale, le dialogue entre les partenaires sociaux, le développement des ressources humaines dans la perspective d’un niveau d’emploi élevé et durable, ainsi que la lutte contre les exclusions.

On avait déjà rappelé l’article 9 TFUE aux termes duquel « l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine » dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions. Si l’Union ne dispose en matière sociale que d’une compétence partagée et d’appui, elle doit donc néanmoins exercer toutes ses autres compétences en prenant en compte les objectifs sociaux.

En vertu de l’article 151 TFUE, l’Union et ses États membres ont pour objectif commun de promouvoir le dialogue entre employeurs et travailleurs. L’objectif du dialogue social est d’améliorer la gouvernance européenne à travers la participation des partenaires sociaux à la prise de décisions et à la mise en œuvre de celles-ci. Conformément à l’article 154 TFUE, laCommission doit de ce fait consulter les partenaires sociaux avant d’entreprendre toute action dans le domaine de la politique sociale. Les partenaires sociaux peuvent alors plutôt choisir de négocier un accord entre eux. L’article 153 TFUE donne aussi aux États membres la possibilité de confier aux partenaires sociaux la mise en œuvre d’une décision du Conseil sur un accord collectif signé au niveau européen.

En vertu de l’article 3 TUE, l’Union œuvre en faveur du plein emploi et du progrès social. Conformément à la clause transversale figurant à l’article 9 du traité FUE, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions. L’article 145 TFUE dispose que les États membres et l’Union s’attachent à élaborer une stratégie coordonnée pour l’emploi et en particulier à promouvoir une main-d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s’adapter ainsi que des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie.

Instauré en vertu du traité de Rome, le Fonds social européen (FSE) vise à faciliter la mobilité des travailleurs et l’accès à l’emploi. Son rôle et son fonctionnement ont été modifiés par la suite et des instruments complémentaires de l’UE sont venus le compléter afin de renforcer la cohérence et les synergies et pour refléter l’évolution de la situation de l’économie et de l’emploi dans les États membres ainsi que l’évolution des priorités politiques définies au niveau de l’Union européenne.

En guise de conclusion on peut dire que la réponse à la question « y a-t-il une constitution sociale européenne ? » est clairement affirmative car il y a des règles supérieures de droit établissant pour les États membres de l’Union un cadre commun régissant le domaine des relations de travail tout en aménageant aux constitutions sociales nationales un espace d’existence propre. L’harmonisation des constitutions sociales nationales est réelle mais on est loin de toute unification ou érosion de ces dernières.

Plus l’ordre juridique national contient des dispositions assurant lui-même la protection des travailleurs et consacrant le rôle des partenaires sociaux plus cela doit être respecté par le droit social européen au titre de l’obligation de respecter l’identité constitutionnelle des États membres (art. 4, par. 2, TUE).

Par suite du Brexit, la Grande-Bretagne a dû faire l’expérience de ce que cela signifie lorsque la constitution sociale nationale est quasiment inexistante. Les droits sociaux des travailleurs ayant été très largement d’origine européenne il a fallu en toute urgence prévoir leur maintien en vigueur en dépit du fait que la constitution sociale européenne ne s’appliquait plus à l’État britannique devenu État tiers.

C’est en effet comme souvent dans la vie humaine : on ne s’aperçoit de l’existence et des bienfaits d’un acquis important qu’après sa disparition.

Jörg GERKRATH, Professeur ordinaire en droit public et européen à l’Université du Luxembourg.


Bibliographie

Olivier DE SCHUTTER (Coord.), The European Social Charter: a social constitution for Europe/La Charte sociale européenne: une constitution sociale pour l’Europe, Bruylant, Bruxelles, 2010.

Ruth DUKES, The Labour Constitution, Oxford UP 2014, 244 p.

Luke MASON, Vers une „constitution sociale“ européenne ?, Titre VII, n° 2avril 2019, pp. 41-50.

Florian RÖDL, Arbeitsverfassung, in Bogdandy/Bast (Hrsg.), Europäisches Verfassungsrecht, 2ème éd., Springer, Berlin 2009, pp. 855-902.

Hugo SINZHEIMER, Grundzüge des Arbeitsrechts, Jena, Fischer 1921, 59 p., 2nde édition 1927, 309 p., spéc. p. 124 ss.

Michael STOLLEIS, Die soziale Programmatik der Weimarer Reichsverfassung, in Horst Dreier/Christian Waldhoff (Hrsg.), Das Wagnis der Demokratie. Eine Anatomie der Weimarer Reichsverfassung, München 2018, S. 195–218.

Michael STOLLEIS, La “Costituzione sociale” di Weimar del 1919, in «Il pensiero politico», 2 (2019), pp. 189-207.

Alain SUPIOT, La « constitution sociale » de la Ve République, Revue politique et parlementaire, 2021, pp. 144-162.

Alain SUPIOT, La guerre du dernier mot, in Liber Amicorum en hommage à Pierre Rodière, LGDJ, 2019, pp. 489-503.


[1]             Voir déjà Achille LORIA et A. BOUCHARD (trad.), Les bases économiques de la constitution sociale, F. Alcan, 2° édition, Paris 1893, 430 p.

[2]             Maurice HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Sirey, Paris, 1922, p. 609.

[3]             Walter KASKEL, Das neue Arbeitrecht, Weimar 1920, p. 221 et surtout Hugo SINZHEIMER, Grundzüge des Arbeitsrechts, 2ème édition, Jena 1927, pp. 207-213.

[4]             Ruth DUKES, The Labour Constitution, Oxford UP 2014, 244 p.

[5]             CJUE, Konrad Erzberger contre TUI AG, aff. C-566/15, arrêt du 18 juillet 2017; Voir aussi l’arrêt du Tribunal dans l’affaire Heidelberg Cement où le tribunal évoque « la constitution sociale de l’entreprise » en matière de droit de la concurrence. TribUE 5 octobre 2020, aff. T-380/17.

[6]             Arrêt CJUE 10.7.2003, C-165/01, Betriebsrat der Vertretung der Europäischen Kommission in Österreich, „Österreichisches Recht über die Betriebsverfassung im II. Teil des Bundesgesetzes vom 13. Dezember 1973 betreffend die Arbeitsverfassung (Arbeitsverfassungsgesetz)“.

[7]             Luke MASON, Vers une „constitution sociale“ européenne ?, Titre VII, n° 2avril 2019, pp. 41-50.

[8]             L’article 95 de la Constitution du Grand-Duché de Luxembourg précise en effet dans sa version applicable depuis le 1er juillet 2023 : « Le Conseil d’État donne son avis sur les projets de loi et les propositions de loi ainsi que sur les amendements qui pourraient y être proposés. S’il estime qu’un projet de loi ou une proposition de loi comporte des dispositions non conformes à la Constitution, aux traités internationaux auxquels le Grand-Duché de Luxembourg est partie, aux actes juridiques de l’Union européenne ou aux principes généraux du droit, il en fait mention dans son avis. » Cp. Alain STEICHEN, La Constitution luxembourgeoise commentée, Légitech, Luxembourg 2024, p. 373.

[9]             Grundzüge des Arbeitsrechts, précité, p. 4 « Le travail, au sens du droit du travail, est un travail effectué en vertu d’un contrat, contre rémunération, au service d’une autre personne ».

[10]           « Cette notion doit être définie selon des critères objectifs qui caractérisent la relation de travail en considération des droits et devoirs des personnes concernées. Or, la caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d ‘ une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération. »

[11]           Par analogie à « l’espace constitutionnel européen » ; cf. Marc DE MONTALEMBERT, Espace social européen ou Europe sociale ?, in Puyuelo, R. (dir.), Penser les pratiques sociales, Toulouse 2001, pp. 239 -244.

[12]           Cf. le communiquée du conseil fédéral suisse du 4 septembre 2024, https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques/communiques-conseil-federal.msg-id-102324.html. Cp. aussi Hans Peter TSCHUDI, Die Sozialverfassung der Schweiz (der Sozialstaat), Schriftenreihe des Schweizerischen Gewerkschaftsbundes, Zürich 1986, 102 p.

[13]           Cf.  https://startpuntgrensarbeid.benelux.int/fr/

[14]           Alain SUPIOT, La « constitution sociale » de la Ve République, Revue politique et parlementaire, 2021, pp. 144-162, spéc. p. 160.

[15]           Le protocole n° 30, annexé au TUE prévoit ainsi que « rien dans le titre IV de la Charte ne crée des droits justiciables applicables à la Pologne ou au Royaume-Uni, sauf dans la mesure où la Pologne ou le Royaume-Uni a prévu de tels droits dans sa législation nationale ».

[16]           Cf. https://www.coe.int/fr/web/european-social-charter. Voir aussi Olivier DE SCHUTTER (Coord.), The European Social Charter: a social constitution for Europe/La Charte sociale européenne: une constitution sociale pour l’Europe, Bruylant, Bruxelles, 2010.

[17]           Cp. Alain SUPIOT, La guerre du dernier mot, in Liber amicorum en hommage à Pierre Rodière, Droit social international et européen en mouvement », Paris, LGDJ, 2019, pp. 489-503.

[18]           Voir en ce sens Florian RÖDL, Europäische Arbeitsverfassung, in v. Bogdandy/Bast (Hrsg.), Europäisches Verfassungsrecht, Springer Heidelberg 2009, pp. 855-904.

[19]           Cp. Thérèse AUBERT-MONPEYSSEN, (coord.), Pluralité des sources et dialogue des juges en droit social. Toulouse, Presse de l’Université Toulouse 1, 2013, 173 p.

[20]           Voir en ce sens Sophie ROBIN-OLIVIER, Les relations entre droit international et droit européen du travail et leur incidence sur le développement du droit social international et européen, Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 4, pp. 539-560.

[21]           Cp. Manon THOUVENOT, La protection des droits sociaux par la CEDH : quid de sa sororité avec la Charte sociale européenne?, RQDI 2020, p. 705 ss.

[22]           Jean-Paul COSTA, La Cour européenne des droits de l’Homme et la protection des droits sociaux, Revue trimestrielle des Droits de l’homme 2010, p. 207.

[23]           Cp. Ruth DUKES, préc. pp. 158 ss. “A plurality of labour constitutions?”.

[24]           Voir CJUE, arrêt du 11 décembre 2007, Viking, aff. C-438/05, par. 43, et arrêt du 18 décembre 2007, Laval, aff. C-341/05, par. 90.

[25]           Voir notamment les arrêts dans les affaires Dano et Alimanovic, CJUE, arrêt du 11.11.2014, Dano, aff. C-333/13, et arrêt Alimanovic du 15.9.2015, aff. C-67/14.

[26]           CJUE, 21 décembre 2016, Anonymi Geniki Etairia Tsimenton Iraklis (AGET Iraklis), aff. C‑201/15.

[27]           Les Explications ont été publiées au JOUE C-303 du 14.12.2007, pp. 17-35.

[28]           Cf. CJUE, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften eV contre Tetsuji Shimizu, aff. C‑684/16 relative à la réglementation allemande prévoyant la perte des congés annuels payés non pris et de l’indemnité financière au titre desdits congés lorsqu’une demande de congé n’a pas été formulée par le travailleur avant la cessation de la relation de travail. La Cour y combine l’article 7 de la directive 2003/88/CE avec l’article 31, par. 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pour déclarer leur invocabilité dans le cadre d’un litige entre particuliers et rappeler l’obligation d’interprétation conforme du droit national.

[29]           Cp. Gunther TEUBNER, Transnationale Wirtschaftsverfassung: Franz Böhm und Hugo Sinzheimer jenseits des Nationalstaates, Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 2014, vol. 74, p. 733-761.

[30]           Cf. article 3 § 3 TUE., voir aussi Christian JOERGES, La constitution économique européenne en processus et en procès, RIDE, 2006/3, pp. 245-284.

[31]           Cp. Florian RÖDL préc. p. 859-860.

[32]           Selon la Cour, « Les dispositions du traité, et la réglementation adoptée pour leur exécution, en matière de libre circulation des travailleurs ne sauraient être appliquées à des situations qui ne présentent aucun facteur de rattachement à l’une quelconque des situations envisagées par le droit communautaire. Il s’ensuit que le droit communautaire n’interdit pas à un État membre de refuser l’entrée ou le séjour sur son territoire à un membre de la famille, au sens de l’article 10 du règlement nº 1612/68, d’un travailleur employé sur le territoire de cet État, qui n’a jamais exercé le droit de libre circulation à l’intérieur de la Communauté, lorsque ce travailleur possède la nationalité de cet État et le membre de la famille la nationalité d’un pays tiers. CJUE, 27 octobre 1982, Morson et Jhanjan / Staat der Nederlanden, aff. 35 et 36/82, Rec. p. 03723.

[33]           Comme la Cour l’a jugé en ce qui concerne le principe général de non-discrimination inscrit à l’article 18 TFUE, CJUE, 2 février 1989, Ian Cowan, aff. C-186/87.

[34]           Cf. CJUE, 20 juin 2013, Elodie Giersch e.a. contre État du Grand-Duché de Luxembourg, aff. C-20/12.

[35]           Voir le règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO L 166 du 30.4.2004).

[36]           Cf. CJUE, 6 novembre 2018, Bauer et Brosson, aff. jtes. C-569/16 et C-570/16.

[37]           Voir aussi CJUE, 12 juin 2014, Bollacke,  aff. C‑118/13, EU:C:2014:1755, point 22.

[38]           CJUE, 11 janvier 2000, Tanja Kreil, aff. C-285/98.

[39]           Précité cf. note 24. Voir aussi Stefano GUBBONI, Social Rights and Market Freedom in the European Constitution, Cambridge 2006.

[40]           CJUE, 11 décembre 2007, International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union (Viking), C‑438/05, EU:C:2007:772, point 79.

[41]           Voir à cet égard les réflexions de Luca RATTI, The Directive on Adequate Minimum Wages and the Revival of a European Social Union, in In Brameshuber, Elisabeth; Pietrogiovanni, Vincenzo; Ratti, Luca (Eds.) The EU Directive on Adequate Minimum Wages. Context, Commentary and Trajectories, Hart, London 2024.