Australie : les peuples autochtones réduits au silence ? Réflexions sur les suites du référendum constitutionnel manqué du 14 octobre 2023

Zérah BREMOND.

Le 14 octobre 2023, les Australiens ont rejeté à une large majorité le projet de révision constitutionnelle visant à instituer au niveau fédéral un organe consultatif – la « Voix » –  permettant aux peuples autochtones d’Australie d’être représentés. Ce verdict a d’abord conduit les partisans du oui à observer une période de silence avant de reprendre la parole dans une lettre ouverte publiée le 22 octobre. Ce billet entend proposer une analyse des causes de cet échec tout en mettant en lumière la nécessité pour le peuple australien d’aller à nouveau de l’avant, dans le respect des droits des peuples autochtones et le nécessaire dépassement du passé colonial.

On October 14, 2023, Australians rejected by a large majority the proposed constitutional revision aimed at establishing a federal consultative body – the “Voice” – allowing the indigenous peoples of Australia to be represented. This verdict led the yes supporters to observe a period of silence before speaking out again in an open letter published on October 22. This post intends to propose an analysis of the causes of this failure while highlighting the need for the Australian people to move forward again, in respect of the rights of indigenous peoples and the necessary overcoming of the colonial past.

« Un acte honteux ». C’est ainsi que fut qualifié par plusieurs représentants autochtones australiens, dans une lettre ouverte non signée[1], le résultat du référendum constitutionnel du 14 octobre 2023, dont l’objet était de donner aux peuples autochtones d’Australie une « Voix » auprès du gouvernement fédéral. À cet espoir d’être entendu après avoir été ignoré pendant des siècles – rappelons que l’Australie fut colonisée au motif qu’elle aurait été pratiquement inhabitée[2] –, les Australiens ont répondu par un grand Non acquis à plus de 60 % des voix et ce, dans l’ensemble des États fédérés d’Australie. La condition de double majorité (au vote populaire et parmi les États) requise pour réviser la Constitution fédérale de 1900 était donc très loin d’être acquise… Laissés « sans voix » par un tel verdict, les partisans du oui ont choisi de garder le silence la semaine suivant le résultat avant de reprendre la parole pour dénoncer un choix « épouvantable et mesquin », alors perçu comme un véritable rejet des efforts menés par les peuples autochtones d’Australie depuis la Déclaration d’Uluru[3] en faveur de « la réconciliation de bonne foi » entre Australiens. Tout semblait pourtant avoir bien commencé, le processus apparaissant comme l’aboutissement d’efforts bipartisans conduits sur une période de plus de dix ans pour la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones d’Australie. Il s’agit ici de proposer une analyse des causes ayant conduit à ce résultat (I), d’évaluer le stade où nous en sommes (II), avant d’interroger les perspectives pouvant s’ouvrir au-delà de ce vote (III).

I. Du consensus au dissensus : la permanence des inquiétudes post-coloniales

Avant l’annonce de la teneur de la révision constitutionnelle envisagée par le gouvernement Albanese à l’été 2022, les sondages d’opinion donnaient plus de 60 % de voix en faveur du Oui. L’esprit d’un projet dont l’objet serait seulement d’insérer dans la Constitution fédérale un amendement ayant pour objet de reconnaître les peuples autochtones d’Australie était largement consensuel. On notera en ce sens que toutes les Constitutions des États fédérés d’Australie ont été amendées ces dernières années en ce sens. Cela étant, il s’agit de reconnaissances symboliques, sans effet juridique associé. Le projet proposé visant à consacrer un nouvel organe constitutionnel dédié à la représentation des peuples autochtones d’Australie au niveau fédéral – la Voix –, a pu en revanche fissurer progressivement le soutien apporté à cette réforme, le parti libéral, principale force d’opposition, ayant choisi en février 2023 de soutenir le non. Par conséquent, lorsqu’à l’été 2023, le Premier ministre annonça la tenue du référendum pour le 14 octobre, tous les sondages donnaient le non en tête, mouvement que rien ne permit d’enrayer. Il est de fait acquis en Australie qu’un référendum constitutionnel n’a aujourd’hui que très peu de chances d’aboutir sans un soutien bipartisan[4].

Deux éléments complémentaires paraissent à même d’expliquer les causes de cet échec. D’un côté, le fait que le vote soit obligatoire tend à forcer des électeurs indécis à se prononcer sur la question, malgré le fait qu’ils n’en sont que partiellement informés. Or, comme le soulignait le professeur Ian McAllister, dans son analyse sur les causes de l’échec du référendum de 1999 relatif à la transformation de l’Australie en République, il n’est pas surprenant que face à une question complexe sur laquelle il n’existe pas de consensus médiatique et politique, les électeurs choisissent « une approche prudente et votent non »[5]. Une telle configuration semble se retrouver pleinement dans le référendum de 2023, puisque d’un autre côté, les conséquences de l’adoption de l’amendement ne paraissaient pas des plus évidentes, rien dans le projet n’indiquant clairement quelles seraient les compétences et la composition de la « Voix ». La conséquence en fut des propos contradictoires du Premier ministre, assurant aux uns que la voix n’altérerait pas le fonctionnement du gouvernement fédéral, tout en indiquant aux autres qu’elle constituerait une avancée historique[6]… Cette impression de flottement a pu être renforcée dans l’esprit des électeurs par l’incarnation du non dans plusieurs figures autochtones, notamment Jacinta Nampijinpa Price, sénatrice libérale et ministre fantôme des affaires indiennes dans le shadow cabinet de l’opposition.

Au-delà de ces causes immédiates, l’échec du référendum peut également reposer sur des causes plus profondes, liées au passé colonial et aux tensions interethniques qui en résultent. De fait, l’argument du « séparatisme autochtone » a pu être avancé par les partisans du non pour montrer tout le péril que pourrait faire courir au pays la mise en œuvre de cette réforme constitutionnelle. Selon une logique démocratique strictement majoritaire, le fait de confier à un groupe représentant 4 % de la population un accès direct au gouvernement fédéral a pu heurter les électeurs les moins au fait de ce que sont les droits des peuples autochtones. Il ne faut pas non plus écarter une potentielle dérive raciste dans un débat visant précisément à permettre la représentation d’une ethnie longtemps déconsidérée en Australie. Au final, cette réforme, qui se voulait être un remède au passé, aura fait remonter les inquiétudes secouant les sociétés post-coloniales, la construction du destin commun apparaissant loin d’être aisée.

II. Du verdict au diagnostic : la persistance d’un passif colonial

L’Australie partage avec l’ensemble des États post-coloniaux un déficit chronique de légitimité à exister. C’est un point que rappellent d’ailleurs clairement les auteurs de la lettre ouverte précitée, en soulignant que « c’est la légitimité de l’occupation non-autochtone dans ce pays qui doit être reconnue, et non l’inverse ». De fait, le fondement de la colonisation est contestable, car fondé sur le « mensonge commode » de la terra nullius, tandis que le droit contemporain de la décolonisation – issu notamment de la charte des Nations Unies et de la résolution 1514 de l’Assemblée générale – n’est pas en mesure d’être appliqué dans le contexte particulier d’une colonie de peuplement. Par conséquent, c’est bien le fait accompli et la raison dominante qui conduisent à ce que la souveraineté sur l’Australie émane aujourd’hui essentiellement de la Couronne britannique. Or, l’esprit de la Déclaration d’Uluru et de la réforme constitutionnelle soumise au vote des Australiens était précisément de permettre un rééquilibrage, en intégrant formellement les peuples autochtones d’Australie, qui s’estiment détenteurs d’une souveraineté originaire qui n’a jamais été cédée, dans la fédération australienne.

Aussi, la négation durable des droits des peuples autochtones ne tient plus dans le contexte international actuel. Le juge Brennan, dans la fameuse décision Mabo rendue par la Haute Cour d’Australie en 1992, l’exprimait fort bien en soulignant qu’il « est impératif dans le monde d’aujourd’hui que la common law ne soit ni ne soit perçue comme figée dans un âge de discrimination raciale »[7]. Cette affirmation paraît d’autant plus vraie au regard des évolutions du droit international des peuples autochtones avec notamment l’adoption en 2007 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA)[8]. Bien que non contraignante, celle-ci comporte néanmoins une valeur persuasive, susceptible d’éclairer la manière dont les autres normes internationales doivent être appliquées en présence de peuples autochtones. L’affaire Daniel Billy et autres c. Australie, sur laquelle le Comité des droits de l’homme a pu statuer en 2022, en est en cela un vif exemple. Face aux menaces pesant sur les peuples autochtones insulaires du détroit du Torres du fait du dérèglement climatique, le Comité a pu relever la violation par l’Australie des articles 17 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 27 (droits culturels) du PIDCP, ce dernier étant « interprété à la lumière de la DNUDPA »[9]. Or, la Déclaration comprend plusieurs dispositions susceptibles de fonder la démarche engagée par le gouvernement Albanese, notamment en ce qui concerne le droit des peuples autochtones à l’autodétermination (article 3) et au consentement préalable, libre et éclairé avant toute mesure prise par l’État susceptible de les concerner (articles 19 et 32 notamment). L’échec du référendum du 14 octobre 2023 ne doit donc pas totalement faire disparaître l’espoir d’un avenir décolonial en Australie.

III. De l’échec à l’espoir : la perspective d’un avenir décolonial ?

Si le résultat de cette campagne référendaire s’avère nécessairement décevant pour ceux qui l’ont promue, il ne faut pas perdre de vue les aspects positifs qu’il convient d’en retirer. Au-delà de l’impression de racisme anti-autochtone, les rédacteurs de la lettre ouverte précitée ont pris soin de remercier les 5,51 millions d’Australiens ayant voté oui, ce qui constitue un soutien supérieur à celui obtenu par n’importe quel autre parti politique australien aux élections générales. Ils soulignent également le fait qu’au-delà du racisme, beaucoup d’électeurs du non ont pu voter par ignorance, selon le slogan « If you don’t know – Vote No ». Aussi, pour contrecarrer l’impression d’un acte de désamour du peuple australien pour ses peuples autochtones, des voix ont pu s’élever, notamment celle de la professeure Freya Mathews, qui adressa en réponse une lettre ouverte aux autochtones australiens pour louer tout ce qu’ils ont pu apporter, apportent et apporteront au pays[10]. Si les ambigüités de la proposition et les calculs politiques ont pu faire obstacle à la réussite de cette réforme, il ne faut pas oublier l’élan initial bipartisan, l’enjeu de la réconciliation n’étant pas en cause à l’issue de cette campagne.

Reste maintenant à s’interroger sur les formes que pourra prendre ce processus de réconciliation. Le choix du gouvernement Albanese de donner une voix aux peuples autochtones d’Australie apparaissait audacieux en ce qu’il venait redéfinir le pacte fédéral sur lequel ce pays s’est construit. Outre l’établissement potentiel de « voix » au niveau des États fédérés, voire de l’organisation d’un organe autochtone de consultation indépendant de l’État – point qui est envisagé dans la lettre ouverte précitée –, l’objectif de création d’une Commission « Makarrata », chargée d’organiser la conclusion de traités entre le gouvernement et les peuples autochtones tout en assurant une démarche de vérité et réconciliation, fut réaffirmé par le gouvernement Albanese[11]. Suivant la voie ouverte par d’autres États, tels que le Canada et la Nouvelle-Zélande, cette réflexion sur les moyens d’assurer la réconciliation et de construire un destin commun est particulièrement inspirante pour l’ensemble des États post-coloniaux confrontés à des problématiques similaires. La France se trouve de fait dans une situation analogue en ce qui concerne sa relation aux peuples autochtones d’outre-mer, notamment en Nouvelle-Calédonie et en Guyane. À l’heure où la réforme territoriale est en discussion et où l’Accord de Nouméa doit être rediscuté, regarder vers l’Australie apparaît particulièrement utile pour le juriste français réfléchissant aux moyens de dépasser le passé colonial.

Zérah BREMOND

Maître de conférences en droit public, Univ Pau & Pays Adour, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, IE2IA, Pau, France, Chargé de recherche peuples autochtones pour l’IFJD-Institut Louis Joinet


[1] “The Vote for a Voice – an open letter from the Indigenous people of Australia to the Australian people…and the world”, Tautoko Tane, 22 octobre 2023.

[2] Pour un rappel des origines et enjeux de ce scrutin, nous renverrons à notre précédent article publié sur le blog de JusPoliticum le 12 octobre dernier, https://blog.juspoliticum.com/2023/10/12/australie-donner-une-%e2%80%89voix%e2%80%89-aux-peuples-autochtones-retour-sur-les-origines-et-les-enjeux-du-referendum-constitutionnel-du-14-octobre-2023-par-zerah-brem/

[3] Cette déclaration a été traduite en de très nombreuses langues autochtones et non autochtones que l’on peut retrouver sur le site dédié : https://ulurustatement.org/the-statement/translations/

[4] Depuis l’adoption de la Constitution, seuls 8 amendements constitutionnels sur 45 ont été approuvés.

[5] I. McAllister, “Elections without Cues: The 1999 Australian Republic Referendum”, Australian Journal of Political Science, 2001, Vol. 36, p. 266.

[6] The Australian, “PM is his own worst enemy when explaining the voice’s powers”, 4 oct. 2023.

[7] Mabo v. Queensland (No 2) (1992) 175 CLR 1, (Brennan) § 41.

[8] À laquelle l’Australie s’est finalement ralliée en 2009, après s’y être opposée au moment de son adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies.

[9] CDH, 22 septembre 2022, Daniel Billy et al. c. Australie, CCPR/C/135/D/3624/2019, §8.13. Note F. Aumond, RJPENC, 2023/1 n° 41, p. 180-192.

[10] F. Mathews, “You are not unloved: An open letter to Indigenous Australians after the referendum”, ABC, 23 oct. 2023.

[11] The Guardian, “Albanese deflects questions over Indigenous reconciliation as Coalition blames him for ‘divisive’ campaign”, 16 oct. 2023.