Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2023

Dominique Rousseau, Pierre-Yves Gahdoun et Julien Bonnet.

En 1990 paraissait à la Revue du droit public la première « chronique de jurisprudence constitutionnelle » annuelle, publiée à l’époque par Dominique Rousseau. Les deux autres auteurs de la présente étude – Pierre-Yves Gahdoun et Julien Bonnet – l’ont rejoint dans cette aventure à partir de 2010 au moment où la QPC faisait ses premiers pas en droit français.

L’année 2024 marque une nouvelle évolution : la revue Questions Constitutionnelles accueille désormais notre chronique qui abandonne ce faisant le format papier pour devenir entièrement dématérialisée (et gratuite). Mais ce changement de support ne signifie pas un changement de fond, puisque nous conservons à la fois le cadre annuel de la chronique et la volonté toujours intacte de présenter aux lecteurs un panorama de la jurisprudence constitutionnelle aussi complet que possible.

Seront ainsi abordés successivement : les arrêts importants de la Cour de cassation et du Conseil d’État rendus dans le cadre du filtrage des QPC (I), les principales décisions du Conseil constitutionnel intervenues en 2023 (II) et une présentation de la « vie de l’Institution » durant l’année écoulée (III).

Plan

I. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil d’État et la Cour de cassation

A. Des juges constitutionnels sans complexes

1. La motivation orientée des renvois

2. La motivation enrichie des renvois

3. La motivation révélatrice des non-renvois

B. Une seconde jeunesse pour le caractère nouveau

II. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil constitutionnel

A. Les originalités contentieuses

1. La détermination des normes de référence

a. Le nouveau droit constitutionnel des générations futures et des autres peuples

b. Extension du droit de se taire à toute sanction punitive

2. Les nouvelles techniques

a. Les réserves d’interprétations « communicationnelles »

b. Incompétences négatives et contrats

3. Les censures remarquables

B. Le Conseil constitutionnel et la société

1. Les retraites

2. La responsabilité des ministres

3. Les nouvelles technologies

4. La famille

5. Le travail

III. La vie de l’institution : défendre (toujours) la justice constitutionnelle, critiquer (encore) le Conseil constitutionnel

I. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil d’État et la Cour de cassation

En tant que juges constitutionnels de droit commun, le Conseil d’État et la Cour de cassation assument leur fonction de filtrage des QPC de manière décomplexée (A) et semblent donner une seconde jeunesse au caractère nouveau (B).

A. Des juges constitutionnels sans complexes

Lorsque le temps donnera suffisamment de recul pour établir le véritable bilan de la QPC, il est fort probable que l’élément le plus saillant qui en ressorte soit la nouvelle culture constitutionnelle qui anime la Cour de cassation et, dans une moindre mesure, le Conseil d’État. L’année 2023 permet à ce mouvement d’accéder à une forme d’évidence tant les signes sont nombreux et puissants, notamment au regard de la motivation orientée (1) ou enrichie (2) des décisions de renvoi, et des choix interprétatifs opérés dans certaines décisions de non-renvoi (3). Les juges du filtrage ne se contentent pas d’un examen superficiel du caractère sérieux, ils agissent activement en tentant de prédéterminer les motifs, et désormais le dispositif, de la décision à venir du Conseil constitutionnel. Ce dernier n’est évidemment pas obligé, en droit, mais demeure contraint, en fait, et se retrouve en tous les cas dans une position davantage concurrentielle que monopolistique dans l’exercice de la justice constitutionnelle française[1]. Un tel décentrement du contrôle de constitutionnalité des lois est remarquable à observer, mais pose des questions pratiques et institutionnelles sur l’avenir de la QPC.

1. La motivation orientée des renvois

Le temps est loin où le filtrage des QPC était pensé comme une fonction subalterne et passive. Sous l’effet de l’accoutumance au maniement de la confrontation de la norme législative à la norme constitutionnelle, la Cour de cassation et le Conseil d’État ont progressivement développé de nouveaux réflexes professionnels, leur permettant de rompre avec la culture légicentriste et l’usage timoré de la Constitution. Activement, ils participent au contrôle de constitutionnalité des lois et repoussent toujours plus loin les limites de leur office de juge du filtre.

C’est particulièrement le cas pour la Cour de cassation. Dernière illustration en date, le 19 décembre 2023[2], la 2e chambre civile de la Cour de cassation opère un « renvoi directif » indiquant avec assurance et autorité que les dispositions contestées, soumettant les artistes du spectacle et les mannequins exerçant leur activité en France à des taux particuliers de cotisations sociales, « introduisent une différence de traitement ». Mais l’audace de la Cour de cassation va au-delà puisque la motivation du renvoi de la QPC estime que les dispositions contestées « sont susceptibles de faire l’objet d’une réserve d’interprétation », au regard d’une décision précédente du Conseil constitutionnel portant sur un objet similaire[3]. Le renvoi ne se contente donc pas de tenter d’influencer le sens général du jugement de la constitutionnalité de la loi, il anticipe précisément sur le dispositif à venir de la décision du Conseil constitutionnel par une sorte d’interpellation contentieuse qui déborde largement la mission de simple juge du filtre.

Les complexes légicentristes de la Cour de cassation appartiennent bel et bien au passé et certains renvois directifs conduisent le Conseil constitutionnel à opérer une sorte de « copier/coller » du raisonnement de la Cour de cassation. Ainsi, au sujet de l’examen d’une demande de relèvement de mesures pénales prévues en application des articles 702-1, alinéa 1er, et 703, alinéa 4, du code de procédure pénale, le renvoi de la QPC par l’arrêt du 11 mai 2023[4] est justifié par la présence de « différences de traitement [pouvant], du point de vue de l’accès aux voies de recours, ne pas être pleinement justifiées par la différence des situations », raisonnement repris par la décision du Conseil constitutionnel du 7 juillet 2023[5] sur le fondement du principe d’égalité devant la justice.

Le Conseil d’État parvient à un résultat identique, en renvoyant le 25 septembre 2023[6] une QPC relative à une loi de validation en droit de l’urbanisme : l’argument mentionné du « très petit nombre de décisions de préemption », réduisant de ce fait le risque d’un contentieux important, est repris à son compte dans la décision de censure du Conseil constitutionnel[7].

2. La motivation enrichie des renvois

À juste titre, la doctrine reproche au Conseil constitutionnel la faible densité de la majorité de ses décisions, malgré les efforts déployés ces dernières années. L’exemple, ou la contrainte, pourrait – paradoxalement ! – venir des décisions de renvoi de QPC. En effet, l’hypothèse d’une décision de renvoi davantage motivée que la réponse du Conseil constitutionnel semble désormais plausible, au regard de la densité de plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation. Sous l’effet d’une réforme visant à instaurer une motivation dite « enrichie », la Cour de cassation a transformé ces dernières années le style, la présentation et les modalités de la motivation de ses arrêts. Par capillarité, cette réforme de l’office de droit commun se retrouve en QPC, à l’image de la décision du 25 octobre 2023[8] relative à l’interdiction faite aux représentants des salariés de contester le mode de calcul de la réserve spéciale de participation. Au sujet d’une QPC visant l’article L. 3326-1 du code du travail tel qu’interprété par la Cour de cassation, l’arrêt de renvoi cite cinq précédents jurisprudentiels et ajoute des références jurisprudentielles du Conseil d’État et du Tribunal des conflits pour retracer le contexte normatif et en déduire le sérieux du grief tiré de la violation du droit à un recours, le tout en 2 500 signes pour le cœur de la motivation. Dans une décision du 29 novembre 2023[9], la motivation en droit du renvoi se nourrit de référence à plusieurs précédents de la Cour de cassation et occupe au total près de 3 500 signes, au sujet d’une différence de traitement entre les propriétaires non condamnés pénalement de biens confisqués, selon que la confiscation a été prononcée par un tribunal correctionnel ou par une cour d’assises.

Ces éléments rédactionnels de la motivation des décisions de filtrage des QPC confirment l’accoutumance de la Cour de cassation dans l’exercice du contrôle de constitutionnalité des lois et devraient inciter le Conseil constitutionnel à développer davantage le cœur du raisonnement tenu dans ses décisions.

3. La motivation révélatrice des non-renvois

En tant que source autonome et spécifique de droit constitutionnel, les décisions de non-renvoi de QPC peuvent se révéler utiles pour les justiciables, notamment lorsque le Conseil d’État ou la Cour de cassation produisent une première ou une nouvelle interprétation des dispositions législatives contestées. En outre, en refusant de renvoyer une QPC, les juges du filtrage pérennisent, par voie d’abstention, le choix du législateur dans la garantie de certains droits et libertés. La figure de « juge négatif des droits et libertés » est parfaitement incarnée par une décision de non-renvoi du Conseil d’État du 21 décembre 2023[10], au sujet des obligations pesant sur les propriétaires de logement, contestées par l’Union des syndicats de l’immobilier et l’Union nationale des propriétaires immobiliers. Rappelant la raison d’être des réformes successives tendant à assurer la décence des logements et le respect de performances énergétiques, le Conseil d’État conclut, au terme d’une motivation de 5 000 signes, que « les limitations apportées à l’exercice du droit de propriété par les dispositions contestées trouvent leur justification dans la poursuite d’objectifs à valeur constitutionnelle et n’apparaissent pas, eu égard à leur portée et aux modalités de leur mise en œuvre, disproportionnées au regard des objectifs poursuivis ». En opportunité, la décision peut être approuvée. Mais elle demeure un choix interprétatif opéré par le Conseil d’État, un choix permis par la malléabilité de l’évaluation du caractère sérieux comme critère de renvoi des QPC. Une fois de plus, le caractère actif et dynamique de l’office de juge de filtrage apparaît et interroge sur l’avenir de la répartition des rôles en matière de contrôle de constitutionnalité des lois.

B. Une seconde jeunesse pour le caractère nouveau

Avec cinq renvois de QPC en raison du caractère « nouveau », au sens de la loi organique, l’année 2023 est riche en la matière. Au-delà du constat statistique, il est incontestable que les avocats rompus aux usages stratégiques de la QPC trouvent un intérêt à aller sur le terrain de la question nouvelle afin d’optimiser les chances de renvoi, à travers les deux significations du caractère nouveau[11] : soit une question constitutionnelle nouvelle, soit un renvoi en opportunité.

Certes, le Conseil d’État et la Cour de cassation s’assurent toujours du minimum de sérieux de la question « nouvelle », afin d’éviter une instrumentalisation fantaisiste. Mais l’inventivité des avocats est régulièrement récompensée au niveau du filtrage. Ces dernières années, cela avait déjà été le cas sous l’effet de l’activation de textes constitutionnels qu’on croyait endormis, à l’image de l’article 15 de la DDHC au fondement du droit d’accès aux documents administratifs[12], ou de la combinaison des fondements entre eux pour en tirer de nouvelles normes de concrétisation, spécialement au sujet de la charte de l’environnement. Contrairement à une légende parfois évoquée en doctrine, le Conseil constitutionnel n’a pas déjà tout jugé et les normes de référence constitutionnelles sont loin d’être figées : comme la CEDH[13], la Constitution est un instrument vivant dont la portée normative évolue en fonction du contexte global et des évolutions sociales. Ainsi, la plupart des consécrations de nouveaux principes constitutionnels sont en réalité des réponses à des prétentions contentieuses formulées par les saisissants ou les avocats.

L’année écoulée confirme que le sens de la Constitution s’écrit de manière continue grâce au précieux travail des avocats en tant qu’acteurs constitutionnels.

Au titre des questions nouvelles cumulant les deux significations, la décision du 17 février 2023[14] de la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière à l’occasion du traitement de l’affaire Dupont-Moretti, retient la nouveauté du grief fondé sur l’incompétence négative en lien avec la séparation des pouvoirs, au regard des « conditions dans lesquelles l’autorité judiciaire peut effectuer un acte d’investigation à caractère coercitif dans un ministère, lieu d’exercice de l’action gouvernementale ». Le caractère inédit de cette question est avéré, mais l’arrêt ajoute que la question présente « un enjeu institutionnel au regard de la séparation des pouvoirs », ce qui semble rejoindre une forme de renvoi en opportunité.

Plus clairement, la QPC sur le « droit des générations futures » renvoyée par la décision du Conseil d’État du 2 août 2023[15] repose sur la nouveauté du grief invoqué, à savoir la violation d’un droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et un principe de solidarité entre les générations, qui résulteraient de la combinaison des articles 1er à 4 de la Charte de l’environnement avec les considérants 1er et 7 de son préambule. Les requérants invoquaient en outre un principe de fraternité entre les générations, qui résulterait du Préambule et des articles 2 et 72-3 de la Constitution, également combiné avec le préambule de la Charte de l’environnement. Le Conseil constitutionnel fera partiellement droit à cette prétention contentieuse[16]. L’imagination des plaideurs est également au rendez-vous dans l’affaire des QPC contestant les cours criminelles départementales, renvoyées par deux décisions du 20 septembre 2023[17]: le caractère nouveau est fondé sur l’invocation d’un principe constitutionnel de participation des jurés au jugement des crimes de droit commun, soit en tant que principe classique soit en tant que PFRLR.

C’est en revanche seulement en opportunité que le caractère nouveau est retenu par le Conseil d’État dans deux affaires renvoyées le 7 avril 2023[18] en droit de la famille. Il s’agissait, d’une part, de l’accès des personnes nées d’une PMA avec tiers donneurs aux données non identifiantes et à l’identité des tiers donneurs, et, d’autre part, de l’interdiction de la filiation entre l’enfant issu de la PMA et le tiers donneur. Le rapporteur public, dans ses conclusions sur la première affaire, assume ce renvoi « en opportunité », dès lors que « l’enjeu social, avant même qu’il soit juridique, de la question posée est suffisant pour la faire trancher par le Conseil constitutionnel »[19]. Le rapporteur public s’assure tout de même du minimum de sérieux en évoquant une problématique de sécurité juridique, qui ne figurait pas dans le mémoire QPC, mais que le Conseil constitutionnel soulèvera d’office[20]. Autrement dit, la sensibilité d’une question facilite le franchissement des barrières du filtrage et permet ainsi au Conseil constitutionnel de se prononcer.

II. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil constitutionnel

A. Les originalités contentieuses

1. La détermination des normes de référence

a. Le nouveau droit constitutionnel des générations futures et des autres peuples

La Charte de l’environnement est une source inépuisable d’inventivité constitutionnelle. Directement indexé sur le niveau d’alerte concernant l’état de la planète, le travail de « découverte » ou de « création » opéré depuis 2020 par le Conseil constitutionnel en matière environnementale est, à son échelle et malgré les limites importantes qui seront évoquées, remarquable. Remarquable au sens premier du terme dès lors que la matière environnementale est celle qui a connu, de loin, les évolutions les plus importantes au niveau du catalogue des normes de référence et des normes de concrétisation, la plupart du temps sous l’effet des audaces des requérants. La décision n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023 ajoute une pierre à l’édifice en estimant que « lorsqu’il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à un environnement équilibré et respectueux de la santé, le législateur doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard. » Fondée sur l’article 1er de la Charte de l’environnement (droit à un environnement sain et respectueux de la santé) « éclairé » par l’alinéa 7 du Préambule de la Charte[21], le Conseil constitutionnel répond favorablement à l’une des demandes des requérants tout en concluant à la conformité des dispositions législatives organisant le stockage en couche géologique profonde des déchets radioactifs. L’enjeu est de taille, au regard de l’ampleur du projet « Cigéo » (https://www.cigeo.gouv.fr) qui prévoit d’enfouir à 500 mètres de profondeur près de 85 000 mètres cubes de déchets radioactifs entre 2035 et 2150. Les requérants reprochaient aux dispositions contestées de ne pas garantir la réversibilité du stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs au-delà d’une période de cent ans, faisant ainsi obstacle à ce que les générations futures puissent revenir sur ce choix alors que l’atteinte irrémédiable à l’environnement, et en particulier à la ressource en eau, qui en résulterait pourrait compromettre leur capacité à satisfaire leurs besoins.

Dans sa réponse, le Conseil constitutionnel oppose un silence en forme de refus à la prétention des requérants visant à reconnaître les principes de solidarité et de fraternité entre les générations. En revanche, il enrichit sa jurisprudence sur l’encadrement du législateur au regard des droits des générations futures.

Dans la décision n° 2021-825 DC du 13 août 2021, le grief tiré du droit des générations futures n’avait pu être examiné avec précision dès lors que la saisine réclamait une injonction de faire au législateur. Dans la décision n° 2022-843 DC du 12 août 2022, le droit des générations futures avait servi de référence interprétative à la mise en œuvre de l’article 1er de la Charte pour poser deux réserves d’interprétation encadrant le recours à l’exploitation d’un terminal méthanier flottant et le rehaussement du plafond d’émissions de gaz à effet de serre. Avec la décision du 27 octobre 2023 rendue cette fois dans le contentieux QPC, le Conseil constitutionnel va plus loin, en imposant un devoir pour le législateur de « veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard. » Cependant, ce devoir s’impose seulement lorsque le législateur adopte des « mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à un environnement équilibré et respectueux de la santé ». La plus-value constitutionnelle est donc, en l’état, cantonnée à la matière environnementale et seulement en présence d’une atteinte grave et durable : le Conseil aurait pu dire « irréversible », mais l’évaluation du caractère grave et durable semble moins aléatoire. En pareil cas, le législateur doit désormais veiller à préserver la capacité à satisfaire les propres besoins et la liberté de choix, à la fois des générations futures, dans une logique d’universalité dans le temps, mais également des « autres peuples », dans une logique d’universalité dans l’espace.

En raison des garanties posées par la loi, longuement rappelées, le Conseil constitutionnel conclut que les dispositions contestées ne violent pas les « exigences de l’article 1er de la Charte de l’environnement tel qu’interprété à la lumière du septième alinéa de son préambule ». De cette décision particulièrement riche, trois principaux enseignements peuvent être tirés sous l’angle des normes de référence du contrôle de constitutionnalité.

D’abord, il est parfaitement clair que le dynamisme interprétatif du Conseil constitutionnel, malgré ses limites et les zones lui restant à découvrir, est un choix de politique jurisprudentielle. Ce choix est d’ailleurs totalement assumé par une série de gestes institutionnels, dès lors qu’il a été annoncé dans les discours du Président Fabius, par exemple lors de la cérémonie des vœux le 10 janvier 2023 ou dans les derniers rapports annuels d’activité de l’institution. Le « service après-vente » de la décision du 25 octobre 2023 est en outre assuré, à court terme, par un communiqué de presse pointant les « termes inédits » de la motivation ainsi que, à long terme dans une perspective d’ouverture au droit comparé et de légitimation institutionnelle, par une réunion internationale de juges judiciaires, administratifs et constitutionnels organisée le 7 février 2024 sur « Justice, Générations futures et Environnement ». Stimulé en interne par les convictions de Laurent Fabius et les compétences universitaires de Laurent Neyret son directeur de cabinet, incité par une émulation entre les juges français et étranger au regard de leurs prises de position notables en matière environnementale[22], le Conseil constitutionnel tente de répondre aux défis contemporains. Un tel choix interprétatif peut, en pure opportunité, être approuvé bien que l’effectivité des normes constitutionnelles nouvelles ne soit pas toujours au rendez-vous. Cependant, par un « effet boomerang », la logique plutôt accueillante des prétentions contentieuses en matière environnementale, du moins au niveau des normes de référence, contraste avec la frilosité du Conseil constitutionnel dans d’autres domaines, notamment en matière de droits sociaux. La légitimité d’une institution et d’une jurisprudence s’apprécie de manière globale et non par séquence temporelle ou par découpage selon les branches du droit. L’audace dans la consécration de nouvelles normes environnementale doit désormais se prolonger dans deux directions : au niveau des effets concrets des décisions rendues en matière environnementale ; au-delà, dans les zones d’ombre de l’État de droit où l’impact du contrôle de constitutionnalité des lois se révèle plus faible.

Ensuite, la décision « générations futures et autres peuples » du 27 octobre 2023 confirme de manière éclatante la nature principalement objective du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel. Davantage destiné à épurer l’ordre juridique plutôt qu’à répondre à une demande subjective d’un justiciable, le contrôle de constitutionnalité des lois à la française présente des particularités contentieuses qui se manifestent autant dans le contrôle a priori (saisine politique, possibilité de statuer ultra petita, effet de la déclaration de non-conformité…) que dans le contrôle a posteriori (possibilité d’invoquer un grief dont le justiciable n’est pas victime, grief relevé d’office, effet erga omnes des décisions…). Un cap supplémentaire d’objectivation est franchi avec la consécration du « devoir pour le législateur de veiller que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard ». Ainsi, une loi du présent peut désormais être contestée par des autorités de saisine ou des justiciables du présent, au nom de la préservation des capacités des générations futures à satisfaire leurs besoins. Par une forme de justice pour le futur sur procuration du présent, le Conseil constitutionnel permet ainsi à tout justiciable, sans considération d’intérêts subjectifs directs, d’invoquer en QPC la violation de l’article 1er de la Charte « éclairé » par l’alinéa 7 du Préambule[23]. De même, au nom de la capacité des « autres peuples » à satisfaire leurs propres besoins, toute personne étrangère, physique ou morale, de droit privé comme de droit public, devrait pouvoir déposer des QPC en invoquant les conséquences extraterritoriales des lois françaises. Dès lors que la Cour de cassation a déjà admis qu’un État étranger dépose une QPC[24], le scénario d’une banalisation de ce type d’action semble envisageable et posera d’innombrables questions sur le pouvoir des juges et la notion de souveraineté.

Enfin, la décision du 27 octobre 2023 se révèle paradoxale, comme la plupart des décisions récentes en matière environnementale : audacieuses en matière de découverte de nouveaux principes et normes de concrétisation ; décevantes dans la mise en œuvre du contrôle au regard des décisions de conformité le plus souvent prononcées.

Dans la décision commentée, le Conseil reconnaît pourtant que les dispositions contestées sont « susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement », « au regard de la dangerosité et de la durée de vie de ces déchets ». Mais, d’une part, la décision rappelle le refus du Conseil constitutionnel de rechercher si d’autres voies législatives étaient possibles pour atteindre l’objectif souhaité, dès lors que les modalités retenues ne sont pas « manifestement inappropriées ». L’abaissement de l’intensité du contrôle exercé s’explique par la référence à « l’état de connaissances scientifiques et techniques » : ce paramètre étant inhérent à toute appréciation sur les conséquences pour le présent des choix pour le futur en matière environnementale, il semblerait que le contrôle exercé demeure dans la zone de prudence. D’autre part, les garanties procédurales et de fond prévues tout au long du processus sont jugées suffisantes par le Conseil constitutionnel qui conclut à un constat de conformité.

Dès lors, comment apprécier l’apport de la décision du 27 octobre 2023 ?

Selon une lecture méfiante, la consécration de nouvelles normes de référence en matière environnementale ne serait qu’un coup de communication à défaut d’améliorer réellement l’État de droit[25]. Le contrôle des droits des générations futures serait, dans cette hypothèse, un habit trop grand pour un Conseil constitutionnel en recherche de légitimité qui n’oserait pas affronter le législateur sur ce terrain. Le droit des générations futures deviendrait dès lors une coquille vide, ou presque, à l’image de la notion d’identité constitutionnelle.

Selon une lecture optimiste, il conviendrait d’insister sur la construction patiente, mais déterminée d’un ensemble de principes structurant le droit constitutionnel de l’environnement, en s’inscrivant dans une synergie européenne (cf. par ex. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 24 mars 2021, nos 1 BvR 2656/18, 1 BvR 78/20, 1 BvR 96/20 et 1 BvR 288/20). Dans un pays de tradition légicentriste où la rhétorique du gouvernement des juges surgit de manière irrépressible, le Conseil constitutionnel creuserait tout de même son sillon afin d’accoutumer les esprits, inciter à agir tout en prévenant le pouvoir politique du risque de censure à l’avenir. L’autre pari consisterait à laisser infuser les nouveaux principes ainsi consacrés et compter sur l’émulation juridictionnelle, à l’image de la reprise de la motivation du Conseil constitutionnel par une décision du TA de Strasbourg du 7 novembre 2023[26] prononçant la suspension d’une décision administrative concernant le stockage de produits dangereux.

Pour accéder au rang de « belle » ou de « grande » décision, la décision du 25 octobre 2023 devra donc démontrer qu’elle est le fruit d’une stratégie efficace de politique jurisprudentielle destinée à s’intensifier et s’accélérer. C’est à ce prix que les générations futures apprécieront le droit qui leur a été ainsi conféré.

b. Extension du droit de se taire à toute sanction punitive

Les décisions du Conseil constitutionnel ont une portée transversale. Au-delà de l’enjeu précis lié au contenu de la disposition législative contestée et de son effet dans une discipline donnée, les principes dégagés par le Conseil constitutionnel transcendent la plupart du temps les branches du droit et s’appliquent aux autres mesures dont la nature ou le contenu est équivalent. C’est particulièrement le cas au sujet de l’encadrement des sanctions punitives, historiquement issues du droit pénal et de l’article 8 de la Déclaration de 1789, mais dont les principes jurisprudentiels s’appliquent à toute mesure ayant le caractère d’une punition, que la sanction soit de nature administrative, fiscale, commerciale, douanière… C’est ainsi que le droit disciplinaire des notaires est à l’origine d’une évolution notable du droit constitutionnel punitif, sous l’effet d’une décision n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023. Les dispositions contestées prévoyaient les modalités selon lesquelles une action disciplinaire peut être exercée à l’encontre des notaires et le requérant se plaignait du fait que ces dispositions ne prévoient pas la notification à l’intéressé du droit qu’il a de se taire. Il est vrai que le droit de se taire, qui découle de l’article 9 de la DDHC et du principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, a donné lieu à de nombreuses censures en procédure pénale ces dernières années[27].

En réponse, le Conseil constitutionnel dégage une nouvelle norme de concrétisation en affirmant que les exigences qui découlent de l’article 9 de la DDHC « s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives, mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition ». Ainsi, ces exigences « impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. » Autrement dit, contrairement aux décisions antérieures qui appliquaient le droit de se taire et imposaient la notification de ce droit aux seules sanctions de nature pénale, la décision du 8 décembre 2023 étend le champ d’application de ce droit à toute sanction punitive, en particulier les sanctions disciplinaires comme en l’espèce.

L’originalité de la décision ne profite pas au justiciable pour une raison de répartition des compétences normatives. En effet, le texte contesté en QPC se contente de désigner les titulaires de l’action disciplinaire et le Conseil constitutionnel n’était pas saisi des conditions dans lesquelles le notaire comparaît devant le tribunal judiciaire. En tout état de cause, c’est au pouvoir réglementaire, ajoute la décision par souci de bonne administration de la justice, de prévoir ces précisions procédurales. La faute incombe donc au pouvoir réglementaire et non à la loi qui dès lors est déclarée conforme. En cas d’inertie du pouvoir réglementaire, la loi ne serait pas considérée comme faisant écran et le juge administratif pourrait retenir l’inconstitutionnalité des dispositions réglementaires en ce qu’elles ne prévoient pas la notification du droit de se taire.

En encadrant davantage le droit punitif et en particulier disciplinaire, le Conseil constitutionnel confirme la procéduralisation renforcée du prononcé des sanctions punitives. En la matière, l’influence de la Cour de justice de l’Union européenne a dû jouer un rôle non négligeable[28] et c’est à présent le droit de la procédure administrative non contentieuse qui devrait connaître des annulations de procédure et un toilettage des textes applicables. Les effets contentieux n’ont d’ailleurs pas tardé à se produire, à l’image d’une ordonnance de référé du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 1er février 2024[29] faisant application directe du nouveau considérant de principe de la décision du 8 décembre 2023 à l’origine d’un doute sérieux sur la légalité d’une décision administrative, par laquelle le préfet de police a procédé au retrait de carte professionnelle d’un conducteur de taxi. Le contentieux disciplinaire des magistrats judiciaires devant le Conseil supérieur de la magistrature devrait également être concerné. En effet, la position exprimée par le Conseil d’État le 23 juin 2023[30], refusant de renvoyer une QPC sur l’absence de droit de se taire en application de la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel, devrait prochainement être revue au regard de l’extension de ce droit au-delà de la procédure pénale[31].

Enfin, la décision commentée confirme le rôle pivot de l’article 8 de la DDHC à travers la notion de « sanction ayant le caractère de punition ». Il est évidemment louable que les garanties procédurales dont bénéficient les individus, spécialement lorsqu’ils encourent une sanction punitive, soient renforcées bien que ce mouvement puisse connaître des limites au regard du risque d’inertie de l’action administrative. Cependant, la portée réelle de cette jurisprudence dépend de ce que le Conseil constitutionnel entend par caractère « punitif », au regard de l’intention exprimée du législateur. Au risque de créer des incohérences lorsque les solutions jurisprudentielles sont mises en perspective : la moindre sanction disciplinaire ayant un caractère punitif bénéficiera de garanties procédurales renforcées, tandis que, par exemple, le retrait de réduction de peine d’emprisonnement n’en bénéficie pas dès lors que cette mesure n’est pas considérée comme punitive[32]. Il serait dès lors souhaitable qu’une classification davantage élaborée soit proposée par le Conseil constitutionnel, afin d’adapter au mieux la procédure suivie aux conséquences concrètes sur les droits et libertés des individus.

2. Les nouvelles techniques contentieuses 

a. Les réserves d’interprétations « communicationnelles »

C’est bien connu, la pédagogie est faite – notamment – de répétition. L’apport d’une décision du Conseil constitutionnel peut ainsi parfois se mesurer non pas tant en ce qu’elle ajoute ou retranche à l’ordonnancement juridique, mais en ce qu’elle lève une incertitude par un simple rappel du droit applicable. C’est à ce type de rappel à la loi, adressé aux forces de l’ordre investi du droit de pénétrer dans les halls d’immeubles, que la décision n° 2023-1059 QPC du 14 septembre 2023 procède.

Sous l’effet d’une réforme initiée par la loi du n° 2021-1520 du 25 novembre 2021, l’article L. 272-1 du code de la sécurité intérieure accorde une autorisation permanente aux policiers (excepté municipaux pour lesquels une autorisation demeure nécessaire), gendarmes et pompiers, leur permettant « d’accéder aux parties communes » d’immeubles à usage d’habitation « aux fins d’intervention ». Le renvoi de la QPC par la Cour de cassation était formulé de manière directive, dès lors que, selon ses mots, le texte « accorde désormais aux services de police et de gendarmerie nationales, indépendamment du cadre juridique de leur intervention, un droit d’accès inconditionnel à l’ensemble des parties communes d’un immeuble à usage d’habitation, y compris à celles n’étant pas librement accessibles, sans l’accord des propriétaires ou de leur représentant et sans y avoir été préalablement autorisés par l’autorité judiciaire. » Le Conseil rappelle classiquement les éléments de la conciliation en présence : d’un côté, le droit au respect de la vie privée, de l’autre, les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions.

La décision enchaîne avec une lecture contextualisée de la règle contrôlée en la connectant à son environnement jurisprudentiel et textuel.

Ainsi, en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation, « telle qu’elle ressort de la décision de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité »,l’obligation de permettre l’accès aux halls d’immeuble « s’applique à l’ensemble des parties communes, y compris à celles qui ne sont pas librement accessibles. »

Le Conseil constitutionnel opère ensuite une lecture combinée de la disposition contestée avec le code de procédure pénale afin de préciser que « ce n’est que dans le cas où les services de police et de gendarmerie nationales interviennent dans le cadre d’une opération de police judiciaire », notamment lors d’une enquête préliminaire, « que les actes d’investigation prévus par le code de procédure pénale peuvent, le cas échéant, être mis en œuvre » sous le contrôle du parquet ou, selon les cas, sur autorisation du siège.

La décision va ensuite rechercher dans le droit de la copropriété et la loi du 10 juillet 1965 le sens des « parties communes des immeubles à usage d’habitation », qui sont constituées des bâtiments et terrains affectés à l’usage et à l’utilité de tous les copropriétaires ou de plusieurs d’entre eux. Dès lors, en aucun cas, les dispositions contestées ne permettent d’accéder à des lieux susceptibles de constituer un domicile.

Enfin, par une réserve d’interprétation pédagogique et communicationnelle, le Conseil constitutionnel indique que les dispositions contestées « n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de leur permettre d’accéder à ces lieux pour d’autres fins que la réalisation des seuls actes que la loi les autorise à accomplir pour l’exercice de leurs missions ». Aucune plus-value normative donc, un simple rappel au respect du cadre légal d’exercice des missions.

Sur le fond, il est bien évident que le contexte sécuritaire alliée à une logique de simplification du droit ont lourdement pesé dans la balance. Cependant, sur le plan de la technique contentieuse, la motivation de la décision et en particulier la réserve d’interprétation communicationnelle ne sont pas dénuées d’intérêt. À première vue, le Conseil ne ferait qu’enfoncer une porte ouverte… Mais à y regarder de plus près, cette décision de simple rappel à la loi se nourrit du fait, de la manière concrète dont la loi pouvait être appliquée au quotidien, avec le risque que les silences du texte soient perçus comme permissifs. Dès lors, bien que peu spectaculaire sur le plan de la garantie des droits et libertés, ce type de QPC n’est pas totalement inutile afin d’éviter qu’un cran supplémentaire dans la limitation de la vie privée et du domicile soit franchi sur le terrain.

b. Incompétences négatives et contrats

On ne peut s’empêcher, en lisant la décision n° 2023-1065 QPC du 26 octobre 2023, de songer à la grande et belle décision du Conseil d’État Gaz de Bordeaux du 30 mars 1916[33]dans laquelle le juge administratif avait consacré pour la première fois la théorie de l’imprévision. Il s’agissait à l’époque de répondre à la délicate question de savoir si une forte augmentation du prix du charbon en période de guerre pouvait justifier une « révision » du contrat aux dépens de la puissance publique. Le Conseil d’État avait certes admis dans cette affaire l’hypothèse d’une « imprévision », mais au prix d’un encadrement pour le moins strict des conditions dans lesquelles un partenaire de l’administration peut obtenir le paiement d’une indemnité lors d’évènements inattendus. À plus de cent ans d’écart, la décision du 26 octobre 2023 concerne cette fois-ci une forte augmentation du tarif… de l’électricité suite au conflit en Ukraine, augmentation qui pose à nouveau la question de savoir dans quelle mesure un évènement par nature imprévu justifie de modifier ou non les contrats en cours d’exécution.

Mais si en 1916 il était peu courant que le législateur se saisisse lui-même de ces questions contractuelles, il arrive aujourd’hui fréquemment qu’il intervienne pour « adapter » les contrats aux divers évènements. Certains ne s’offusqueront guère de ces interventions législatives répétées sur les conventions en cours dans la mesure où il s’agit la plupart du temps de répondre à un motif d’intérêt général, notamment la préservation des deniers publics. À l’inverse, d’autres pourront voir ici le signe d’un interventionnisme trop vigoureux de la puissance publique dans les affaires privées.

En l’espèce, une loi avait modifié le régime juridique applicable aux contrats conclus entre EDF et certains producteurs d’électricité « verte ». Pour favoriser la production de cette électricité, l’État avait offert à ces producteurs en 2015 un avantage financier sous la forme d’une prime, mais le maintien de cet avantage depuis la forte augmentation du prix de l’électricité en 2021 ne paraissait plus justifié, puisque la seule revente de l’électricité produite à EDF offrait déjà aux producteurs de substantiels revenus. C’est donc pour tenir compte de cet évènement « imprévu » à l’origine que le législateur était intervenu. Mais plutôt que de limiter son intervention aux seules conventions futures, il avait choisi d’atteindre tous les contrats en cours au moment de l’adoption de la nouvelle loi, ce qui mettait en cause les stipulations initialement conclues entre EDF et les partenaires privées.

Sans trop de surprise – les censures en la matière sont rares – le Conseil constitutionnel refuse de censurer la loi en observant qu’un intérêt général suffisant a justifié l’intervention du législateur dans les contrats en cours. Mais alors que l’affaire semblait perdue pour les requérants, la décision s’achève par un retournement de situation inattendu : le Conseil constate en effet que si l’intervention législative était valable dans son principe, le Parlement ne pouvait toutefois renvoyer à l’autorité réglementaire le soin d’encadrer le nouveau régime applicable aux relations contractuelles entre EDF et les partenaires privés. C’est donc sur le fondement de l’incompétence négative (adossée au principe de liberté contractuelle) que le Conseil censure la disposition critiquée.

On retiendra surtout de cette décision qu’elle est la première à prononcer une censure pour incompétence négative dans le domaine des contrats. Cela ouvre de belles perspectives de censure pour les requérants dans la mesure où une bonne partie du droit des obligations fait aujourd’hui l’objet d’un encadrement réglementaire par la puissance publique.

3. Les censures remarquables

Parmi les censures remarquables de l’année 2023, il faut d’abord évoquer la décision n° 2023-1068 QPC du 17 novembre 2023. Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel prononce pour la première fois une censure pour méconnaissance des droits patrimoniaux des débiteurs.

Cette « variante » originale du droit de propriété a été consacrée en 2011[34] avec la formule selon laquelle « il appartient au législateur (…) de définir les modalités selon lesquelles, pour permettre le paiement des obligations civiles et commerciales, les droits patrimoniaux des créanciers et des débiteurs doivent être conciliés ». Il s’agissait à ce moment de contrôler le régime applicable aux prestations compensatoires dues par l’un des époux en cas de divorce. Mais le Conseil constitutionnel n’avait pas sanctionné le législateur à l’époque, jugeant que les pouvoirs donnés au juge d’attribuer de façon « forcée » un bien en paiement de la dette ne portaient pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété.

Le problème était un peu différent dans la décision qui nous intéresse : il était reproché au Parlement de ne pas avoir prévu, en cas de vente par adjudication faisant suite à une saisie de droits incorporels (par ex. la saisie de valeurs mobilières ou de parts sociales), de faculté pour le débiteur de contester devant le juge de l’exécution le montant de leur mise à prix. Il se trouve en effet que, dans ce cas particulier d’une saisie de droits incorporels, c’est le créancier qui fixe lui-même le prix de départ des enchères, sans possibilité pour le débiteur de discuter ce prix. Les requérants critiquaient plus précisément le fait de ne pas avoir prévu de dispositif permettant de saisir un juge comme l’exigence pourtant l’article 16 de la Déclaration de 1789 (garantie des droits).

Le Conseil constitutionnel leur donne raison en observant qu’« au regard des conséquences significatives qu’est susceptible d’entraîner pour le débiteur la fixation du montant de la mise à prix des droits saisis, il appartenait au législateur d’instaurer une voie de recours. Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées sont entachées d’incompétence négative dans des conditions affectant le droit à un recours juridictionnel effectif ».

L’originalité de cette affaire se trouve surtout dans la personne visée par les dispositions législatives : s’il arrive régulièrement que le Conseil soit saisi de situations mettant en jeu les droits patrimoniaux des créanciers (notamment lorsque la réglementation ne préserve pas suffisamment ces droits), il n’était jamais arrivé jusqu’à maintenant qu’il censure une disposition en cas d’atteinte aux droits des débiteurs, autrement dit les droits de ceux qui sont redevables du paiement d’une obligation. Il est intéressant de noter que, par et avec cette affaire, le Conseil rappelle que la condition de débiteur ne saurait justifier toutes les contraintes : les personnes « fautives » ou « débitrices » bénéficient elles aussi, quelle que soit leur situation, de droits constitutionnels que le législateur ne peut méconnaître.

Le Conseil constitutionnel continue dans la décision n° 2023-860 DC du 21 décembre 2023[35] sa politique des petits pas en faveur d’une meilleure protection des travailleurs privés d’emploi.

Il avait en effet reconnu dans sa décision du 15 décembre 2022[36] « l’existence d’un régime d’indemnisation des travailleurs privés d’emploi » sur le fondement des 5e et 11e alinéas du Préambule de 1946, permettant ainsi aux salariés d’obtenir une sorte de droit constitutionnel à indemnisation en période de chômage. Dans la décision commentée, le Conseil censure cette fois-ci une disposition qui limitait les possibilités pour un salarié en situation de maladie ou d’incapacité d’obtenir des indemnités journalières. La continuité entre les deux décisions est évidente puisqu’il est question dans les deux cas d’une perte d’emploi pour les travailleurs, soit en raison d’une situation de chômage (2022) soit en raison d’une maladie (2023).

Mais la comparaison s’arrête là car si le Conseil censure bien la disposition en cause dans cette affaire, il se montre en réalité beaucoup plus réservé que dans la précédente décision du 15 décembre 2022. On peut voir en particulier trois éléments qui témoignent de la prudence du Conseil en l’espèce.

On observera d’abord que lorsque le Conseil évoque le 11e alinéa du Préambule dans la décision commentée, il termine son paragraphe en rappelant qu’« il est loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions, dès lors que, ce faisant, il ne prive pas de garantie légale des exigences constitutionnelles ». Cette formule est utilisée d’ordinaire par le Conseil pour indiquer aux requérants que le législateur est tout à fait libre de créer de nouvelles normes en les appliquant immédiatement, sauf à porter une atteinte disproportionnée aux « situations en cours ». C’est une sorte de principe implicite selon lequel il n’existe pas en France de « droits acquis » au maintien d’une situation législative. Il s’agit la plupart du temps de permettre au législateur d’agencer librement la temporalité des nouvelles dispositions législatives. Or en l’espèce, la formule est détournée de son cadre « normal » pour permettre au Conseil de consacrer la possibilité pour le législateur de réduire à tout moment les prestations sociales des travailleurs. Le nouveau dispositif permettait en effet à un médecin diligenté par l’employeur de contester un arrêt de travail prescrit par le médecin du salarié, sans possibilité pour ce dernier de demander un examen de sa situation par l’organisme d’assurance maladie. Ce dispositif autorisait ainsi le médecin de l’employeur à suspendre lui-même et sans autre forme de contrôle les droits à indemnité versés au travailleur en situation de maladie. Personne n’ignorait que ce nouveau régime réduisait considérablement les droits des travailleurs, mais le gouvernement justifiait cette réforme par la nécessité de lutter contre les fraudes en matière de protection sociale. Or le plus intéressant sur ce point est d’observer que si le Conseil censure cette disposition, il commence son argumentation en rappelant que cette « diminution » des droits des salariés n’est jamais en soi contraire à la Constitution car, comme il le note, « il est à tout moment loisible au législateur de modifier des textes antérieurs ». C’est donc seulement si la méconnaissance des droits atteint un degré jugé inacceptable ou disproportionné que la disposition constatée pourra subir une censure. Tout cela n’est guère original en réalité, mais on se demande alors pourquoi le Conseil « réserve » cette formule aux seuls droits sociaux des travailleurs et dans quelle mesure il pourrait l’évoquer aussi dans d’autres situations. On imagine mal cependant que cette formule soit systématique, car cela impliquerait de rappeler dans toutes les décisions ou presque la possibilité pour le législateur de réduire les droits constitutionnels des citoyens…

Ensuite, si le juge constitutionnel prononce bien une censure du dispositif introduit par le législateur, il ne le fait pas, contrairement à la précédente affaire de 2022, en consacrant un nouveau droit des travailleurs en cas d’arrêt maladie. Il se contente en effet seulement de rappeler le contenu du 11e alinéa pour conclure au terme de son argumentation que « les dispositions contestées méconnaissent les exigences constitutionnelles précitées ». On perçoit bien à la lecture de cette périphrase la volonté manifeste du Conseil de ne reconnaître officiellement aucun nouveau principe susceptible de renforcer les garanties constitutionnelles des travailleurs. La différence nous semble par exemple assez nette entre l’activisme récent du Conseil en matière d’environnement et la prudence affichée à l’occasion des affaires plus « sociales » (comme ici).

Enfin, on ne comprend pas bien pourquoi le Conseil mobilise le 5e alinéa (qui consacre un droit à l’emploi) lorsqu’il aborde la question des indemnités chômage, alors qu’il ignore complètement cette disposition lorsqu’il aborde la question des indemnités maladie. On a pu montrer dans un autre texte[37] que le choix du Conseil de recourir au 5e alinéa pour protéger les salariés « privés d’emploi » était en réalité une très bonne idée, car le souhait des constituants en 1946 était bien de préserver l’emploi des travailleurs dans toutes ses dimensions, y compris en cas de perte d’emploi pour des motifs liés au chômage. Il nous paraissait donc tout à fait judicieux en l’espèce de poursuivre cette jurisprudence en censurant la disposition en cause sur le double fondement des 5e et 11e du Préambule de 1946 comme il avait pu le faire en 2022.

Dans sa décision n° 2023-853 DC du 26 juillet 2023, le Conseil censure de façon inédite, sur le fondement du principe de responsabilité, une disposition qui offrait à certains propriétaires une exonération de responsabilité en cas de dommage résultant de la ruine de leur immeuble.

Le législateur souhaitait en l’espèce accorder aux propriétaires une dispense de responsabilité en cas de ruine de leur bien immobilier dans le cas précis où ce bien est occupé illicitement par des personnes sans droit ni titre. Jusqu’à présent, en effet, le propriétaire d’un bâtiment était responsable de plein droit du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle résultait d’un défaut d’entretien ou d’un vice de construction, et il ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité qu’en rapportant la preuve que le dommage était dû à une cause étrangère. La nouvelle réglementation réduisait donc considérablement la charge de la responsabilité pour les propriétaires, ce qui mécaniquement réduisait aussi la possibilité pour les éventuelles victimes d’obtenir réparation des dommages causés par l’effondrement d’un bâtiment.

Or s’il existait bien dans la jurisprudence constitutionnelle un principe de responsabilité depuis la décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982, jamais le Conseil n’avait prononcé de censure sur ce fondement. La décision commentée est donc tout à fait originale dans la mesure où le Conseil juge pour la première fois qu’un dispositif visant à exonérer totalement les propriétaires de leur responsabilité constitue « une atteinte disproportionnée au droit des victimes d’obtenir réparation du préjudice résultant du défaut d’entretien d’un bâtiment en ruine ».

On ne sait pas encore avec cette décision si le principe de responsabilité sera invocable dans le contentieux QPC, mais rien ne permet de l’exclure en l’état, ce qui ouvre potentiellement la voie au réexamen d’un grand nombre de dispositions organisant des exonérations de responsabilité en droit français.

B. Le Conseil constitutionnel et la société

1. Les retraites

Comme il est habituel et heureux lorsque le Conseil est saisi d’un dossier « sensible », la doctrine a beaucoup écrit avant et après la décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023. Certains considéraient que tous les moyens utilisés par le gouvernement sont prévus par la constitution, la loi organique et les règlements des assemblées et qu’en conséquence le Conseil, n’ayant pas un pouvoir d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement, n’annulerait pas la loi. D’autres souriaient de voir des collègues chercher à prévoir la prochaine décision alors que le texte de la constitution laisse le Conseil libre de son interprétation. D’autres encore, qui d’ordinaire parlaient beaucoup, demandaient bizarrement à la doctrine de se taire pour laisser le Conseil travailler librement à l’abri des pressions. D’autres enfin, relevant les motifs réels d’inconstitutionnalité de la loi, craignaient que le Conseil n’ose pas, pour des raisons politiques, censurer la loi. D’une certaine manière, le Conseil a donné raison à chacun : il a interprété (très) librement la constitution ; il n’a pas censuré la loi ; et il a relevé les inconstitutionnalités.

Le premier grief relevé par la doctrine portait sur l’utilisation de l’article 47-1 de la constitution comme support de la réforme des retraites.Cet article dispose que pour les projets de loi de financement de la sécurité sociale, l’Assemblée nationale a vingt jours pour se prononcer, qu’au terme de ce délai le gouvernement transmet le texte au Sénat qui a quinze jours pour statuer, qu’il peut provoquer le cas échéant une réunion de la commission mixte paritaire et que si le Parlement ne s’est pas prononcé dans les cinquante jours, les dispositions du projet de loi peuvent être mises en œuvre par ordonnance. Si les lois de financement rectificatives de la sécurité sociale sont bien des lois de financement de la sécurité, elles se distinguent des deux autres types de loi entrant, selon la loi organique du 14 mars 2022, dans cette catégorie : les lois de financement de la sécurité sociale de l’année et les lois d’approbation des comptes de la sécurité sociale. De l’année, rectificative, d’approbation ces trois lois de financement de la sécurité sociale ne sont pas redevables du même régime de fabrication. La contrainte des délais n’a de sens que pour les lois de l’année car elles doivent être adoptées avant le 31 décembre pour être applicables dès le 1er janvier. Pour les lois rectificatives et les lois d’approbation, la préoccupation d’obtenir en temps utile et plus spécialement avant le début de l’année l’intervention des mesures d’ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale – selon les termes de la décision du 24 juillet 1985 relative à la loi de règlement – par définition logique ne s’applique pas à ces deux types de lois qui interviennent en cours d’année. Ce que reconnaît le Conseil lorsqu’il juge au §11 que « si les dispositions relatives à la réforme des retraites, qui ne relèvent pas de ce domaine obligatoire, auraient pu figurer dans une loi ordinaire, le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur à cet égard, mais uniquement de s’assurer que ces dispositions se rattachent à l’une des catégories mentionnées à l’article L.O. 111-3-12 du code de la sécurité sociale ». Le Conseil admet donc que les dispositions relatives à la réforme des retraites auraient pu figurer dans une loi ordinaire ; qu’elles soient inscrites dans une loi de financement rectificative de la sécurité sociale « ne méconnait aucune exigence constitutionnelle » déclare-t-il. Discutable car, selon la constitution, il est une différence entre loi ordinaire et loi de financement : la première détermine les principes fondamentaux du droit du travail et de la sécurité sociale (article 34), la seconde a pour objet de modifier en cours d’année les objectifs de dépenses de la sécurité sociale (article L.O. 111-3-9 du code la sécurité sociale). Dans cette affaire, la loi n’avait pas un objet financier pour l’année 2023 mais une réforme du régime juridique des retraites pour les années à venir ; elle déterminait l’âge légal de départ à la retraite, les conditions particulières pour les séniors, les femmes, les personnes ayant commencé à travailler à un jeune âge,… En d’autres termes, la loi portait sur les principes fondamentaux du nouveau régime des retraites et l’exigence constitutionnelle qui réserve au législateur ordinaire cette compétence a été méconnue.

Le second grief d’inconstitutionnalité relevé par la doctrine concernait le principe de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Reconnu dans la décision du 13 octobre 2005, il répond, selon le Conseil, à la nécessité de garantir que la loi est bien l’expression de la volonté générale – article 6 de la Déclaration de 1789 – et de la souveraineté nationale – article 3 de la constitution. Il sert, depuis cette date, de norme de référence pour contrôler la régularité de la procédure parlementaire, le respect des droits des minorités contre les abus éventuels de la majorité et, plus généralement, le bon déroulement du travail parlementaire. Or, en l’espèce, la lecture des débats parlementaires et les déclarations successives et contradictoires des ministres sur les motifs de la loi, le nombre de bénéficiaires des augmentations des pensions de retraite, la portée normative de l’index senior,… témoignent de l’ambigüité et de la confusion des débats. Il convient encore d’ajouter que ce projet de loi n’a jamais été voté par l’Assemblée nationale : en première lecture, le vote s’est arrêté à l’article 2 – qui a été repoussé – et, après la commission mixte paritaire, le gouvernement a fait usage de l’article 49.3 qui a pour effet de faire voter les députés non pas pour ou contre la loi mais pour ou contre le renversement du gouvernement. Et si le Sénat a voté le projet de loi, il l’a fait en utilisant l’article 38 de son règlement qui limite la discussion à un orateur « pour » et un orateur « contre » et en étant soumis à la procédure du vote bloqué prévue à l’article 44 de la constitution qui l’oblige à se prononcer par un seul vote sur le texte en discussion en ne retenant que les amendements acceptés par le gouvernement. Ce que, là encore le Conseil reconnaît lorsqu’il juge que « § 65. La circonstance que certains ministres auraient délivré, lors de leurs interventions à l’Assemblée nationale et dans les médias, des estimations initialement erronées sur le montant des pensions de retraite qui seront versées à certaines catégories d’assurés, est sans incidence sur la procédure d’adoption de la loi déférée dès lors que ces estimations ont pu être débattues » ; que « § 69. La circonstance que plusieurs procédures prévues par la Constitution et par les règlements des assemblées aient été utilisées cumulativement pour accélérer l’examen de la loi déférée, n’est pas à elle seule de nature à rendre inconstitutionnel l’ensemble de la procédure législative ayant conduit à l’adoption de cette loi »; que « § 70. En l’espèce, si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution. Par conséquent, la loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution ». Le Conseil admet donc que des ministres ont délivré des estimations erronées lors des débats parlementaires, que plusieurs procédures ont été utilisées cumulativement pour accélérer l’adoption de la loi et que l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a un caractère inhabituel mais il n’en conclue pas que le principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires n’ait pas été respecté.

Le Conseil a satisfait tout le monde – ou personne : il a décrit les inconstitutionnalités, les a « désactivées » par une libre interprétation pour conclure à la validation de la loi. Sans se prononcer sur le fond de la réforme, à savoir si fixer à 65 ans l’âge légal de départ à la retraite était ou non conforme à la constitution, le Conseil avait pourtant l’opportunité de rappeler l’exigence constitutionnelle d’une délibération parlementaire de qualité : le gouvernement avait brutalisé le Parlement (ce qu’il reconnaît) ; si le Parlement est la Nation représentée, le gouvernement avait donc brutalisé la Nation ; en sanctionnant la loi au motif que les droits du Parlement avaient été malmenés de manière « inhabituelle », le Conseil protégeait les droits du Parlement et, à travers eux, les droits de la Nation à une élaboration claire et sincère de la volonté générale.

Si la représentation nationale a été privée d’un débat clair et sincère, il était permis de penser que le peuple puisse débattre et décider par référendum d’une réforme du régime des retraites qui concernait directement chacun des membres du corps social. Et pourtant, ce même jour du 14 avril 2023 (Décision n° 2023-4 RIP), le Conseil, après avoir abimé le débat parlementaire, a fermé la porte d’un débat référendaire. Les conditions de recevabilité de la proposition de loi référendaire visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne pouvait être fixé au-delà de 62 ans paraissaient pourtant objectivement réunies. Sans doute, l’article 11 précise-t-il qu’une proposition référendaire ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. Or, la loi portant à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite avait été votée le 20 mars 2023 et la proposition référendaire transmise au Conseil le… 20 mars 2023. Mais, à cette date – 20 mars – la loi votée n’était pas promulguée puisqu’elle faisait l’objet d’un recours devant le Conseil transmis le 21 mars. Comme le Conseil, dans sa décision du 9 mai 2019, avait jugé que le point de départ du délai d’un an était la date d’enregistrement de la saisine, le 20 mars 2023, date d’enregistrement de la saisine, la loi sur la réforme du régime des retraites n’était pas été promulguée. La proposition ayant été signée par un cinquième des parlementaires et la retraite étant évidemment un objet social et économique, il était logiquement attendu que le Conseil déclare recevable la proposition référendaire. Il l’a pourtant recalée sur la base d’une interprétation ici très stricte du mot « réforme ». Pour que la proposition référendaire soit recevable, il faut que le projet de loi porte « sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation ». En l’espèce, si personne ne contestait que la proposition relevait bien de la politique sociale, une dispute herméneutique s’est formée sur le mot « réforme » : dès lors que la législation actuelle, au moment de la proposition référendaire, fixait à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite, certains soutenaient que cette proposition n’était pas une « réforme » puisqu’elle ne changeait pas le droit existant. D’autres faisaient remarquer, à juste titre, que dans la législation en vigueur 62 ans était l’âge à partir duquel il était possible de partir à la retraite alors que la proposition référendaire faisait de 62 ans l’âge maximum de passage à la retraite. Faire de 62 ans l’âge plafond de la retraite consistait à réformer la législation en vigueur qui en faisait l’âge plancher. Ce changement pourtant substantiel n’a pas été jugé constituer une réforme et le Conseil a déclaré irrecevable la proposition référendaire. Et, comme d’habitude, sans expliquer les raisons pour lesquelles il voyait davantage de continuité que de changement dans la proposition…

2. La responsabilité des ministres

À la question « une perquisition judiciaire au sein d’un ministère porte-t-elle atteinte au principe de la séparation des pouvoirs ? », la réponse spontanée est « oui, évidemment ». Mais chacun sait qu’au pays de Descartes, il convient toujours de se méfier de ces réponses évidentes, de les soumettre à la question pour arriver à une réponse réfléchie.

À l’occasion de la décision n° 2023-1046 QPC du 21 avril 2023, le Conseil constitutionnel a reçu de la Cour de cassation une QPC ainsi rédigée « Les dispositions des articles 56, 57, alinéa 1, et 96 du code de procédure pénale, en ce qu’elles autorisent la perquisition au sein du siège d’un ministère, lieu d’exercice du pouvoir exécutif au sens de l’article 20 de la Constitution, sans assigner de limites spécifiques à cette mesure, ni l’assortir de garanties spéciales de procédure permettant de prévenir une atteinte disproportionnée à la séparation des pouvoirs, portent-elles atteinte à ce principe, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi qu’à l’article 34 de la Constitution qui impose au législateur de fixer les règles concernant la procédure pénale ? ». Un premier doute sur la pertinence constitutionnelle de cette transmission se forme à la rédaction de la question. Il est en effet de jurisprudence constante et évidemment connue de la Cour que « la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit »[38]. Il n’est donc pas possible de contester par voie de QPC une incompétence négative « sèche » du législateur ; il faut pour qu’elle puisse être recevable que cette abstention législative affecte un droit ou une liberté garanti par la constitution. En l’espèce, le requérant considère qu’en ne fixant pas les règles de perquisition au sein d’un ministère le législateur, en restant en deçà de sa compétence, a porté une atteinte disproportionnée au principe de la séparation des pouvoirs.

Le regard se déporte aussitôt sur la qualification de la séparation des pouvoirs. Aucun doute sur sa qualité constitutionnelle. Depuis sa décision du 23 mai 1979[39], le Conseil reconnaît sa valeur constitutionnelle. Mais un doute sérieux existe sur la qualité de « droits et libertés garantis par la constitution » de la séparation des pouvoirs : un principe oui, un droit ou une liberté, discutable. Or, de cette qualité de principe ou de droit dépend la recevabilité de la QPC. En effet, le constituant n’a pas souhaité introduire en droit français un mécanisme permettant aux justiciables de s’emparer de la Constitution dans son ensemble ; il a choisi d’isoler quelques fragments du bloc de constitutionnalité pour limiter la QPC à la seule question des droits de l’homme, c’est-à-dire, selon les mots du rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, « à la fois les droits et libertés garantis par la Déclaration de 1789, l’ensemble des principes particulièrement nécessaires à notre temps énoncés par le préambule de la Constitution de 1946 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »[40]. Cette volonté du constituant de circonscrire le contentieux de la QPC aux droits fondamentaux est motivée par une idée apparemment simple : la contestation du fonctionnement des institutions appartient aux responsables des institutions, la contestation des atteintes aux droits et libertés aux citoyens. Le Conseil l’affirme clairement dès les premières décisions QPC : « le grief tiré de la méconnaissance de la procédure d’adoption d’une loi ne peut être invoqué à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution »[41]. Comme toujours avec une classification, il est des éléments difficiles à faire rentrer dans une classe plutôt que dans l’autre. Autant il est simple de mettre l’article 45 de la constitution relative à la commission mixte paritaire dans la classe « institution » et la liberté syndicale dans la classe « droits et libertés », autant il devient plus difficile de classer le principe de la séparation des pouvoirs. Stricto sensu, il n’entre pas dans la catégorie « droits et libertés » ; il a pour objet une organisation des pouvoirs publics qui garantit l’indépendance organique et fonctionnelle des pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel.

Dans l’affaire en cause, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, saisie du délit de prises illégales d’intérêts qu’aurait commis le garde des Sceaux en exercice, a perquisitionné les locaux du ministère de la Justice et notamment les bureaux du ministre, de ses secrétaires, de la directrice de cabinet, du directeur de cabinet – adjoint, du chef de cabinet et du directeur des affaires criminelles et des grâces. Sur appel des avocats, ces perquisitions n’ont été pas été annulées et le ministre a été renvoyé devant la CJR le 3 octobre 2022 ; le 28 novembre 2022 un pourvoi était formulé contre cet arrêt et le lendemain un mémoire distinct et motivé soulevait devant la Cour de cassation la question de l’atteinte au principe de la séparation du fait de l’absence de règles spécifiques à la perquisition dans un des lieux d’exercice du pouvoir exécutif. Ce faisant, la commission, habilitée par une institution spéciale pour juger les ministres – qui est déjà pour les membres du gouvernement une garantie procédurale – a rempli sa fonction qui est de recueillir tous les éléments permettant de qualifier ou non de prises illégales d’intérêts les faits reprochés au ministre de la justice. Elle n’a pas instruit sur les politiques pénales conduites par le garde des Sceaux ; elle n’a pas enquêté sur la compétence normative ni sur les choix politiques du ministre ; elle a seulement cherché à savoir si le ministre avait utilisé sa fonction de ministre pour accomplir des actes pouvant être qualifiés de délit. Il n’est, ici, nulle atteinte à la séparation des pouvoirs puisque l’instruction n’a pas pour objet de s’immiscer dans l’exercice de la fonction constitutionnelle d’un ministre de la justice qui est, sous l’autorité du Premier ministre, de déterminer et de conduire la politique pénale du pays.

La QPC aurait eu davantage de pertinence s’il avait été soutenu que l’incompétence négative du législateur en matière de perquisitions dans un ministère pouvait porter atteinte aux droits de la défense et à un procès équitable. Le Conseil, en effet, admet que « la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit »[42]. Autrement dit, une recevabilité par ricochet : une QPC fondée sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs est irrecevable, une QPC fondée sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs qui a pour conséquence de porter atteinte à un droit ou une liberté est recevable. Le problème, ici, est que le libellé de la question posée se limite à invoquer la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs sans dire les droits et libertés qui seraient affectés par cette méconnaissance. Sans doute, le mémoire distinct et motivé fourni à l’appui de la QPC fait valoir que l’incompétence négative du législateur en cas de perquisition au sein d’un ministère « expose par trop le principe de la séparation des pouvoirs et affecte manifestement les droits de la défense et le droit à un procès équitable ». Mais ce lien n’est pas fait dans le libellé de la question posée et il n’est pas démontré dans le mémoire. Sans doute encore, la Cour de cassation aurait pu réécrire la question en tenant compte de l’argumentation développée dans le mémoire. Si elle s’autorise, en effet, cette réécriture depuis son arrêt du 20 mai 2011, elle précise que la reformulation de la question a pour seul objet de la rendre plus claire et qu’elle ne peut en modifier l’objet et la portée. Or, introduire ou plus exactement ajouter au grief expressément contenu dans la question – la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs – le grief de la méconnaissance des droits de la défense et du droit à un procès équitable conduisait à modifier l’objet et la portée de la question. Venant d’un avocat bénéficiant d’une réputation méritée dans le contentieux constitutionnel, la Cour ne pouvait considérer qu’il s’agissait d’un oubli ou d’une maladresse mais de sa volonté d’axer la contestation toute entière sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs afin, peut-être, de susciter un débat doctrinal sur la compréhension de ce principe.

Certains pourraient aussi penser que la Cour a transmis cette question ainsi rédigée afin de montrer son impartialité dans une affaire opposant des magistrats au ministre de la Justice en sachant que, par son libellé et compte tenu de la jurisprudence constante du Conseil, elle ne serait pas recevable…

3. Les nouvelles technologies

Deux décisions intéressent le domaine des nouvelles technologies cette année.

Dans la décision n° 2023-850 DC du 17 mai 2023, le Conseil contrôle la loi relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 dont plusieurs dispositions étaient contestées par les parlementaires de l’opposition.

Ces derniers critiquaient notamment la possibilité offerte à un laboratoire (accrédité par l’Agence française de lutte contre le dopage) d’examiner les caractéristiques génétiques des sportifs à partir de prélèvements sanguins ou urinaires, sans que le consentement des personnes concernées ne soit préalablement donné. Le Conseil ne censure pas le dispositif imaginé par le législateur, mais il juge de façon inédite que le respect de la vie privée « requiert que soit observée une particulière vigilance dans l’analyse et le traitement des données génétiques d’une personne ». On peut donc en déduire après cette décision que le « patrimoine génétique » d’un individu est une composante à part entière de sa personne, et que ce faisant il jouit d’une protection au titre de la vie privée.

Dans cette même décision, les requérants dénonçaient également une disposition qui prévoyait, à titre expérimental, que les images collectées au moyen d’un système de vidéoprotection ou de caméras installées sur des aéronefs peuvent faire l’objet de « traitements algorithmiques » afin de repérer certains comportements. Il s’agissait ici de permettre aux autorités de police de détecter en amont des faits inhabituels à l’aide de logiciels spécifiques, pour prévenir le plus tôt possible des actes de terrorisme ou des atteintes graves à la sécurité des personnes. Si le Conseil ne censure pas le dispositif en rappelant l’objectif de valeur constitutionnel lié à la protection de l’ordre public, il émet cependant une réserve d’interprétation pour souligner que, lorsque le préfet a connaissance d’un problème lié à l’exploitation des images, il doit « mettre fin immédiatement à l’autorisation dont les conditions ayant justifié la délivrance ne sont plus réunies ». C’est rappeler en creux, par cette réserve, que les nouveaux instruments de surveillance robotisée ne peuvent se passer d’une supervision humaine.

Les nouvelles dispositions de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice permettent aux autorités de police d’activer à distance un téléphone ou une tablette, à l’insu de leur propriétaire, afin de procéder à la localisation de la personne qui détient l’appareil, ainsi qu’à la sonorisation et la captation d’images. À l’occasion de la décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023, les requérants critiquaient vivement ce nouveau dispositif, estimant qu’il serait attentatoire à la vie privée des individus. Si le Conseil valide le mécanisme de localisation après un examen rigoureux des garanties légales prévues par le législateur, il sanctionne en revanche la possibilité pour les autorités de police de capter des sons et des images à distance, notamment parce que cette captation est susceptible de concerner non seulement la ou les personnes visées par l’enquête, mais aussi toutes les personnes se trouvant dans l’environnement immédiat de l’appareil. Grâce au Conseil, ce n’est donc pas encore tout à fait Big Brother !

4. La famille

Il existe en droit constitutionnel, depuis la décision nº 2013-682 DC du 19 décembre 2013, un principe de « confiance légitime » offrant aux citoyens une protection contre les promesses non tenues du législateur. Il s’agit de protéger par ce principe les situations juridiques nées sous l’empire d’une précédente loi que le législateur actuel souhaiterait remettre en cause. La difficulté de ce principe de confiance légitime est qu’il crée une sorte de « droit acquis » au profit des citoyens empêchant toute réforme législative lorsqu’il est appliqué par les juges avec trop de rigueur. Cela explique sans doute que le Conseil constitutionnel s’est montré jusqu’à présent plutôt réticent à mobiliser ce principe, ne l’utilisant en réalité qu’une seule fois en dehors du contentieux fiscal, lorsque le Parlement avait remis en cause en 2015 le plafond de production d’électricité imposé à EDF[43].

Mais dans la décision n° 2023-1052 QPC du 9 juin 2023, le Conseil reconnaît à nouveau l’existence d’une « attente légitime » des citoyens, sans toutefois censurer la disposition qui déjouait cette attente. Il s’agissait en l’espèce d’une disposition créée par la loi du 2 août 2021 prévoyant que désormais une personne majeure née à la suite d’un don de gamètes ou d’embryons peut saisir la « Commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du tiers donneur » pour identifier le tiers donneur des gamètes ou des embryons. Or il se trouve que les tiers donneurs, avant cette loi de 2021, pouvaient légitimement penser que le législateur ne modifierait pas les règles de l’anonymat, faute de quoi beaucoup sans doute auraient renoncé à effectuer le don de gamètes ou d’embryon. Attentif à cet argument, le Conseil reconnaît dans cette affaire que « la préservation de l’anonymat pouvait légitimement être attendue par le tiers donneur ayant effectué un don sous le régime antérieur à la loi du 2 août 2021 », mais comme en 2015 à propos d’EDF il refuse d’y voir une atteinte inconstitutionnelle en raison des garanties législatives entourant le nouveau mécanisme. Il faudra donc attendre encore un peu pour qu’une première censure soit prononcée sur le fondement du principe de confiance légitime.

5. Le travail

En dehors de la décision n° 2023-860 DC évoquée plus haut (à propos des indemnités maladie), la question des droits sociaux des travailleurs s’est posée à deux reprises cette année.

Une première fois dans la décision n° 2023-859 DC du 21 décembre 2023 concernant le droit de grève du personnel de la navigation aérienne. La disposition en cause dans cette affaire imposait aux contrôleurs aériens une nouvelle obligation de déclaration individuelle de participation à la grève 48 heures avant le début d’un mouvement social. Le Conseil avait déjà eu l’occasion dans sa décision n° 2012-650 DC du 15 mars 2012 de contrôler une disposition très similaire qui frappait de façon plus générale les salariés du secteur aérien « dont l’absence est de nature à affecter directement la réalisation des vols ». Constatant la présence de garanties suffisantes offertes aux grévistes, il avait à l’époque validé le mécanisme d’encadrement du droit de grève imaginé par le législateur. Sans surprise, le Conseil reprend le même raisonnement et estime en l’espèce que l’obligation d’information pesant sur les contrôleurs aériens ne porte pas une atteinte disproportionnée à leur droit de grève. Cette décision confirme s’il en était besoin que le législateur peut limiter le droit de grève des travailleurs à peu près autant qu’il le souhaite, sans craindre une censure du juge constitutionnel.

Dans une autre affaire n° 2023-858 DC du 14 décembre 2023 se posait en substance la question de savoir si le législateur pouvait contraindre un chômeur à conclure un « contrat d’engagement » en contrepartie du versement de ses indemnités chômage. Si les contrats obligatoires ne sont pas rares en droit français (par ex. en matière d’assurance), ils doivent toutefois se conjuguer avec le principe de liberté contractuelle qui impose au législateur de justifier toute mesure forçant les individus à s’engager dans une relation contractuelle. Conscient du risque de censure, le législateur avait pris soin en l’espèce de prévoir un mécanisme de sanctions graduées en cas de non-respect par les chômeurs de leurs obligations légales. Mais curieusement, les requérants n’ont pas souhaité dans cette affaire saisir le Conseil sur le fondement de la liberté contractuelle, préférant bâtir leur argumentation sur la seule question des droits sociaux des travailleurs. Malheureusement pour eux, le juge n’a censuré aucune des dispositions du « contrat d’engagement ».

III. La vie de l’institution : défendre (toujours) la justice constitutionnelle, critiquer (encore) le Conseil constitutionnel

« Composition comme forme d’échevinage qui affecte la crédibilité du Conseil, arrangements stylistiques qui rendent illisibles ses décisions, et, plus radicale encore, une motivation qui pêche par le vide », telles sont les critiques « les plus évidentes » que formule François Sureau dans son discours à l’Académie française le 9 janvier 2024. Les auteurs de cette chronique pointent depuis longtemps ces défauts de la justice constitutionnelle française et il est sans doute encourageant de constater qu’ils sont aujourd’hui exposés dans les hauts lieux de la culture française et partagés par la doctrine juridique[44]. Mais, au moment où des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses aussi, dans le milieu politique et le monde académique pour demander la suppression du Conseil constitutionnel ou sa transformation en simple instance consultative, insister sur ces « critiques évidentes » pourrait conduire, insidieusement, à remettre en cause le principe même d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Ce qui serait dangereux. Car le contrôle de constitutionnalité est un élément consubstantiel à la philosophie politique démocratique. Certains, pour contester ce contrôle ou en diminuer les moyens, en font un élément de la philosophie libérale perturbant l’exigence démocratique du pouvoir de la majorité issue du suffrage universel. Pourtant, l’expérience contemporaine invite à penser avec Robert Badinter que « le respect des droits de l’Homme et la garantie des libertés fondamentales sont les piliers de notre démocratie »[45].

D’abord parce que le citoyen n’est pas une donnée immédiate ou naturelle. Il est une figure constituée, au sens fort du verbe « constituer », par les droits et libertés qui le définissent comme être de droit égal à tous les êtres de droit de la communauté politique humaine. Ensuite parce que les droits fondamentaux dessinent un espace distinct et opposable à l’espace de la loi ouvrant ainsi un champ où peut se déployer le langage, la communication et l’argumentation normative. Enfin parce que la prise en considération des droits fondamentaux implique une temporalité longue dans la fabrication de la loi obligeant à une réflexion sur le sens la valeur, la portée que peut représenter pour le « bien commun » l’adoption de telle ou telle loi.

Maintenir et développer les droits qui font le citoyen, assurer un écart et donc un dialogue entre les réquisits des droits fondamentaux et le contenu des lois, garantir que le temps de l’émotion n’emporte pas le temps de la réflexion sont trois composantes de l’idée démocratique[46]. En conséquence, en les protégeant, la justice constitutionnelle participe pleinement de la philosophie politique démocratique. Elle est, pour reprendre une expression du président Barroso, président du Tribunal suprême fédéral du Brésil, un rempart contre les populismes qui réduisent le peuple dans le corps du prince.

Défendre la qualité démocratique de la justice constitutionnelle et critiquer « en même temps » le Conseil constitutionnel est un exercice difficile et périlleux. Exercice pourtant nécessaire pour qu’enfin la réforme tant attendue du Conseil constitutionnel advienne et qu’il soit possible, comme le demandait François Sureau dans son discours, de défendre, dans les temps troublés d’aujourd’hui, « la tradition de civilisation que porte la justice ».

Dominique Rousseau, Professeur à l’Université Paris 1, Panthéon Sorbonne

Pierre-Yves Gahdoun, Professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP

Julien Bonnet, Professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP


[1] En dehors du contentieux QPC, la jurisprudence constitutionnelle du Conseil d’État et de la Cour de cassation est également dynamique, cf. par ex, au sujet du contrôle des nominations au CSM, CE, 11 octobre 2023, n° 472669.

[2] Cass., civ., 2e, 19 décembre 2023, n° 23-40.013.

[3] CC, n° 2019-806 QPC du 4 octobre 2019.

[4] Cass., crim., 11 mai 2023, n° 22-83.579.

[5] CC, n° 2023-1057 QPC du 7 juillet 2023

[6] CE, 25 septembre 2023, n° 464315.

[7] CC, n° n° 2023-1071 QPC du 24 novembre 2023.

[8] Cass. Soc., 25 octobre 2023, n° 23-14.147

[9] Cass., crim., 29 novembre 2023, n° 23-82.769

[10] CE, 21 décembre 2023, n° 488900.

[11] CC, n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009.

[12] CC, n° 2020-834 QPC du 3 avril 2020.

[13] CEDH 25 avr. 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni.

[14] Cass. Ass. Plén., 17 février 2023, n° 22-85.784 et a. 

[15] CE, 2 août 2023, N° 467370 

[16] CC, n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, cf. infra.

[17] Cass., crim., 20 septembre 2023, 23-84.320 et 23-90.010.

[18] CE, 7 avr. 2023, n° 467467 ; CE, 7 avr. 2023, n° 467776.

[19] L. Domingo, « Conclusions sur « CE, 7 avr. 2023, n° 467467 ; CE, 7 avr. 2023, n° 467776 », disponible sur https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/recherche. Concernant la seconde affaire, les conclusions se contentent d’affirmer que « La QPC de M. L… pose une question qui, elle aussi, mérite d’être tranchée par le Conseil  constitutionnel. »

[20] CC, n° 2023-1052 QPC du 9 juin 2023.

[21] « Qu’afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins »

[22] CE, 1er juillet 2021, nº 427301 ; CE, 20 septembre 2022, nº 451129 ; Dossier « Constitution et Environnement », Annuaire international de justice constitutionnelle, n°35-2019, 2020 ; V. Chiu, A. Le Quinio (dir.), La protection de l’environnement par les juges constitutionnels, L’Harmattan, 2021 ; C. Günther, « Chronique des cours allemandes – Les contentieux climatiques », RFDA 2023, p. 587 ; J. Arlettaz (dir.), « Chronique Droit constitutionnel comparé des droits et libertés 2022-2023. Le droit constitutionnel à un environnement sain ou le champ des possibles », RDLF, février 2024, à paraître.

[23] Sur la question de la titularité, cf. M. Heitzmann-Patin, « Besoins des générations futures et des autres peuples : doit-on arrêter le progrès ? » RFDA, 2023 p. 1129.

[24] Cass. Crim., 6 février 2018, n° 17-83857.

[25]Pour une approche critique, cf. I. Boucobza, P. Rrapi, « Le message du Conseil constitutionnel aux générations futures : à nous la souveraineté énergétique, à vous les déchets nucléaires. », Questions constitutionnelles, disponible sur https://questions-constitutionnelles.fr/le-message-du-conseil-constitutionnel-aux-generations-futures-a-nous-la-souverainete-energetique-a-vous-les-dechets-nucleaires/

[26]Communiqué de presse : http://strasbourg.tribunal-administratif.fr/content/download/216531/2048139/version/1/file/TA67-Communiqu%C3%A9%20de%20presse%20Stocamine%207%20novembre%202023.pdf

[27] V. par ex. CC, n° 2020-886 QPC du 4 mars 2021 ; CC, n° 2021-894 QPC du 9 avril 2021 ; CC, n° 2021-895/901/902/903 QPC du 9 avril 2021 ; CC, n° 2021-920 QPC du 18 juin 2021 ; CC, n° 2021-934 QPC du 30 septembre 2021 ; CC, n° 2021-935 QPC du 30 septembre 2021 ; CC, n° 2021-975 QPC du 25 février 2022.

[28] CJUE, 2 février 2021, C‑481/19, au sujet du droit au silence des personnes physiques soumises à une enquête administrative pour manquement d’initié.

[29] Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, 1er février 2024, n° 2400163.

[30] CE, 23 juin 2023, n° 473249.

[31] Cf. la décision de renvoi d’une QPC par le CSM du 25 janvier 2024 (n°2-2024), dans la même procédure que celle ayant déjà donné lieu à une décision de non-renvoi, le Conseil d’État devra ainsi prochainement trancher deux intéressantes questions de procédure et de fond : http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/missions/discipline/s264-qpc-2-22024

[32] CC, Décision n° 2014-408 QPC du 11 juillet 2014.

[33] CE 30 mars 1916, Gaz de Bordeaux, GAJA n° 32.

[34] Cons. const., 13 juillet 2011, n° 2011-151 QPC

[35] Cons. const., 21 décembre 2023, n° 2023-860 DC, JO 27 décembre 2023, texte n° 4.

[36] Cons. const., 15 décembre 2022, n° 2022-844 DC, JO 22 décembre 2022, texte n° 2.

[37] P.-Y. Gahdoun, « La consécration d’un principe constitutionnel d’indemnisation des chômeurs : innovation ou révolution ?, À propos de la décision n° 2022-844 DC du 15 décembre 2022 », RDLF, 2023, en ligne.

[38] Voir par ex., CC 2012-254 QPC du 18 juin 2012 ; CC 2021-972 QPC, 18 févr. 2022.

[39] CC 23 mai 1979, n° 79-104 DC, R. p. 27.

[40] Rapport n° 892 de M. Jean-Luc Warsmann, fait au nom de la commission des lois, 15 mai 2008. À cette liste, M. Hyest ajoute, dans son rapport pour le Sénat, « la Charte de l’environnement », Rapport n° 387, 11 juin 2008.

[41] CC 2010-4/17 QPC du 22 juillet 2010.

[42] CC 2016-555 QPC du 22 juillet 2016.

[43] Cons. const., 13 août 2015, nº 2015-718 DC, cons. 57.

[44] Voir par exemple l’article d’Agnès Roblot-Troizier, L’indispensable mue du Conseil constitutionnel, in Le Club des juristes, 17 octobre 2023.

[45] Discours de Robert Badinter lors de sa prise de fonction de président du Conseil constitutionnel le 4 mars 1986.

[46] « Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, déclare Louis XV dans un discours au Parlement de Paris le 3 mars 1766, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’entre mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ». Aujourd’hui, les intérêts de la Nation sont entre les mains du corps des représentants reproduisant ainsi, sous la couverture du suffrage universel, la relation monocratique du pouvoir. La Justice constitutionnelle « casse » cette relation pour faire dialogue le corps des droits fondamentaux avec le corps des lois.