Dominique ROUSSEAU, Pierre-Yves GAHDOUN et Julien BONNET.
I. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil d’État et la Cour de cassation
A. Le parquet au secours du mécanisme de la QPC ?
B. Le non-renvoi, source de droit
C. Le caractère « nouveau » grâce aux PFRLR, une illusion ?
D. Les renvois de la Cour de cassation, de l’audace au coup de force
II. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil constitutionnel
A. Les légèretés du Conseil en matière de droit parlementaire
B. L’expansion du droit de se taire à l’épreuve des contraintes administratives
C. Le Conseil tente de préserver les droits des étrangers
D. Le principe de dignité deviendrait-il tout puissant ?
E. JD Vance au Conseil constitutionnel
D’un Conseil à l’autre. « Écrire l’histoire de son pays et de son temps, c’est repasser dans son esprit avec beaucoup de réflexion tout ce qu’on a vu, manié, ou su d’original sans reproche »[1] soutient Saint-Simon dans ses Mémoires. Ainsi de l’histoire des neuf dernières années – 2016-2025 – du Conseil constitutionnel : c’est repasser dans son esprit tout ce qu’on a lu, vu, éprouvé et enduré « avec beaucoup de réflexion ». Et laisser la plume en suspens. Par charité.
Reste le « nouveau » Conseil constitutionnel. Comme à chaque renouvellement et plus encore l’année où le président change, les trois propositions de nomination ont été accueillies par de très nombreuses critiques. Moins vives à l’égard de la proposition du président du Sénat car si Philippe Bas est sénateur il est reconnu comme étant un grand juriste, mais très fortes à l’égard de la proposition du président de la République car Richard Ferrand est un de ses premiers et fidèles compagnons. Les votes parlementaires de confirmation de ces propositions traduisent cette différence de reconnaissance puisque le choix de Philippe Bas a été validé par 36 voix et seulement 2 contre, celui de Laurence Vichnievski, ancienne magistrate et ancienne députée Modem, proposée par la présidente de l’Assemblée nationale est confirmée par 28 voix pour et 22 contre, alors que Richard Ferrand n’a reçu que 39 voix pour et 58 contre ; le nouveau président du Conseil tient donc son mandat d’une voix puisqu’il aurait fallu 59 voix contre, soit les trois cinquièmes des suffrages exprimés, pour bloquer sa nomination. En 2025, le Conseil constitutionnel est toujours composé d’hommes et de femmes qui ont sans doute « fait leur droit » lorsqu’ils et elles étaient étudiant-e-s mais qui depuis ont « fait de la politique » soit directement comme député, sénateur ou ministre, soit indirectement comme directeur de cabinet ou conseiller de ministre ou de président.
Le plus surprenant est le consensus des politiques et de la doctrine contre le système actuel de nomination qui s’exprime régulièrement tous les trois ans et le maintien pourtant de cette procédure alors que les politiques pourraient donner suite à leur critique en la modifiant. Ce paradoxe pourrait s’expliquer par le triple avantage que les politiques trouveraient au système actuel : dénoncer la politisation des nominations, dénoncer la politisation des décisions et se réserver la possibilité d’un « pantouflage » institutionnel en fin de carrière. Une manière de corporatisme des professionnels de la politique.
Au point où le Conseil constitutionnel en est arrivé de son histoire, au moment où des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour demander la suppression du Conseil constitutionnel ou sa transformation en simple instance consultative, dans le contexte de montée en puissance régulière des courants populistes remettant en cause les droits et libertés qui font, depuis 1789, l’identité constitutionnelle de la France, il est urgent d’affirmer que le contrôle de constitutionnalité est un élément consubstantiel à la qualité démocratique d’une société. Et en conséquence, qu’il est urgent, comme l’affirmait encore François Sureau dans son discours à l’Académie française du 9 janvier 2024, d’engager une réforme profonde du Conseil constitutionnel qui le mette au niveau de sa mission revendiquée de gardien des droits fondamentaux. Le 1er juin 2023, des députés ont déposé une proposition de loi constitutionnelle « sur l’encadrement de la nomination des membres du Conseil constitutionnel et sur la publication des opinions séparées »[2] ; d’autres propositions existent pour nourrir le débat constituant et le faire réussir.
En attendant – mais pas trop longtemps ! – il faut faire avec le Conseil dans sa composition actuelle. Et avec la doctrine qui veillera au respect dans les faits des engagements d’indépendance et d’impartialité pris publiquement par les nouveaux conseillers constitutionnels. A suivre, donc.
I. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil d’État et la Cour de cassation
A. Le parquet au secours du mécanisme de la QPC ?
C’est inédit mais probablement anecdotique : le parquet a posé une première QPC, à l’origine d’un renvoi tranché par la Cour de cassation le 7 août 2024[3]. Le parquet dispose bel et bien de cette compétence dans le procès pénal dès lors qu’il est considéré comme une « partie » pouvant déposer une QPC. On sait par ailleurs que « lorsque le ministère public n’est pas partie à l’instance, l’affaire lui est communiquée » précise la loi organique.
L’habilitation du parquet à déposer une QPC était donc claire dès l’origine, mais sans avoir déchaîné un enthousiasme débordant. La circulaire du ministre de la Justice destinée à mettre en place la réforme de la QPC indiquait le 24 février 2010 qu’il « devrait être exceptionnel que le ministère public chargé de requérir l’application de la loi soulève en même temps son inconstitutionnalité, en dehors de l’hypothèse de dispositions législatives anciennes tombées en désuétude. »[4] L’incongruité de ce rôle dépend en réalité de la nature contentieuse attribuée à la procédure de la QPC : en tant que moyen de défense des droits et libertés des justiciables, le rôle du parquet est par définition en retrait ; en revanche, en tant que recours objectif destiné à purger le droit des lois inconstitutionnelles, la QPC aurait pu permettre au parquet de jouer un rôle actif. L’ambiguïté découle de la définition légicentriste des missions du parquet tel que l’article 31 du code de procédure pénale le prévoit : « Le ministère public exerce l’action publique et requiert l’application de la loi, dans le respect du principe d’impartialité auquel il est tenu ».
Probablement mal à l’aise avec l’idée de contester les lois dont ils réclament quotidiennement l’application, les membres du parquet n’avaient donc jusqu’à présent jamais exploité la possibilité de déposer une QPC. Il est possible que les incitations diplomatiques du Président Fabius, lors de ses prises de position publiques et de ses échanges avec la magistrature judiciaire, aient pesé dans la balance. Toujours est-il que le parquet de Lyon n’a pas hésité à contester les articles 7 et 9-3 du Code de procédure pénal relatifs aux règles de prescription en matière criminelle telles qu’interprétées par la Cour de cassation. Un brin audacieuse, bien que les dispositions contestées n’étaient plus en vigueur, la QPC fondée sur les articles 8 et 16 de la DDHC est cependant rejetée par la Cour de cassation qui n’a pas vu d’atteinte sérieuse aux principes de nécessité et à la garantie des droits. Elle n’a pas non plus identifié d’atteinte au principe constitutionnel consacré en 2019 par le Conseil constitutionnel selon lequel, « afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps », le législateur doit « fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions »[5].
Un coup pour rien donc, et, en tout état de cause, il est improbable que le tarissement du nombre de QPC, à l’origine de l’incitation du Président Fabius, puisse raisonnablement être compensé par le parquet. En dehors du fait que la matière pénale ne soit pas la plus concernée par le défaut de réflexe QPC, les causes du ralentissement du mécanisme sont ailleurs : lourdeur et complexité du double mécanisme de filtrage, effectivité aléatoire, défaut évident de formation des avocats au potentiel contentieux du dépôt de QPC. La première QPC déposée par le parquet devait donc être relevée mais les attentes en la matière risquent d’être déçues…
B. Le non-renvoi, source de droit
Au fil des années, les décisions de non-renvoi sont devenues des sources de droit banalisées et des moyens de dialogue entre le justiciable et les juges suprêmes qui assument totalement cette fonction de juge constitutionnel en charge de la concrétisation de la norme constitutionnelle. En plus de coups d’éclat ponctuels à l’origine de véritables plus-values normatives, le filtrage des QPC et la décision de non-renvoi apparaissent comme un moyen simple et rapide de réguler un contentieux, d’ajuster une jurisprudence, d’interroger son maintien, le tout sous la contrainte du respect des droits et libertés constitutionnels.
La QPC peut ainsi être le moyen de faire subir un test de résistance et de constitutionnalité à une jurisprudence récente. Dans le cadre de la saga contentieuse l’opposant aux chauffeurs de taxi, la société Uber a tenté de contester par la voie de la QPC la jurisprudence établie dans le fameux arrêt « Cristal de Paris » du 12 février 2020[6], selon lequel, lorsque le dommage causé aux concurrents résulte d’actes de concurrence déloyale (parasitisme ou méconnaissance d’une réglementation dont le respect a nécessairement un coût), « il y a lieu d’admettre que la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes. » Originale, cette solution jurisprudentielle pouvait, selon la requérante, interroger le respect du principe de légalité et de nécessité sous réserve que la mesure soit qualifiée de « sanction punitive » au sens de l’article 8 DDHC. Cependant, dès lors que l’évaluation des dommages et intérêts ne peut excéder l’avantage indu, précise la Chambre commerciale dans son arrêt du 5 juin 2024[7], l’objectif est de réparer le préjudice subi et non de punir, rendant ainsi inopérant le grief. En outre, l’atteinte au droit de propriété est jugée proportionnée et le principe constitutionnel de responsabilité est considéré comme respecté. La jurisprudence « Cristal de Paris » est donc pérennisée et sa conformité à la Constitution acquise : la société « Uber » est probablement déçue de ce résultat permettant cependant à la Cour de cassation de sécuriser juridiquement le droit applicable.
Les avocats rodés à l’exploitation du potentiel contentieux de la QPC tentent également d’obtenir des revirements de jurisprudence de la part du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Chemin faisant, le dialogue s’opère en définitive à trois, dès lors que le juge du fond en devient l’un des protagonistes. Ainsi, dans une décision du 17 janvier 2024[8], la chambre criminelle était interrogée au sujet des règles de délais applicables à la notification de la date de l’audience devant la chambre d’instruction. Afin de permettre aux droits de la défense de s’exercer, la décision de non-renvoi de la QPC, ainsi que le jugement du pourvoi qui doivent être compris comme un ensemble cohérent sous influence réciproque, règlent de précieuses questions pratiques, notamment en imposant un jour ouvrable et en précisant que le délai peut être prorogé en application du code de procédure pénale. Le dépôt de la QPC n’a donc pas été vain, la mise sous pression de la Cour de cassation, avec en prime l’invocation de la violation de l’article 6 CEDH dans le litige au fond, a permis d’apporter des précisions utiles à destination des avocats et magistrats.
À défaut d’un renvoi au Conseil constitutionnel ou d’un revirement de jurisprudence, le dépôt d’une QPC permet d’affiner une jurisprudence à l’image d’un arrêt du Conseil d’État du 28 juin 2024[9] au sujet du droit de communication des documents administratifs. En vertu de l’article L311-2 du code des relations entre le public et l’administration, « l’administration n’est pas tenue de donner suite aux demandes abusives, en particulier par leur nombre ou leur caractère répétitif ou systématique ». Depuis 2018[10], le Conseil d’État retient le caractère abusif de la demande lorsqu’elle a pour objet de perturber le bon fonctionnement de l’administration sollicitée ou aurait pour effet de faire peser sur elle une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose. La QPC, formée par la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France, contestait donc cet ensemble normatif et, faute d’obtenir un renvoi devant le Conseil constitutionnel, des précisions sont fournies sur la mise en œuvre de ces dérogations au droit constitutionnel d’accès aux documents administratifs. Ainsi, le motif de la charge supplémentaire pour l’administration n’est pas jugé autosuffisant, encore faut-il démontrer « que cette charge, en raison notamment des opérations matérielles qu’elle impliquerait, serait disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose ». De plus, la décision de non-renvoi précise que la détermination du caractère excessif de la charge supplémentaire doit être pondérée par l’intérêt en présence, « pour le demandeur ainsi, le cas échéant, que pour le public ». Bien que contestable à certains égards[11], la position du Conseil d’État concrétise le délicat équilibre constitutionnel entre le droit d’accès et les autres intérêts en présence, en profitant d’un non-renvoi pour préciser sa jurisprudence intéressant la procédure administrative non-contentieuse.
Dernière illustration notable, c’est au terme d’une motivation en droit d’un volume de près de 10 000 signes, que l’on retrouve rarement dans une décision QPC du Conseil constitutionnel, que la décision du 3 octobre 2024[12] du Conseil d’État tranche la conformité à la Constitution de l’article 54 de la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. Bien que saisi en DC, le Conseil constitutionnel n’avait pas été expressément appelé à se prononcer sur cette disposition et n’avait pas jugé utile de se saisir d’office de cette disposition. C’est donc au Conseil d’État en tant que juge du filtre que revient le soin d’arbitrer la conciliation entre, d’une part, la mobilisation du foncier agricole nécessaire au développement de panneaux photovoltaïques, et, d’autre part, les droits de la Charte de l’environnement invoqués par la Confédération paysanne comme le droit à un environnement sain, le droit des générations futures, l’obligation de préservation de l’environnement et le principe de précaution. La motivation du rejet de la QPC n’est pas dénuée d’intérêt, notamment au regard du grief tiré du défaut de garanties légales du droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Le Conseil d’État se positionne en juge constitutionnel négatif, garant des choix législatifs, en affirmant que « loin de mettre en cause la garantie pour les générations futures que représentent les obligations de réversibilité, de démantèlement et de remise en état » des installations photovoltaïques, le législateur « n’a fait que renforcer son effectivité, en l’assortissant de la possibilité d’exiger en sus des garanties financières lorsque les caractéristiques de l’opération le justifient ». La doctrine environnementaliste n’a pas manqué d’identifier « une première approche « positive » de ce qu’est susceptible d’inclure les garanties légales propres au droit des générations futures »[13], œuvre non pas du Conseil constitutionnel mais du Conseil d’État.
Ainsi, dans une perspective herméneutique de l’interprétation constitutionnelle, les décisions de non-renvoi de QPC contribuent à préciser et enrichir la portée de la norme constitutionnelle, en la rapprochant au plus près des problématiques des différentes branches du droit. Relever ce mouvement en termes de dynamiques des sources du droit n’épargne pas les critiques sur le fond, car il est toujours commode pour un juge de s’abriter derrière un simple pouvoir de filtrage pour confirmer certains choix contestables du législateur. C’est donc avec intérêt mais sans complaisance que la doctrine s’oriente de plus en plus vers l’analyse des non-renvois et le Conseil constitutionnel en a probablement pris conscience au regard de la mise à disposition des références doctrinales sur ce type de décision sur le portail QPC 360[14].
C. Le caractère « nouveau » grâce aux PFRLR, une illusion ?
Le caractère nouveau fondé sur l’existence d’un nouveau PFRLR est en apparence séduisant pour les justiciables, mais les renvois acceptés par le Conseil d’État et la Cour de cassation se soldent la plupart du temps par un refus du Conseil constitutionnel. Probablement par crainte d’une énième accusation de gouvernement des juges, c’est dans l’air du temps, le Conseil semble fidèle à une doctrine de rigueur en matière de PFRLR et réserve ses « découvertes » contentieuses à des interprétations combinées de normes constitutionnelles dont l’ancrage textuel prête moins à discussion. Les critiques qui ont suivi la consécration du principe de fraternité, pourtant formellement présent dans le texte constitutionnel, ont probablement achevé de convaincre l’institution à une grande prudence en matière de nouveau principe constitutionnel. Il n’en reste pas moins que certains PFRLR correspondent à des objets précis, moins clivants, dont les justiciables souhaitent se prévaloir et que les juges constitutionnels du filtrage reçoivent favorablement.
Ainsi, dans une décision du Conseil d’État du 19 novembre 2024[15], une association entendait contester, par une QPC « en tant que ne pas », un vide législatif en ce qu’une réforme récente n’étendait pas aux cirques fixes l’interdiction, d’ici le 1er décembre 2028, des cirques itinérants. À l’appui du mémoire, deux griefs originaux : le principe constitutionnel prescrivant l’éducation et la formation à l’environnement énoncé à l’article 8 de la Charte de l’environnement ; un PFRLR interdisant d’exercer publiquement de mauvais traitements envers les animaux. Le Conseil d’État accepte le renvoi de la question, doublement nouvelle, en exploitant le premier volet du caractère « nouveau » au sens de la loi organique sur la QPC, qui concerne les questions constitutionnelles nouvelles. Sont en effet « nouvelles », les questions portant sur l’interprétation d’une disposition constitutionnelle sur laquelle le Conseil constitutionnel ne s’est jamais prononcé, sur une prétention contentieuse visant à consacrer un nouveau principe constitutionnel ou à appliquer à un champ d’application nouveau un principe constitutionnel existant. Le tout sous réserve du minimum de sérieux de la question car, même si la décision commentée ne reprend pas cette condition, elle est inévitablement actionnée sauf à admettre les prétentions fantaisistes qui permettraient aux avocats de franchir systématiquement les barrières du filtrage. Le Conseil d’État aurait également pu se fonder en l’espèce sur l’opportunité de la question en raison notamment de la place du bien-être animal dans les débats de société, et ainsi user du second volet du caractère « nouveau » comme il l’a déjà fait par le passé. Cependant, comme la rapporteure publique le relève dans ses conclusions[16], la question du bien-être animal est plus large que celle de l’interdiction des cirques fixes et ne donne pas lieu aux mêmes débats. En creux, le Conseil d’État utilise ici le critère de l’intensité du débat public pour apprécier le renvoi d’une QPC, ce qui démontre une fois de plus le caractère objectif de ce mécanisme destiné à interroger les termes du contrat social, au-delà de la seule garantie des intérêts subjectifs des parties au litige. La compréhension du Conseil d’État à l’égard de l’inventivité des justiciables ne sera néanmoins pas confirmée devant le Conseil constitutionnel[17] : ni l’article 8 de la Charte de l’environnement, non invocable en QPC, ni le PFRLR, dont l’existence est rejetée à juste titre au regard des critères applicables, n’ont permis d’obtenir gain de cause.
Le même sort est réservé à l’invocation d’un PFRLR, objet d’un renvoi de la chambre criminelle le 13 février 2024[18], selon lequel les délits de presse, d’une part, ne pourraient pas être jugés par le tribunal correctionnel selon une procédure d’urgence, d’autre part, seraient soumis à des règles particulières d’acquisition ou d’interruption de la prescription de l’action publique. Dans sa réponse du 17 mai 2024[19] au renvoi pour caractère nouveau, le Conseil constitutionnel rappelle que « rien ne s’oppose à ce que des règles de procédure soient reconnues comme constituant » un PFRLR, à l’image de celui relatif à la compétence propre de la juridiction administrative ou celui en matière de justice pénale des mineurs. Sauf que, les règles spéciales de procédure applicables pour certaines infractions de presse, instituées par la loi du 29 juillet 1881, sont considérées comme des « formes possibles de garantie légale de la liberté d’expression et de communication ». Or, le régime des atteintes à la liberté d’expression et de communication obéissant à un triple test de proportionnalité, le Conseil constitutionnel refuse donc de niveler par le bas les règles spéciales de procédure et rejette l’existence d’un PFRLR dès lors que le « principe » en question est d’ores et déjà garanti par la liberté d’expression et de communication (voir également II.E. sur cette décision).
Le renvoi par le Conseil d’État du 15 juillet 2024[20] d’une question nouvelle, en raison de l’invocation d’un PFRLR au sujet de la protection fonctionnelle des agents publics, n’a pas connu davantage de succès devant le Conseil constitutionnel[21]. En effet, les dispositions invoquées à l’appui du PFRLR de la loi du 19 octobre 1946 n’instauraient pas une règle de portée générale, mais avaient seulement prévu une protection fonctionnelle au bénéfice des fonctionnaires condamnés civilement ou victimes de certaines atteintes. Dès lors, aucun PFRLR relatif à la protection fonctionnelle en matière pénale de l’ensemble des agents publics, et à plus forte raison des élus locaux, ne pouvait découler de cette loi originelle.
D. Les renvois de la Cour de cassation, de l’audace au coup de force
Tout en partageant le rôle de juge constitutionnel avec le Conseil d’État, la Cour de cassation a toujours fait entendre une tonalité particulière. À l’origine frileuse à l’égard d’une réforme dont les contours institutionnels ne lui convenaient guère, la Cour de cassation a quelques années plus tard opéré un revirement stratégique en tentant désormais d’exploiter au mieux le potentiel de pouvoir que lui conférait son rôle de filtre, que ce soit dans les décisions de non-renvoi (cf. supra) ou ici dans les décisions de renvoi. L’année 2024 confirme ainsi la pratique banalisée des « renvois directifs » par lesquels la Cour de cassation motive abondamment les motifs de l’inconstitutionnalité de la loi qui constituent autant de contraintes pour le Conseil constitutionnel. Une telle surdétermination du renvoi transforme la nature du juge du filtre en juge actif de la constitutionnalité des lois et contraste avec la prudence affichée par le Conseil d’État. De plus, en s’exprimant en premier, la Cour de cassation prend en définitive assez peu de risque à s’aventurer aussi loin dans l’expression des motifs d’inconstitutionnalité : soit le Conseil constitutionnel lui donne raison en confirmant les doutes exprimés ; à défaut, la Cour de cassation apparaît comme un juge du filtre scrupuleux, voire comme un gardien davantage respectueux des droits et libertés.
C’est particulièrement le cas dans la décision du 16 octobre 2024[22] au sujet du délit de participation à une entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la défense nationale. Sans prendre de précaution sémantique et en usant allègrement du présent de l’indicatif, la Cour de cassation indique, d’une part, que « le texte ne définit pas la notion de démoralisation de l’armée », et, d’autre part, qu’en raison de « l’imprécision de l’incrimination, l’infraction peut porter, selon les circonstances de sa commission, une atteinte qui n’apparaît ni adaptée, ni nécessaire ni proportionnée au droit d’expression collective des idées et des opinions. » A la lecture d’une telle motivation, c’est le Conseil constitutionnel qui apparaît en retrait sur le terrain de la garantie des droits et libertés, au regard de la décision de conformité qui balaie sèchement les griefs en présence[23].
L’audace se transforme en imprudence lorsque la Cour de cassation fait dire au Conseil constitutionnel… ce qu’il n’a jamais dit ! Ainsi, dans une décision du 28 février 2024[24], la première chambre civile renvoie une QPC concernant les garanties du respect de la dignité des étrangers retenus aux fins de vérification de son droit de circulation ou de séjour. Par une affirmation surprenante, non pas en opportunité mais en termes de sources du droit, la Cour de cassation estime qu’« il résulte de l’article 1er du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que le droit de s’alimenter, pour une personne privée de liberté, constitue un droit fondamental garanti par la Constitution dont le non-respect caractérise une atteinte à la dignité humaine. »
Or, en l’état du droit positif au moment où la Cour statue, il ne résultait pas de la jurisprudence du Conseil constitutionnel un droit de s’alimenter issu du principe de dignité. C’est seulement dans la foulée de ce renvoi que le Conseil constitutionnel y fera droit[25]. Sans écarter l’hypothèse d’une simple méprise, il est sur le principe regrettable, et pour tout dire inapproprié, que la Cour de cassation présente le droit de s’alimenter comme une évidence découlant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
À moins que, autre lecture possible de la décision, que la Cour de cassation ait souhaité affirmer elle-même qu’il résulte du principe de dignité, qui découle du premier alinéa (et non « article »[26]) du Préambule de 1946 tel qu’interprété par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, un droit de s’alimenter qualifié de « droit fondamental garanti par la Constitution ». Impatiente et affirmant sa pleine compétence de juge constitutionnel, la Cour de cassation crée ainsi une nouvelle garantie constitutionnelle d’un principe existant et profite de parler en premier pour forcer le Conseil constitutionnel à la suivre. Certes, la Cour de cassation disposait d’excellentes raisons de déduire un tel droit inhérent au principe de dignité, d’autant que les juges du fond avaient d’ores et déjà amorcé une évolution en ce sens[27]. Sur le plan de concurrence des interprètes au sein de l’espace constitutionnel, la motivation adoptée n’en demeure pas moins remarquable, et l’emploi du terme « fondamental » pour caractériser le droit à s’alimenter pour les personnes privées de liberté, alors même que le Conseil constitutionnel n’est plus coutumier de ce vocabulaire, confirme l’hypothèse d’une démonstration de force de la part de la Cour de cassation.
II. Le contentieux constitutionnel devant le Conseil constitutionnel
A. Les légèretés du Conseil en matière de droit parlementaire
Pas de contrôle du décret de dissolution et de convocation des élections législatives. Une jurisprudence bien établie ne saurait dissuader les requérants qui peuvent toujours espérer une évolution voire un revirement ; ainsi, ceux qui ont saisi le Conseil constitutionnel d’un recours contre le décret du 9 juin 2024 prononçant la dissolution de l’Assemblée nationale et convoquant les électeurs à des législatives anticipées ont sans doute pensé que les circonstances particulières de la dissolution pouvaient conduire à un changement jurisprudentiel. Ils auront été déçus car le Conseil a confirmé, dans sa décision du 20 juin 2024[28], son incompétence au motif qu’aucune disposition de la Constitution ne lui donne compétence pour statuer « sur les conclusions des requêtes susvisées tendant à l’annulation du décret du 9 juin 2024 portant dissolution de l’Assemblée nationale ». Cette précision n’est pas nouvelle ; le Conseil n’a jamais affirmé son incompétence pour statuer sur le décret de dissolution mais a toujours déclaré que son incompétence se limitait à la « requête susvisée » ou, comme en l’espèce, « sur les conclusions des requêtes susvisées ». La précision est d’importance surtout dans le contexte du débat relatif à la compréhension de l’interdiction de procéder à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit des élections législatives anticipées. En effet, par cette précision régulièrement affirmée, le Conseil pourrait se déclarer compétent si la requête portait sur un décret de dissolution intervenant avant le terme des douze mois ou, si une élection présidentielle anticipée intervenait à l’intérieur de ce délai de douze mois, le nouveau président de la République décidait de dissoudre l’Assemblée alors que le terme des douze mois n’était pas atteint.
Par cette même décision, le Conseil a également confirmé sa jurisprudence relative au contrôle des actes préparatoires à des élections parlementaires en rappelant que la mission de contrôle de la régularité des élections des députés et des sénateurs qui lui est conférée par l’article 59 de la Constitution peut lui permettre « exceptionnellement de statuer sur les requêtes mettant en cause la régularité d’élections à venir, dans les cas où l’irrecevabilité qui serait opposée à ces requêtes risquerait de compromettre gravement l’efficacité de son contrôle de l’élection des députés et des sénateurs, vicierait le déroulement général des opérations électorales ou porterait atteinte au fonctionnement normal des pouvoirs publics ». Tel était le cas en l’espèce où les requérants considéraient qu’en fixant le premier tour des élections législatives anticipées le 30 juin 2024 le décret daté du 9 juin 2024 n’avait pas respecté l’article 12 de la constitution imposant un délai de « vingt jours au moins » entre une dissolution et les élections législatives. Pour répondre à cette requête, le Conseil devait d’abord déterminer la date d’effet du décret de dissolution : le 9 juin date de la signature du décret ou le 10 juin date de sa publication au Journal officiel ? Sans motiver son choix, il retient la date du 9 juin. Ce choix n’était pas évident dans la mesure où l’ordonnance du 20 février 2004 prévoit qu’une loi ou un décret entre en vigueur le lendemain de sa publication au Journal officiel sauf si le législateur ou le gouvernement a prévu expressément dans le corps du texte sa date d’entrée en vigueur. Or, les deux décrets litigieux ont été publiés au JO du 10 juin et ne précisaient pas qu’ils entraient en vigueur le 9 juin date de leur signature. La seule chose qu’il est possible d’écrire est qu’en choisissant le 9 juin, le Conseil pouvait valider la date du 30 juin pour le premier tour des élections législatives anticipées !
Complétant sa jurisprudence sur le caractère exceptionnel de son contrôle des actes préparatoires aux élections législatives, le Conseil, dans sa décision du 26 juin 2024, exclut que la régularité des élections à venir puisse être contestée par la voie d’une question prioritaire de constitutionnalité mais réserve la possibilité qu’une telle question puisse être soulevée à l’occasion d’une contestation dirigée contre l’élection d’un député ou d’un sénateur. De même, dans sa décision du 4 juillet 2024[29], il précise qu’il ne peut statuer sur une requête contestant la régularité des actes préparatoires qu’avant le premier tour du scrutin, postérieurement à cette date son contrôle porte, en vertu de l’article 59 de la constitution, sur la régularité de l’élection d’un député.
Pas de contrôle sur le statut des ministres démissionnaires. Ou, plus exactement, un contrôle par le Conseil d’État. À l’occasion d’un recours contre un décret du 19 juillet 2024 signé par le Premier ministre démissionnaire, Gabriel Attal, les requérants demandaient au Conseil d’État de soumettre au Conseil constitutionnel la question de la constitutionnalité des dispositions de l’article 1er de l’ordonnance du 17 novembre 1958 en ce qu’elles permettent aux membres d’un Gouvernement démissionnaire assurant l’expédition des affaires courantes d’exercer un mandat parlementaire et omettent de définir une procédure de sanction de la violation de l’interdiction de cumul de fonctions gouvernementales et d’un mandat parlementaire et porteraient ainsi atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Dans son arrêt du 18 octobre 2024, le Conseil d’État refuse de transmettre cette QPC au motif que « la règle d’incompatibilité édictée par l’article 23 de la Constitution est, par elle-même, dépourvue d’effet sur l’exercice des fonctions de membre du Gouvernement. Son éventuelle méconnaissance ne saurait, par suite, avoir pour conséquence d’entacher d’incompétence les actes pris dans cet exercice ». Belle interprétation du principe d’incompatibilité entre les fonctions de membre du gouvernement et de mandat parlementaire qui pose que tant qu’un ministre-parlementaire n’a pas été remplacé dans son mandat de parlementaire, il garde ses prérogatives à la fois comme ministre – il peut donc signer des décrets – et comme parlementaire – il peut participer à un scrutin – puisque, affirme le Conseil d’État, « ne peut être utilement invoquée la circonstance qu’un membre du Gouvernement aurait pris part à un scrutin parlementaire dans le délai d’un mois suivant la naissance d’une situation de cumul entre ses fonctions gouvernementales et l’exercice d’un mandat parlementaire ». Bref, sont compatibles les fonctions de ministre (démissionnaire et de mandat parlementaire. Ce qui pourrait se comprendre en référence à la dernière phrase de l’article 1er de l’ordonnance du 7 novembre 1957 disposant que « les incompatibilités ne prennent pas effet si le Gouvernement est démissionnaire avant l’expiration du délai d’un mois ».
Pas de contrôle sur l’élection de la présidence de l’Assemblée nationale. Saisi par la présidente du groupe La France insoumise puis par la présidente du groupe Rassemblement national de la régularité de l’élection de Yaël Braun-Pivet à la présidence de l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel rappelle qu’il ne dispose que des compétences d’attribution et que la constitution ne lui a pas attribué celle de contrôler la régularité des élections des présidents des assemblées parlementaires. En jeu, le vote des dix-sept ministres-démissionnaires-députés : Yaël Braun-Pivet a obtenu 220 voix ; s’ils n’avaient pas voté, elle aurait eu 203 voix ; le communiste André Chassaigne qui a obtenu 207 voix aurait donc été élu président de l’Assemblée nationale. Si le Conseil s’est déclaré incompétent[30], le Conseil d’État a répondu à la question en considérant dans sa décision du 18 octobre 2024 que le fait pour les ministres démissionnaires de participer à l’élection de la présidence de l’Assemblée nationale ne signifiait pas qu’ils avaient perdu leur qualité de ministres. Et donc réciproquement que le fait d’être ministres démissionnaires ne leur avait pas fait perdre leur qualité de parlementaire. Si les parlementaires sont logiques avec leurs critiques, ils pourraient entreprendre de modifier la loi organique du 7 novembre 1958.
Pas de contrôle de constitutionnalité possible entre le moment de la dissolution et celui de la prise de fonctions des nouveaux députés[31]. Le 10 juin 2024, les députés de La France Insoumise saisissent le Conseil constitutionnel de la loi visant à prévenir les ingérences étrangères. Considérant que le président de la République a dissous l’Assemblée nationale par un décret daté du 9 juin 2024, le Conseil juge le 10 juillet 2024[32], que les requérants n’ont plus, le 10 juin, la qualité de députés depuis cette date et que leur recours est donc irrecevable. Si le Conseil avait pris la date de publication du décret au Journal officiel…[33]. A la limite cette décision est logique. Plus discutable est celle du 24 juillet 2024[34] par laquelle il déclare irrecevable le recours de ces mêmes députés à l’encontre de la loi visant à prévenir les ingérences étrangères au motif qu’il avait été saisi de cette même loi par ces mêmes députés et qu’il avait rendu la décision précitée du 10 juillet 2024. Sans doute s’agissait-il de la même loi et des mêmes requérants et sans doute le Conseil ne peut être saisi d’un nouveau recours contre le texte même sur lequel il a rendu une décision. Mais dans sa décision du 10 juillet 2024, le Conseil ne s’était pas prononcé sur le fond de la loi, sur sa constitutionnalité mais avait seulement déclaré le recours irrecevable ; il n’était pas demandé un nouvel examen de la constitutionnalité de loi puisque le Conseil ne l’avait pas jugée ; à la date de la seconde saisine – 12 juillet 2024 – la loi adoptée définitivement le 5 juin 2024 n’avait toujours pas été promulguée (elle le sera le 25 juillet après la décision d’irrecevabilité du 24 juillet) ; sa constitutionnalité pouvait donc toujours être contrôlée. Si l’irrecevabilité du 10 juillet est logique, celle du 24 juillet ne l’est pas et pourrait frôler le déni de justice. « Frôler » car le Conseil ajoute que, le cas échéant, il pourra toujours contrôler cette loi par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité. Habile !
Vive les cavaliers législatifs ou non ? Avec sa décision du 25 janvier 2024[35], le Conseil constitutionnel a réussi un beau saut d’obstacles. De manière surprenante, le gouvernement avait demandé à sa majorité de voter des dispositions de la loi immigration dont il reconnaissait publiquement qu’elles étaient contraires à la constitution. Et, pire, il persuadait ses députés de les voter en leur disant qu’il saisirait le Conseil constitutionnel et que celui-ci, à coup sûr, les censurerait. Les oppositions de droite et d’extrême droite, offusquées, déclaraient alors qu’elles dénonceraient ce tripatouillage et exigeraient un référendum sur l’immigration. Dans cette situation tumultueuse, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, adressant ses vœux au président de la République, lui rappelait fermement le 8 janvier 2024 et par deux reprises que le Conseil n’était pas une chambre d’écho des tendances de l’opinion ni une chambre d’appel des choix du Parlement.
Ainsi pris en otage par la majorité présidentielle et les oppositions, le Conseil, très habilement, se fait excellent cavalier pour sauter l’obstacle. Il censure les dispositions relatives aux conditions du regroupement familial, aux conditions de délivrance d’un titre de séjour et d’une carte de résident, aux frais d’inscription des étudiants étrangers, aux conditions de durée pour qu’un étranger bénéficie des prestations sociales, aux règles relatives au droit de la nationalité, à l’instauration du délit de séjour irrégulier d’un étranger majeur. Ce qu’attendait le président de la République et ce qui fait plaisir à la majorité. Mais ces censures, pour nombreuses qu’elles soient – 32 articles sur 86 – ne devraient pas contrariées les oppositions. En effet, le Conseil censure ces dispositions parce qu’elles sont issues d’amendements qui sont dépourvus de tout lien même indirect avec l’objet du texte initial. Pour employer le jargon constitutionnaliste, ces dispositions sont des « cavaliers législatifs », des intrus qui n’ont pas leur place dans cette loi. Et, précise le Conseil, déclarer, pour ce motif, ces dispositions inconstitutionnelles ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles. Traduction : le Conseil n’a pas jugé ces dispositions au fond, il n’a pas examiné si elles portaient atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, au principe d’égalité ou au principe de fraternité ; il a simplement dit qu’elles ne pouvaient pas être prises dans cette loi-là. Ce qui veut dire que la droite peut reprendre ces dispositions dans une future proposition de loi ayant pour unique objet de définir le régime juridique des travailleurs étrangers en France.
Sur le papier, la décision du 25 janvier 2024 est donc habile et ce motif de censure a sans doute aussi permis de fournir un consensus au sein du Conseil. Mais le souci d’être habile aujourd’hui empêche souvent d’être adroit demain. Déjà, l’extrême droite demande un référendum pour modifier la constitution afin de faire adopter les dispositions censurées par le Conseil. Déjà, la droite et l’extrême droite, ne retenant que la censure et oubliant son motif, dénoncent le gouvernement des juges et appellent à réduire les compétences du Conseil pour en faire une simple instance consultative. Déjà, droite et extrême droite imposent leur discours faisant de l’État de droit la cause de tous les malheurs du peuple. En d’autres termes, l’habileté de la décision du Conseil n’empêche pas que celle-ci soit lue, vue et comprise comme signifiant que les principes constitutionnels actuels ne permettent pas de faire des discriminations entre travailleurs français et travailleurs étrangers en situation régulière. Dans ces conditions, il aurait été plus « habile » pour le Conseil d’assumer son rôle constitutionnel de gardien des droits et libertés. Car, pour l’heure, il laisse planer un doute en reportant son examen de la constitutionnalité substantielle des dispositions aujourd’hui censurées pour des raisons de procédure à une éventuelle future loi relative au régime juridique des travailleurs étrangers.
Quand tout part à vau-l’eau, quand Assemblée nationale, Sénat, Matignon et Élysée s’entortillent mutuellement, il faut qu’il y ait au moins une institution qui dise ce qui est. Et le Conseil aurait dû être cette institution qui dise que l’identité constitutionnelle de la France c’est le principe d’égalité qui interdit de faires des discriminations fondées sur l’origine, la race ou la religion ou encore le principe de fraternité qui interdit de faire de l’aide à un étranger en situation irrégulière un délit. Bref, qui dise que les dispositions censurées n’étaient pas seulement des cavaliers législatifs mais des missiles législatifs téléguidés pour détruire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Dire ce qu’il en était constitutionnellement de cette loi était peut-être un obstacle trop haut pour être sauté par ce Conseil-là.
B. L’expansion du droit de se taire à l’épreuve des contraintes administratives
Le Conseil constitutionnel poursuit son travail de processualisation des droits au sujet de l’obligation de notifier le droit de se taire, tout en se confrontant à la réalité de la répartition des compétences avec le Conseil d’État et aux impératifs de l’action administrative.
Les apports constitutionnels au sujet du droit de se taire sont loin d’être négligeables. Par un raisonnement en cascade dont il est familier, le Conseil constitutionnel avait tiré de la présomption d’innocence le principe selon lequel « nul n’est tenu de s’accuser »[36] qui recouvre positivement le droit de se taire depuis une décision du 4 novembre 2016[37]. Initialement cantonné à la procédure pénale, le champ d’application du droit de se taire a été étendu en 2023 aux sanctions punitives et tout particulièrement aux sanctions disciplinaires. Ainsi, ces exigences « impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. »[38] En la matière, le Conseil constitutionnel fait œuvre originale et se retrouve « mieux-disant » que la Cour de Strasbourg qui cantonne le droit de se taire à la matière pénale au sens strict. Une fois de plus, cette plus-value constitutionnelle démontre l’absence d’identité matérielle entre les normes de référence constitutionnelle et conventionnelle, et alimente l’intérêt contentieux de la QPC.
L’appel d’air contentieux n’a évidemment pas tardé à se mettre en place et l’année 2024 a permis au Conseil constitutionnel d’affiner sa jurisprudence en censurant plusieurs procédures disciplinaires concernant : le magistrat judiciaire dans la décision du 17 mai 2024[39], le fonctionnaire dans la décision du 4 octobre 2024[40] et le membre d’une chambre régionale des comptes dans la décision du 18 octobre 2024[41]. La quatrième censure de l’année, prononcée le 17 mai 2024[42] concerne la procédure pénale et plus précisément les règles applicables devant le juge d’instruction saisi d’un délit de diffamation ou d’injure. Pour parvenir à ces résultats, le Conseil constitutionnel suit une même grille de lecture consistant à évaluer au cas par cas le cadre procédural et les conséquences possibles pour la personne. De manière concrète et pragmatique, le Conseil se fonde également sur les silences de la loi à l’origine d’une ambiguïté au détriment des justiciables ; par une formule récurrente, les décisions commentées affirment que le fait même que l’individu « soit entendu ou invité à présenter ses observations peut être de nature à lui laisser croire qu’il ne dispose pas du droit de se taire. » La prise en compte des apparences et de la réalité concrète du rapport de force procédural doit être relevée et tranche avec le caractère souvent abstrait des raisonnements tenus par le Conseil constitutionnel.
Le champ d’application du droit de se taire n’est pas toujours aisé à déterminer, en témoigne la décision du 15 novembre 2024[43] au sujet du référé pénal environnemental. Lors de l’audition devant le juge des libertés et de la détention dans le cadre de cette procédure, l’objet étant seulement d’ordonner des mesures visant à supprimer ou limiter les effets d’une pollution, la responsabilité pénale n’est pas forcément engagée et le droit de se taire est dès lors inapplicable. Cependant, par un raisonnement ici encore plutôt pragmatique mais forcément délicat dans son maniement pratique, le Conseil ajoute une réserve d’interprétation visant l’hypothèse de la personne entendue « déjà suspectée ou poursuivie pénalement pour les faits sur lesquels elle est entendue ». En pareil cas, la personne doit être informée de son droit de se taire et le renvoi directif de la Cour de cassation est ici suivi par le Conseil constitutionnel[44].
La construction du droit constitutionnel de se taire se prolonge dans le contentieux administratif et judiciaire. Au niveau du filtrage des QPC, un tri est opéré dans le sillage des critères posés par le Conseil constitutionnel, afin de déterminer les procédures dans lesquelles le droit de se taire est applicable[45].
Cependant, l’apport le plus essentiel se situe en dehors du contentieux QPC, au regard de l’importance des arrêts de la section du contentieux du Conseil d’État rendus le 19 décembre 2024[46]. La doctrine avait d’emblée cerné le risque de paralysie administrative d’une application mécanique et intégrale du droit de se taire à l’ensemble des sanctions punitives. Attendue, la réponse du Conseil d’État prolonge mais adapte la jurisprudence du Conseil constitutionnel, illustrant la complémentarité des fonctions des juges constitutionnels mais également la part irréductible d’autonomie du Conseil d’État.
Dans le respect de l’autorité que l’article 62 confère aux décisions du Conseil constitutionnel, le Conseil d’État enregistre en premier lieu l’obligation de notification du droit de se taire en matière de sanction punitive et en impose le respect, « même sans texte », lorsqu’une personne est poursuivie au disciplinaire, au cours de l’instruction, lors de la comparution et y compris en appel. Toutefois, en second lieu, le Conseil d’État assouplit la mise en œuvre administrative d’un droit issu à l’origine du droit pénal. Ainsi, en application de la jurisprudence « Danthony », l’absence de notification du droit de se taire entraînera l’irrégularité de la procédure seulement si la sanction prononcée repose de manière déterminante sur les propos tenus lors de l’audience ou de l’entretien. De plus, la notification du droit de se taire se s’applique pas dans le cadre des échanges ordinaires avec les agents, des procédures de conciliation et même dans le cadre des enquêtes et inspections administratives, hormis l’hypothèse d’un détournement de procédure.
Adapté et assoupli, le droit de se taire est désormais pleinement installé, bien que le sort d’un grand nombre de sanctions punitives doive être réglé dans les prochains mois. Au-delà du toilettage de la législation et des inévitables adaptations en fonction des contraintes administratives, demeure une question de fond : en faisant progresser les droits procéduraux, le Conseil constitutionnel enchaîne les censures en faisant sortir les principes de droit pénal de leur lit et en irriguant l’ensemble des procédures, quelles que soient leur nature et l’autorité qui la prononce, pourvu qu’on soit en présence d’une sanction punitive. Originale par rapport au droit européen, utile pour les personnes concernées, cette jurisprudence ne doit cependant pas être l’arbre procédural qui masque la forêt des atteintes substantielles aux droits et libertés. La vigilance demeure donc de mise, particulièrement au regard des menaces contemporaines pesant sur l’État de droit.
C. Le Conseil tente de préserver les droits des étrangers
Le Conseil constitutionnel n’a jamais été indulgent avec le référendum d’initiative partagée (RIP). Il a jugé par exemple dans sa décision du 25 octobre 2022[47] que la taxation des « superprofits » ne constituait pas une « réforme » au sens de l’article 11 de la Constitution et qu’il n’était donc pas possible d’organiser un RIP sur ce point. Il refuse également de considérer comme une « réforme », dans sa décision du 3 mai 2023[48], une proposition qui avait pour « seul effet d’abonder le budget d’une branche de la sécurité sociale en augmentant le taux applicable à une fraction de l’assiette d’une imposition existante dont le produit est déjà en partie affecté au financement du régime général de la sécurité sociale ». Ces décisions ont pu surprendre les observateurs dans la mesure où elles posent une « doctrine » d’interprétation de l’article 11 assez restrictive, et alors même que l’esprit de la jurisprudence du Conseil en matière de référendum était jusqu’à présent d’ouvrir au maximum la possibilité d’intervention du peuple, au besoin en refusant de contrôler les lois référendaires[49].
La décision RIP du 11 avril 2024 poursuit cette politique un peu sévère, en empruntant toutefois un chemin différent.
La principale originalité de cette affaire réside dans le fait qu’il s’agissait en l’espèce pour le Conseil d’examiner un dispositif déjà contrôlé lors de la décision loi Immigration du 25 janvier 2024[50]. Comment est-ce possible ? Chacun se rappelle que le Conseil avait rendu à cette occasion une décision dans laquelle beaucoup de cavaliers législatifs avaient été censurés (plus d’une trentaine). L’un de ces cavaliers instaurait un nouveau mécanisme visant à réduire les possibilités de versement des prestations sociales aux étrangers en situation régulière. Conscients qu’il s’agissait dans cette affaire d’une « simple » censure formelle, les députés à l’origine de ce mécanisme ont souhaité réintroduire leur réforme en passant cette fois-ci par le biais d’un RIP, pensant sans doute qu’un soutien populaire leur serait acquis.
C’est à ce moment qu’intervient le Conseil dans sa décision du 11 avril 2024. Il constate d’abord que la proposition de loi soumise au RIP entre bien dans le champ d’application de l’article 11 de la Constitution, en l’occurrence ici une réforme relative à « la politique économique, sociale ou environnementale de la nation ». Mais poursuivant son examen sur le « fond », c’est-à-dire sur le respect des principes constitutionnels, il constate ensuite que la proposition de loi est « contraire à la Constitution » et qu’elle « ne remplit pas les conditions » posées par la loi organique.
Pour comprendre cette censure, il faut rappeler que la proposition de loi imposait aux étrangers souhaitant obtenir des prestations sociales de justifier d’une résidence en France d’une durée d’au moins cinq ans ou d’une affiliation au titre d’une activité professionnelle d’une durée d’au moins trente mois. Pour contrôler ce mécanisme, le Conseil se fonde sur les 10e et 11e alinéas du Préambule de 1946 qui instaurent notamment un « droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». La difficulté de ces dispositions constitutionnelles se trouve dans le fait qu’il existe évidemment beaucoup de subjectivité pour apprécier ce qu’est un « moyen convenable d’existence ». Mais plutôt que de censurer frontalement, pourrait-on dire, le nouveau mécanisme sur le fondement des 10e et 11e alinéas, le Conseil utilise une technique un peu délaissée ces dernières années qui est celle des « garanties légales des exigences constitutionnelles ». L’idée est la suivante : si le législateur n’a pas directement porté atteinte aux 10e et 11e alinéas du Préambule de 1946, il les a en revanche vidés de leur substance dans la mesure où le régime légal instauré par la proposition de loi empêche – empêcherait – de nombreux étrangers de bénéficier de conditions normales d’existences. Autrement dit, puisque cette réforme n’offre pas aux étrangers vivant régulièrement sur le sol français des « garanties légales » pour que soient respectés les 10e et 11e alinéas, elle est contraire à la Constitution.
Si on peut être frustré de ce que le Conseil empêche à nouveau une proposition de RIP d’arriver à son terme, on pourra toutefois se féliciter du fait qu’il « ose » mobiliser une technique contentieuse audacieuse (et parfois critiquée) pour appliquer les 10e et 11e alinéas du Préambule de 1946.
C’est encore pour non-respect des garanties légales, mais ici en relation avec le principe d’égalité devant la justice, que le Conseil censure, dans sa décision QPC du 28 mai 2024, une disposition (issue de l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991) qui excluait du bénéfice de l’aide juridictionnelle les étrangers en situation irrégulière résidant sur le territoire de la République. Le gouvernement justifiait cette rupture d’égalité au motif qu’elle permettait de lutter contre l’immigration illégale. On observera à ce sujet le paradoxe d’un dispositif qui prive de l’aide juridictionnelle les étrangers en situation irrégulière, alors même que de nombreux contentieux initiés par des étrangers visent justement à contester leur situation d’irrégularité. L’aide juridictionnelle n’est-elle pas justement plus que jamais utile dans ce cas ? Sans le dire de cette façon, le Conseil reconnaît l’inconstitutionnalité de la mesure et la censure immédiatement, ce qui offre aux étrangers en situation irrégulière le bénéfice de l’aide juridictionnelle dès la publication de la décision.
D. Le principe de dignité deviendrait-il tout puissant ?
2024 est une année riche pour le principe de dignité puisque le Conseil a censuré trois dispositions sur ce fondement, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.
Dans une première affaire QPC du 18 janvier 2024, il devait se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition qui réglemente l’utilisation des restes du corps humain à la suite d’une crémation. Il existe en la matière une législation détaillée qui impose notamment diverses obligations aux acteurs publics et privés en ce qui concerne la gestion et la dispersion des cendres issues du corps humain. Parmi ces cendres, on retrouve parfois des éléments en métal qui résultent de l’absence de combustion de divers objets comme des prothèses ou des éléments du cercueil, et pour lesquels un certain vide législatif a longtemps existé.
Pour « trancher » cette question, le législateur est intervenu en 2022 en estimant que « sans considération de leur origine, les métaux issus de la crémation ne sont pas assimilés aux cendres du défunt » (art. L2223-18-1-1 CGCT). Cette disposition empêche donc de considérer les métaux issus de la crémation comme des éléments du corps humain, ce qui interdit par ricochet d’appliquer à ces métaux la protection légale accordée aux cendres.
À l’origine du litige porté devant le Conseil constitutionnel se trouvait une entreprise qui reprochait à la disposition en cause de permettre aux gestionnaires des crématoriums de récupérer et de céder les métaux issus de la crémation. Pour apprécier une éventuelle inconstitutionnalité, le Conseil devait d’abord déterminer l’applicabilité du principe de dignité de la personne humaine à l’affaire examinée, car les requérants avaient émis un grief sur ce fondement. C’est en réalité à ce niveau que se situe l’apport essentiel de cette décision.
Le Conseil estime en effet pour la première fois que « le respect dû à la dignité de la personne humaine ne cesse pas avec la mort », ce qui permet donc d’appliquer ce principe à des éléments du corps humain alors même que l’individu en tant que tel n’est plus vivant au moment où sa dignité mérite protection.
Évidemment, la principale difficulté de cette solution réside dans le fait que le Conseil constitutionnel – comme l’avaient fait avant lui la Cour de cassation et le Conseil d’État – estime qu’une personne décédée voit sa dignité protégée. C’est en réalité – surtout – les proches du défunt qui peuvent tirer de cette situation des conséquences profitables, notamment en interdisant les crématoriums de revendre les métaux issus de la crémation. Il y aurait aussi beaucoup à dire d’un point de vue plus théorique si l’on considère en miroir que la dignité doit s’appliquer par exemple aux enfants à naître, avec les immenses conséquences que cette idée impliquerait sur la liberté des femmes à interrompre une grossesse…
Face à ces arguments difficiles se trouve un autre argument qui a sans doute beaucoup pesé dans la balance – et même si le Conseil n’explique guère la solution adoptée en l’espèce. Limiter l’application d’une liberté à l’individu « vivant » c’est aller à rebours de l’évolution du droit français tel qu’il existe depuis au moins deux siècles. Notre législation estime en effet que les droits personnels des individus ne se limitent pas à leur qualité d’être vivant, d’autant plus qu’il existe ici de redoutables controverses sur la définition même de la vie d’un point de vue biologique et philosophique. Ainsi en va-t-il par exemple de l’enfant à naître ou des droits du défunt en matière successoral. Il nous semble donc que le Conseil a parfaitement raison de dire que le principe de dignité ne saurait s’arrêter au moment du décès, car ce serait lier trop nettement la détention d’un droit et la qualité d’être vivant.
Le Conseil censure à nouveau une disposition sur le fondement du principe de dignité dans sa décision QPC du 28 mai 2024, mais dans un contexte tout à fait différent.
Des requérants contestaient dans cette affaire une disposition du Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile qui liste les différents éléments que doit comporter le procès-verbal dressé par un OPJ au terme de la retenue d’un étranger dans un local de police ou de gendarmerie. Lorsqu’un étranger ne peut en effet justifier son droit de circulation ou de séjour sur le territoire français lors d’un contrôle, les agents de police peuvent lui imposer une retenue dans un commissariat afin procéder aux vérifications nécessaires. Le législateur a souhaité dans ce cas imposer aux agents de police et de gendarmerie la production d’un procès-verbal dans lequel ces derniers doivent préciser certains éléments sous peine de nullité de la procédure, notamment l’heure du début et de la fin de la retenue, la prise d’empreintes digitales ou de photographies ainsi que la fouille des bagages et effets personnels. Mais parmi ces éléments présents dans le procès-verbal, on ne retrouve aucune mention de l’éventuelle alimentation de la personne pendant les vingt-quatre heures que peut durer la retenue.
C’est justement ce point que va censurer le Conseil en estimant que « les dispositions contestées ne permettent pas aux autorités judiciaires de s’assurer que la privation de liberté de l’étranger retenu s’est déroulée dans des conditions respectueuses de la dignité de la personne humaine ». Le Conseil sanctionne donc la disposition en cause « en tant que ne pas », c’est-à-dire en ce qu’elle ne prévoit pas de mention particulière imposant aux agents de police de détailler les conditions d’alimentation des étrangers retenus. La censure est assurément originale en ce qu’elle permet au Conseil d’étendre et de concrétiser son contrôle de façon très forte, en décelant une inconstitutionnalité dans la mise en œuvre de la loi par les autorités d’application.
On s’interroge en revanche sur l’intérêt d’imposer aux agents de police une mention relative à l’alimentation du détenu, alors même qu’il aurait été plus simple de contraindre les forces de l’ordre à distribuer un repas aux personnes concernées au moins une fois par jour. On nous répondra peut-être qu’il s’agit là d’une question sensiblement différente de celle qui était posée au Conseil, d’autant plus que la Cour de cassation a déjà reconnu un « droit de s’alimenter » qui découle du Préambule de 1946[51]. Admettons toutefois qu’imposer aux agents de police de faire « mention de l’alimentation d’une personne », ce n’est pas vraiment préserver la dignité de cette personne dès lors que rien n’oblige juridiquement les policiers à proposer un repas.
La dernière décision (dans l’ordre chronologique) intervenue sur le principe de dignité de la personne humaine est celle du 31 octobre 2024. C’est peut-être la décision la plus étonnante rendue cette année par le Conseil.
Il devait examiner dans cette affaire une disposition du Code général des collectivités territoriales qui autorise le maire à procéder à la crémation des restes humains exhumés à l’occasion de la reprise d’une sépulture. Il arrive en effet que les services de la commune soient tenus de « reprendre » certaines sépultures qui nécessitent un entretien ou un réaménagement, et dans ce cas se pose la question de savoir quel sort réserver aux restes humains exhumés. Pendant longtemps, le maire était totalement libre de déterminer les suites de cette exhumation, par exemple en procédant d’office à une crémation. Mais certains parlementaires s’étaient émus de cette situation, ce qui a entraîné une modification de la législation en 2011 afin d’interdire au maire de réaliser une crémation des restes humains lorsque le défunt s’est opposé à cette pratique de son vivant. Demeurait toutefois la question de savoir si le maire devait informer les tiers susceptibles de faire connaître l’opposition du défunt à la crémation, autrement dit si le maire devait mener des investigations afin de vérifier au mieux les souhaits exprimés par le défunt de son vivant. Or sur ce point, la législation n’impose aucune obligation aux autorités publiques, ce que dénonçait un requérant dans le cadre d’une QPC.
Le Conseil censure de façon un peu étonnante la disposition en cause sur le fondement du principe de dignité de la personne humaine en estimant que « ni les dispositions contestées ni aucune autre disposition législative ne prévoient (…) d’obligation pour le maire d’informer les tiers susceptibles de faire connaître son opposition à la crémation », et qu’« en l’absence d’une telle obligation d’information, les dispositions contestées ne permettent pas de garantir que la volonté attestée ou connue du défunt est effectivement prise en compte avant qu’il soit procédé à la crémation de ses restes ». Si on peut bien entendu se réjouir de ce que le Conseil censure à nouveau une disposition sur le fondement de la dignité, offrant à ce principe essentiel une nouvelle occasion de s’exprimer, il n’en reste pas moins vrai qu’il étend considérablement la portée du principe puisque non seulement le législateur doit prendre en compte la volonté exprimée par les personnes en matière de crémation, mais au surplus il doit instaurer un régime obligeant les autorités publiques à mener des investigations afin de rechercher une volonté qui aurait été exprimée auprès de tiers — tiers dont on ne connaît d’ailleurs pas très bien l’identité (famille, amis, collègues de travail… ?). Il ne fait pas de doute qu’un tel « activisme » du Conseil en matière de dignité ne manquera pas de susciter de prochains contentieux.
E. JD Vance au Conseil constitutionnel
À l’heure où des discours d’extrême droite dénoncent une soi-disant dégradation de la liberté d’expression dans les démocraties européennes, il n’est pas inutile pour le Conseil constitutionnel de rappeler le cadre de sa jurisprudence et le soin qu’il attache à protéger cette liberté face aux atteintes qui pourraient lui être portées.
En instaurant un « délit d’outrage en ligne »[52], le législateur partait sans doute d’un bon sentiment en essayant de mieux protéger les victimes d’actes de harcèlement en ligne qui malheureusement sont de plus en plus nombreuses avec l’invasion des réseaux sociaux dans tous les aspects du quotidien, surtout chez les plus jeunes. Encore fallait-il bien entendu ne pas heurter trop fortement le principe de la liberté d’expression qui découle de l’article 11 de la Déclaration de 1789. La jurisprudence est assez stricte sur ce principe puisque le Conseil exerce un « triple test de proportionnalité » en contrôlant tout à la fois la nécessité, l’adaptation et la proportionnalité des atteintes à la liberté d’expression.
Or dans sa décision DC du 17 mai 2024, le Conseil estime que non seulement il existe déjà dans notre législation des mécanismes qui répriment les cas de harcèlement en ligne, mais qu’au surplus la nouvelle disposition repose entièrement sur le sentiment de la victime d’être ou non harcelée, ce qui évidemment laisse peu de place à la contradiction. D’où la censure « logique » du nouveau délit d’outrage en ligne sur le fondement de la liberté d’expression. Preuve peut-être que la France et l’Europe ne sont pas des ennemis de la liberté d’expression comme on le pense parfois du côté de l’Oncle Sam !
F. Une histoire de tableau
C’est une question épineuse à laquelle le Conseil a répondu dans sa décision QPC du 15 mars 2024 : celle de savoir si un régime juridique qui n’a pas été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision peut faire l’objet d’une QPC, alors même que la disposition qui contient ce régime a déjà fait l’objet d’une déclaration de constitutionnalité dans une décision antérieure. On peut prendre un exemple plus concret pour mieux comprendre la situation.
Dans sa décision du 12 décembre 2012[53], le Conseil avait jugé que la contribution sociale de solidarité des sociétés à la charge des entreprises du secteur des assurances contenue dans l’article 12 de la loi de finances pour 2013 était bien conforme à la Constitution. Mais il se trouve que ce même article 12 contenait d’autres mécanismes juridiques qui – eux – n’avaient pas été spécifiquement examinés dans cette décision. Or l’un de ces mécanismes – une minoration de l’assiette de la contribution sociale de solidarité pour certaines personnes – a fait l’objet d’un contentieux qui a été soumis au juge judiciaire par le biais d’une QPC. La Cour de cassation se trouvait alors face à une alternative : soit elle considérait que la QPC était recevable dans la mesure où le Conseil n’avait pas spécifiquement examiné ce « mécanisme » en 2012 ; soit elle estimait au contraire que la QPC était irrecevable en considérant que le Conseil avait validé l’article 12 dans son ensemble lors du précédent de 2012. Comme chacun le sait, c’est en principe le juge du litige principal qui maîtrise les conditions de filtrage ; donc fort de ce principe, la Cour de cassation a pu juger sans trop s’inquiéter que la QPC était bien recevable.
Mais le Conseil décide finalement de retenir la seconde option en jugeant de façon pour le moins laconique que « dans sa décision du 13 décembre 2012 mentionnée ci-dessus, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné l’article 12 de la loi du 17 décembre 2012, qui a inséré les dispositions contestées au sein de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale, et l’a déclaré conforme à la Constitution / Ainsi, le 4° de l’article L. 651-5 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction résultant de cette loi, a été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif de cette décision / Dès lors, en l’absence de changement des circonstances, il n’y a pas lieu, pour le Conseil constitutionnel, de statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité ».
Pour comprendre la portée de la décision, il faut comme (trop) souvent examiner le commentaire de la décision qui indique la chose suivante : « La circonstance que le Conseil constitutionnel n’ait répondu, dans les motifs de sa décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, qu’à des griefs relatifs à la contribution à la charge des entreprises du secteur des assurances, alors que la conformité à la Constitution des dispositions relatives à la minoration de l’assiette de la C3S à la charge des commissionnaires n’avait alors pas été discutée par les sénateurs requérants, demeurait sans incidence sur la portée de cette validation, dès lors que le Conseil a bien expressément déclaré conforme à la Constitution, dans les motifs et le dispositif de sa décision, l’ensemble de l’article 12 de la loi déférée ».
On peut bien entendu défendre la position du Conseil avec l’argument que, dans la décision du 13 décembre 2012, il affirme à la fin du considérant problématique que « l’article 12 est conforme à la Constitution ». Il ne dit pas que telle phrase ou tel alinéa est bien conforme, mais que l’article 12 dans son ensemble est conforme à la Constitution. De cela, on ne peut en déduire autre chose qu’une validation de la disposition tout entière, ce que confirme le Conseil dans la décision commentée.
Mais poussons la logique un peu plus loin. Imaginons que dans cette même décision de 2012, le Conseil ait invalidé la contribution à la charge des assurances qui constitue une partie seulement de l’article 12, lui-même composé de sept points, chacun contenant une réforme spécifique[54]. Dans ce cas, il est assez probable que le Conseil ait censuré uniquement la contribution à la charge des assurances présente aux premiers alinéas de l’article 12. Par conséquent, les autres éléments de l’article 12 auraient pu faire l’objet d’une prochaine QPC puisque le Conseil n’aurait pas statué sur leur cas « dans le motif et le dispositif d’une disposition ». Il nous semble donc un peu incohérent de faire dépendre la recevabilité d’une QPC non pas de l’examen réel d’une disposition, mais de la façon dont le Conseil rédige sa décision lorsqu’il déclare une disposition conforme à la Constitution.
Ajoutons à ceci que, en l’espèce, la Cour de cassation avait pris soin de consulter le tableau présent sur le site internet du Conseil dans lequel ce dernier recense (en principe) les dispositions qu’il a déjà déclaré conformes à la Constitution. Or la disposition en cause telle qu’elle existe aujourd’hui dans le code de la sécurité sociale n’étant pas mentionnée dans ce tableau, la Cour de cassation pouvait légitimement en déduire que le Conseil ne l’avait pas spécifiquement examinée dans sa décision du 13 décembre 2012[55]. Mais c’était là encore compter sur les aléas rédactionnels du Conseil qui n’est pas obligé d’indiquer dans ce tableau toutes les dispositions validées telles qu’elles apparaissent à l’occasion des différentes codifications.
On nous dira peut-être que tout cela n’est pas très important puisqu’il demeure toujours la possibilité offerte aux justiciables de démontrer un « changement de circonstances ». On l’admettra volontiers, à ceci près que le changement de circonstances reste assez difficile à manœuvrer dès lors qu’il oppose aux requérants d’apporter la preuve d’un changement en droit ou en fait.
Morale de l’histoire (en deux points) : 1° plaider systématiquement le changement de circonstances, et 2° ne jamais croire les tableaux présents sur le site du Conseil !
Dominique ROUSSEAU, Professeur émérite à l’Université Paris 1, Panthéon Sorbonne
Pierre-Yves GAHDOUN, Professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP
Julien BONNET, Professeur à l’Université de Montpellier, CERCOP
[1] Saint Simon, Mémoires, La Pléiade, tome 1 1691-1701.
[2] Proposition n°1309, Assemblée nationale, seizième législature.
[3] Cass., crim., 7 août 2024, n° 24-90.006.
[4] Circulaire CIV/04/10 Ministre de la justice du 24 février 2010 : présentation de la QPC
[5] Cons. const., 24 mai 2019, n° 2019-785 QPC.
[6] Cass., com. 12 févr. 2020, n° 17-31.614.
[7] Cass. com., 5 juin 2024, no 23-22122.
[8] Cass. crim., 17 janvier 2024, n° 23-86.051.
[9] CE, 28 juin 2024 n° 490743.
[10] CE, 14 nov. 2018, n° 420055.
[11] C. Testard, « Le coût et l’intérêt de la communication, nouveaux critères de restriction de l’accès aux documents administratifs », JCP A, n° 47, 25 novembre 2024, 2317.
[12] CE, 3 oct. 2024, n° 494941, Confédération paysanne.
[13] R. Radiguet, « Filtre « solaire » du Conseil d’État pour un développement radieux du droit des générations futures à un environnement équilibré et respectueux de la santé ? », JCP A, n° 51-52, 23 décembre 2024, 2345.
[14] https://qpc360.conseil-constitutionnel.fr/revue-doctrine-sur-qpc
[15] CE, 19 novembre 2024, n° 487936.
[16] M. Lange, « Conclusions sur CE, 19 novembre 2024, n° 487936 », disponible sur Arianeweb.
[17] Cons. const., n° 2024-1121 QPC du 14 février 2025.
[18] Cass., crim., 13 février 2024, n°23-90.018.
[19] Cons. const., n° 2024-1088 QPC, 17 mai 2024.
[20] CE, 15 juillet 2024, n°490227.
[21] Cons. const., n° 2024-1106 QPC, 11 octobre 2024.
[22] Cass., crim., 16 octobre 2024, 24-84.384.
[23] Cons. const., n° 2024-1117/1118 QPC du 17 janvier 2025.
[24] Cass., Civ. 1e, 28 février 2024, n° 23-40.017
[25] Cons. const., n° 2024-1090 QPC, 28 mai 2024. Voir également II. D. sur cette décision.
[26] Pour l’anecdote, le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel corrige l’erreur de la Cour de cassation lors de l’évocation de la motivation du renvoi, en mettant entre crochets le mot « alinéa » qui remplace le mot « article » : https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/20241090qpc/20241090qpc_ccc.pdf (p. 8)
[27] CA Paris, 4 février 2013, n° B13/0038.
[28] Cons. const., 20 juin 2024, n° 2024-32/33/34/35/36/37/38/39/40/41 ELEC.
[29] Cons. const., 4 juillet 2024, n° 2024-54/55/56 ELEC.
[30] Cons. const., 31 juillet 2024, n° 2024-58/59, ELEC, et Cons. const., 12 septembre 2024, n° 2024-60, ELEC.
[31] Pour une lecture (un peu) différente de ces affaires, voir P.-Y. Gahdoun, « Une histoire de délais », in Chronique de droit public, Titre VII, à paraître avril 2025.
[32] Cons. const., 10 juillet 2024, n° 2024-870 DC.
[33] Voir supra.
[34] Cons. const., 24 juillet 2024, n° 2024-871 DC.
[35] Cons. const., 25 janvier 2024, n° 2024-863 DC.
[36]Cons. Const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC.
[37] Cons. Const., 4 novembre 2016, n° 2016-594 QPC.
[38] Cons. Const., 8 décembre 2023, n° 2023-1074 QPC.
[39] Cons. Const., 26 juin 2024, n° 2024-1097 QPC.
[40] Cons. Const., 4 octobre 2024, n° 2024-1105 QPC.
[41] Cons. Const., 18 octobre 2024, n° 2024-1108 QPC.
[42] Cons. Const., 17 mai 2024, n° 2024-1089 QPC.
[43] Cons. Const., 15 novembre 2024, n° 2024-1111 QPC.
[44] Cass., crim., 3 septembre 2024, n° 24-81.410.
[45] Cf. par ex. Cass., crim., 29 mai 2024, n° 23-85.825 ; CE, 29 novembre 2024 n° 498358 ; CE, 27 décembre 2024 n° 497870.
[46] CE, sect., 19 déc. 2024, n° 490952 et n° 490157.
[47] Cons. const., 25 octobre 2022, nº 2022-3 RIP.
[48] Cons. const., 3 mai 2023, nº 2023-5 RIP.
[49] Cons. const., 6 novembre 196, nº 62-20 DC.
[50] Cons. const., 25 janvier 2024, n° 2023-863 DC.
[51] Civ 1ère, 28 février 2024. Sur l’idée d’un « droit à l’alimentation », voir X. Bioy, « Le principe de dignité et le Conseil constitutionnel », AJDA, 2025, p. 347.
[52] En punissant d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende le fait de diffuser en ligne tout contenu qui porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant.
[53] Cons. const. 13 décembre 2012, n° 2012-659 DC.
[54] https://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0054.asp
[55] « Si le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, a déclaré conforme à la Constitution l’article 12 de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale, modifiant notamment les dispositions contestées, il résulte de la liste figurant sur le site du Conseil constitutionnel, que celles-ci n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel ».