De l'espérance d'une République sociale idéalisée à sa matérialisation constitutionnelle

Amaury GIRAUD.

Lorsqu’en mars 1944, le « Conseil National de la Résistance » adopte officiellement son célèbre programme baptisé « Les jours heureux », la France est encore en proie à l’occupation allemande et à la collaboration vichyste. La fin de la guerre, qui pourtant semble déjà se profiler comme l’horizon expectatif le plus vraisemblable, est encore loin d’être définitivement actée et la capitulation nazie n’interviendra finalement qu’une longue et éprouvante année plus tard. Mais les différents groupements de la Résistance intérieure – fédérés entre eux au sein du Conseil depuis mai 1943 sous l’impulsion directive du Général de Gaulle et grâce à l’action décisive de Jean Moulin – vont toutefois à l’unanimité, tous mus par une vision prospective fermement structurée, venir consacrer dans ce texte commun capital des « mesures » présentées comme « destinées à instaurer, dès la libération du territoire, un ordre social plus juste »[1]. Les orientations politiques décidées par le CNR au printemps 1944 revêtent donc, dès le commencement, un caractère volontairement et intrinsèquement « social ». Aussi visent-elles, en premier lieu, à « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale » dont les multiples leviers d’application désignés nommément seront autant « la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés » que la « participation des travailleurs à la direction de l’économie » ou encore la « garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine » ainsi qu’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence »[2]. Ainsi, par son inclination indubitablement et assurément « sociale », le « Programme du CNR » peut être interprété comme le point paroxystique et comme l’acmé d’une véritable conscience sociale publique incarnée dans une formalisation scripturale d’une importance aussi hautement symbolique que réellement décisionnaire[3]. Première esquisse d’une véritable « Constitution sociale » en état de parturition et fruit d’une lente sédimentation politico-intellectuelle ininterrompue débutée dès la fin du XVIIIème siècle français au sujet d’une « République sociale » qu’il s’agissait idéalement de faire advenir au plus tôt, le « Programme du CNR » parviendra pour partie à inspirer le tropisme lui aussi social de la Constitution du 27 octobre 1946. Ce dernier texte s’emploiera en effet à consacrer, dans son fameux préambule[4], des « principes économiques, politiques et sociaux » décrits comme « particulièrement nécessaires à notre temps »[5] dont, entre autres, le droit de grève, la liberté syndicale ou encore de multiples dispositions de nature existentielle relevant d’une conception moderne et extensible de l’État-providence. De plus, toujours en 1946, et de façon inédite dans l’histoire constitutionnelle française, la République se trouve désormais adjectivée comme « indivisible, laïque, démocratique et sociale »[6]. Par ailleurs, une formulation strictement analogue sera réemployée dans le texte constitutionnel de 1958, d’abord à l’article second jusqu’en 1995[7], puis à l’article premier depuis lors.

Ainsi, d’un point de vue purement littéraliste, la notion même de « République sociale » se trouve explicitement et spécifiquement mentionnée depuis 1946 et jouit donc d’une autorité constitutionnelle pleine et entière sanctifiée y compris par la norme suprême de la Vème République (et ce, quelles que soient les révisions constitutionnelles diverses et variées ayant progressivement modifié, à vingt-cinq reprises jusqu’ici, la version initiale de 1958, sans attenter jamais à cette notion définitionnelle nodale). Dès lors, une Constitution assignant à la République une qualité expressément « sociale » ne devrait-elle pas, logiquement, être elle-même présumée appartenir, de facto comme de jure,à la catégorie dite des « constitutions sociales » ? La « République sociale » n’est-elle pas, en France, d’ores et déjà accomplie puisque nos codifications constitutionnelles successives en portent elles-même, depuis près de huit décennies maintenant, la marque performative et la mention formelle ?

Le concept même de « République sociale », et son corollaire juridique de « Constitution sociale », forment un ensemble notionnel théorico-politique largement débattu et discuté – avec une intensité souvent inchangée – depuis au moins la Révolution de 1789 et jusque nos jours encore. Des travaux préparatoires des différents « Comités »[8] chargés, au début des années 1790, d’élaborer des normes légales et constitutionnelles qui viendraient assoir un certain nombre de droits sociaux fondamentaux aux débats cruciaux et intenses ayant entouré la rédaction de la Constitution de la Seconde République après la Révolution de février 1848 en passant par l’émergence, au début du XXème siècle, d’un courant dit « solidariste » perçu comme une voie alternative à la fois au socialisme rigoriste liberticide d’un côté et au capitalisme individualiste rapace de l’autre (« solidarisme » dont, au fond, le « gaullisme social » et la tentative de mise en place de la « participation » – anciennement « association » – entre 1967 et 1968 peuvent être perçus comme les produits historiques dérivés), la « République sociale » semble, au cours du temps long de notre démocratie hexagonale, s’affirmer sous la forme d’un intangible oxymore chronologique : celui d’une idée tout à la fois éternellement neuve – sans cesse invoquée, régénérée, revendiquée, mobilisée – et, dans le même temps, paradoxalement multiséculaire.

Si l’on pourrait aisément se satisfaire que les constitutions respectives de 1946 et 1958 aient sanctuarisé la « République sociale » dans les textes d’une façon aussi résolue qu’immuable, bien des acteurs du champ politique comme du champ intellectuel maintiennent, aujourd’hui encore, que le cap d’une République authentiquement « sociale » n’a pas encore été intégralement atteint et que toute l’amplitude sémantique que recouvre l’expression même de « République sociale » souffre encore d’un certain déficit d’épuisement à concrétiser et parachever toujours. Un philosophe marxiste-conservateur[9] actuel comme Denis Collin (né en 1952), qui promeut l’idée d’une synthèse possible entre républicanisme patriotique d’un côté et socialisme populaire et décent de l’autre, estimait ainsi en 2005 que « la seule véritable république, la république achevée, serait la république sociale, instrument de la liberté de tous »[10] (une position qu’il réaffirmera à de nombreuses reprises par la suite[11], notamment au travers de sa revue d’analyse politique justement baptisée La Sociale, en référence évidente au slogan communard de 1871 : « Vive la Commune ! Vive la Sociale ! »). Tout récemment encore, en mai 2024, des députés communistes ont échoué à faire inscrire dans la Constitution la « Sécurité sociale » comme « institution fondamentale de la République »[12], une initiative visant, selon les élus en question, à préserver un modèle social français qu’ils estiment régulièrement remis en cause par certaines tendances politiques qualifiées, au gré des oppositions que ces dernières suscitent et alimentent, de « libérales » ou de « néo-libérales »[13].

Bien que formellement et constitutionnellement retranscrite depuis a minima 1946, la « République sociale » n’en finit donc pas de faire l’objet de nombreux dissensus et antagonismes politico-intellectuels, mettant notamment en contradiction ceux qui, d’un côté, la considèrent comme incontestablement aboutie et réalisée, et ceux qui, de l’autre, entendent inlassablement la renforcer et la perfectionner plus avant. Des premiers soubresauts révolutionnaires de 1789 jusqu’à la fin du XIXème siècle, « République sociale » et « Constitution sociale » peinent à s’imposer franchement malgré des avancées juridiques incrémentales qui s’accompagnent, nous le verrons, de querelles et controverses politiques comme intellectuelles parfois fiévreuses et exaltées, mais toujours invariablement passionnelles et d’une haute tenue réflective. Les espoirs d’une révolution sociale radicale, qui accompagnaient significativement, à leurs débuts, la mise à bas du féodalisme monarchique et la lente conversion républicaine de la France, se transformant généralement en cuisantes désillusions avant de renaître fréquemment, tout au long du XIXème siècle, sous la plume de littérateurs le plus souvent socialistes ou anarchistes comme Charles Fourier (1772-1837), Pierre Leroux (1797-1871), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) ou encore Paul Lafargue (1842-1911). Sociétarisme, mutuellisme, socialisme anti-individualiste et républicain, distributivisme…etc, le XIXème siècle foisonne littéralement de conceptualisations plus imaginatives les unes que les autres afin de tendre vers l’égalité effective des conditions socio-économiques d’existence. À l’orée du XXème siècle, c’est la formule de la solidarité qui connaîtra un engouement significatif, d’abord par l’intermédiaire testamentaire du philosophe montpelliérain Charles Renouvier (1815-1903) puis surtout, et à travers le « solidarisme », grâce à la médiation politico-intellectuelle du député radical de la IIIème République Léon Bourgeois (1851-1925). L’ensemble de ces approches convergeant toutes vers une téléologie commune, celle de la « République sociale », et formant ainsi les agrégats ou agents actifs cumulés d’une concrétion au processus de longue durée : celle de l’avènement d’un hypothétique républicanisme social réellement existant, non seulement dans les textes, mais également, et peut-être plus encore, dans les faits.

I. Les préludes révolutionnaires de la République sociale

Siècle des ruptures et des continuités, des révolutions et des restaurations, le XIXème siècle porte en lui-même toutes les antinomies possibles et imaginables. Siècle de formation des grands empires d’argent, il est aussi celui de la naissance des premières protections (légères) des intérêts ouvriers face aux monopoles patronaux. Dans ce clair-obscur complexe et changeant fait d’hésitations et de circonvolutions régressives comme de progrès et d’améliorations notables, « République sociale » et « Constitution sociale » apparaissent à bien des opérateurs politiques comme à nombre de philosophes (certains occupant même les deux fonctions simultanément) comme d’impérieuses nécessités. Si la décennie révolutionnaire des années 1790 a sans conteste posé les bases essentielles d’un certain républicanisme social toutefois amoindri dans ses réalisations juridiques finales, la « Constitution sociale » verra certains de ses partisans s’exprimer plus ouvertement encore par la suite, notamment dans le sillage déterminant de la « Révolution de Février » et des débats constitutionnels de l’automne 1848 participant à la pérennisation (temporaire) de la Seconde République.

A. La Révolution de 1789 et l’amorce décisive d’une exigence de République sociale

Dans son Discours sur les sciences et les arts de 1750 devant l’Académie de Dijon, Jean-Jacques Rousseau prévenait déjà des dangers inhérents à un expansionnisme économique sans limitations éthiques ni publiques d’aucune sorte : « Que deviendra la vertu quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit ? Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent ». Si les notions de charité et d’assistance préexistaient quelque peu à la période révolutionnaire[14], il va sans dire que la fin de l’Ancien Régime de droit divin et le bouillonnement révolutionnaire ont joué un rôle notoirement crucial dans l’éclosion (timide) des premiers droits sociaux. Avant même la Première République, proclamée au surlendemain de la Bataille de Valmy en septembre 1792, certaines instances de la monarchie constitutionnelle qui viendra, mise en place par la Constitution de 1791, font montre d’une préoccupation sociale certaine. À travers les réflexions entreprises par le « Comité de mendicité » et le « Comité de secours publics » par exemple, une véritable philosophie politique de la préservation sociale et économique commence à se faire jour. Un rapprochement est alors établi entre Droits de l’Homme d’un côté et droits sociaux de l’autre : « Là où il existe une classe d’hommes sans subsistances, là il existe une violation des droits de l’humanité, là l’équilibre social est rompu »[15]. Les « Comités » se prononcent même en faveur d’une intégration des « droits […] de la pauvreté » à la fois dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 mais également dans la Constitution à venir de 1791[16]. En consacrant la notion de « Fraternité » ou encore celle de « Secours publics » dans l’espoir de pouvoir « élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes, et fournir du travail aux pauvres valides qui n’auraient pu s’en procurer »[17], cette Constitution de 1791, qui certes n’a pas suivi l’intégralité des recommandations sociales majeures des « Comités » ad hoc (tant s’en faut[18]), témoigne cependant d’une ambition sociale révolutionnaire clairement existante et ironiquement antérieure à l’apparition de la Première république. Selon les publicistes Michel Borgetto et Robert Lafore, c’est le juriste révolutionnaire et député de la Convention Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) qui élabora, parmi les premiers et à partir de 1794, les contours de ce qui, plus tard, sera désigné sous l’appellation de « République sociale ». En effet, souhaitant la mise en place d’un « système global de protection sociale »[19], Barère affirma vouloir « effacer le nom de pauvre des annales de la République » et forma l’idée que, « dans une République, rien de ce qui regarde l’humanité ne peut lui être étranger »[20] (désignant ainsi la République non pas comme un simple régime politique démocratique mais davantage comme un corpus de valeurs singulières, notamment sociales, dont l’observance et la bonne exécution devraient constituer, pour tous, la règle primordiale et irrévocable).

Avec la Constitution de l’An I du 24 juin 1793, le tournant social se veut plus précis encore, faisant notamment des « Secours publics » (garantis « à tous les Français »[21] par ladite Constitution) une « dette sacrée » et enjoignant la « société » tout entière à procurer « la subsistance aux citoyens malheureux »[22]. Cependant, là encore, certaines dispositions sociales présentées par des députés plus offensifs sont remisées et n’apparaissent pas dans la version finale du texte, notamment celles avancées par Maximilien de Robespierre (1758-1794) qui souhaitait lui, à titre d’exemple, que soit indiqué que « la société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler »[23] (ce que Michel Borgetto et Robert Lafore interprètent, eux, comme les prémices novatrices d’un réel « droit au travail »[24]). Si la Constitution de l’An I n’épouse pas totalement l’ensemble des souhaits exprimés par les révolutionnaires les plus attachés à la question sociale, il n’en demeure pas moins, toujours selon Michel Borgetto et Robert Lafore, que celle-ci marque « un moment décisif dans la construction de la République sociale »[25] (une dynamique qui verra par la suite son développement empêché, à partir de la période 1794-1795, en raison de « la chute de Robespierre » et de « l’avènement subséquent du Directoire »[26]). L’alternance des régimes postérieurs (Directoire, Consulat, Empire, Restaurations, Monarchie de juillet…etc), dont la vocation historique dominante, du moins assurément pour les premiers d’entre eux, vise à rompre avec l’instabilité et le chaos civils de la décennie révolutionnaire, ne laisse qu’une portion congrue et méprisable aux droits sociaux et conduit, d’une manière générale, à une régression et une rétrogradation vers un état de fait similaire à celui en cours sous l’Ancien Régime.

B. L’éruption politique de 1848 et les aspirations à une « Constitution sociale »

C’est sous la Monarchie orléaniste (1830-1848) que les partisans de la République, tentant de  créer les conditions de son retour, insistèrent davantage encore, notamment à l’occasion de la campagne dite des « Banquets », sur la dimension aussi bien politique que sociale du modèle démocratique dont ils se proposaient d’assurer le renouveau[27]. L’hypothèse d’une « Constitution sociale » tend même curieusement, au début de cette période, à dépasser les seuls cercles républicains puisqu’un philosophe bonaparto-monarchiste comme Hyacinthe Azaïs (1766-1845) fera paraître, en juillet 1831, un traité succinct baptisé De la Constitution sociale aujourd’hui convenable au peuple français dans lequel celui-ci s’efforcera de fonder sur le « balancement harmonique » des « forces sociales »[28] ainsi que sur une théorie originale du « mouvement » et de l’ « équilibre dans le corps social »[29] – construite sur le principe de l’égalité des droits politiques – un moyen de repenser l’organisation politique, sociale et économique de la France. Mais grâce aux évènements de février 1848, l’opportunité d’une ultime abolition de la monarchie et d’une résurgence républicaine concomitante se montre sinon évidente, du moins nettement probable (ce sera chose faite avec la proclamation de la Seconde République le 24 février 1848). Si, dans les représentations collectives, la deuxième abolition de l’esclavage ou encore le suffrage universel (masculin) apparaissent, à raison, comme les évolutions les plus considérables permises par la Révolution de Février, sur le plan social, ses réussites – bien que certaines se soient révélées timorées et finalement moins hardies qu’espérées – demeurent toutefois substantielles également. Les membres, tous républicains, du nouveau pouvoir exécutif révolutionnaire, témoignent pour beaucoup, en 1848, d’une lecture sociale de la République. Le ministre de l’Intérieur Alexandre Ledru-Rollin (1807-1875) estimera, par exemple, qu’ « en se constituant République, le gouvernement a pris l’obligation de satisfaire tous les intérêts légitimes, de donner du pain au travailleur, d’effacer toutes distinctions de classes, d’abolir tous les privilèges, de réduire les impôts ou du moins de les répartir avec plus d’équité, d’appeler enfin tous les citoyens à l’exercice complet des droits politiques »[30] (toujours selon Alexandre Ledru-Rollin, « assurer à tous le travail et le bien-être, voilà la République »[31]). Du mois de février jusqu’aux élections législatives d’avril 1848 qui voient la victoire du camp républicain modéré et des monarchistes, les membres du Gouvernement provisoire de la Seconde République adoptèrent ainsi un certain nombre de mesures à la teneur lourdement sociale : garantie d’un travail pour tous, mise en place de la « Commission du Luxembourg » chargée de s’enquérir des conditions d’existence des masses travailleuses, réduction d’une heure de la durée quotidienne du temps de travail…etc[32]. Malgré la défaite des républicains sociaux, le premier projet de Constitution déposé le 19 juin 1848, qui diffère cependant grandement de la rédaction terminale adoptée le 4 novembre suivant (nous le verrons), érige toutefois « le droit à l’instruction », le « droit au travail » ou encore le « droit à l’assistance »[33] au rang des droits sociaux bénéficiant à chaque citoyen et non plus aux seuls indigents comme les constitutions précédentes s’y bornaient. Mais ce premier projet fut abandonné au profit d’un second, entièrement revisité et présenté le 30 août 1848, qui ne fit plus mention, à titre d’exemple, de l’assistance qu’au seul bénéfice des « citoyens nécessiteux »[34] (une locution présente dans la Constitution du 4 novembre 1848[35]) quand, de leur côté, le « droit au travail » et le « droit à l’instruction » se trouvèrent, eux aussi, profondément édulcorés, si ce n’est annihilés en vue de l’adoption définitive du texte à l’automne.

Les élections législatives du mois d’avril 1848 sont déterminantes dans le processus d’élaboration constitutionnelle qui conduira à la Constitution du 4 novembre 1848. L’Assemblée nationale issue de ces élections est une « Assemblée nationale constituante ». Dans cette nouvelle législature, des députés et intellectuels éminents – promoteurs du socialisme républicain – comme Pierre Leroux et Pierre-Joseph Proudhon voient leurs conceptualisations sociales souffrir d’une position largement minoritaire. Proudhon fonde le journal Le Peuple en novembre 1848 à la suite l’interdiction, en août 1848, de la publication socialiste Le Représentant du peuple à laquelle il collaborait auparavant. En guise de mot d’ordre pour sa nouvelle revue, et ce dans la période pré-constitutionnelle si agitée dans laquelle se trouve alors la France, le socialiste et anarchiste bisontin choisit : « Journal de la République démocratique et sociale ». La seconde parution du journal Le Peuple est ainsi, pour Proudhon, l’occasion d’une réaffirmation du « droit au travail » et, à l’inverse, d’une révocation du « droit à l’assistance » pourtant défendu par certains socialistes : « Nous voulons le travail comme droit et comme devoir, et sous la garantie de la Constitution, pour tout le monde. Le droit à l’assistance, dont on nous entretient avec une philanthropie hypocrite, n’est que le corollaire, la sanction du droit au travail, c’est l’indemnité du chômage »[36]. Pour Proudhon, toute fabrication constitutionnelle ne peut se faire que sur la base des intentions réelles du peuple : « Nous sommes de la République démocratique et sociale. Nous avons, comme le peuple, pour principe la liberté, pour moyen l’égalité, pour but la fraternité. […] Toute notre science consiste à épier les manifestations du peuple, à solliciter sa parole, à interpréter ses actes. Interroger le peuple, c’est pour nous toute la philosophie, toute la politique »[37]. Du côté de Pierre Leroux[38], moqué par ses détracteurs de l’Assemblée nationale constituante qui ridiculisent sans relâche ses théorisations pourtant aussi complexes qu’érudites et virtuoses (ce que beaucoup reconnaissent par ailleurs), il est incité par le tumulte parlementaire, incompatible avec toute conversation civique minimale, à rédiger in extenso son propre Projet d’une Constitution démocratique et sociale qu’il fait paraître en plein cœur du débat constitutionnel de l’automne 1848. Dans ce texte abondant, Leroux place l’idéal du républicanisme social sous le signe d’une « solidarité qui réunit tous les hommes dans la même humanité, comme s’ils étaient le même être, parce qu’ils sont en effet la même espèce »[39]. Il reconnaît par ailleurs, dans l’héritage social de 1789, une voie à suivre : « Nous maintenons que les déclarations de nos pères sont vraies, et qu’elles doivent être conservées, non comme de simples moments historiques, mais comme la base du droit républicain et la prophétie de l’avenir »[40]. Dans l’architecture de la « République sociale » telle que conçue par Pierre Leroux, la fraternité n’est pas un vain mot puisqu’il établit un droit, pour tout homme, de « communier avec ses semblables, dans le milieu qui réunit toutes les familles, la Patrie »[41] et qu’il invoque même pour tout citoyen « le devoir de ne pas être, par rapport aux autres, un exploiteur »[42]. Tant et si bien que, pour Leroux, la « République sociale » semble nécessairement devoir être synonyme de République morale[43] et que sa finalité principielle n’est pas moins que « l’unité du genre humain »[44]. Les épisodes politiques qui succèdent à l’année révolutionnaire 1848 sont connus : élection de Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1848, coup d’État en 1851, proclamation du Second Empire en 1852…etc. Après la « Défaite de Sedan » du 1er septembre 1870, l’Empire de Napoléon III est aboli et la Troisième République proclamée. Toutefois, la Constitution de 1875 ne fera mention, à titre d’exemples, ni du « droit à l’assistance », ni du « droit au travail » ni encore du « droit à l’instruction ».

II. L’épanouissement du républicanisme social au travers d’une interprétation solidariste de la fraternité

À l’évidence, de la fin du XVIIIème siècle jusqu’aux confins du XIXème siècle, doucement mais sûrement, la « République sociale » – et la « Constitution sociale » qui lui est invariablement rattachée – s’installent dans les esprits et imprègnent les visions politiques comme intellectuelles, en France comme d’ailleurs dans le reste de l’Europe[45]. Dès 1848, Charles Renouvier expose sa doctrine de la « République sociale » dans son Manuel républicain de l’homme et du citoyen qui exercera une grande influence jusqu’à servir en partie, un demi-siècle plus tard, de source d’inspiration au courant républicain dit « solidariste » emmené par Léon Bourgeois au crépuscule du XIXème siècle et aux premières heures du XXème siècle. Étape clef dans le processus prolongé d’une consécration du républicanisme social, le « solidarisme » participe en effet amplement à l’installation et à l’implantation de la « République sociale » et de la « Constitution sociale » dans les narratifs politico-intellectuels (expliquant ainsi, dans une certaine mesure, le quasi-unanimisme qui, à la fin de la Seconde guerre mondiale, portera la « République sociale » au rang de norme constitutionnelle et formera le creuset central du tandem gaullo-communiste).

A. Les apports conceptuels des doctrines du « solidarisme »

Si l’on devait s’entêter à l’exploration de toute l’étendue inépuisable des définitions appliquées au syntagme de « République sociale », c’est certainement dans les écrits indispensables de Charles Renouvier que l’on pourrait sans peine se satisfaire d’un énoncé clair et limpide. Car en effet, dans son illustre Manuel républicain de l’homme et du citoyen (1848), reprenant à son compte l’idée révolutionnaire d’une République autant politique que sociale, le philosophe montpelliérain livre une perception synthétique du sujet, d’une rare intelligibilité : « La République politique, ou forme républicaine de gouvernement, quoique fort désirable pour elle-même assurément, est avant toutes choses un moyen, le moyen d’un bien supérieur à elle. Le but, le vrai but qu’il faut atteindre est la République sociale. Et voici ce que j’entends par ce mot : j’entends la Chose de tous, par tous et pour tous, non pas seulement en matière de gouvernement et de droits politiques, mais aussi en matière de vie, si je puis ainsi parler, et dans les relations mutuelles de travail, d’échange et de propriété »[46]. Selon la philosophe Marie-Claude Blais, le paradigme de la solidarité s’est métamorphosé, dès le début du XXème siècle français (sous la Troisième République), en une véritable « philosophie officielle » et une « synthèse démocratico-libérale » ayant permis de « surmonter l’opposition funeste entre l’individualisme libéral » d’un côté et « le collectivisme autoritaire »[47] de l’autre. En cherchant à ériger un « régime de justice »[48] qui puisse concilier efficacement liberté individuelle et interventionnisme stato-économique, Charles Renouvier initie une posture politique d’apparence contre-intuitive : celle d’un certain « socialisme libéral »[49] (Léon Bourgeois sera, quelques décennies plus tard, le concepteur de cette formule exacte, indiquant par là un positionnement politique détonnant fait d’équilibre, de radicalisme social et de tempérance mêlés). Le sociologue Émile Durkheim (1858-1917), qui tenait Charles Renouvier pour son « grand inspirateur »[50], insista lui sur la portée morale du principe de solidarité : « Est moral tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme »[51]. Durkheim ira même jusqu’à faire du « sentiment de solidarité » la « racine même de la moralité »[52] (une analyse qui sera reprise plus tard par son neveu Marcel Mauss [1872-1950], notamment dans son incontournable Essai sur le don de 1925).   Par ailleurs, la « science de la morale », dont Durkheim s’était fait une spécialité, emprunte son expression formelle à un ouvrage de Charles Renouvier publié en 1869. D’une solidarité quelque peu évasive, ou tout simplement théorique, Renouvier et ses futurs disciples vont plaider en faveur d’une solidarité qui soit transcrite dans l’ordre politique et donc juridique. Marie-Claude Blais parle ainsi des nécessaires « assises juridico-politiques »[53] de la solidarité (ici, la notion de « Constitution sociale » n’est jamais très loin).

Avec la publication du livre de l’ancien Président du Conseil Léon Bourgeois, Solidarité, en 1896, le « solidarisme » entreprend sa mue en se transformant en un courant de pensée bien décidé à enraciner robustement la question sociale dans la République. En invitant à l’érection d’une nouvelle catégorie du droit, le « droit social », Léon Bourgeois souhaite non pas seulement que soit atteinte l’égalité entre les hommes mais encore espère-t-il « rétablir un rapport d’équivalence »[54] entre eux. Pour échapper au dualisme politique structurel du XXème siècle à venir, c’est-à-dire celui opposant le capitalisme vorace au communisme dictatorial, la solidarité telle que pensée par Léon Bourgeois permettrait un compromis fécond entre « liberté individuelle » d’un côté et « justice sociale »[55] de l’autre : « Une république démocratique c’est quelque chose de plus qu’une république politique, précise Léon Bourgeois. C’est un État social fondé sur la liberté de chacun et la solidarité de tous »[56]. Un juriste emblématique comme le Doyen Léon Duguit (1859-1928), que Marie-Claude Blais estime « proche des solidaristes »[57], s’inspirera de cette approche dans son interprétation du « Service public » comme d’une « activité » dont l’accomplissement se trouve être « indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale »[58]. Progressivement, le conceptualisme solidariste projettera sa philosophie sociale dans le champ de la pédagogie scolaire et des méthodes d’instruction (Marie-Claude Blais soutient que, à l’introduction des années 1900, les solidaristes souhaitent « socialiser les hommes » à travers la promotion de « l’éducation du sens social »[59]). Le futur Prix Nobel de la paix et philosophe pédagogiste Ferdinand Buisson (1841-1932), qui partage les vues de Léon Bourgeois et milite à ses côtés au sein du Parti radical, professera même à cette période que « le but de toute société humaine » n’est ni plus ni moins que « l’organisation progressive de la justice sociale »[60].

B. Les concrétisations politiques et constitutionnelles dans la période de l’Après-guerre

Malgré l’effondrement, aussi brutal que soudain[61], de la Troisième République en juillet 1940 et l’effroyable politique d’abdication militaire, de collaboration anti-nationale et d’antisémitisme d’État mise en place par le duo Pétain / Laval à sa suite durant les quatre douloureuses années de l’Occupation, au terme du second conflit mondial la conviction et l’espérance françaises dans une « République sociale » à accomplir enfin – plus d’un siècle et demi après que la Révolution ne soit passée – n’ont rien perdu de leur vitalité et de leur ardeur d’Avant-guerre (vitalité et ardeur dont le « solidarisme » de Léon Bourgeois et de ses acolytes avait porté, en son temps, le témoignage mémorable). Comme nous l’avons vu, le programme dit « Les jours heureux » du Conseil National de la Résistance de mars 1944 entend bâtir, en vertu de l’entente gaullo-communiste qui fera bientôt le succès du GPRF, « un ordre social plus juste ». Il se fonde pour cela sur un chapelet de droits sociaux d’ampleur : « le droit au travail », « le droit au repos », « la sécurité de l’emploi », « l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre »[62]etc. Quand, un siècle auparavant, l’Assemblée nationale constituante de 1848 refusait finalement de garantir un « droit à l’instruction » que les Républicains sociaux – devenus marginaux – formaient alors le vœu de constitutionnaliser, le « Programme du CNR » de 1944 exprime, lui, une volonté ardente de reconnaître un tel droit, et ce au nom de l’intérêt général. Il évoque ainsi « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires »[63]. Si la Constitution du 27 octobre 1946 diffère quelque peu du programme des « Jours heureux » du simple point de vue de sa construction phraséologique, l’ascendance morale et politique du CNR semble cependant apposer une empreinte constante sur ce texte constitutionnel pionnier de la « République sociale ». À titre d’exemple, le « retour à la nation des grands moyens de production monopolisés » mentionné dans le « Programme du CNR » devient, dans la Constitution de la IVème République, l’alinéa 9 du préambule, pavant ainsi la voie à une forme de « droit à la nationalisation » au bénéfice de l’État social (même si, sur ce point spécifique, la doctrine juridique diverge) : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité »[64].

À n’en point douter, la Constitution du 27 octobre 1946 est bien celle qui, sans aucun précédent véritablement abouti avant elle (si ce n’est la matrice idéologique para ou proto-normative du CNR), va venir conférer à la notion de « République sociale » une substance proprement et indiscutablement constitutionnelle, faisant ainsi de la IVème République la première vraie « République sociale » de l’histoire institutionnelle française et de sa loi fondamentale une « Constitution sociale » positive. Le Général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 et la Constitution du 4 octobre de la même année conserveront intact et préserveront ce legs politico-constitutionnel d’une valeur inestimable. Durant la décennie gaullienne (1958-1969), celle-là même qui inaugurera les débuts de la Vème République, la « République sociale » trouvera son incarnation exécutive la plus énergique et la plus concrète dans un « gaullisme social » dont les « gaullistes de gauche »[65] se feront, pour partie, les fers de lance. Parmi les modalités et les particularités du contenu social de la doctrine gaulliste, le dessein ambitieux de la « participation » économique – un temps qualifiée d’ « association » par De Gaulle lui-même – donne l’exemple, à l’instar du « solidarisme » une cinquantaine d’années plus tôt, d’une « troisième voie »[66] possible permettant d’échapper au conflit stérile et asphyxiant entre capitalisme dérégulé d’un côté et autoritarisme collectiviste de l’autre. Selon le juriste et Professeur au Collège de France Alain Supiot, l’objectif du « gaullisme social » et, au-delà même, de la « Constitution sociale de la Vème République » est ainsi de « sauvegarder la démocratie en bridant sans les anéantir les forces du marché »[67]. Dès 1948, n’exerçant alors plus aucunes fonctions publiques, le Général de Gaulle définit l’ « association » sous les traits d’une sorte de mutuellisme ou de coopératisme interne aux structures entrepreneuriales : « Dans un même groupe d’entreprises, tous ceux qui en font partie, les chefs, les cadres, les ouvriers, fixeraient ensemble, entre égaux, […] les conditions de leur travail, notamment les rémunérations. […] De telle sorte que tous, depuis le patron ou le directeur, jusqu’au manœuvre inclus, recevraient […] une rémunération proportionnée au rendement global de l’entreprise. C’est alors que les éléments d’ordre moral qui font l’honneur d’un métier […] prendraient toute leur importance, puisqu’ils commanderaient le rendement, c’est-à-dire le bénéfice commun »[68]. Plus tard, en 1950, de Gaulle insistera sur le fait que cette « association » se doit d’être « réelle et contractuelle » et non pas se trouver limitée à de vulgaires « primes à l’activité » ou autres « succédanés »[69]. La « participation » ou « association », que le pouvoir gaullien échouera par deux fois (1967 et 1968) à réaliser vraiment, s’inscrit plus globalement dans une éthique indéracinable, celle du républicanisme social pour lequel de Gaulle avait déclaré sa préférence dès 1944 : « La démocratie française devra être une démocratie sociale, c’est-à-dire assurant organiquement à chacun le droit et la liberté de son travail, garantissant la dignité et la sécurité de tous, dans un système économique tracé en vue de la mise en valeur des ressources nationales et non point au profit d’intérêts particuliers, où les grandes sources de la richesse commune appartiendront à la nation, où la direction et le contrôle de l’État s’exerceront avec le concours régulier de ceux qui travaillent et de ceux qui entreprennent »[70]. Avec les séquences présidentielles qui succéderont au Général de Gaulle (Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing…etc), le « gaullisme social » et ses vues combatives tendront, graduellement et inexorablement, à s’estomper quelque peu (même si, avec Philippe Séguin pour la droite et Jean-Pierre Chevènement pour la gauche, ce républicanisme social de tradition gaulliste ou gaullienne connaîtra, toutefois partiellement, une seconde jeunesse à partir des années 1990, notamment en raison des nouvelles problématiques causées par la maximisation des phénomènes simultanés de tertiarisation et de mondialisation de l’économie).

La force des évènements de la Révolution de 1789-1793 fit […] qu’en France, être républicain signifia pendant tout le XIXème siècle être dans une mesure certaine un partisan d’une République sociale.

François Hincker[71]

La signification du binôme formé par la « République sociale » et son double juridique de « Constitution sociale » ne semble pouvoir être convenablement et exhaustivement explicitée qu’à la lumière irremplaçable du « temps long » de l’histoire (selon la remarquable expression de l’historien Fernand Braudel). De 1789 à 1946, plus d’un siècle et demi de disputes et de délibérations philosophiques, morales, économiques ou encore constitutionnelles, ancre solidement ces thématiques dans le paysage public français jusqu’à parvenir à une pleine maturité politique au sortir immédiat de la Seconde Guerre mondiale. Depuis respectivement 1946 et 1958, la « République sociale » est ainsi, du moins sur le plan uniquement normatif, consacrée par des dispositions constitutionnelles consubstantielles au fonctionnement de nos institutions et à la direction civique de nos destinées partagées. Cependant, pour beaucoup, si les principes du républicanisme social sont depuis lors, et de toute évidence, rigoureusement reproduits dans les textes, encore serait-il requis de les formaliser matériellement dans les faits. Idée tout à la fois neuve et bicentenaire, parvenue et à construire, présente et absente, la « République sociale » paraît donner à voir perpétuellement toutes les caractéristiques d’un « éternel retour » (pour emprunter, ici, au vocabulaire nietzschéen). Au même titre que, pour le sociologue Claude Lefort (1924-2010), toute société démocratique est immanquablement une société politique qui « ne possède pas sa propre définition », qu’elle reste donc « aux prises avec son invention » et qu’elle ne subsistera à jamais que comme « le théâtre d’une aventure immaîtrisable »[72], la « République sociale » ne saurait pouvoir trouver véritablement son point de parachèvement terminal et d’aboutissement parfait (elle est, indéfiniment, « en cours »). Si l’on constate davantage sa prégnance dans le ciel scriptural des idées que sur la terre pragmatique des faits, l’actualité toujours recommencée des débats sociaux contemporains (retraites, chômage, allocation universelle…etc) démontre, s’il le fallait, que la « République sociale » continue néanmoins d’habiter les esprits. Là est peut-être l’essentiel car, comme le narre le philosophe Régis Debray, quand la République « n’est plus dans les cœurs mais seulement dans les textes, elle n’est plus loin de périr »[73].

Amaury GIRAUD, Docteur de la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier


[1]    Programme du Conseil National de la Résistance – Le programme d’action de la Résistance – Les jours heureux par le CNR, 15 mars 1944

[2]    Idem.

[3]    Au sortir immédiat de la Seconde guerre mondiale, bien des politiques publiques décidées par le « Gouvernement Provisoire de la République Française » (GPRF) jusqu’à l’instauration de la IVème République, en octobre 1946, s’inscriront ainsi dans un continuum logique d’avec les propositions, singulièrement audacieuses, formulées initialement par le CNR à partir de mars 1944 : nationalisations, sécurité sociale, retraites, encadrement du temps de travail légal, création des comités d’entreprises…etc. cf. Michel Pigenet, « Le programme du CNR, socle d’une refondation républicaine », Après-demain, n°52, 2019, pp. 7-8

[4]    Ce préambule de 1946 sera également annexé au préambule de la Constitution de la Vème République du 4 octobre 1958, le Conseil constitutionnel reconnaissant même, à partir de sa décision dite « Liberté d’association » de 1971 (Décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971), une valeur elle aussi constitutionnelle à ce préambule originel, élargissant ainsi les normes de référence du contrôle de constitutionnalité que la doctrine prendra pour habitude, par la suite, de désigner sous le vocable désormais consacré de « Bloc de constitutionnalité ».

[5]    Alinéa 2 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946

[6]    Article 1er de la Constitution du 27 octobre 1946

[7]    Article 8 de la Loi constitutionnelle n°95-880 du 4 août 1995 : « I.- L’article 1er de la Constitution est abrogé. II.- Le premier alinéa de l’article 2 de la Constitution est placé avant le titre Ier et devient l’article 1er ».

[8]    « Comité de mendicité », « Comité de secours publics »…etc. cf. Michel Borgetto, La notion de fraternité en droit public français, Paris, LGDJ, 1993

[9]    Denis Collin, « Résolument conservateur », article publié sur le site internet de Denis Collin, 24 décembre 2020, cité in Amaury Giraud, Penser le conservatisme à gauche – Entre socialisme antimoderne, populisme démocratique et critique du progrès, Bordeaux, Le Bord de L’eau, 2024, p. 260

[10]  Denis Collin, « Du républicanisme au socialisme », article publié sur le site internet de Denis Collin, 20 mars 2005, cité in ibid, p. 264

[11]  « Denis Collin : “La forme achevée de la République est la République sociale” », Le Comptoir, 3 novembre 2014

[12]  « Pourquoi les députés communistes veulent inscrire la sécurité sociale dans la constitution ? », L’Humanité, 28 mai 2024

[13]  Parmi les exemples contemporains de pareilles contestations internes du modèle social français, le Professeur Alain Supiot aime à citer un amendement adopté en juin 2018 (Amendement n°CL694 du 22 juin 2018, adopté le 28 juin 2018), proposé par le député LREM Olivier Véran et visant à faire remplacer le terme de « sécurité sociale » par celui de « protection sociale » dans la loi fondamentale (du moins, précisons-le, pour tout ce qui a trait, dans cette dernière, aux dispositions relatives au financement dudit système social). Une proposition qui sera finalement écartée. cf. Alain Supiot, « La “Constitution sociale” de la Vème République », Revue Politique et Parlementaire, n°1098, 2021

[14]  Camille Bloch, L’assistance et l’État en France à la veille de la Révolution, Paris, A. Picard et fils, 1908

[15]  Arch. parl., 4ème rapport du Comité, annexe à la séance du 31 août 1790, t. 18, p. 438, cité in Michel Borgetto, Robert Lafore, La République sociale – Contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000, pp. 21-22

[16]  « Cette législation […] doit faire encore partie intégrante de la Constitution. Elle doit être dans elle, c’est-à-dire qu’elle doit être telle que sans elle la Constitution serait imparfaite […]. Voilà le grand devoir qu’il appartient à la Constitution française de remplir, puisque aucune n’a encore autant reconnu et respecté les droits de l’homme »,  Arch. parl., 1er rapport du Comité, séance du 12 juin 1790, t. 16, p. 182, cité in ibid, p. 22

[17]  Titre premier de la Constitution de 1791

[18]  Les juristes Michel Borgetto et Robert Lafore rapportent plusieurs propositions en définitive écartées de l’ultime rédaction du texte constitutionnel de 1791 qui allaient toutes dans le sens de la reconnaissance de véritables droits sociaux, notamment un amendement du député Pierre Samuel du Pont de Nemours (1739-1817) qui visait à proclamer que « tout homme a droit au secours des autres hommes » (in Arch. parl., séance du 8 août 1791, t. 29, p. 266, cité  in  Michel Borgetto, Robert Lafore, La République sociale – Contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000, p. 26).

[19]  Ibid, p. 24

[20]  Arch. parl., Rapport sur les moyens d’extirper la mendicité dans les campagnes, séance du 11 mai 1794, t. 90, p. 247 et p. 250, cité in idem

[21]  Article 122 de la Constitution de l’An I du 24 juin 1793

[22]  Article 21 de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de la Constitution de l’An I du 24 juin 1793

[23]  Cité in Michel Borgetto, Robert Lafore, La République sociale – Contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000, p. 28

[24]  Idem.

[25]  Ibid, p. 29

[26]  Ibid, p. 30

[27]  « L’immense majorité des républicains partageaient […] la même conception que celle qui avait prévalu un temps sous la Révolution : à savoir que la République n’était véritablement elle-même que si elle se trouvait développée dans sa totalité : dans sa dimension à la fois politique et sociale », ibid, p. 33

[28]  Hyacinthe Azaïs, De la Constitution sociale aujourd’hui convenable au peuple français, Paris, Autoédition, 1831, p. 6 et p. 14

[29]  Ibid, p. 10

[30]  Cité in Michel Borgetto, Robert Lafore, La République sociale – Contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000, p. 35

[31]  Cité in idem.

[32]  Ibid, p. 38

[33]  Cité in ibid, p. 40

[34]  Cité in ibid, p. 42

[35]  Article VIII du préambule de la Constitution du 4 novembre 1848

[36]  Pierre-Joseph Proudhon, « Manifeste du peuple », Le Peuple, n°2, novembre 1848

[37]  Idem.

[38]  Ce dernier ne doit cependant pas être perçu comme scrupuleusement aligné sur les positions de Pierre-Joseph Proudhon qu’il considère, du fait de son proto-anarchisme, comme un « libéral déguisé » pour qui il n’existe « que des individus » (cité  in  Armelle Le Bras-Chopard, « Proudhon, Louis Blanc et Pierre Leroux : polémique sur la question de l’État », 1848. Révolutions et mutations au XIXème siècle, Numéro 9, 1993, Utopies au XIXème siècle, p. 46, cité  in  Amaury Giraud, Penser le conservatisme à gauche – Entre socialisme antimoderne, populisme démocratique et critique du progrès, Bordeaux, Le Bord de L’eau, 2024, p. 86).

[39]  Pierre Leroux, Projet d’une Constitution démocratique et sociale fondée sur la loi même de la vie, Paris, Librairie de Gustave Sandré, 1848, p. 5

[40]  Ibid, p. 15

[41]  Ibid, p. 27

[42]  Ibid, p. 31

[43]  « L’intérêt général est identiquement l’intérêt de chacun dans la République. De là il suit que la République bien pratiquée est le type de la vie morale et le moyen de notre perfectionnement », ibid, p. 32

[44]  Ibid, p. 60

[45]  Notons, de ce point de vue, la parution en 1893 de l’ouvrage savant d’un économiste italien iconoclaste, Achille Loria (1857-1943), Les bases économiques de la Constitution sociale dans lequel ce dernier s’évertuera à démontrer l’incidence durable et vérifiable des contextes économiques et sociaux sur les dispositifs juridiques de toute sorte. Il définira ainsi « la constitution politique » comme « une superstructure de la constitution économique et son produit nécessaire » ou encore l’État comme « l’expression politique de l’ordre économique », voyant ainsi dans la Révolution de 1789 la conséquence logique d’un « contraste croissant entre la puissance économique des bourgeois et leur impuissance politique » sous la féodalité monarchique entrainant donc « l’insurrection politique de la bourgeoisie, laquelle, désormais en possession du capital et du revenu, aspirait à obtenir son complément naturel, le pouvoir » (in Achille Loria, Les bases économiques de la Constitution sociale, Paris, Félix Alcan Éditeur, 1893, p. 361, p. 380, p. 399 et p. 413). Sa conclusion, relativement fataliste, tiendra dans cette seule sentence teintée d’un pessimisme rédhibitoire : « Morale, droit et politique ne sont pas les causes, mais les résultats des rapports organiques de l’économie » (in ibid, p. 427).

[46]  Charles Renouvier, Manuel républicain de l’homme et du citoyen, Première édition : 1848, Troisième édition : Paris, Librairie Armand Colin, 1904, pp. 249-251

[47]  Marie-Claude Blais, « La République et la question sociale », Le Philosophoire, 39 (2013) – La République, p. 46

[48]  Idem.

[49]  Ibid, p. 47

[50]  Cité in ibid, p. 48

[51]  Émile Durkheim, De la division du travail social, Préface à la première édition, 1893, Édition ultérieure : Paris, PUF, 1967, p. 394, cité  in  Marie-Claude Blais, « La République et la question sociale », Le Philosophoire, 39 (2013) – La République, p. 49

[52]  Émile Durkheim, « Rôle des Universités dans l’Éducation sociale du pays », Congrès international de l’Éducation sociale, Paris, Félix Alcan Éditeur, 1901, pp. 128-138, cité in ibid, p. 58

[53]  Ibid, p. 49

[54]  Cité in ibid, p. 52

[55]  Ibid, p. 53

[56]  Cité in idem.

[57]  Ibid, p. 54

[58]  Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, Fontemoing & Cie, 1911, cité in idem. Voir également Léon Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive, Paris, Albert Fontemoing Éditeur, 1901.

[59]  Ibid, p. 55

[60]  Ferdinand Buisson, « Essai de définition de quelques termes », Congrès international de l’Éducation sociale, Paris, Félix Alcan Éditeur, 1901, pp. 114-115, cité in ibid, p. 61

[61]  Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, Paris, Éditions Franc-Tireur, 1946

[62]  Programme du Conseil National de la Résistance – Le programme d’action de la Résistance – Les jours heureux par le CNR, 15 mars 1944

[63]  Idem.

[64]  Compris à la fois dans le préambule de la Constitution de la Vème République depuis 1958 et dans le « Bloc de constitutionnalité » depuis 1971, l’alinéa 9 du préambule de 1946 jouit donc, aujourd’hui encore, d’une valeur constitutionnelle.

[65]  Citons, parmi maints exemples, le juriste René Capitant (1901-1970), l’écrivain André Malraux (1901-1976) ou encore le syndicaliste Yvon Morandat (1913-1972)

[66]  Alain Supiot, « La “Constitution sociale” de la Vème République », Revue Politique et Parlementaire, n°1098, 2021

[67]  Idem.

[68]  Charles de Gaulle, « Discours de Saint-Étienne du 4 janvier 1948 », Espoir, n°5, pp. 24-25, cité in idem.

[69]  Charles de Gaulle, « Discours du 25 juin 1950 », Espoir, n°5, p. 33, cité in idem.

[70]  Charles de Gaulle, « Discours devant l’Assemblée consultative provisoire (Alger, 18 mars 1944) », Espoir, n°5, p. 17, cité in idem.

[71]  François Hincker, « La double passion de la liberté et de l’égalité », Revue Politique et Parlementaire, n°915, 1985, p. 19, cité  in  Michel Borgetto, Robert Lafore, La République sociale – Contribution à l’étude de la question démocratique en France, Paris, PUF, 2000, p. 47

[72]  Cité in Nicolas Poirier, Introduction à Claude Lefort, Chapitre IV – « L’indétermination démocratique », Paris, La Découverte, 2020, pp. 83-107

[73]  Régis Debray, La République expliquée à ma fille, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 19