Geoffroy Herzog.
La plupart des projets figurant dans le programme des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale à la suite des dernières élections législatives nécessitent l’adoption d’une loi pour être mis en œuvre. Leur réussite est devenue largement incertaine en raison de la fragmentation de la chambre basse du Parlement. La Constitution contient toutefois un instrument particulièrement efficace mais méconnu du grand public pour gouverner sans le Parlement : la procédure de délégalisation (ou de déclassement) de l’article 37, alinéa 2.
De manière générale, la Constitution prévoit, à ses articles 34 et 37, l’existence d’un domaine de loi réservé au législateur et d’un domaine du règlement réservé au Gouvernement. Chacun doit en principe se borner à son domaine de compétence. Dans la pratique, la frontière est plus poreuse qu’attendue puisque le Gouvernement admet régulièrement, volontairement ou par inadvertance, les interventions du Parlement dans le domaine réglementaire. Dans cette hypothèse, il peut récupérer ultérieurement sa compétence en recourant à la procédure de délégalisation. Celle-ci permet au Gouvernement de modifier ou d’abroger par décret des « textes de forme législative » intervenus dans le domaine du règlement. Il peut modifier directement par un décret en Conseil d’État les lois adoptées avant l’entrée en vigueur de la Constitution en 1958 et qui portent sur des matières qui ne sont plus législatives. Les autres textes ne peuvent être modifiés qu’après une décision du Conseil constitutionnel indiquant qu’ils ont un caractère réglementaire. Concrètement, l’acte en cause perd sa qualité législative, ce qui permet à un règlement de le modifier ou de l’abroger. Le Conseil procède, selon ses mots, à un véritable « déclassement »[1]. Lorsqu’il est saisi, le juge constitutionnel estime qu’il ne relève pas de sa compétence de contrôler la constitutionnalité des dispositions qui lui sont soumises. Sa mission est « seulement d’apprécier si elles relèvent du domaine législatif ou du domaine réglementaire »[2].
Cette procédure de déclassement est peu connue des citoyens. Elle est pourtant largement utilisée puisque les statistiques du Conseil constitutionnel dénombrent plus de 300 décisions adoptées depuis 1958. Parmi les utilisations marquantes, on peut évoquer celle visant l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Il indiquait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Le recours à la procédure de déclassement a permis de reconnaître que le contenu des programmes scolaires relève du règlement et, partant, au Gouvernement d’abroger discrètement cette disposition qui avait fait scandale sans que la majorité parlementaire de l’UMP ne perde la face[3].
La délégalisation pourrait alors constituer une option intéressante pour le prochain Gouvernement afin d’appliquer les réformes figurant dans son programme. En effet, en raison de la fragmentation de l’Assemblée nationale, il semble risqué de mettre en œuvre les instruments habituels du parlementarisme rationalisé comme l’article 49, alinéa 3 de la Constitution. L’hypothèse a d’ailleurs été évoquée dans la presse nationale[4].
La mise en œuvre de la procédure de déclassement pourrait être féconde pour le Gouvernement à venir car elle est facilement utilisable par le Premier ministre. Il est aussi possible de relever que les interventions du Conseil constitutionnel sont le plus souvent favorables au Gouvernement. Cependant, il semble improbable de gouverner durablement par le biais de ce mécanisme.
La procédure de déclassement entre les mains du Premier ministre
La procédure de déclassement, qui permet au Gouvernement de modifier un texte législatif par la voie du règlement, serait facile à mettre en œuvre pour le futur Cabinet car elle est largement contrôlée par le Premier ministre.
La mise en œuvre de la procédure de déclassement est effectivement à la libre disposition du Premier ministre. La procédure n’est pas régie par la Constitution mais par les articles 24 à 26 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique relative au Conseil constitutionnel. L’article 24 prévoit que le Conseil est saisi uniquement par le Premier ministre. La procédure est donc placée sous son contrôle. Sa marge de manœuvre est particulièrement importante dans la mesure où il n’est tenu par aucun délai pour saisir le Conseil constitutionnel. Cela signifie que n’importe quel « texte de forme législative » adopté après l’entrée en vigueur de la Constitution peut être remis en cause à tout moment[5].
Si le Premier ministre est très libre dans la mise en œuvre de la procédure de délégalisation, le juge administratif peut toutefois intervenir pour contrôler certaines de ses décisions. Plus précisément, le Conseil d’État s’est reconnu compétent pour connaître du refus du Premier ministre de saisir le Conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 37, alinéa 2. Son refus peut ainsi faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir au motif qu’il se rattache à l’exercice du pouvoir réglementaire[6]. Ce contrôle reste néanmoins d’une portée limitée. Il s’agit d’un contrôle restreint. Le Conseil d’État n’a jamais prononcé l’annulation d’un refus du Premier ministre de saisir le juge constitutionnel, y compris si la disposition visée méconnaît le principe de légalité. Il considère ainsi, dans sa décision Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire, que le constat de l’inconventionnalité de la loi soumise à son contrôle n’impose pas de recourir au déclassement car le Premier ministre dispose « d’un large pouvoir d’appréciation » pour « tirer les conséquences » de cette inconventionnalité, aussi bien pour le délai que pour la procédure. Par ailleurs, l’exercice de cette voie de recours peut conduire le Conseil d’État à concurrencer le Conseil constitutionnel dans la mesure où il s’assure que les dispositions dont le déclassement est demandé sont bien de nature réglementaires[7]. À part en 1999, tous les recours ont été rejetés au stade de la constatation de la nature législative des dispositions en cause[8].
Une intervention souple du Conseil constitutionnel dans la procédure de déclassement
Les interventions du Conseil constitutionnel dans la procédure de déclassement sont favorables à l’extension du pouvoir réglementaire. Il apparaît d’abord que la procédure est susceptible de concerner un nombre de textes important car son champ d’application est large. Si la délégalisation ne peut viser que les « textes de forme législative », ceux-ci sont relativement nombreux. L’expression renvoie d’abord aux lois ordinaires adoptées dans les conditions prévues aux articles 39 et suivants de la Constitution.
Elle ne s’y limite pas puisque la procédure peut également être appliquée aux ordonnances. Il peut s’agir des ordonnances prévues à l’article 38 de la Constitution à condition qu’elles aient été ratifiées explicitement ou implicitement[9], ainsi que des ordonnances prises en application de l’article 92[10]. En revanche, les ordonnances qui n’ont pas été ratifiées ne sont pas concernées par la procédure de délégalisation. Elles restent des actes administratifs qui peuvent être modifiés sans l’intervention du Conseil constitutionnel. Quand il est saisi de telles ordonnances, il prononce un non-lieu à statuer[11]. La nouvelle jurisprudence de 2020, qui ouvre la possibilité de contester des ordonnances non ratifiées par l’intermédiaire d’une question prioritaire de constitutionnalité lorsque le délai d’habilitation a expiré[12], n’a pas eu d’effet sur la procédure de déclassement.
Le juge a également intégré les décrets validés par une loi dans la catégorie des « textes de forme législative » qui peuvent être déclassés[13].
Enfin, on peut relever que le Conseil s’est reconnu compétent pour apprécier la nature juridique de dispositions votées avant l’entrée en vigueur de la Constitution mais dont le champ d’application a été élargi par de nouvelles dispositions législatives adoptées après[14].
La souplesse dont fait preuve le Conseil constitutionnel s’observe également lorsqu’il déclasse une disposition. Dans cette hypothèse, la délégalisation s’applique de manière variable au contenu du texte. Concrètement, elle peut concerner une disposition dans son ensemble comme un article entier[15], mais elle peut aussi ne viser qu’une partie de la disposition comme un alinéa[16], une expression[17], voire un mot[18].
Le déclassement : un instrument de gouvernement improbable
Le déclassement présente donc plusieurs attraits pour le Premier ministre. Ceux-ci sont encore renforcés par la politique jurisprudentielle du Conseil constitutionnel qui est favorable à l’extension du pouvoir réglementaire du Gouvernement. Il a effectivement élargi le champ d’application de l’article 37, alinéa 2 de la Constitution pour viser davantage de situations[19]. De plus, le Conseil reconnaît dans plus de 70% des cas le caractère réglementaire des dispositions législatives soumises à son contrôle[20].
Malgré ces biais favorables, il semble improbable que le prochain Gouvernement puisse gouverner durablement en multipliant les déclassements. Il n’est d’abord pas certain que les principales réformes envisagées par les différents partis représentés à l’Assemblée nationale puissent faire l’objet de la procédure prévue à l’article 37, alinéa 2. Tel est par exemple le cas de l’abrogation de la réforme des retraites. Si le Conseil constitutionnel prononçait la délégalisation de la réforme, il serait ensuite théoriquement possible pour le Gouvernement de la modifier ou de l’abroger. Il est toutefois loin d’être acquis que le juge constitutionnel déclasse l’âge légal de départ la retraite.
On trouve effectivement des éléments contradictoires dans la jurisprudence du Conseil. Celui-ci a ainsi affirmé que les dispositions « qui fixent des modalités d’application de principes fondamentaux réglant l’ouverture ou l’extinction de droits à prestations, la forme et le montant de diverses prestations, sont de nature réglementaire »[21]. L’âge légal de départ à la retraite étant une modalité d’ouverture des droits à prestations, il pourrait donc tomber dans le domaine réglementaire. Cependant, dans une décision récente, le Conseil constitutionnel a placé dans le domaine de la loi la limite d’âge des agents publics au motif qu’il s’agit d’une garantie fondamentale accordée aux fonctionnaires civils et militaires de l’État[22]. Si l’âge de départ et la limite d’âge ne sont pas synonymes, il semble tout de même possible de les rapprocher. Or, il pourrait être étonnant que le premier soit du domaine du règlement alors que le Conseil a indiqué récemment que le second relève du domaine de la loi. Par ailleurs, comme le relève Émilien Quinart[23], le recours à une loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour réformer l’âge de départ rendrait « impossible » le déclassement car les dispositions qui y sont incluses relèvent du domaine de la loi[24].
La modification ou l’abrogation de l’âge légal de départ à la retraite par l’intermédiaire d’une procédure de déclassement ne semble donc pas possible. Plus largement, il est difficile d’imaginer gouverner en délégalisant à tout va. Le mécanisme a d’abord été conçu comme un moyen pour le Gouvernement de se protéger des empiétements du législateur. Si le déclassement a permis l’extension progressive du domaine du règlement par le Conseil constitutionnel, il ne s’agit pas d’un instrument destiné à contourner le Parlement. Il a vocation à être utilisé de manière ponctuelle. À ce titre, le gouvernement minoritaire et divisé précédent ne semble pas avoir fait une utilisation extensive de l’article 37, alinéa 2. On en relève 3 en 2022 et 3 en 2023 avec le Gouvernement Borne et 5 en 2024 avec le Gouvernement Attal.
De plus, contourner régulièrement le Parlement en déclassant massivement, ou plus largement, en gouvernant uniquement par décret, n’est pas compatible avec les principes du parlementarisme. Un gouvernement qui agirait ainsi s’exposerait inévitablement à l’adoption d’une motion de censure, d’autant plus que l’Assemblée nationale est, depuis le 7 juillet 2024, particulièrement fracturée.
Les futures réformes du prochain Gouvernement semblent donc condamnées à devoir suivre la voie législative.
Geoffroy Herzog
Maître de conférences en droit public à l’Université de Limoges, OMIJ
[1] Cons. const., 7 novembre 2000, n°95-177 L.
[2] Cons. const., 8 juin 1995, n°95-177 L.
[3] Cons. const., 31 janvier 2006, n°2006-203 L.
[4] V. par ex. B. Bissuel, « Comment la gauche veut abroger la réforme des retraites », Le Monde, 11 juillet 2024.
[5] V. par ex., Cons. const., 20 juillet 2023, n°2023-302 L qui confirme le caractère réglementaire de certaines dispositions de l’article 60 de la loi n° 2002-1576 du 30 décembre 2002 de finances rectificative pour 2002.
[6] CE, 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire.
[7] CE, 29 avril 2002, Ullman.
[8] V. par ex. CE, 29 avril 2002, Ullman ; CE, 17 avril 2013, Fédération CGT Santé Action sociale ; CE, 27 octobre 2015, Mouvement Franche-Comté et autre ; CE, 16 décembre 2015, Chambre de Commerce et de l’Industrie de Seine-et-Marne.
[9] Cons. const., 29 février 1972, n°72-73 L ; Cons. const., 5 novembre 2013, n°2013-241 L.
[10] Cons. const., 27 novembre 1959, n°59-1 L.
[11] Pour un exemple récent, v. Cons. const., 28 juillet 2023, n°2023-303 L.
[12] Cons. const., 28 mai 2020, n°2020-843 QPC.
[13] Cons. const., 24 juillet 1985, n°85-140 L.
[14] Cons. const., 13 novembre 1985, n°85-142 L.
[15] Cons. const., 25 juillet 1979, n°79-108 L.
[16] Cons. const., 27 novembre 1959, n°59-1 L.
[17] Cons. const., 30 avril 2024, n°2024-307 L.
[18] Cons. const., 25 avril 2024, n°2024-306 L.
[19] D. Rousseau, P-Y. Gahdoun, J. Bonnet, Droit du contentieux constitutionnel, LGDJ, 2023, 13ème Éd., p. 634.
[20] G. Drago, Contentieux constitutionnel français, PUF, 2020, 5ème Éd., p. 269.
[21] Cons. const., 8 août 1985, n°85-139 L.
[22] Cons. const., 16 mars 2023, n°2023-301 L.
[23] E. Quinart, « La Constitution permet-elle de gouverner par décret ? », Le club des juristes, 11 juillet 2024, https://www.leclubdesjuristes.com/politique/la-constitution-permet-elle-de-gouverner-par-decret-6558/
[24] Cons. const., 2 juillet 2020, n°2020-286 L.