Exploiter le gisement constitutionnel latino-américain

Stéphane PINON.

Résumé

L’Amérique latine se présente comme une terre d’inventivité et d’avant-gardisme constitutionnel depuis plus de deux siècles. Les apports de la Constitution mexicaine du 5 février 1917 en témoignent, tout comme le développement d’un constitutionnalisme environnemental depuis bientôt quarante ans. Or, plutôt que de placer l’Amérique latine dans le champ opératoire des investigations comparatistes, les spécialistes français du droit constitutionnel s’en détournent, préférant enfermer la zone dans une unité historique (une succession de coups d’Etat, de régimes instables etc.) et conceptuelle (le fléau du présidentialisme). Le sous-continent américain, dans sa diversité foisonnante, dans sa tradition d’entrecroisement des cultures, des modèles, se retrouve donc coincé dans une sorte d’angle-mort. Chez nous, on ne le voit pas tel qu’il existe, alors qu’il aurait tant à nous apprendre, notamment sur le régime de la Ve République, peut-être pas si singulier qu’on le laisse entendre.

Latin America has been a land of constitutional inventiveness and avant-gardism for more than two centuries. The Mexican Constitution of February 5, 1917 bears witness to this, as does the development of environmental constitutionalism over the last forty years. However, rather than placing Latin America at the heart of comparative research, French constitutional law specialists shy away from it, preferring to confine the area to a historical unit (a succession of coups d’état and unstable regimes) and a conceptual unit (the scourge of presidentialism). Latin America, with its teeming diversity and its tradition of intersecting cultures and models, finds itself stuck in a kind of blind spot. In France, we don’t see it for what it is, even though it has so much to teach us, particularly about the regime of the Fifth Republic, which is perhaps not as unique as we suggest.

En hommage à Aurélia, pour son énergie et son intelligence fulgurante, toujours mises au service des autres.

Les expressions populaires comme « c’est le Pérou » ou « ce n’est pas le Pérou » en témoignent, la présence de richesses dans les pays andins s’inscrit dans la mémoire collective. L’or des Incas, le plomb, les pierres précieuses. Ces gisements sont connus, comme d’autres en Amérique latine : le cuivre du Chili, le pétrole et le gaz naturel qui firent un temps la richesse du Venezuela, les mines d’argent, l’étain, le lithium etc. La Chine ne s’y trompe pas, toujours plus présente dans la région. Nous connaissons aussi les jaillissements ou les fièvres populistes, depuis bientôt un siècle. Les écrits sont nombreux sur le thème[1], relayés à outrance par les médias ces derniers temps. Quelles images choisir, il y en a tellement ? L’image d’un Jair Bolsonaro portant le maillot de la Seleção, en pleine campagne électorale, ou le buzz (tant lucratif pour les Gafam) provoqué par Javier Milei en Argentine, « l’homme à la tronçonneuse », élu à la présidence de la République le 19 novembre 2023.

Un gisement demeure en revanche largement ignoré et inexploité : celui des Constitutions. En France, vingt furent rédigées depuis la Révolution, pour quinze appliquées. On s’enorgueillit facilement de ce « laboratoire constitutionnel » qui aurait inspiré le monde. Depuis la période des indépendances, il y a deux siècles (Haïti en 1804, Colombie en 1810, Venezuela en 1811, Mexique en 1821 comme huit autres Etats, Equateur en 1822, Bolivie en 1825 …), l’Amérique latine a expérimenté plus de deux-cent-cinquante Constitutions, presque toutes républicaines. Voilà qui représente un laboratoire d’une toute autre ampleur[2]. En Europe, au cœur de la civilisation occidentale, les républiques ne furent pas bien nombreuses au XIXe siècle… et rarement très stables. Mais n’abusons pas davantage du mot laboratoire ; il s’accompagne de connotations méprisantes. Il sous-entendrait que, là-bas, on ne sait que jouer aux éprouvettes, tester des configurations institutionnelles, des procédures, des droits, sans jamais réaliser de grandes œuvres. Comme souvent à propos de l’Amérique latine – des Amériques latines devrions-nous dire tellement les diversités y abondent –, nous nous trompons. Le gisement a en effet produit, conceptuellement et juridiquement, des textes de référence, encore en vigueur pour certains d’entre eux. Nous pensons à la Constitution mexicaine du 5 février 1917, ouvrant l’ère du constitutionnalisme social, à la Constitution équatorienne de 2008, jugée parfois comme « la plus avancée du monde »[3], à la Constitution brésilienne de 1988, cherchant à donner à la protection de l’environnement ses lettres de noblesse, ou encore à la Constitution colombienne de 1991 ouvrant la voie à un activisme jurisprudentiel de la Cour constitutionnelle rarement égalé. Nous aurions même pu avoir une Constitution « moderne », exposant un catalogue de droits jusqu’alors inédits, si les Chiliens n’avaient pas voté non (plus exactement « rechazo », je rejette) à 62% lors du référendum du 4 septembre 2022. Le gisement porte aussi sur l’inventivité des mécanismes de participation directe des citoyens à la vie politique, locale et nationale, sur l’organisation du contrôle social, sur la justice constitutionnelle accessible à tous, toujours très puissante, sur l’Habeas data, sur la protection des populations vulnérables, sur le pluralisme juridique, seul capable de respecter les cultures des peuples autochtones etc. Ces dernières années, les rares spécialistes français à avoir tenté l’aventure de l’Amérique latine ne tarissent pas d’éloges : « avant-gardisme constitutionnel » pour les uns[4], « effervescence constitutionnelle considérable » pour les autres[5]. Du côté de la doctrine allemande, Armin von Bogdandy a accepté de reconnaître l’évidence. Lancé il y a plus d’une décennie dans un cycle d’investigation sur l’Amérique latine, il parle d’une tradition constitutionnelle bicentenaire qui est « plus étendue que celle de beaucoup d’Etats européens et que celle de la majeure partie des Etats du monde »[6].

L’Amérique latine, on le constate vite, se présente comme une terre de droit constitutionnel si riche et tellement délaissée chez nous. Comment expliquer ce décalage, aussi paradoxal qu’énigmatique ? Mario Vargas Llosa suggère un premier élément de réponse[7] : les Européens n’auraient jamais regardé l’Amérique latine en face, préférant la fantasmer, projeter sur elle des « fictions délirantes », y voir la scène de « leurs fantasmes romantiques » ou révolutionnaires – Régis Debré est visé – que les « ennuyeuses démocraties » du Vieux continent ne permettaient plus de réaliser. Autrement dit, une Amérique latine des droits de l’Homme, de la responsabilité politique, de l’équilibre des pouvoirs, ne serait plus vraiment l’Amérique latine. Avec de pareils réflexes culturels multiséculaires, la perspective d’une démocratisation par le droit ne pouvait évidemment être prise au sérieux. Les rêves d’exubérance en sortiraient brisés. La marginalisation de ce terrain d’investigation pourrait également venir, selon nous, d’une tendance prégnante à l’ethnocentrisme juridique. Elle pousse nos spécialistes à se détourner de certaines zones géographiques lointaines, pour privilégier un circuit de connaissances autocentré sur le Nord global… un peu comme au temps de la colonisation. Avant de poursuivre sur ce segment épistémologique, il convient de bien prendre la mesure de l’aspect multidimensionnel du gisement constitutionnel latino-américain. Il révélera que nous sommes bien en présence de l’un des berceaux historiques du constitutionnalisme, qui mérite d’être regardé et étudié comme un droit constitutionnel majeur et non périphérique.

I. L’aspect multidimensionnel du gisement constitutionnel présent en Amérique latine

Le champ d’étude est si vaste qu’il sera difficile d’offrir mieux qu’un simple aperçu, de nature bien convenue pour les chercheurs aguerris aux foisonnements et aux exubérances de la zone sud-américaine. Commençons par tirer un des nombreux fils de l’Histoire.

À partir du début des années 1980, la vague de démocratisation qui gagne presque l’ensemble des pays d’Amérique latine, s’accompagne de Constitutions nouvelles. Seize sont rédigées entre 1979 et 2009. On essaie de les élaborer à l’échelle humaine ou à l’échelle de la société. La Constitution péruvienne du 12 juillet 1979 (entrée en vigueur l’année suivante, remplacée par celle de 1993 depuis) inaugure ce basculement. Le préambule, sur un ton très « poétique » diront les observateurs[8], rend hommage à la culture et à l’éducation dès ses premières lignes. Plus loin on trouve cette formule : une « société juste, libre et cultivée » est une société dans laquelle « l’économie est au service de l’homme et non l’homme au service de l’économie… » Le titre I du texte (intitulé « Droits et devoirs fondamentaux de la personne ») s’ouvre sur un article premier ainsi rédigé : « La personne humaine est la fin suprême de la société et de l’Etat ». Suivent des chapitres consacrés à la « sécurité sociale, à la santé et au bien-être », à « l’éducation, à la science et à la culture », « au travail ». Plus de soixante-dix articles sont énumérés. Ce souci aigu de la protection des droits et libertés – mêlant l’ensemble des dites « générations » – se retrouve dans toutes les Constitutions en vigueur aujourd’hui, avec pour certaines une place grandissante accordée à l’intégration des personnes et des groupes marginalisés (droits des peuples autochtones en premier lieu, droits pour les « femmes enceintes » énumérés dans la Constitution équatorienne, droits des enfants, des adolescents, droits des personnes privées de liberté, droits des « afro-descendants »…). La Constitution colombienne de 1991, dans son article 10, affirme par exemple que « les langues et dialectes des groupes ethniques sont […] officiels sur leurs territoires » ; il y est ajouté que « l’enseignement donné dans des communautés aux traditions linguistiques propres sera bilingue ». Un catalogue de « droits » se déploie ensuite sur quatre-vingt-trois articles. Le premier de la liste proclame que « Le droit à la vie est inviolable. Il n’y aura pas de peine de mort ». En Bolivie, le Titre II de la Constitution, consacré aux « Droits fondamentaux et garantis », s’étend des articles 13 à 107, tous très détaillés, avec un chapitre 2 intitulé « Droits des nations et peuples indigènes paysans ».

À y regarder de près, nombreuses sont les Constitutions qui se structurent autour de trois éléments (celle du Guatemala de 1985, du Brésil de 1988, de Colombie de 1991, de d’Equateur de 2008, de Bolivie de 2009…) : les principes d’inter-culturalité et de diversité ethnique, la protection de la nature, l’Etat social de droit. Rares sont les textes constitutionnels, sur d’autres continents, à avoir cousus ensemble ces principes et ces droits ; bien peu accordent autant d’importance à la protection des minorités. Nous serions donc en présence d’un foyer juridique et anthropologique singulier, qui représente « une contribution créative au débat mondial sur la diversité culturelle, les droits de l’homme et l’environnement »[9]. Cette générosité dans l’élaboration de la norme constitutionnelle – du contrat social du pays autrement dit – plonge ses racines bien plus loin dans le temps. Nous pourrions la faire remonter à la Constitution mexicaine du 5 février 1917.

La Constitution pionnière du 5 février 1917

Des figures comme Pancho Villa, Emiliano Zapata ou Francisco Ignacio Madero marquèrent la période de leur empreinte ; la Révolution mexicaine déclenchée en 1910, ses héros, s’incrustent dans les mémoires collectives (la littérature en témoigne, le cinéma, la chanson[10]), au-delà du continent sud-américain. Il semblerait toutefois que chez les constitutionnalistes, la mémoire se montre plus incertaine, voire sélective. Alors qu’il est si fréquent de faire remonter le constitutionnalisme social à la fameuse Constitution de Weimar du 11 août 1919, il est si rare de se référer au texte mexicain de 1917. Ce dernier avait pourtant opéré un virage historique : l’individu à protéger (contre la toute-puissance de l’Etat et des ravages du capitalisme) doit être envisagé dans sa concrétude sociale. S’agrègent peu à peu les conditions juridiques d’une même dignité sociale pour tous. Le texte de Weimar était incontestablement très novateur pour l’époque (article 119 sur l’égalité des « droits des deux sexes », chapitre V intitulé « La vie économique », spectre des engagements de l’Etat très large : à protéger la maternité, la santé de la famille, les enfants illégitimes, la jeunesse, à assurer la promotion de l’instruction publique, la reconnaissance de l’action syndicale etc.), mais sur le volet protection juridique des travailleurs, la Constitution mexicaine la devançait[11]. Nul doute qu’elle fut pionnière pour le monde.

Structurée en sept titres et long de cent-trente-six articles, elle représente un point de bascule entre le constitutionnalisme de facture libérale propre au XIXe siècle et le constitutionnalisme social si caractéristique du XXe. Un article se détache de la Carta Magna : le 123, très détaillé, qui se déroule sur trente paragraphes, l’article unique du titre VI intitulé « Del trabajo y de la previsiόn social » (du travail et de la prévoyance sociale). Après avoir affirmé que « toute personne a un droit au travail digne et socialement utile », il consacre une réglementation des conditions de travail extrêmement détaillée : durée maximum de la journée de travail fixée à huit heures, conditions du travail nocturne, interdiction du travail des mineurs, droit à un salaire minimum, à des jours de repos obligatoires, reconnaissance du droit de grève, responsabilité patronale en cas d’accident du travail, indemnisation en cas de licenciement etc. Quel modernisme pour l’époque ! Bien que malmenée par le temps, défiguré par plus de sept-cent révisions (les deux-tiers intervenues depuis la fin des années 1980 !), le texte de 1917 demeure un document iconique sur le continent américain.

Mais l’énonciation des droits, aussi riche soit-elle, ne serait rien (ou pas suffisante) sans les moyens donnés pour les invoquer. Dans les textes du moins, les Etats d’Amérique latine ont su faire preuve sur ce point de cohérence. Les recours y sont pléthoriques : du traditionnel recours d’amparo (présent dès 1917 dans la Constitution mexicaine) contre les actes ou omission des autorités publiques, aux actions Hábeas corpus ou Hábeas data, en passant par l’actio popularis. Incontestablement, « le continent latino-américain est le plus riche de ce type de recours directs »[12]. Donnons quelques précisions.

Des juges constitutionnels directement accessibles pour tous

On s’enorgueillit décidemment bien vite en France. En 2010, lorsque la fameuse « QPC » (question prioritaire de constitutionnalité) fut instituée, des auteurs ont parlé de victoire de l’Etat de droit, du chaînon jusqu’alors manquant entre le citoyen et sa Constitution… oubliant un peu vite les leçons du droit comparé.

La procédure était pratiquée depuis longtemps hors de nos frontières (1951 en Allemagne, 1956 en Italie, 1980 en Espagne…), banalisée souvent par tant d’autres. Parmi elles, il y a ce que le professeur allemand Peter Häberle désigne comme la « perle » ; la perle au sein des compétences de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe, celle qui aurait favorisé sa transformation en « tribunal des citoyens »[13]. De quoi s’agit-il ? D’une procédure appelée recours individuel ou recours constitutionnel (Verfassungsbeschwerde), qui permet à tout individu (étranger compris) se prétendant lésé dans ses droits fondamentaux par la puissance publique (législateur, administration, pouvoir judiciaire etc.) de saisir directement de sa plainte les juges constitutionnels. Habitués à agir sans intermédiaire, les Allemands ont cette expression : « je porte mon cas à Karlsruhe ». Entre 5000 et 6000 sont adressés chaque année à la Cour. Le même accès direct aux gardiens du contrat social, à condition de justifier là encore d’un intérêt personnel à agir, existe en Autriche, en Belgique, en Lettonie, en Pologne, en République Tchèque etc. En Espagne, la procédure est connue sous le nom de recourso de amparo (recours en protection). En 2022, le Tribunal constitutionnel en a reçu pas moins de 8528 ! Nous sommes bien loin de la soixantaine de « QPC » arrivant chaque année au Conseil constitutionnel, seulement transmises par le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation, après moult filtrages. Toujours l’habitude en France de tenir le citoyen sous tutelle : il ne saisit pas directement ses juges constitutionnels et ne doit surtout pas s’ériger directement en législateur !

Ce recours d’amparo s’implanta pour la première fois sur le sol européen en 1931, avec la Seconde République espagnole, mais il s’agissait d’un produit juridique importé. En effet, l’accès direct des individus à une juridiction supérieure pour défendre leurs droits constitutionnalisés se pratiquait déjà en Amérique latine, depuis le XIXe siècle. Il fut inauguré dans la Constitution de l’Etat du Yucatán[14], en 1841, avant d’être consacré dans la Constitution fédérale mexicaine de 1857. D’autres pays vont ensuite se l’approprier : le Salvador en 1886, le Nicaragua et Honduras en 1894, la Colombie en 1910, le Guatemala en 1921 etc. Il permettra aussi, dans les textes du moins, de favoriser l’applicabilité des droits sociaux (plus récemment des droits liés à la protection de l’environnement). D’un régime à l’autre, le détail de la procédure et le degré d’élaboration du recours peuvent changer, tout comme sa dénomination. On parle de la « acción de amparo » en Equateur, au Pérou ou au Venezuela, de la « acciόn de tutela »en Colombie (action de protection), du « recurso de protecciόn » au Chili ou du « mandado de segurança » (mandat de sécurité) au Brésil etc.

Au fil du temps – plus d’un siècle d’expérimentation pour certains Etats –, le constitutionnalisme latino-américain a pu aussi engendrer, dans certains ordres juridiques (comme au Brésil, au Mexique ou au Pérou), une fragmentation de ce recours en fonction du type de protection visé : l’action Hábeas corpus, l’amparo « judiciaire », l’action Hábeas data, l’accion de cumplimiento pour lutter contre l’inconstitutionnalité par omission etc. Au nom du droit à un recours juridictionnel effectif, une composante majeure du concept d’Etat de droit, tous les Etats d’Amérique latine pratiquent ce recours individuel – parfois même collectif – contre l’action inconstitutionnelle – ou l’inaction – des autorités publiques au sens large (législateur, autorités de police, autorités administratives, décisions de justice, voie de fait etc.). On signalera que ces différents recours d’amparo peuvent aussi permettre de se prévaloir directement des traités ou accords internationaux relatifs aux droits de l’Homme ratifiés par l’Etat.

On entre là de plain-pied dans une autre spécificité du continent sud-américain : l’intégration presque systématique du droit international dans la norme constitutionnelle. Le degré d’interconnexion – pour reprendre la terminologie souvent employée là-bas – est variable : soit les traités ont un simple « rang constitutionnel » (Argentine), soit on reconnaît la « primauté » des droits de l’Homme les « plus favorables » contenus dans les traités ou conventions internationales ratifiés (Bolivie, Costa Rica selon la jurisprudence de la Cour suprême, Mexique depuis une révision de 2011, Venezuela), soit les textes constitutionnels reconnaissent la « suprématie » des traités internationaux en matière de droits de l’Homme (Guatemala, République Dominicaine). Seul le Paraguay se distingue en affirmant (article 137C) expressément que les normes juridiques du droit international ont un rang « hiérarchique inférieur » à la Constitution.

Mais quel que soit le niveau d’ingéniosité de ces divers mécanismes de protection des droits, les obstacles extra-juridiques dressés devant leur réussite restent innombrables : information suffisante donnée aux groupes vulnérables, aux populations touchées par l’analphabétisme ou limitées à la pratique de leur langue ethnique, carence dans la formation des juges, incapacité pour ces derniers de résister aux intimidations ou aux réseaux de corruption, danger de la cooptation, impossible application concrète des décisions de justice, difficile utilisation de la force publique, absence de budgets suffisants etc. Loin de la cécité d’un monde bâti autour de la norme, l’Amérique latine souligne avec force l’importance des autres déterminants du juridique, d’ordre démographique, économique, sociologique, ou liés aux avatars du contexte international.

Tant d’autres choses furent constitutionnellement inaugurées sur ce continent de « l’inventivité institutionnelle »[15] ! L’abolition totale de la peine de mort inscrite dans la Constitution fédérale vénézuélienne de 1864 (dans l’ordre juridique costaricien la décennie suivante, dans les Constitutions d’Equateur, d’Uruguay et de Colombie au tout début du XXe siècle…). On peut citer également la création de tribunaux spécialisés et indépendants en matière électorale (appelés parfois le « quatrième pouvoir »[16]) ; l’actio popularis en inconstitutionnalité (apparu à la fin du XIXe siècle en Colombie et au Venezuela) ; la réception par le droit du multiculturalisme ; la reconnaissance du caractère « plurinational » de l’Etat bolivien ; des modèles hybrides de justice constitutionnelle efficaces (comme au Costa Rica, au Paraguay, au Salvador[17]) ; des mécanismes de participation directe et de contrôle social à profusion (jusqu’au référendum révocatoire d’initiative citoyenne) ; des méthodes ouvertes (sur la société civile et sur les nouvelles technologies) pour rédiger des textes constitutionnels ; une tradition de l’hybridation des régimes ayant pu donner naissance très tôt (avant 1958) à des formes annonciatrices de régimes « semi-présidentiels » etc. La place nous manque pour tout illustrer, seule la problématique de l’environnement, par son actualité, retiendra notre attention. Quelques instants seulement car ce modèle constitutionnel environnemental a donné lieu à de nombreuses études en France, au point d’en déduire que l’environnement deviendrait presque le « portique » privilégié (tout comme le Chili depuis peu) par lequel on s’intéresse désormais à l’Amérique latine. Ce qui n’est pas sans inconvénient en termes de parcellisation et de cloisonnement des connaissances.

À l’avant-garde dans la protection de l’environnement

En Amérique latine, les textes constitutionnels y sont depuis longtemps avant-gardistes, très tôt perméables au développement du droit international de l’environnement. Il est évidemment impossible de tous les citer. La Constitution du Panama de 1972 a consacré comme « devoir fondamental de l’Etat » la « préservation des conditions écologiques » ; nous nous situons à l’époque dans le prolongement de la grande Conférence des Nations-Unis de Stockholm. Un tournant aura lieu à la fin de la décennie 1980 avec des Constitutions qui, matériellement, se gonflent de dispositions détaillées sur la sauvegarde de l’environnement ; l’impact de la Charte mondiale de la nature (1982) ou du rapport de la commission Bruntland (1987) y est perceptible. La Constitution brésilienne du 5 octobre 1988 marque à cet égard les esprits, sans oublier la Constitution de Colombie (1991), du Paraguay (1992), d’Argentine (dans sa version réformée de 1994) ou l’introduction d’un important article 50 dans la Constitution du Costa Rica suite à la révision de 1994 (avec la reconnaissance du « droit à un environnement sain et écologiquement équilibré »). Au cours de cette phase de transition démocratique, on ne conçoit plus l’émancipation de l’Homme sans qu’elle ne s’adosse à un environnement prioritairement protégé. C’est la naissance d’un modèle dit « biocéntrico » (bio-centrique), qui marque une prise de distance par rapport à la matrice anthropocentrique, marchande et productiviste traditionnelle. De nouveaux impératifs s’inscrivent dans les Constitutions : le développement durable, la protection des générations futures, la protection de la biodiversité, l’obligation de réparer les dommages causés, le caractère parfois collectif des droits protégés etc.

Puis, à partir des décennies 2000-2010, l’avènement d’une nouvelle vague de Constitutions dans les pays andins, couplée à des politiques jurisprudentielles toujours plus audacieuses de la part de certaines Cours constitutionnelles (ou suprêmes), vont pousser des observateurs à parler du passage d’un modèle « bio-centrique » au modèle « éco-centrique » (ecocéntrico), encore plus protecteur. Au-delà de la protection des seules espèces vivantes, la nature devient un tout, ce qui implique de tenir compte de la présence des écosystèmes, du sol, des roches, de l’eau, de l’air etc. Cette fois, les logiques de l’anthropocentrisme d’importation occidentale sont rompues… du moins dans les textes. La Constitution équatorienne du 20 octobre 2008 – bolivienne de 2009 dans une moindre mesure – va sceller l’avènement de ce nouveau modèle, qualifié aussi de modèle « del buen vivir » (du bien vivre). L’influence des cosmovisions indigènes est omniprésente. On célèbre la mère nature – la Pacha Mama –, « de laquelle nous sommes partie et qui est vitale pour notre existence » selon le préambule du texte de 2008. La nature devient « sujet des droits » que lui reconnaît la Constitution (article 10). Une première, semble-t-il, dans l’histoire des Constitutions du monde. On consacre un droit à l’eau, à l’air pur, à l’équilibre des cycles vitaux, un droit de la nature à sa « restauration », l’obligation pour l’Etat de prendre les mesures adéquates pour « sauver les espèces » et éviter la destruction des « écosystèmes », une limitation constitutionnelle des « semences transgéniques » ou des activités extractives etc. L’Equateur institutionnalise un recours spécifique – l’acciόn extraordinaria de protecciόn – tandis que la Bolivie met en place un Défenseur de la Terre Mère !

Se dessine une nouvelle branche dans l’histoire des droits fondamentaux ; ils ont profité à l’Homme dans leur version libérale, sociale, environnementale, ils vont maintenant, dans ce modèle « ecocéntrico » (et même biocéntrico, tant la frontière est poreuse), se recentrer sur la nature elle-même, sur les droits des « autres êtres vivants » selon l’article 33 de la Constitution bolivienne. Cette fois-ci, le mouvement de circulation de la connaissance juridique pourrait bien s’inverser : non du Nord vers le Sud, mais dans le sens inverse. Les textes sont suffisamment denses pour que l’imagination interprétative des juges devienne débordante. La jurisprudence prendra très vite, et avec force, le relai des textes : la Cour suprême du Costa Rica y contribue activement, tout comme la Cour constitutionnelle de Colombie, la Cour constitutionnelle d’Equateur ou la Cour Suprême de Justice d’Argentine. Des parcs, des rivières, des forêts, des animaux sont prioritairement protégés car déclarés sujets de droits (et non plus objets d’appropriation par l’Homme[18]). Le principe de l’interprétation « pro natura » se généralise[19] ; on parle de l’avènement d’un « constitucionalismo de la biodiversidad ». Un corolaire culturel et donc juridique s’opère entre la protection de la nature et la protection des peuples autochtones, tant ces derniers possèdent un lien identitaire d’interdépendance avec la terre mère. Le concept de droits « bio-culturels » scelle cette communauté de destin[20].

Il s’agit d’un véritable changement de paradigme : une nouvelle vision du monde, dans laquelle la priorité est donnée à la nature, vient remplacer la conception anthropocentrique classique, dans laquelle l’être humain était le centre et la mesure de toute chose. Avec le projet de Constitution chilienne, finalement rejeté lors du référendum du 4 septembre 2022, il y avait même un article premier qualifiant le Chili d’Etat « plurinational, interculturel, régional et écologique » ou un article 154 sur la « démocratie environnementale ». Ne nous emballons pas pour autant : tandis que l’univers des textes écrits et des jurisprudences incite à l’optimisme, les stratégies froides de la realpolitik poussèrent bien vite au désenchantement dans certains pays. Rafael Correa tout comme Evo Morales l’avaient compris : quoi de mieux pour financer les politiques sociales que les revenus de l’exportation des matières premières (donc des concessions minières étendues et de l’extractivisme) ! Dans ces deux pays, une partie de la justice environnementale fut donc sacrifiée au nom de la justice sociale[21].

On le constate, loin de s’apparenter à un droit constitutionnel d’importation ou de seconde zone, le droit constitutionnel latino-américain ressemble sur de nombreux points à une avant-garde. Pour le meilleur et pour le pire, se façonne en Amérique latine un droit du mélange des genres, des sources d’inspiration juridiques, idéologiques, des modèles. Nous pourrions presque parler d’un droit constitutionnel du métissage et de l’entrecroisement des cultures, à l’image des sociétés de la région, tant les influences furent multiples : européennes (les idées des Lumières, la Révolution française, la Constitution de Cadix, les événements de 1848, la transition démocratique espagnole des années 1970…), nord-américaines, nourries de l’histoire propre des peuples et de leur tempérament, des cosmovisions indigènes depuis peu. Aucune unité là encore, nul décalque passif du modèle présidentiel nord-américain (sauf quelques exceptions comme pour le texte constitutionnel argentin de 1853). L’Amérique latine, c’est avant tout le non-conformisme constitutionnel, toujours l’invention ou du moins la tentation de l’hybridation. Et malgré tout, nous continuons en France à détourner les regards.

II. Un angle mort dans les travaux de la doctrine constitutionnelle française

Que des auteurs aient perçu depuis peu l’attractivité du champ de recherche ne suffira pas à combler un manque doctrinal de plus d’un siècle. Il est vrai que la France n’entretient pas avec l’Amérique latine les liens historiques et culturels connus en Espagne et au Portugal.

L’obstacle de la langue doit également être pris en compte. Malgré tout, la persistance de cet angle mort ne manque pas de surprendre. Combien d’ouvrages constitutionnels sérieux référencés sur l’Amérique latine[22] ? Combien de thèses ? Combien de grands auteurs sud-américains traduits (et même invités) ? Des études segmentées de grandes valeur existent – sur le constitutionnalisme environnemental nous l’avons vu, sur des expériences constituantes récentes (du « nouveau constitutionnalisme » à la désillusion chilienne), sur le fédéralisme mexicain, sur les droits des peuples autochtones, sur quelques jurisprudences constitutionnelles déroutantes, sur la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (la fameuse Cour de San José) –, mais nulle trace d’une étude politico-juridique d’ensemble capable d’offrir des grilles de lecture fiables, appuyées sur une vraie profondeur historique et culturelle. La revue Pouvoirs a eu le mérite de consacrer un numéro à « L’Amérique latine » (le 98, en 2001), trois ans après l’arrivée d’Hugo Chávez au palais présidentiel de Miraflores, à Caracas. Que de bouleversements depuis ! Le détournement de ce champ d’investigation pourrait venir selon nous des états psychologiques successifs guettant le constitutionnaliste qui souhaiterait s’y aventurer : la facilité intellectuelle, la « maladie » du gallo-centrisme, l’embarras, la peur. Chacun constitue en lui-même un obstacle à la poursuite de travaux sérieux. Plutôt que de vivre pareille expérience, il préfère se détourner de cette zone du Sud et porter son analyse ailleurs.

La facilité

Elle consiste à enfermer l’immensité de l’Amérique latine dans une unicité historique et conceptuelle, coupant court ainsi au vertige de la diversité. Unicité historique tout d’abord, puisque l’histoire constitutionnelle de la région est généralement décrite comme une succession de pronunciamientos, de coups d’Etat, de guerres civiles, de gouvernements autoritaires, le tout enrobé d’une ambiance de révolutions permanentes. La zone géographique se mue dès lors en une sorte d’espace sans frontière. On en donne une représentation homogène et linéaire, fondamentalement négative, transformant l’Amérique latine en zone géographique indistincte, une sorte de magma de régimes dérisoires tellement tout se ressemble. Stéphane Pierré-Caps essentialise ou réifie cette immensité à sa manière : le droit constitutionnel en Amérique latine « exprime le caractère antinomique du pouvoir politique et du droit », le droit y étant « utilisé » pour « fonder le pouvoir des hommes (…) donc pour le renforcer »[23]. Plus loin, c’est son « caractère formel » qui est souligné, à plusieurs reprises. Règles de droit et Constitutions ne feraient que donner « un vêtement juridique, institutionnel, au pouvoir ». Fermez le ban ! Après une telle charge, qui pourrait encore s’y intéresser ?

Il y a certes une part de vérité dans ces appréciations, mais comment s’abstraire si facilement de la présence de vingt pays (de langue espagnole ou portugaise) ? Comment négliger autant de destinées collectives propres, de conflits diplomatiques, de guerres frontalières, de trajectoires politico-constitutionnelles distinctes ? Des pays connaissent la discontinuité, presque permanente, tandis que d’autres, certes moins nombreux, ont traversé (ou traversent) des moments de stabilité : la démocratie apaisée du Costa Rica depuis 1949, le régime de l’Uruguay fidèle à sa Constitution de 1967, ces régimes constitutionnels qui surent résister au temps malgré des zones d’ombre (le Mexique depuis 1917, le Chili de 1833 à 1924, la Colombie de 1886 à 1991, le Venezuela entre 1961 et 1999 etc.). Quels liens entre l’histoire constitutionnelle du Mexique et celle de l’Uruguay ? Sans doute la même qu’entre l’histoire constitutionnelle du Danemark et de l’Italie… Il y a évidemment des éléments d’une culture commune entre tous ces pays du Sud : un passé colonial de presque quatre siècles, le poids de la religion catholique, les profondes disparités sociales, la passion du foot, le métissage, la tradition du culte du chef souvent auréolé de gloire militaire (le caudillo), les vieilles haines entre conservateurs et libéraux etc. Mais il y a aussi tant d’éléments de contrastes, d’éléments d’hétérogénéités. Ils sont juridiques, géographiques, économiques, ethniques : comme la tradition fédérale chez les uns (le Brésil par exemple, l’Argentine, le Mexique) ou très centralisée chez les autres ; comme l’influence directe et multiforme des Etats-Unis pour certains Etats (d’Amérique centrale ou des Caraïbes) et plus diffuse ailleurs ; comme l’importance des communautés indigènes en Bolivie, au Guatemala (plus de 40% de la population dans les deux pays), au Pérou, au Mexique, alors que l’ascendance européenne domine en Argentine ou en Uruguay ; comme l’omniprésence de ces gangs liés au narcotrafic, appelés pandillas ou maras, qui rongent les sociétés d’Amérique centrale (surtout le Salvador, le Honduras, le Guatemala) et l’Equateur depuis peu ; comme la dérive dictatoriale endémique au Nicaragua alors que le Costa Rica voisin connaît la réalité d’un Etat de droit démocratique (et sans armée permanente en application de la Constitution). La liste pourrait facilement se prolonger. L’Amérique latine est-elle un tout ? Fait-elle système ? Evidemment non.

Unicité conceptuelle ensuite, puisque l’Amérique latine reste perçue aux yeux des commentateurs comme la zone du présidentialisme ou des régimes présidentialistes… une sorte de zone pathologique. La pathologie au Sud (The Failed Law of Latin America[24]) opposée à la réussite du régime présidentiel au Nord. Il s’agit d’une autre manière de dissoudre la diversité. L’effort intellectuel aurait dû consister à prendre la mesure d’une zone géographique des singularités, à sortir de nos classifications traditionnelles, à laisser les certitudes vaciller devant l’effervescence observée. La facilité conduira à dire qu’avec l’Amérique latine, on ne sort pas des schémas connus : celui d’une importation dénaturée (presque souillée) du régime présidentiel pur des Etats-Unis[25]. Le concept de présidentialisme est bien utilisé là-bas, dans la doctrine, mais pas si fréquemment dans le sens d’un atavisme à traîner, décennies après décennies. Il apparaît dans de nombreux écrits comme le seul cadre constitutionnel possible, subdivisé en de nombreuses sous catégories – « présidentialisme atténué » ou « tempéré », « présidentialisme à contrainte parlementaire », « présidentialisme hégémonique parlementarisé », « présidentialisme parlementarisé »[26] – et nettement détachable de l’expérience nord-américaine. Autrement dit, la tendance historique fut moins celle de l’importation d’un modèle du dehors que la création d’un modèle du dedans, propre à cette région du Sud, appuyé sur des soubassements politiques et culturels spécifiques[27]. Nous sommes tellement éloignés de la vision française, prompte à rabattre ce présidentialisme latino-américain vers une sorte de bonapartisme folklorique des pays pauvres. Persister dans l’usage de l’étiquette « présidentialiste » consiste à faire le choix de tordre les faits pour uniformiser (la diversité), détourner (la recherche scientifique) et occulter (la réalité). Avec ce concept d’occultation à la française, comment rendre compte par exemple de la greffe, dans certains Etats, de mécanismes parlementaires avancés (présence parfois d’un « Gouvernement » au sein de l’Exécutif, de la procédure de l’investiture au Pérou, de l’interpellation bien souvent prévue dans les textes, de la motion de censure, de la dissolution, du décret « muerte cruzada »[28] en Equateur etc.) ? Comment comprendre le rôle central joué par certaines Cours suprêmes ou certaines Cours constitutionnelles ? Au point que le terme de « juristocratie » intervient parfois dans le langage des observateurs pour en dénoncer l’omnipotence. Est-ce bien en présence de ce type de contrepoids qu’on nous présente en France le présidentialisme ? Comment expliquer par ailleurs que les procédures de destitution menées par les Chambres – souvent pour de purs motifs politiques – se révèlent aussi régulières ? Au Pérou (Alberto Fujimori, Martin Vizcarra, Pedro Castillo en décembre 2022[29]), au Brésil (Fernando Collor de Mello, Dilma Rousseff), en Equateur (Abdalá Bucaram, Lucio Gutiérrez Borbúa), au Paraguay (Fernando Lugo) etc. Décidément, la réalité offre des contours beaucoup moins linéaires et bien plus complexes. La facilité se retrouve évidemment entretenue par la « maladie » du gallo-centrisme.

La maladie du gallo-centrisme

La formule est empruntée à Maurice Duverger, pour qui l’exploration de régimes étrangers méconnus « permet de rectifier les erreurs engendrées par le gallo-centrisme, maladie nationale qui consiste à regarder seulement l’hexagone en abolissant le monde extérieur »[30].

Il s’agit d’une autre manière de dénoncer le réflexe prégnant de l’ethnocentrisme juridique. On admet, dans le prolongement des « maîtres » de la discipline constitutionnelle, que la lumière puisse venir de quelques Etats du Nord (l’Angleterre pour Adhémar Esmein à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne pour Raymond Carré de Malberg), mais on refuse catégoriquement l’idée d’une concurrence intellectuelle venue du Sud. Le constitutionnalisme latino-américain est perçu comme un simple corpus juridique transplanté ou fatalement voué à l’échec, sans grande valeur comme objet d’étude académique. La grammaire classique du droit constitutionnel s’en retrouve protégée, car blottie contre une muraille de théories juridiques européennes et nord-américaines, dans une sorte de schémas d’autocongratulation et de reproduction. Daniel Bonilla Maldonado le déplore : « les produits constitutionnels du Sud global apparaissent à la marge du marché global des idées juridiques »[31]. Il parle d’un « modèle colonial de production de la connaissance juridique » dans lequel il existe « un pouvoir de création et d’échange de connaissances juridiques » distribué de manière inégale et unidirectionnelle : « le Nord global créée et exporte la connaissance juridique tandis que le Sud global importe, diffuse, reproduit et applique localement ce savoir »[32]. Au Nord le monopole des grands piliers de la discipline constitutionnelle, au Sud la délégation éventuelle de branches plus exotiques ou périphériques.

Les jurisprudences Roe v. Wade de 1973 ou Obergefell v. Hodges de 2015 de la Cour suprême américaine furent commentées partout dans le monde. Mais qui, en revanche, s’est soucié du raisonnement suivi par la Cour constitutionnelle colombienne en 2006 (décision n°C-355-06), lorsqu’elle a dépénalisé partiellement l’avortement ? La dépénalisation fut achevée par une autre jurisprudence du 21 février 2022 (décision n°C-055-22), qui s’inscrit dans le prolongement de celles sur le mariage des couples du même sexe (2016) ou sur leur droit à l’adoption (2015). Récemment, le 11 mai 2022 (C-164-22), la même Cour a dépénalisé le suicide médicalement assisté pour les personnes gravement malades. Aucun pays de la région n’avait encore franchi le pas. Le 7 février 2024 (décision n°67-23-IN/24), dans le cas Paola Roldán, très médiatisé, la Cour constitutionnelle d’Equateur a adopté une position similaire. Ces jurisprudences, très argumentées, très fines dans le maniement du principe de proportionnalité, sont-elles évoquées comme des modèles de raisonnement juridique, comme des sources d’inspiration pour le législateur ? L’actualité pourrait pourtant nous y conduire en France. Sont-elles enseignées et mises en valeur dans les Facultés de droit du Nord ? À quand l’abandon d’un certain nationalisme méthodologique ? Pour cela, le décentrage géographique vers le Sud s’impose, particulièrement vers ce Sud latino-américain qui développe des formes républicaines de gouvernement depuis plus de deux siècles, qui se passionne pour l’élection populaire des présidents depuis la fin du XIXe siècle, qui s’est singularisé par son « constitutionnalisme expérimental »[33] de 1810 à 1850… L’Amérique latine n’est pas l’Afrique, malgré d’inévitables points de rapprochement. La doctrine constitutionnelle française, dans ses racines profondes, est en réalité porteuse d’un récit politico-juridique auto et euro-centré, mâtiné d’un relent de colonialisme conceptuel. On comprend mieux pourquoi l’embarras, puis la peur, peuvent vite emboîter le pas à la pathologie du gallo-centrisme.

L’embarras

Pour un spécialiste pétri d’ethnocentrisme juridique, engoncé depuis si longtemps dans une posture de surplomb, comment ne pas ressentir de l’embarras devant ce foisonnement d’idées et d’institutions nouvelles venue d’Amérique latine ? Et si une partie de la créativité constitutionnelle venait désormais du Sud ? Il aurait été tellement plus simple d’enterrer l’affaire sous le boisseau du « rétro constitutionnalisme » comme il a pu être écrit. Au lieu de ça, « l’esprit scientifique » cher à Gaston Bachelard nous oblige à prendre au sérieux les divers phénomènes apparus en terre sud-américaine, comme le « nuevo constitucionalismo » (nouveau constitutionnalisme)[34]. Né au Venezuela à la toute fin du XXe siècle, puis affiné en Equateur et en Bolivie quelques années plus tard, il se revendiquait comme « décolonisateur », comme porteur de justice sociale, d’intégration des secteurs marginalisés, d’Etat économiquement protecteur, de rejet du concept d’Etat-nation ou de participation tous azimuts des citoyens aux destinées collectives. S’y intéresser aurait par exemple permis de sortir la définition du droit constitutionnel du corset anachronique de l’article 16 de la Déclaration de 1789 dans lequel les spécialistes français l’enferment si souvent[35]. Dire que son essence se résume à deux mots – garantir (ou sauvegarder les droits fondamentaux) et séparer (ou distribuer les différents pouvoirs) – ne suffit plus de nos jours. La discipline doit trouver sa plénitude ; elle doit épouser le siècle en se conjuguant avec un troisième verbe : le verbe participer. Les Suisses, les Irlandais ou les Italiens le savent depuis longtemps, mais nous les négligeons. Les Gilets jaunes l’ont réclamé à leur manière en brandissant des pancartes flanquées de l’acronyme « RIC » (bien plus moderne que la « QPC »…). Pris de panique, les gouvernants essayèrent un court moment d’y répondre : projets mort-nés de révision constitutionnelle de l’article 11, « grand débat », « conventions » citoyennes en série, assimilables à un sédatif collectif prescrit généreusement pour endormir son monde. Décidemment, notre gallo-centrisme cognitif a fait son temps ! Il rétrécit les champs de vision, un comble lorsque s’ouvre l’ère des globalisations généralisées.

La participation, le multiculturalisme, les droits des groupes minoritaires, sont au cœur du constitutionnalisme latino-américain depuis deux décennies. Du vrai « poil à gratter » pour notre mythologie républicaine faite d’unité, d’indivisibilité, d’unicité du « peuple français », de dogmatique purement représentative. Il aurait été tellement plus simple de sortir définitivement l’Amérique latine du champ des espaces politico-constitutionnels dignes d’investigation, de vouloir en d’autres termes la rendre invisible. Les choix opérés par la prestigieuse revue Pouvoirs ont à cet égard de quoi surprendre tant s’y exprime – peut-être sans le vouloir – le réflexe de l’occultation. Dans le numéro 169 de l’année 2019, intitulé Les démocratures, un article est réservé au cas de l’Amérique latine et à ses « régressions démocratiques »[36], tandis que dans celui sur Le régime semi-présidentiel (n°184, 2023), on ouvre une tribune pour l’expérience taiwanaise, pour le semi-présidentialisme sur le continent africain ou sur le cas des régimes post-soviétiques, tout en la refermant pour l’Amérique latine… Nous aurions facilement fait le choix inverse.

Une recherche approfondie sur deux siècles de constitutionnalisme latino-américain fait inévitablement bouger les lignes. Beaucoup de nos classifications héritées du passé, beaucoup de nos schèmes de réflexion sont à reprendre, comme fréquemment lorsque s’ouvrent les fenêtres sur le comparatisme. Nous avions voulu exclure l’Amérique latine, elle nous revient en pleine figure. Particulièrement à ce moment précis de l’Histoire où il nous faut de toute urgence penser juridiquement le multiculturalisme, les revendications communautaires, l’organisation du contrôle social, l’enjeu de la biodiversité, les droits des générations futures. Il y a incontestablement de l’embarras à constater qu’à s’être si longtemps « endormi sur nos lauriers » – laissant la grammaire constitutionnelle s’enfermer dans le confort de théories juridiques euro-centrées et peut-être davantage encore franco-françaises –, nous aurions pris tant de retard ; de l’embarras également à regarder notre Constitution de 1958 et à la comparer. À la manière d’un miroir grossissant, lire les textes étrangers et découvrir les pratiques nous la montre sous un profil bien étriqué, bien ridé. Des auteurs étrangers ont raison de parler d’un « vieux constitutionnalisme »[37] qui oublie les vertus de l’habilitation (à la participation du plus grand nombre) et de l’intégration (du pluralisme social).

La peur

Après l’embarras il y a la peur, ses multiples vertiges. Vertige tout d’abord d’une filiation que nous rejetons, car vécue comme dégradante. Notre Ve République, que l’on rêvait inédite, sui generis, sortie tout droit du génie créateur des hommes de 1958, aurait eu des devancières là-bas. Des proximités existent, des échanges ont pu avoir lieu, des influences croisées, des influences très croisées. Le vertige d’une Amérique latine qui nous donnerait des leçons, avec sa tradition des régimes mixtes, que nous appelons parfois « semi-présidentiels » ou à « captation » présidentielle. Dans les années 1930, Boris Mirkine-Guetzévitch, juriste intéressé par toutes les Constitutions du monde, observait que l’on rencontre « dans l’Amérique latine différentes combinaisons du régime parlementaire (influence française) et du régime présidentiel (influence des Etats-Unis) ». D’après lui, la Constitution équatorienne de 1929 était la plus caractéristique de cet « amalgame » ou de ces deux tendances qui « se combinent et aboutissent à un système mixte »[38]. L’auteur d’origine ukrainienne aurait pu aussi se référer à la tradition constitutionnelle péruvienne, ouverte depuis le texte constitutionnel de 1860 (en vigueur jusqu’en 1919) aux rouages du parlementarisme, ou encore mentionner l’implantation d’un type de gouvernement parlementaire au Chili entre 1891 et 1924. Aujourd’hui, la combinaison est présente en Uruguay, au Costa Rica et surtout au Pérou. À chaque fois on retrouve, comme en France, une organisation des pouvoirs à tendance pyramidale (avec la stature du Président élu au sommet), sur laquelle se greffent des contrepoids parlementaires (Président du conseil, contreseing ministériel, réalité d’une responsabilité politique des ministres devant les parlementaires, technique de l’interpellation, motion de censure, question de confiance…).

Les points de rapprochement sont peut-être plus lointains encore : entre la filiation bonapartiste présente en 1958 et le schéma du caudillisme enraciné depuis le XIXe siècle en Amérique latine. Le François Mitterrand de 1964 ne s’y était pas trompé en dénonçant Le coup d’Etat permanent, tandis que Pierre Mendès France, dans le numéro de L’Express du 11 septembre 1958, parlait d’une volonté des rédacteurs du texte bientôt soumis à référendum de « refouler la démocratie », car « c’est contre elle que l’Assemblée est rabaissée, diminuée, matée ». Un incontestable sentiment de revanche domine à l’époque : contre les parlementaires, la partitocratie, le « système ». Il y a des comptes à régler. La Constitution fut écrite non à l’échelle humaine mais à l’échelle du Pouvoir (présidentiel, gouvernemental, décisionnel, surtout pas judiciaire), de la raison d’Etat, du salut de l’Etat, de l’efficacité. L’ADN du texte, c’est le rapport de force, la brutalité, surtout entre Exécutif et Parlement. Ce dernier doit expier trois quarts de siècle de toute-puissance. Le Conseil constitutionnel, voulu modeste, soumis à l’Exécutif, inspire à Charles Eisenmann la métaphore du « canon braqué » vers le Parlement ; le 49.3 est là pour humilier les députés, privé de vote sur la loi ; l’ordre du jour des Chambres est confisqué par le Gouvernement ; on parle d’un « arsenal » de règles et procédures qui bâillonnent le Parlement. Sauf un renvoi timide, à l’occasion de quelques lignes de Préambule, à deux grands textes (Déclaration de 1789 et Préambule de 1946), nul parfum de réconciliation nationale dans la Constitution du 4 octobre 1958 (il n’y aura qu’une langue, qu’une République « indivisible, aucun mot à l’époque sur la place des femmes …), nul esprit de consensus comme celui que les Espagnols connurent entre 1976 et 1978, pas d’article aux formules généreuses, pas un mot sur la dignité de la personne humaine, sur la dignité sociale, pas même sur l’Etat de droit. Tout n’est que verticalité. Si les circonstances l’exigent, l’article 16 offrira même au Président de la République toute latitude pour « mater » la démocratie. Le texte de 1958 aurait sans aucun doute pu plaire à n’importe quel caudillo d’Amérique du sud. Plutôt que d’aller chercher l’origine de ce dualisme démocratique (né en 1962 en France) du côté de Weimar, sans doute faudrait-il aussi explorer l’histoire du républicanisme constitutionnel latino-américain. On dit que Simón Bolívar – el Libertador – était fasciné par le césarisme napoléonien, mais qu’il admirait également le parlementarisme anglo-saxon…

Aujourd’hui, l’Amérique latine pourrait même nous offrir un avant-goût des déroutes à venir. Car eux-aussi connaissent la passion irrationnelle pour l’élection populaire du Président, depuis plus d’un siècle, celle qui, à force d’être gangrenée par les fakes news, les tweets, les réseaux sociaux, par cette nouvelle culture des violences gratuites, conduit au triomphe des leaders populistes. Pour nos créateurs d’invisibilité, l’arrivée de Javier Milei à la tête de l’Argentine est sans doute une aubaine. Décidemment, se plairont-ils à dire, le subcontinent américain ne se départira jamais du folklore. Surtout ne rions pas trop vite… qui rira le dernier. Et n’oublions pas que 2027 arrive à grands pas. Ils ont « l’homme à la tronçonneuse » ; nous pourrions avoir bientôt, à la tête de notre Ve République, une femme qui tronçonne aussi…

Avec l’Amérique latine, le vertige ne s’arrête pas là. Etudier son histoire politico-constitutionnelle, tous ces gisements de textes constitutionnels, revient à mieux cerner la faiblesse intrinsèque du droit constitutionnel. Car à côté de certains succès, les échecs et désillusions furent nombreux. L’écroulement progressif du Venezuela chaviste dans un couplage « dictature-crise humanitaire » d’une envergure inédite ; l’arrivée de « l’anarcho-capitaliste » Javier Milei à la Casa Rosada en décembre 2023 alors que l’Argentine célébrait l’anniversaire des quarante ans de sa transition démocratique ; la progressive mise au pas des contrepouvoirs traditionnels au Salvador (la Cour suprême, le Tribunal suprême électoral…) par l’autoritarisme du Président Nayib Bukele. Encore plus récemment, on pourrait citer la chute brutale de l’Equateur – une vitrine constitutionnelle en 2008[39] – dans le chaos du crime organisé. Le 9 janvier 2024, le Président Daniel Noboa y a répondu par l’application du régime de « l’état d’exception », comme tant d’autres Exécutifs ces dernières années dans la région (au Salvador, au Honduras, au Guatemala, au Pérou, au Chili etc.). Les suspensions temporaires, répétitives, banalisées dans certains pays, de l’ordre constitutionnel normal encourageraient presque à réhabiliter l’article polémique de Georges Burdeau intitulé : « Une survivance : la notion de Constitution »[40]. Nous étions à l’époque dans le cadre déjà usé de la IVe République. Pour l’auteur, ce qui compte « ce ne sont plus les théories savantes de publicistes ni la subtilité des agencements de procédures constitutionnelles, c’est l’homme, sa psychologie, sa condition sociale et économique, ses rêves, ses colères et ses illusions, car c’est lui isolément ou intégré aux masses, qui détermine la figure du Pouvoir, ses moyens et ses buts. Au regard de forces de cette nature, il apparaît bien que la notion de constitution est dépassée »[41]. La charge était rude, mais les choses ont-elles à ce point changé ? Le droit constitutionnel a-t-il pu prendre sa revanche ou, pour être plus précis, la politique est-elle enfin « saisie » par le droit ? Les reculades des garanties constitutionnelles les mieux établies (y compris dans nos démocraties occidentales stabilisées) durant la crise du Covid 19 inciteraient à répondre par la négative, tout comme l’exploration du gisement constitutionnel latino-américain.

Alors quelles leçons retenir de ce voyage en l’Amérique latine ? Qu’il est grand temps de rendre les expériences constitutionnelles du Sud visibles, ce qui conduira à laisser entrer l’épistémologie de la discipline dans l’ère du postcolonialisme[42]. Que les échecs du régime de Weimar ou de la Constitution espagnole du 9 décembre 1931 sont désormais oubliés et que nous perdons de vue l’essentiel. Nous semblons en effet avoir oublié ces époques de guerre civile larvée entre les partis politiques, de trop fortes ruptures idéologiques, ces périodes de défaillance de la culture des libertés et de la « vertu » républicaine. L’Amérique latine nous remet à cet égard les pieds sur terre : elle montre à quel point les éléments extra-juridiques conditionnent la réussite des textes, à quel point le normativisme souffre de fragilités. Le voyage nous rappelle que, sans son propre consentement, donc sans une vraie démarche d’autolimitation, la politique se laisse difficilement saisir par le droit. Nous en déduisons que le droit, surtout de rang constitutionnel, est peu de chose sans la culture du droit, plus précisément, sans les conditions matérielles de la réception sociale du droit. Sur ce dernier point, il faut bien reconnaître qu’un faisceau d’éléments structurels, différemment réparti entre les pays d’Amérique latine, se dresse devant l’efficacité des normes juridiques, qu’elles soient constitutionnelles ou non : le taux de pauvreté, la violence du narcotrafic, la faible qualité de l’éducation publique, les structures administratives trop souvent défaillantes, les pratiques de corruption à grande échelle et du clientélisme, le poids des églises évangéliques, de l’armée, le culte du chef hérité d’un passé lointain ou l’absence de mythes républicains unificateurs[43]. Au bout du compte, peut-être que nous tenons là un élément d’explication à nos interrogations premières sur l’occultation de cette zone géographique du Sud dans la recherche constitutionnelle française. Elle était en réalité inévitable, tant les investigations poussées feraient resurgir le spectre de la « survivance ».

Stéphane PINON, Maître de conférences de droit public, HDR

Qualifié professeur des Universités

Membre du Cercop de l’Université de Montpellier

NB : Ce texte est une longue version papier d’une série de conférences sur l’Amérique latine, dont la première a été donnée au Cercle André Tiraqueau (Institut d’Histoire du Droit) de l’Université de Poitiers, le 24 janvier 2024 (https://ihd.labo.univ-poitiers.fr/conference-un-gisement-constitutionnel-oublie-lamerique-latine/).

[1] Parmi eux, voir les articles des Guy Hermet et de Stephen Launay dans la revue Cités (n°49 : Le populisme, contre les peuples ?), 1-2012 ; O. Dabène, L’Amérique latine à l’époque contemporaine, A. Colin, collection U, 2020 (le chapitre 3) ; P. Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, coll. Les livres du nouveau monde, 2020. Pour un éclairage supplémentaire : C. Malamud, Populismos latinoamericanos. Los tópicos de ayer, de hoy y de siempre, Ediciones Nobel SA, 2010 ; M. Esperanza Casullo, H. Brown Araúz, El populismo en américa central. La pieza que falta para comprender un fenómeno global, Siglo XXI Editores, 2023.

[2] Que ce chiffre, toutefois, n’amène pas à croire au règne de l’instabilité constitutionnelle perpétuelle. La région a connu des régimes constitutionnels stables : sous les auspices de la Constitution chilienne de 1833 (en vigueur jusqu’en 1924), mexicaine de 1857, péruvienne de 1860, vénézuélienne de 1961 etc.

[3] R. Martínez Dalmau, « ¿Qué es el nuevo constitucionalismo latinoamericano? » (entretien), Gaceta Constitucional, n°52, 2012. p. 308. (https://dialnet.unirioja.es). Les citations de textes en langues étrangères sont traduites par l’auteur.

[4] J.-M. Blanquer, « Les interprétations constitutionnelles consacrées vont toujours dans le sens de l’histoire », in J.-R. Garcia, D. Rolland, P. Vermeren (dir.), Les Amériques. Des constitutions aux démocraties, Paris, éd. Maison des sciences de l’homme, 2015, p. 26.

[5] G. Tusseau, Contentieux constitutionnel comparé. Une introduction critique au droit processuel constitutionnel, Paris, LGDJ, Lextenso, 2021, p. 123. Parmi les quelques spécialistes du droit constitutionnel (plus nombreux dans les autres branches des sciences humaines), on peut citer encore, dans l’ordre alphabétique, Jordan Arlettaz, Laurence Burgorgue-Larsen, Carolina Cerda-Guzman, Carlos Miguel Herrera, Franck Lafaille ou Alexis Le Quinio.

[6] A. von Bogdandy, « ius Constitutionale Commune en América latina: una mirada a un constitucionalismo transformador », Revista Derecho del Estado, n°34-2015, p. 7 (https://doi.org/10.18601/01229893.n34.01).

[7] M. Vargas Llosa, « América latina: unidad y dispersión », Fundación Grupo Mayan, 2007, pp. 21-22 (https://www.fundacionvidanta.org/docs/02-America-Latina-unidad-y-dispersion-v-llosa.pdf).

[8] E. Carpio Marcos, O. Andrés Pazo Pineda, « Evoluciόn del constitucionalismo peruano » in F. M. García Costa, A. Sant’Ana Pedra, J. C. Muñez Pérez, D. Soto Carrasco (dir.), Historia constitucional de iberoamérica, Valencia, éd. tirant lo blanch, 2019, p. 624.

[9] D. Bonilla Maldonado, « El constitucionalismo radical ambiental y la diversidad cultural en América latina. Los derechos de la naturaleza y el buen vivir en Ecuador y Bolivia », Revista Derecho del Estado, n°42, 2019, p. 3.

[10] Citons en France Viva Villa, de Serge Gainsbourg, sorti en 1961.

[11] Sur la Constitution mexicaine et son influence, voir l’ouvrage collectif venu commémorer son centenaire : H. Fix-Zamudio, E. Ferrer Mac-Gregor (dir.), México y la Constitución de 1917. Influencia extranjera y trascendencia internacional, México, INEHRM, Senado de la República, UNAM, 2017, 2 vols.

[12] G. Tusseau, Contentieux constitutionnel comparé. Une introduction critique au droit processuel constitutionnel, op. cit., p. 880.

[13] P. Häberle, « El Tribunal constitucional como poder político », in K. Hesse, P. Häberle, Estudios sobre la jurisdicción constitucional (Con especial referencia al Tribunal constitucional alemán), México, Ed. Porrúa, 2005, p. 95.

[14] Un Etat alors indépendant qui viendra s’intégrer à la Fédération du Mexique en 1848.

[15] G. Tusseau, Contentieux constitutionnel comparé, op. cit., p. 129.

[16] On peut citer la Justicia Electoral Nacional en Argentine, le Supremo Tribunal Federal (STF) au Brésil, le Tribunal Supremo de Elecciones au Costa Rica. La parfaite indépendance que ces trois juridictions ont pu opposer au pouvoir présidentiel ne se retrouve malheureusement pas partout. Le Consejo Nacional Electoral (CNE) du Venezuela offre un exemple paroxystique d’instrumentalisation et de subordination.

[17] La mainmise du caudillo Nayib Bukele sur le pays est toutefois parvenue à inféoder la Sala de lo Constitucional (la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême) au pouvoir présidentiel. À rebours de la lettre de la Constitution, interdisant l’exercice de deux mandats consécutifs (article 152), il est même parvenu à obtenir un brevet de constitutionnalité pour sa réélection en février 2024. Voir la sentencia très controversée n°1-2021 du 3 septembre 2021.

[18] La Cour constitutionnelle d’Equateur, dans un arrêt largement commenté (Bosque Protector Los Cedros du 10 novembre 2021, n°1149-19-JP/21), développe l’idée d’une nature à protéger pour elle-même, indépendamment de l’utilité qu’elle peut avoir pour les êtres humains : « Se trata de una perspectiva sistémica que protege los procesos naturales por su valor propio. De esta forma, un río, un bosque u otros ecosistemas son vistos como sistemas de vida cuya existencia y procesos biológicos ameritan la mayor protección jurídica posible que puede otorgar una Constitución: el reconocimiento de derechos inherentes a un sujeto. En el caso ecuatoriano, hay un reconocimiento general de derechos de la naturaleza en la Carta Fundamental… » (§43). L’interprétation systémique des droits de la nature conduit à reconnaître les animaux comme d’authentiques « sujets de droits » ; l’altération de leurs écosystèmes, tout comme la capture ou la maltraitance contribuent à la violation de ces droits (voir la jurisprudence Mona Estrellita du 27 janvier 2022, n°253-20-JH/22, rendu suite à un recours Habeas corpus déposé pour un animal, un singe sauvage en l’occurrence).

[19] Voir A. Mauras, « La protection des droits de la nature par le principe pro natura » (§ VII), dans la Chronique « Droit constitutionnel étranger. Amérique latine », RFDC, n°3-2023, p. 746.

[20] Voir F. Lafaille, « Constitution éco-centrique et Etat social de droit. À propos du constitutionnalisme andin », RFDC, 2-2019, p. 347.

[21] Voir F. Gaudichaud, Th. Posado (dir.), Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un âge d’or, Presses Universitaires de Rennes, 2020. Notamment la conclusion de l’ouvrage (« Le cycle progressiste et ses contradictions », p. 249) signée Miriam Lang.

[22] À côté de la bonne vingtaine d’articles que nous aurions pu référencer, on compte seulement deux ouvrages : P. Bon, D. Maus (dir.), La nouvelle République brésilienne. Etudes sur la Constitution du 5 octobre 1988, coll. « Droit public positif », Paris, Economica, 1991 et C-M. Herrera (dir.), Le constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ? Paris, Éditions Kimé, coll. Nomos & Normes, 2015.

[23] S. Pierré-Caps, Droits constitutionnels étrangers, Paris, PUF, coll. « Quadrige manuels », 2015, p. 129-130.

[24] Titre d’un article de Jorge L. Esquirol in The American Journal of Comparative Law, vol. 56. 2008.75 (https://www.jstor.org/stable/20454604?seq=1).

[25] Dans « le Troper », ce monument parmi les manuels constitutionnels français (B. Brunet, F. Hamon, M. Troper, Droit constitutionnel, LGDJ, coll. Manuel, 44ème éd., 2023, p. 309), les régimes d’Amériques latines sont abordés à travers une courte section intitulée : « L’inexportabilité du système constitutionnel américain ». Autrement dit, ces régimes n’existent pas par eux-mêmes ; nous ne pouvons les regarder que sous le prisme tutélaire du voisin du Nord.

[26] Voir par exemple, H. Nogueira Alcalá, « La tipología de gobiernos presidencialistas de América latina y gobiernos semipresidenciales en Europa », Estudios constitucionales, vol. 15, 2017, p. 15-82. Le juriste allemand Karl Loewenstein avait également établi une typologie des régimes propre à l’Amérique latine, qui a marqué la doctrine locale. En 1949, il décelait la présence de trois modèles : le présidentialisme pur, le présidentialisme atténué et le « parlamentarismo aproximado » (une sorte de régime présidentiel semi-parlementaire diront les observateurs). Voir « La « Presidencia » fuera de los Estados-Unidos », Boletín del Instituto de Derecho Comparado de México, n°5-1949, p. 21.

[27] Ce qui était déjà souligné dans l’ouvrage de l’ancien Président chilien Arturo Alessandri, Parlementarisme et régime présidentiel. Evolution constitutionnelle, internationale, financière et sociale du Chili, Paris, Sirey, Bibliothèque constitutionnelle et parlementaire, 1930.

[28] Ce décret présidentiel de « mort croisée » est prévu à l’article 148 de la Constitution équatorienne. Son usage, après avis conforme de la Cour constitutionnelle, occasionne la dissolution de l’Assemblée nationale et la perte du mandat présidentiel (d’où l’idée de mort croisée). Il reviendra donc au peuple souverain d’arbitrer cette crise extrême au sommet de l’Etat. Le dispositif ne peut être engagé que dans des cas limitativement énumérés, comme la présence d’une Assemblée qui s’arroge des fonctions non prévues par la Constitution ou suite à « une grave crise politique et à des troubles internes » (art. 148.1). Dans un délai de sept jours après la publication du décret, il revient au Conseil National Electoral de convoquer les électeurs pour une double élection, législative et présidentielle. Mis en accusation par l’Assemblée nationale pour divers cas de malversations financières, le Président Guillermo Lasso a activé pour la première fois ce dispositif le 17 mai 2023. Les élections présidentielles qui suivirent (organisées le 6 et 15 octobre) donnèrent la victoire au jeune et richissime entrepreneur Daniel Noboa. On peut noter qu’une procédure similaire existe à l’article 130 de la Constitution, mais laissée cette fois à l’initiative de l’Assemblée nationale. Elle peut voter dans les mêmes conditions la destitution du Président de la République à la majorité des deux tiers de ses membres, ce qui occasionnera là encore une double élection nationale. Qui pourrait concevoir pareil mécanisme – dominé par une logique de responsabilité politique – en régime présidentiel ?

[29] La fréquence des destitutions présidentielles dans ce pays pousse César Landa – professeur de droit constitutionnel, ancien président du Tribunal constitutionnel du Pérou – à parler de dérive vers « une sorte de dictature parlementaire populiste ». Voir C. Landa, « La crise de la démocratie libérale au Pérou », in B. Mathieu, G. Katrougalos (dir.), The Crisis of Liberal Democracy. Diagnostics and Therapies, Cambridge, Ed. Intersentia, 2023, p. 304.

[30] M. Duverger, L’Echec au Roi, Paris, Albin Michel, 1977, p. 11.

[31] D. Bonilla Maldonado, « La economía política del conocimiento jurídico », in D. Bonilla Maldonado (dir.), El constitucionalismo en el continente americano, Bogotá, Siglo del Hombre, 2016, p. 39. Dans le même sens, les travaux de Lucio Pegoraro ou de Boaventura de Sousa Santos peuvent aussi être cités.

[32] Ibid. p. 44.

[33] Selon l’expression de R. Gargarella, La sala de máquinas de la Constitución. Dos siglos de constitucionalismo en América latina (1810-2010), Buenos Aires, Katz Editores, 2014. Voir les chapitres 1 et 2.

[34] Pour une étude récente, voir S. Pinon, « Les voies d’une démocratie modernisée ouvertes en Amérique latine », La Revue des Droits de l’Homme, n°24, 2023 (Disponible sur : https://journals.openedition.org/revdh/17256).

[35] Article 16 de la Déclaration du 26 août 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».

[36] Th. Posado, « Régressions démocratiques en Amérique latine. La tentation de la démocrature », pp. 97-106.

[37] R. Viciano Pastor et R. Martínez Dalmau, « Aspects généraux du nouveau constitutionnalisme latino-américain », in C.M. Herrera (dir.), Le constitutionnalisme latino-américain aujourd’hui : entre renouveau juridique et essor démocratique ? op. cit., p. 42.

[38] B. Mirkine-Guetzévitch, Les Constitutions des nations américaines, Paris, Librairie Delagrave, 1932, p. XVI et LXXXIII.

[39] Pour un panorama de la méthode très participative d’élaboration du texte de 2008, voir S. Pinon, « Plaidoyer pour une histoire délaissée : le droit constitutionnel en Amérique latine », Pouvoirs, n°186-2023, p. 143.

[40] Article paru dans L’évolution du droit public. Etudes en l’honneur d’Achille Mestre, Paris, Sirey, 1956, p. 53-62.

[41] Ibid., p. 56.

[42] Pour un ouvrage d’une grande richesse sur le sujet, voir A. Geslin, C.M. Herrera, M.-C. Ponthoreau (dir.), Postcolonislisme et droit : perspectives épistémologiques, Kimé, 2020.

[43] Sur cette carence d’un « mythe républicain » (contrairement à ce que la France a connu sous la IIIe République), voir M. García Villegas, Le pays des « passions tristes ». Tragédies politiques à la lumière des émotions en Colombie, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2024, p. 12.