Juger la déontologie des ministres

Elina LEMAIRE.

« Juger la déontologie des ministres ». Même s’il ne faut pas accorder une importance démesurée à la manière dont fut formulé le sujet de la contribution amicalement soumise à notre « expertise » par les coordinateurs de la seconde livraison de la revue Questions constitutionnelles, et ce d’autant moins que nous avions la plus grande liberté pour le traiter (et à cet effet pour en modifier l’intitulé), nous voudrions, en guise d’entrée en matière, observer que cette formulation a été source d’interrogations. Le traitement du sujet, passé l’enthousiasme initial, s’est avéré plus difficile que prévu.

Première interrogation : parmi les onze études consacrées au dossier « Juger les ministres », sept ont été formulées dans une forme interrogative. Ce n’est pas le cas de la nôtre. La forme infinitive indiquait-elle qu’il relevait (ou devrait relever) de l’évidence que les ministres sont ou doivent être « jugés » en cas de non-respect de la « déontologie gouvernementale » ?

Seconde interrogation : que fallait-il précisément entendre par « juger » la déontologie ? Le terme juger peut recevoir une acception restrictive, celle d’ailleurs qu’habituellement lui attribuent les juristes. Juger désigne alors la fonction de rendre la justice, de trancher un litige, de dire le droit, en qualité de juge (spécifiquement en qualité d’autorité juridictionnelle), ici pénal. Mais il peut également revêtir une signification plus large. « Juger », n’est-ce pas aussi formuler un avis ou une opinion ? Je peux ainsi juger que L’œuvre de Zola est un très beau roman ; les députés peuvent quant à eux juger que le Gouvernement n’est plus digne de leur confiance. La formulation de cet avis ou de cette opinion est étrangère à l’exercice de la fonction juridictionnelle.

Troisième interrogation, qui est partiellement liée à la seconde : les spécialistes de la « déontologie » soulignent son rapport « complexe » au droit[1]. Surtout, elle a principalement une visée préventive : désignant « l’ensemble des règles (droits et devoirs) qui régissent le comportement d’une personne et des valeurs qu’elle doit promouvoir dans l’exercice d’une fonction »[2], elle est assimilée, comme l’écrit Jean-François Kerléo, « à l’ensemble des principes et des dispositifs qui ont pour objet ou pour effet de prévenir tout risque de conflit d’intérêts »[3]. Or, le droit pénal est par nature répressif ; le juge n’intervient qu’a posteriori, dans l’hypothèse d’une suspicion de la commission d’une infraction, pour, le cas échéant, en sanctionner l’auteur. N’y a-t-il pas, dans ces circonstances, une forme de contradiction entre l’approche préventive, qui est celle de la déontologie, et l’approche répressive, qui est celle du droit pénal ? Appréhender les manquements déontologiques des ministres à travers le prisme juridictionnel et pénal n’était ainsi en rien évident.

Quatrième interrogation, qui prolonge la précédente, tout en étant partiellement en contradiction avec elle : les rapports de la déontologie au droit pénal sont particulièrement difficiles à saisir. Jean-François Kerléo observe, à cet égard, que si « la déontologie constitue une réponse à une pénalisation excessive de la vie publique ainsi qu’un retour du droit public dans la responsabilité politique », dans le même temps, « là où la déontologie intervient, le droit pénal est renforcé ». Comment, dès lors, penser l’articulation entre la déontologie et le droit pénal et, à travers elle, avec le juge pénal[4] ?

Peut-être nous reprochera-t-on un excès de méticulosité. Ne fallait-il pas comprendre le sujet au premier degré, c’est-à-dire comme interrogeant le régime juridique des infractions déontologiques des membres du Gouvernement – c’est-à-dire les infractions à la probité (comme la prise illégale d’intérêts ou la concussion) ou le non-respect de certaines obligations déclaratives ? Il est pourtant vite apparu que cette approche restrictive conduirait à un exposé général sur la responsabilité pénale des membres du Gouvernement appliquée à la question de la déontologie, dans la mesure où il n’y a pas de spécificité du régime de la responsabilité pénale des ministres dans l’hypothèse de la commission d’infractions « déontologiques ».

Dans ces circonstances, nous avons choisi d’élargir la focale – en gardant à l’esprit que les contributeurs étaient invités, au vu de la thématique du dossier de ce numéro de Questions constitutionnelles, à interroger les rapports entre le juge et la justice, d’une part, et les gouvernants (ici les membres du Gouvernement), de l’autre.

La problématique à laquelle nous avons tenté de répondre pourrait dès lors être formulée de la façon suivante : les manquements[5] à la probité des membres du Gouvernement doivent-ils nécessairement conduire à l’engagement de leur responsabilité pénale, et relever de la compétence du juge ?

A l’issue de notre réflexion, il apparaît qu’en matière de déontologie, la place du juge devait être réduite (pour des raisons qui seront exposées ci-après). Comment limiter cette place ? D’une part, en développant les dispositifs de prévention des infractions (I), et d’autre part, en favorisant le développement de la responsabilité politique des ministres en cas de manquements déontologiques (II). 

I. Prévenir plutôt que juger

La thématique de la vertu des gouvernants n’est pas nouvelle. Lorsque la fonction de juger était la fonction première de l’État (et donc des « gouvernants »), la question de l’éthique du juge était omniprésente dans les écrits des juristes et dans le discours judiciaire officiel. Depuis le milieu du XIIIe siècle, en France, des règles juridiques éparses réglementaient d’ailleurs la fonction de juger avec pour objet d’en « moraliser » l’exercice[6]. Plus tard, la crainte de la corruption des gouvernants devait infuser une partie de la pensée libérale (bien avant les bouleversements de la fin du XVIIIe siècle), et accompagner le mouvement du constitutionnalisme. N’est-ce pas une « expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser », selon les mots célèbres du baron de la Brède ? La « séparation des pouvoirs » n’a-t-elle pas justement, dans ces circonstances, pour objet de prévenir les abus et dérives de gouvernants corruptibles ?

Le sujet n’est donc pas nouveau. Toutefois, et c’est là un changement majeur par rapport aux présupposés du constitutionnalisme classique qui admettait la corruptibilité des gouvernants et tentait de neutraliser leurs vices par un agencement institutionnel adéquat, l’exigence de « bon gouvernement » est désormais liée (à tort ou à raison, mais ce n’est pas notre sujet) à celle « d’exemplarité » des gouvernants[7] : « un ministre vertueux, écrit ainsi Jean-François Kerléo, sera plus légitime, ce qui accroîtra la confiance des citoyens et garantira l’acceptabilité de ses décisions, et donc l’efficacité politique »[8].

Dans l’équation qui mène de l’exemplarité au « bon gouvernement », la confiance est un élément central. En simplifiant un peu, on pourrait dire que le « bon gouvernement » est (notamment) le fait de gouvernants incités à être vertueux[9], et qui se donnent à voir et sont perçus comme tels.

Dans une démocratie représentative en crise[10], la « moralisation » de la vie publique est apparue comme l’un des moyens de rétablir la confiance des individus à l’égard des gouvernants[11]. A cet effet, les dispositifs normatifs ont été progressivement étoffés. En France, si « c’est avant tout sous l’angle du droit pénal que se sont structurées les politiques de lutte contre la corruption »[12] (A), la prévention est désormais au cœur des instruments déontologiques (B). Elle pourrait être utilement complétée par l’institution d’un déontologue du Gouvernement (C).

A. Un arsenal répressif complet

La « moralisation » de la vie publique s’est d’abord manifestée, en France, par sa pénalisation. Depuis 1992, le code pénal français comprend une section spécifiquement consacrée aux « manquements au devoir de probité »[13]. Comme l’explique Éric Buge, cette section compte six infractions (concussion, corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, favoritisme et détournement de biens publics), « qui ont toutes pour point commun de viser des comportements de responsables publics qui sortent du cadre normal de leurs missions et constituent des abus de leurs fonctions. Il s’agit, le plus souvent, d’en retirer un bénéfice personnel ou, en tout état de cause, de favoriser un intérêt privé »[14].

L’effet dissuasif de l’existence des infractions pénales et des sanctions qui leur sont assorties n’est pas négligeable. La culture déontologique n’est pas innée ; ces dispositifs répressifs étaient l’un des moyens de sa diffusion et de son implantation durable, tant il est vrai que « le droit est un instrument de sensibilisation à la déontologie »[15].

La « pénalisation de la vie publique »[16] était donc probablement un mal nécessaire pour inculquer le réflexe déontologique et le développement de bonnes pratiques – notamment au plus haut niveau de l’État. Aujourd’hui, selon l’appréciation d’un ancien président de la HATVP, « l’arsenal répressif des atteintes à la probité est […] relativement satisfaisant »[17] ; Jean-Marc Sauvé considère même que, « en matière d’atteinte à la chose publique et de manquements au devoir de probité des agents publics », la France a mis en place « l’un des régimes pénaux parmi les plus sévères au monde »[18].

Dans une perspective de rétablissement de la confiance – qui n’est certes pas le seul objet de la déontologie –, les instruments répressifs, qui ont mécaniquement pour conséquence d’alimenter le contentieux et donc la judiciarisation de la vie politique, peuvent apparaître contre-productifs. C’est pourquoi ils coexistent aujourd’hui avec de nombreux outils de prévention des manquements déontologiques.

B. Des dispositifs préventifs renforcés

Parallèlement à ce mouvement de « pénalisation », la déontologie gouvernementale s’est progressivement structurée à partir de la fin des années 1980 autour de dispositifs de moralisation et de prévention des conflits d’intérêts d’abord nés de la pratique politique : on songe notamment (à compter du second quinquennat de François Mitterrand) au contrôle de la situation fiscale des membres du Gouvernement nouvellement entrés en fonction, qui a fait naître une « tradition républicaine »[19]. On songe également à la « jurisprudence Bérégovoy-Balladur » conduisant un ministre mis en examen ou susceptible de l’être à la démission (il en sera question plus loin)[20]. Après l’affaire Thévenoud de 2014, une pratique systématique de vérification de la situation fiscale et de l’absence de conflit d’intérêts pour les ministres pressentis a été instaurée à la demande du président Hollande[21].

Ces pratiques ont parfois été saisies par le droit souple, voire, à compter de 2013, par le droit « dur ». Comme l’expliquent Éric Buge et Jean-Michel Eymeri-Douzans, ces instruments de droit souple « sont inhérents à toute démarche déontologique, laquelle a vocation à guider les responsables publics dans toutes sortes de situations qu’il n’est pas possible de prévoir à l’avance, et à les sensibiliser a priori et de façon systématique à l’éthique »[22].

Il faut remonter à 1988 pour identifier une première esquisse de circulaire (« relative à la méthode de travail du Gouvernement ») comportant une forte dimension déontologique[23]. Plus récemment, mentionnons la « Charte de déontologie des membres du Gouvernement » (2012[24]) et, sous l’ère Edouard Philippe, la circulaire relative à une méthode de travail gouvernemental exemplaire, collégiale et efficace (24 mai 2017[25]). Ces textes comportent en général l’énoncé de principes généraux ; ils sont complétés par des dispositions sectorielles, éparpillées entre plusieurs circulaires relatives par exemple à la gestion des cadeaux offerts aux membres du Gouvernement ou à leur conjoint (18 mai 2007), à la rationalisation de la gestion du parc automobile de l’État et de ses opérateurs (2 juillet 2010), aux invitations et séjours à l’étranger des membres du Gouvernement (23 février 2011), ou encore à l’exemplarité des membres du Gouvernement (23 juillet 2019).

Il apparaît donc que les règles de droit souple de la déontologie gouvernementale sont « éparse[s] » et (relativement) « confidentielle[s] »[26]. D’autres États européens (notamment) ont fait le choix de la codification : ainsi du Royaume-Uni (Ministerial code de 2022[27] – dans sa dernière version[28]), de Luxembourg[29], de Chypre (2023) ou encore de la Belgique[30]. Le rapport de la commission Sauvé (Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, 2011) préconisait l’élaboration en France d’un code de conduite des membres du Gouvernement, en livrant même un modèle « clé en main »[31]. Il n’a pas été suivi d’effet sur ce point.

Un rapport sénatorial de 2012[32] mentionne l’existence d’un document constitué par le Secrétariat général du Gouvernement et intitulé « Règles applicables à la fonction de membre du Gouvernement », qui rassemble plusieurs règles éparses, de droit dur ou de droit souple[33], et serait remis à chaque membre du Gouvernement lors de sa prise de fonctions. Dans une perspective de prévention du contentieux, l’existence de ce document (que les initiés désignent comme le « code ministres ») doit être saluée. Dans un souci de transparence, ce document gagnerait à faire l’objet d’une large publicité (il est à ce jour inaccessible) : mais telle ne semble pas être, pour l’instant, l’intention du Gouvernement[34].

Le second temps de la déontologie gouvernementale est marqué, à compter de 2013, par une inscription des dispositifs préventifs dans le droit « dur », en suivant les préconisations des trois rapports de la commission Sauvé (Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, 2011[35]), de la commission Jospin (Pour un renouveau démocratique, 2012) et de Jean-Louis Nadal (Renouer la confiance publique, 2015[36]).

La conséquence en est que les obligations et les contrôles pesant sur les futurs membres et les membres du Gouvernement ont été renforcés de façon conséquente dans la perspective de réduire les risques de manquements ; réduire ces risques, c’est aussi prévenir l’engagement de la responsabilité pénale des ministres devant le juge.

Concernant les ministres pressentis, la Loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique devait « saisir » la pratique des contrôles préalables précédemment mentionnée, en permettant désormais au président de la République, avant la nomination d’un membre du Gouvernement, de solliciter auprès de diverses autorités la transmission de plusieurs types d’informations et de documents (déclarations d’intérêts et de situation patrimoniale passées, vérification de la situation fiscale[37], bulletin n°2 du casier judiciaire)[38]. Ces vérifications facultatives se déroulent dans des délais extrêmement contraints : il s’agit simplement, dans ces circonstances, de prévenir les grossières erreurs de « casting ». De tels contrôles ont été exercés sur les ministres pressentis du premier Gouvernement Philippe, par exemple. En revanche, cette procédure de contrôle préventif n’a pas été utilisée au moment de la formation et des remaniements des Gouvernements Borne[39],  ni d’ailleurs, semble-t-il, en janvier 2024 lors de la formation du Gouvernement Attal.

Pour le ministre en fonctions, des dispositifs de lutte contre l’enrichissement indu et contre la corruption étaient prévus par la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique. Ils ont été complétés, dans le contexte de l’affaire Cahuzac, par l’adoption des lois du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique. En l’état actuel du droit positif, tout membre du Gouvernement doit déposer à la HATVP, dans un délai de deux mois suivant sa nomination, d’une part, « une déclaration exhaustive, exacte et sincère de sa situation patrimoniale concernant la totalité de ses biens propres ainsi que, le cas échéant, ceux de la communauté ou les biens indivis »[40] et, d’autre part, une déclaration d’intérêts « faisant apparaître les intérêts détenus à la date de sa nomination et dans les cinq années précédant cette date ». La déclaration d’intérêts doit également être transmise au Premier ministre. Ces déclarations sont publiées (dans les trois mois suivant leur réception)[41] sur le site Internet de la HATVP et restent librement consultables pendant toute la durée des fonctions des membres du Gouvernement[42]. Par ailleurs, sous le contrôle de la HATVP, les ministres font l’objet d’une procédure de vérification de leur situation fiscale au titre des impositions de toute nature dont ils sont redevables.

Les obligations déclaratives et le contrôle de la situation fiscale ne sont pas les seuls instruments de prévention des manquements à la probité. Le décret du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres a été modifié en 2014[43] (en application de l’article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique) de façon à intégrer la dimension préventive des conflits d’intérêts dans la répartition des compétences ministérielles (art. 2 à 2-2). Lorsqu’il estime se trouver en situation de conflit d’intérêts, un ministre doit en informer le Premier ministre « en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions. Un décret détermine, en conséquence, les attributions que le Premier ministre exerce à la place du ministre intéressé »[44]. Ainsi, le décret n° 2024-25 du 18 janvier 2024 retire notamment des attributions de la ministre de l’éducation nationale et des jeux Olympiques et Paralympiques (à l’époque, Mme Oudéa-Castéra) la connaissance « de toute décision concernant directement l’association Fédération française de tennis, l’association « Rénovons le sport français » et l’établissement privé catholique sous contrat d’association avec l’État « Stanislas » »[45]. Un registre de prévention des conflits d’intérêts est tenu à jour et librement accessible sur le portail du Gouvernement. Ce dispositif n’est toutefois pas exempt de critique, dans la mesure où, comme le souligne à juste titre Jean-François Kerléo, le découpage et la dispersion des attributions ministérielles litigieuses peuvent nuire « à la rationalité de l’organisation gouvernementale et aux activités déléguées elles-mêmes »[46].

Quoi qu’il en soit, les dispositifs existants semblent désormais suffisants pour limiter, autant que faire se peut, les manquements à la probité des membres du Gouvernement par la dissuasion ou par la prévention. Ils ne permettent certes pas toujours d’éviter l’intervention du juge pénal ; parfois, ils peuvent même l’impliquer (dispositifs répressifs). Mais ils devraient, le temps passant et la culture déontologique progressant, contribuer à la limiter. La création d’un déontologue du Gouvernement pourrait avoir le même effet.

C. La création d’un déontologue du Gouvernement

Prévenir l’intervention du juge, cela peut aussi passer par une régulation en interne (c’est-à-dire au sein du Gouvernement) des questions déontologiques.

Depuis une quinzaine d’années, les progrès de la déontologie ont conduit à l’instauration d’instances spécifiques, parfois placées auprès d’organes constitués, et chargées de les seconder, ainsi que leurs membres, dans l’acquisition de la culture déontologique et la prévention des conflits d’intérêts. On songe notamment aux organes déontologiques des assemblées parlementaires ou au collège de déontologie de la juridiction administrative.

Le Gouvernement n’a pas suivi cette voie. Depuis la Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, qui impose la mise en place de référents déontologues (art. L 124-2 du code général de la fonction publique), et le Décret n° 2017-519 du 10 avril 2017 relatif au référent déontologue dans la fonction publique, diverses instances ministérielles ou interministérielles ont été créées : référent ministériel déontologue et alerte au ministère des armées (RMDA), référents déontologues du ministère des affaires étrangères et du ministère de l’intérieur, collège de déontologie de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, collège de déontologie du ministère de la justice, comité de déontologie des ministères chargés des affaires sociales, etc. ; mais, même si ces instances peuvent être saisies par le ministre, la déontologie des membres du Gouvernement n’entre pas dans leur périmètre de compétence.

L’article 20 de la Loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique prévoit quant à elle que la HATVP peut exercer, à la demande des membres du Gouvernement (et plus généralement de tous les responsables publics soumis à des obligations déclaratives), une fonction consultative sur les questions d’ordre déontologique qu’ils rencontrent dans l’exercice de leurs fonctions. Les avis rendus dans ce cadre sont confidentiels. Depuis sa création et jusqu’à 2022, la HATVP a rendu 225 avis, principalement à la demande d’élus locaux[47]. Les statistiques relatives à la qualité de l’auteur de la demande d’avis (qualité qui est précisée depuis le rapport public annuel 2020 de la HATVP) révèlent que les saisines de la part de membres du Gouvernement sont rares (de 0 à 1 saisine annuelle). Quant au délai moyen de traitement des saisines, il s’élève à 52 jours[48]. Ce dispositif de conseil est complété par celui qui est assumé par le Secrétariat général du Gouvernement (qui, sauf erreur, est peu documenté).

La création d’une instance déontologique dédiée présenterait des avantages considérables en termes de souplesse, d’efficacité, de transparence et d’acculturation à la culture déontologique.

Le Royaume-Uni a fait ce choix en 2006 : nommé par le Premier ministre, le Independent Adviser on Ministerial Interests[49] a pour mission de conseiller les membres du Gouvernement sur toutes les questions relevant du Ministerial Code mentionné plus haut. Il tient à cet effet un registre des intérêts des membres du Gouvernement et peut être consulté pour délivrer des avis et pour mener des investigations à la demande du chef du Gouvernement. Ce système est toutefois contesté au Royaume-Uni, en raison d’un « manque d’impartialité dans le processus de contrôle et de sanction »[50], entièrement à la main de l’exécutif. Après les déboires de l’ancien Premier ministre Boris Johnson, une proposition de loi a été déposée en septembre 2021 afin d’habiliter le Parlement à « juger » les manquements des membres du Gouvernement au Ministerial code[51]. Au Luxembourg, un « comité d’éthique » composé d’au moins trois membres nommés pour cinq ans « parmi des membres du Gouvernement, députés, juges, conseillers d’État ou fonctionnaires qui ont cessé respectivement leurs mandats ou leurs fonctions », est chargé (notamment) de conseiller les membres du Gouvernement « à titre confidentiel de toute question relative à l’interprétation et à l’application » du code de déontologie des membres du Gouvernement (mentionné plus haut) et de se prononcer sur les situations éventuelles de conflit d’intérêts[52].

Cette idée est portée depuis 2019[53] par l’Observatoire de l’éthique publique, dont les membres fondateurs ont cosigné, avec l’ancien vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé, une étude intitulée « Penser une nouvelle institution de la Ve République : le déontologue du Gouvernement »[54]. Les missions de cette instance nouvelle pourraient être structurées autour de deux axes (sous réserve des compétences déjà exercées par la HATVP) : conseil déontologique ; contrôle déontologique. Ce référent déontologue serait simple à mettre en place : une révision de la Constitution est en effet inutile ; le véhicule législatif pourrait n’être pas conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à la séparation des pouvoirs[55]. Son existence et ses attributions pourraient être tout simplement prévues par un décret. Accompagnée d’un renforcement de la diffusion de la culture déontologique (par la formation des élites[56], notamment), la création de cette instance pourrait permettre d’améliorer la prévention des manquements à la probité et de désamorcer les « affaires », afin de ne pas détériorer davantage la confiance dans les institutions représentatives.

La prévention des manquements déontologiques est le plus sûr moyen de limitation des contentieux. Mais s’il vaut mieux prévenir que juger, les manquements ne peuvent pas toujours être évités. La question se pose alors de savoir comment ces manquements déontologiques doivent être « saisis » par le droit, afin d’éviter le « tout-pénal »[57].

II. La responsabilité politique plutôt que la responsabilité pénale

En partant du postulat qu’un bon gouvernant est un gouvernant vertueux, il convient de nous interroger sur la qualité de celui ou de ceux qui doivent être habilités à évaluer (à « juger ») la vertu des gouvernants. La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’en l’état actuel de nos mœurs politiques, un manquement à la probité, voire une simple suspicion de manquement, peut conduire à la perte du pouvoir – autre façon de dire que l’intégrité ou l’exemplarité des gouvernants est une condition de leur maintien au pouvoir.

L’autorité habilitée à « juger » la déontologie des ministres est ainsi indirectement investie de la faculté de mettre fin à leurs fonctions. C’est pourquoi il paraît indispensable que les manquements déontologiques des membres du Gouvernement soient principalement saisis par des règles et mécanismes de la responsabilité politique (B), et que le rôle du juge comme censeur de la vertu des gouvernants soit limité (A).

A. Limiter le rôle du juge dans l’appréciation de la vertu des gouvernants

Il n’est pas ici question de prôner la disparition des règles de droit pénal qui, comme nous l’avons vu plus haut, ont accompagné, dans un premier temps, les progrès de la déontologie. Il nous faut plutôt réfléchir à l’articulation de ces règles de droit pénal, et du rôle du juge, avec les impératifs liés aux exigences démocratiques et au bon fonctionnement de l’État.

Plusieurs raisons militent pour la limitation du rôle du juge dans le jugement (i. e. « l’évaluation ») des « qualités » (ici « morales ») des gouvernants – comme d’ailleurs, de façon beaucoup plus large, dans l’évaluation des décisions qu’ils prennent[58]. Certaines d’entre elles tiennent au statut du juge ; d’autres sont à mettre en relation avec les difficultés – qui dépassent le strict cadre de l’appréciation de la vertu des gouvernants – résultant de la « judiciarisation de la vie publique » (pour reprendre l’intitulé d’un récent rapport parlementaire[59]).

La première et la plus évidente de ces raisons est démocratique. Le juge ne dispose pas d’une légitimité démocratique suffisante(cela ne signifie évidemment pas qu’il ne dispose d’aucune légitimité en général…) pour se prononcer sur ce qu’est un « bon » ou un « mauvais » gouvernant (à l’aune des critères déontologiques qui nous occupent ici). Quant à considérer qu’il pourrait dans cette opération se retrancher derrière la fiction réconfortante du juge « bouche de la loi », parce qu’il se contenterait de procéder à des qualifications juridiques en appliquant la seule volonté du législateur pénal, c’est naturellement exclu : la liberté dans l’interprétation des textes et dans l’opération de qualification est telle qu’elle invalide ce type d’objection. Cette liberté se manifeste d’ailleurs, singulièrement en matière d’exemplarité, par une forme « d’activisme pénal » que révèle « l’attrait » des manquements concernés « dans le champ pénal »[60].

Cette carence de légitimité démocratique est encore renforcée par le fait qu’il ne pèse sur le juge aucune forme de responsabilité (autre que disciplinaire) : contrairement aux membres du Gouvernement ou du Parlement, qui doivent rendre des comptes (aux assemblées pour les premiers, à leurs électeurs pour les seconds), le juge ne rend pas de comptes sur les décisions qu’il prend. C’est là une garantie fondamentale et indispensable de son indépendance, qui le place toutefois dans une situation incommode du point de vue qui nous occupe. 

La seconde raison qui milite pour la limitation du rôle du juge tient au caractère insaisissable par le droit de la plupart des exigences « éthiques » qui s’imposent aux gouvernants. Rappelons qu’aux termes de l’article 1er de la loi (ordinaire) du 11 octobre 2013, les membres du Gouvernement « exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts ». Or, comme le souligne à juste titre Benoît Montay, ces valeurs et grands principes déontologiques, qui sont censés orienter leur action, « ne sont pas saisissables par le droit (en dehors des éléments matériels retenus par les infractions du Code pénal) »[61]. La conséquence de cette indétermination, c’est le risque d’un « glissement du pouvoir entre les mains des contrôleurs, érigés juges de ce qu’implique un standard particulièrement imprécis »[62]. On se heurte à nouveau au problème de légitimité démocratique mentionné précédemment.  

Enfin, une dernière raison plus pragmatique milite pour cette limitation : en cas de concomitance du procès pénal et de l’exercice des fonctions ministérielles, le fonctionnement de l’État peut être gravement perturbé[63]. Dans le cas français, que le ministre en fonctions soit jugé par le juge pénal de droit commun pour des manquements à la probité indépendants de l’exercice de ses fonctions (cas le plus fréquent), ou par la Cour de Justice de la République pour des manquements déontologiques constitutifs de délits et accomplis dans l’exercice des fonctions (ce fut par exemple le cas d’Éric Dupond-Moretti pour suspicion de prise illégale d’intérêts[64], à l’automne 2023), la mise en jeu de la responsabilité pénale vient forcément interférer avec l’exercice des fonctions gouvernementales. Un membre du Gouvernement en exercice peut-il se consacrer à ses fonctions ministérielles si par ailleurs son esprit et son temps sont mobilisés par sa défense devant le juge pénal ? On se souvient que, lors du procès d’Éric Dupond-Moretti, un intérim (assuré par Mme Elisabeth Borne) avait un temps été envisagé place Vendôme. Finalement, pendant les dix jours de son procès, le garde des Sceaux – qui a tenu à assister aux audiences – s’était simplement « mis en retrait » du Gouvernement, sans que l’on ait su exactement ce que cela signifiait…

B. Revivifier la sanction politique en cas de manquement à la probité

Dans la mesure où la déontologie a pour objet la prévention des conflits d’intérêts, le manquement déontologique révèle la plupart du temps la prévalence, chez son auteur, de l’intérêt particulier sur l’intérêt général, en contradiction avec la vertu,ce « renoncement à soi-même » [65] dont Montesquieu faisait le principe du gouvernement républicain. L’intérêt général, notion cardinale du droit public, est aussi au cœur de toute réflexion déontologique, la déontologie devant permettre aux gouvernants « de cloisonner au mieux et de rendre publics les intérêts qu’ils défendent et les influences qu’ils subissent afin d’agir et de s’exprimer au nom de l’intérêt général »[66]. Autrement dit, un gouvernant corrompu est celui qui fait prévaloir un intérêt privé sur l’intérêt général, révélant ainsi une discordance entre sa volonté particulière et la volonté générale, qui met à jour une défaillance dans la fonction de gouverner.

Or, n’est-ce pas précisément l’objet de la responsabilité politique – plutôt que celui de la responsabilité pénale – que de permettre, comme l’écrit Denis Baranger, « la persistance de l’identité de volonté politique entre le gouverné, ou son représentant et le gouvernant ? »[67] Dans ces circonstances, la sanction du gouvernant corrompu ne devrait-elle pas relever des mécanismes de la responsabilité politique (sans préjudice d’une éventuelle sanction pénale dans l’hypothèse de la commission d’une infraction) ?

Il ne s’agit pas ici de militer pour une quelconque dépénalisation, mais plutôt de penser la coexistence (éventuelle) et l’articulation des deux types de responsabilité, en gardant à l’esprit que la pénalisation de la vie publique (même dans sa dimension éthique) a pour partie été alimentée par la déshérence de la responsabilité politique (parlementaire). C’est cette responsabilité politique qu’il faut revitaliser, afin de permettre qu’elle saisisse les manquements des ministres à la probité, qu’ils soient ou non passibles de sanctions pénales.

En l’état actuel de notre droit et du fonctionnement de nos institutions, cela a été rappelé plus haut, la simple mise en cause pénale – et, a fortiori, la condamnation pénale – peut conduire un ministre à perdre le pouvoir, aboutissant au phénomène, dénoncé de longue date par Olivier Beaud, de substitution de la responsabilité pénale à la responsabilité politique des gouvernants[68]. Emmanuel Macron avait ainsi fait de la démission d’un membre du Gouvernement mis en examen une promesse de sa première campagne. Quant à Mme Elisabeth Borne, interrogée sur BFMTV le 8 octobre 2023 sur la situation de M. Éric Dupond-Moretti, elle a évoqué l’existence d’une « règle claire [sic] », « qui s’est appliquée y compris dans le précédent quinquennat », et qui contraindrait un ministre pénalement condamné à la démission[69]. Depuis 2017, plusieurs membres du Gouvernement ont démissionné ou ont été limogés en raison de leurs démêlés avec la justice, parfois avant même toute condamnation (songeons par exemple à François Bayrou et à Richard Ferrand).

D’autres au contraire se sont maintenus au pouvoir : c’est le cas d’Éric Dupond-Moretti ou de Mme Rachida Dati, nommée au ministère de la culture en janvier 2024 malgré sa mise en examen (depuis 2021) dans l’affaire Carlos Ghosn[70]. Cette « déconnexion » du pénal et du politique (à charge pour les parlementaires de se prononcer sur la responsabilité politique individuelle d’un membre du Gouvernement « inquiété » par la justice, voir infra) est en réalité le seul moyen de s’assurer que la question (politique) du maintien au pouvoir d’un ministre (ou de sa démission) ne soit tranchée – même indirectement – par le juge, voire par le « tribunal » médiatique ou de l’opinion publique. A cet égard, la « jurisprudence Bérégovoy-Balladur », en vertu de laquelle tout membre du Gouvernement mis en examen (ou qui risque de l’être) devrait démissionner (jurisprudence à laquelle faisait probablement référence Mme Elisabeth Borne dans son interview sur BFMTV précitée), dont le retour est souhaité par une partie de la doctrine[71], est peu opportune et dangereuse du point de vue de la séparation des pouvoirs. Elle reconnaît en effet au juge, au moins indirectement, la faculté d’obtenir la démission d’un ministre[72].

Dans le contexte déjà évoqué de judiciarisation de la vie publique (à laquelle l’opinion publique est probablement assez favorable), la « dépénalisation » de la responsabilité des gouvernants n’est pas dans l’air du temps. Il y a un quart de siècle, en 1999, le professeur Michel Troper signait dans Le Monde une tribune dans laquelle il défendait l’inviolabilité temporaire et relative des membres du Gouvernement (à l’image de celle qui profite aux parlementaires et au président de la République pour les actes détachables de leurs fonctions[73]), en affirmant que le ministre « ne doit être empêché de remplir ses fonctions que pour une raison majeure, et seul le Parlement peut en décider »[74]. L’état de nos mœurs politiques et sociétales ne permet assurément plus d’envisager sérieusement une telle réforme du régime de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement, même en l’entourant de précautions importantes (interruption de la prescription de l’action publique, possibilité – accordée au Parlement et au Premier ministre – de lever « l’inviolabilité », etc.), tant elle apparaîtrait comme une entorse intolérable au principe d’égalité devant la loi – dont on oublie un peu vite qu’il peut subir des aménagements pour s’appliquer à des individus placés dans des situations différentes.

La seule solution pragmatique, qu’une partie de la doctrine appelle de ses vœux depuis longtemps, consisterait dans ces circonstances à promouvoir la restauration de la responsabilité politique individuelle[75] des membres du Gouvernement devant le Parlement. Celle-ci s’exerce déjà devant le chef de l’État et le Premier ministre, en application de l’alinéa 2 de l’article 8 de la Constitution[76]. M. Thévenoud a ainsi été « contraint » à la démission en septembre 2014 en raison de ses manquements à la probité fiscale[77], [78]. Quant à M. Abad, il a semble-t-il été révoqué de ses fonctions de ministre des solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées par le décret du 4 juillet 2022 relatif à la composition du Gouvernement, quelques jours après l’ouverture par le parquet de Paris d’une enquête pour « tentative de viol » – Mme Elisabeth Borne ayant considéré qu’il était dès lors « empêché »[79].

Cette responsabilité politique individuelle devant le Parlement, que la France a connue sous les IIIe et IVe Républiques, est pratiquée dans d’autres régimes parlementaires européens (la Suède, l’Estonie, la Lituanie, l’Espagne, le Danemark, l’Italie ou le Royaume-Uni par exemple[80]), à travers des motions de censure individuelles qui, soit sont expressément prévues par la Constitution, soit sont autorisées par l’interprétation de son texte qu’en livre le juge constitutionnel[81]. L’existence d’une telle responsabilité politique individuelle aurait par exemple pu conduire l’actuel garde des Sceaux à rendre compte des décisions qu’il avait prises à son arrivée au ministère de la justice devant la représentation nationale. Elle aurait permis d’éviter que le maintien en fonctions d’un membre du Gouvernement soit suspendu à une décision de justice, le procès pénal faisant alors « écran », comme l’écrit très bien Julien Padovani, à la responsabilité politique du ministre[82].

Pour éprouver correctement la confiance, le Parlement aurait besoin d’être précisément informé sur les faits reprochés au ministre. La commission d’enquête est l’instrument le plus adapté pour « recueillir des éléments d’information » sur « des faits déterminés » (art. 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires). De façon très inopportune, l’état actuel de notre droit restreint fortement leur compétence, en interdisant – au nom du respect du principe de séparation des pouvoirs – la création de commissions d’enquête « sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours » (même article). Le comité Balladur avait proposé, sans succès, la suppression de cette règle (proposition n° 40), mais il n’a pas été suivi par le pouvoir de révision. Au regard de l’imbrication de la déontologie et du droit pénal (les manquements déontologiques étant souvent constitutifs d’infractions pénales), le succès du rétablissement d’une responsabilité politique individuelle des membres du Gouvernement est fortement lié à une telle réforme.

Résumons notre propos : déconnexion de la responsabilité pénale et de la responsabilité politique, l’engagement de la seconde n’emportant pas automatiquement la démission du ministre concerné ; restauration de la responsabilité politique individuelle devant le Parlement ; élargissement du champ de la compétence des commissions d’enquête.

Chronologiquement, la responsabilité politique serait alors éprouvée avant la responsabilité pénale et surtout, la sanction politique du gouvernant non-vertueux (la perte du pouvoir) redeviendrait une compétence exclusive du Parlement.

Elina LEMAIRE,

Professeur de droit public à l’Université de Bourgogne,

CREDESPO, Institut Michel Villey


[1] J.-Fr. Kerléo, La déontologie politique, Paris, LGDJ/Lextenso, 2021, p. 10.

[2] J.-Fr. Kerléo, « Déontologie et exemplarité », Jus Politicum, n° 28, 2022, p. 143.

[3] J.-Fr. Kerléo, La déontologie politique, op. cit., p. 14. Plus loin, l’auteur note encore : « La déontologie peut se définir comme l’ensemble des principes et dispositifs de prévention et d’accompagnement permettant aux individus de cloisonner au mieux et de rendre publics les intérêts qu’ils défendent et les influences qu’ils subissent afin d’agir et de s’exprimer au nom de l’intérêt général », La déontologie politique, op. cit., p. 15.

[4] Ibid., p. 13.

[5] Une précision sémantique : nous emploierons volontiers le terme « manquement » déontologique plutôt que celui d’infraction, un manquement ne constituant pas systématiquement une infraction pénale.

[6] V. E. Lemaire, J. Saison, E. Untermaier-Kerléo, « Introduction » (et plus spécifiquement la partie consacrée à la « mise en perspective historique : « la permanence de l’exigence morale » des juges en France »), in E. Lemaire, J. Saison, E. Untermaier-Kerléo (dir.), La déontologie des juges. État des lieux et perspectives d’avenir, LGDJ/IFJD, 2021, pp. 7-25.

[7] V. sur ce point E. Buge, Droit de la vie politique, Paris, PUF, coll. Thémis, 2018, pp. 395 s. V. également C. Guérin-Bargues, O. Beaud, E. Buge, Ch.-E. Sénac, « Avant-propos », Jus Politicum, n° 28 (« L’exemplarité des gouvernants »), 2022.

[8] V. J.-Fr. Kerléo, « La conformité déontologique, critère supplémentaire de sélection des membres du Gouvernement », Blog de Jus Politicum, mai 2017.

[9] Sur cette question, Éric Buge propose une très intéressante réflexion sur les « institutions de la vertu, c’est-à-dire des institutions dont l’objet est d’inciter les gouvernants au désintéressement », qui aboutit à un dépassement de l’opposition classique « entre vertu et institutions » : E. Buge, « L’exemplarité ou les institutions de la vertu », Jus Politicum, n° 28, 2022.

[10] Le propos de cette modeste étude n’est pas de discuter la « crise » de la démocratie représentative ou la défiance à l’égard des gouvernants, qui seront prises comme des postulats.

[11] Il suffit pour s’en convaincre de consulter les travaux qui sont consacrés à la question dans la décennie 2010 (et notamment ceux des commissions Sauvé et Jospin, cf. infra). Mais si le succès de la déontologie s’explique notamment par la crise de la confiance, le lien de cause à effet entre la « moralisation » et le rétablissement de la confiance n’est quant à lui pas établi. Comme le relevait Éric Buge dans une interview pour une journaliste du Monde : « Force est de constater que les règles actuelles d’exemplarité n’ont à ce jour pas suffi à ramener la confiance dans les gouvernants. Il y a de plus en plus de règles, mais la confiance ne progresse pas », V. Faure, « Le devoir d’exemplarité, une exigence politique aux contours flous », éd. du 1er sept. 2023.

[12] J.-Fr. Kerléo, La déontologie politique, op. cit., p. 12.

[13] Livre IV, titre III, chapitre II, section 3.

[14] E. Buge, Droit de la vie politique, op. cit., p. 398.

[15] P. Wachsmann, « L’exigence d’exemplarité des élus locaux : le point de vue du déontologue », Jus Politicum, n° 28, 2022, p. 124.

[16] J.-Fr. Kerléo, La déontologie politique, op. cit., p. 12.

[17] J.-L. Nadal, Renouer la confiance publique. Rapport au président de la République sur l’exemplarité des responsables publics, 2015, p. 123.

[18] « Préface », in M. Caron et J.-Fr. Kerléo, La déontologie gouvernementale, Paris, LGDJ/IFJD, 2022, p. 9.

[19] V. les déclarations de Mme Amélie Verdier (directrice du cabinet de M. Bernard Cazeneuve, alors ministre délégué chargé du budget) devant la commission d’enquête sur l’affaire Cahuzac, 21 mai 2013, p. 4 (également disponibles dans le rapport de la commission d’enquête n° 1408 (8 octobre 2013), p. 173).

[20] Pour un panorama complet des sources de la déontologie gouvernementale, v. E. Quinart, « Les sources de la déontologie gouvernementale », in M. Caron et J.-Fr. Kerléo, La déontologie gouvernementale, op. cit., p. 47 et s.

[21] V. J.-Fr. Kerléo, « La conformité déontologique, critère supplémentaire de sélection des membres du Gouvernement », art. cit.

[22] E. Buge et J.-M. Eymeri-Douzans, « De quoi l’avènement si tardif de la déontologie gouvernementale en France est-il le nom ? », in M. Caron et J.-Fr. Kerléo, La déontologie gouvernementale, op. cit., p. 21.

[23] V. O. Beaud, « La circulaire du Premier ministre sur « le travail gouvernemental » : une impressionn de « déjà vu » ou une promesse de renouveau ? », Blog de Jus Politicum, mai 2017.

[24] C. Guérin-Bargues, « La déontologie des ministres au prisme de la Charte du 18 mai 2012 », Politeia, n° 26, 2014, p. 29 s.

[25] O. Beaud, « La circulaire du Premier ministre sur « le travail gouvernemental » : une impressionn de « déjà vu » ou une promesse de renouveau ? », art. cit.

[26] Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, 26 janv. 2011, p. 41, www.conflits-interets.fr

[27] https://assets.publishing.service.gov.uk/media/63a4628bd3bf7f37654767f2/Ministerial_Code.pdf.

[28] Le Ministerial code porte ce nom depuis 1997 ; il existait bien avant cette date (au moins depuis la Seconde Guerre mondiale), sous forme de circulaire.

[29] La dernière version du « code de déontologie des membres du Gouvernement » est annexée au Règlement interne du Gouvernement de 2023.

[30] Circulaire du 20 juin 2023 : https://www.fed-deontologie.be/wp-content/uploads/2023/07/Code-deo-ministres.pdf.

[31] Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, op. cit., p. 101-102.

[32] A. Aniziani, Rapport d’information sur le projet de loi de finances pour 2013, n°154.

[33] M. Caron, L’autonomie organisationnelle du gouvernement : recherche sur le droit gouvernemental de la Vème République, thèse dact., 2014, p. 88-89 [en ligne].

[34] A une récente question d’une députée qui interrogeait (en janvier 2019) le Gouvernement sur l’absence de publicité de ce document, il était sobrement répondu que « les services du Premier ministre rassemblent régulièrement des éléments de droit, figurant dans des lois, décrets, arrêtés et circulaires, portant sur l’exercice des fonctions ministérielles. Ces recensements de documents existants ne font pas l’objet d’une publication autonome », question no 16062 du 22 janv. 2019, JORF. Débats parlementaires,A.N., 26 mars 2019, p. 271. 

[35] « Traiter les conflits d’intérêts, c’est avant tout faire en sorte qu’ils ne surviennent pas », Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, op. cit., p. 68.

[36] « Parce que chaque entorse à la probité publique peut nuire à la confiance publique, la première exigence, pour renforcer cette dernière, est de prévenir les manquements plutôt que d’y remédier », J.-L. Nadal, Renouer la confiance publique, La documentation Française, 7 janv. 2015, p. 22.

[37] Pr. Jensel-Monge, « La vérification de la situation fiscale des membres du Gouvernement », in M. Caron et J.-Fr. Kerléo, La déontologie gouvernementale, op. cit., p. 83 s.

[38] Le chef de l’État reste naturellement maître de la décision de nomination, quelles que soient les informations obtenues.

[39] J.-Fr. Kerléo, « Remaniement : quelles obligations déontologiques pour les ministres ? », Le Blog du Club des juristes, juillet 2023.

[40] Cette déclaration est ensuite transmise par la HATVP à l’administration. Cette dernière dispose d’un délai de 30 jours pour fournir à la HATVP « tous les éléments lui permettant d’apprécier l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité de la déclaration ».

[41] Le cas échéant assorties de toute appréciation « qu’elle estime utile quant à l’exhaustivité, à l’exactitude et à la sincérité de l’une ou l’autre déclaration, après avoir mis l’intéressé à même de présenter ses observations ».

[42] Les obligations déclaratives des membres du Gouvernement sont contrôlées par la HATVP (exactitude, exhaustivité et sincérité), qui ne dispose toutefois d’aucun pouvoir de sanction en cas de manquement. Elle est habilitée, le cas échéant, à saisir le parquet.

[43] Décret n° 2014-34 du 16 janvier 2014 relatif à la prévention des conflits d’intérêts dans l’exercice des fonctions ministérielles.

[44] Le décret règlemente également la situation du Premier ministre qui estimerait se trouver en situation de conflit d’intérêts pour l’exercice de certains de ses pouvoirs.

[45] V. le point de vue critique de D. Trucher, « Le déport d’Amélie Oudéa-Castéra : prudence justifiée ou excès de zèle ? », Blog du Club des juristes, janv. 2024.

[46] Sur ce point, v. J.-Fr. Kerléo, « Le droit gouvernemental à l’épreuve de la déontologie », AJDA 2018. 1944.

[47] HATVP, Rapport d’activités pour l’année 2022.

[48] Ibid.

[49] https://www.gov.uk/government/organisations/independent-adviser-on-ministers-interests.

[50] M. Laporte, « L’exemplarité des gouvernants : du monde anglo-saxon à la France ? », Jus Politicum, n° 28, 2022, p. 34.

[51] Ibid.

[52] V. le code de déontologie des membres du Gouvernement du Luxembourg.

[53] M. Caron, R. Juanico, Ch. Pirès-Beaune, « Rendre plus transparent le train de vie du Gouvernement », note #6 de l’Observatoire de l’éthique publique, juillet 2019 ; M. Caron, R. Dosière, J.-Fr. Kerléo, R. Maurel, « Pour l’institution d’un déontologue du Gouvernement », note #25 de l’Observatoire de l’éthique publique, mai 2022. 

[54] M. Caron et J.-Fr. Kerléo, La déontologie gouvernementale, op. cit., p. 243-262.

[55] V. notamment la décision CC n°2017-752 DC du 8 sept. 2017,Loi pour la confiance dans la vie politique, ainsi que D. Rebut, « Le contrôle par le Conseil constitutionnel des sanctions administratives et pénales associées à la transparence de la vie publique », NCCC, n° 59, 2018, p. 47 s.

[56] V. sur ce point B. Montay, « Essai de définition de la déontologie gouvernementale », in M. Caron et J.-Fr. Kerléo, La déontologie gouvernementale, op. cit., spécialement p. 44 et s.

[57] O. Beaud, « La responsabilité politique face à la concurrence d’autres formes de responsabilité des gouvernants », Pouvoirs, n° 92, 2000, p. 27.

[58] V. sur cette question le point de vue très critique de J.-E. Schoettl, La démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2022, 251 p.

[59] Rapport d’information n° 592 fait au nom de la mission d’information sur le thème : La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ?, Sén., 2022, 375 p.

[60] C. Guérin-Bargues, « L’exemplarité des gouvernants : ce qu’en disent les juges », Jus Politicum, n° 28, 2022, p. 80 et 74.

[61] B. Montay, « Essai de définition de la déontologie gouvernementale », art. cit., p. 42.

[62] Il fait ici référence à la notion d’exemplarité, mais son appréciation peut naturellement être transposée aux exigences de dignité, de probité et d’intégrité, P. Wachsmann « L’exigence d’exemplarité des élus locaux : le point de vue d’un déontologue », art. cit, p. 121.

[63] Rapport du comité des États généraux de la justice (octobre 2021-avril 2022), Rendre justice aux citoyens, avril 2022, p. 121 et s. ; Rapport d’information n° 592 fait au nom de la mission d’information sur le thème : La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l’État de droit ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie ?, op. cit.

[64] C. Guérin-Bargues, « Le procès d’Éric Dupond-Moretti devant la CJR : beaucoup de bruit pour rien », Blog de Jus politicum, déc. 2023.

[65] De l’Esprit des Lois, Livre IV, Chap. 5. Montesquieu définit la vertu comme l’« amour des lois & de la patrie. Cet amour demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre ».

[66] J.-Fr. Kerléo, La déontologie politique, op. cit., p. 15.

[67] D. Baranger, « Responsabilité politique », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy-PUF, 2003, p. 1358.

[68] La perspective d’Olivier Beaud est toutefois différente de la nôtre, dans la mesure où son constat concerne la direction des affaires de l’État par les ministres, qui n’est pas en cause, la plupart du temps, dans les affaires de manquements déontologiques (à cet égard, le dossier Dupond-Moretti constitue une exception).

[69] On peut citer l’exemple de M. Alain Griset, ministre délégué chargé des PME, qui a été condamné à six mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris pour déclaration « incomplète ou mensongère » de sa situation patrimoniale et de ses intérêts auprès de la HATVP, le 8 décembre 2021. Il a immédiatement démissionné : « Condamné pour déclaration incomplète de son patrimoine, le ministre Alain Griset démissionne », Le Monde, éd. du 8 déc. 2021.

[70] R. Dupré, « Rachida Dati, une nouvelle ministre dans le viseur de la justice », Le Monde, éd. du 11 janv. 2024.

[71] V. par ex. M. Caron, Droit gouvernemental. Finalités théoriques, pratiques et démocratiques, LGDJ/IFJD, 2023, p. 106 et s.

[72] Dans le rapport précité de la mission d’information du Sénat sur la judiciarisation de la vie publique, il était ainsi indiqué qu’il « est devenu de ce fait [du fait de la « jurisprudence Bérégovoy-Balladur »] plus aisé pour un juge d’instruction d’obtenir la démission d’un ministre que pour le Parlement », p. 76.

[73] Notons que la majorité des manquements déontologiques relèvent de cette catégorie d’actes : la plupart du temps, ils sont commis en dehors des fonctions ou simplement à l’occasion de celles-ci (et non dans l’exercice des fonctions de membre du Gouvernement).

[74] « Les procureurs ne sont pas des juges », Le Monde, éd. du 19 nov. 1999.

[75] C. Berlot, « La responsabilité politique individuelle des ministres sous les IIIe et IVe Républiques », RFDC, 2021, n°3, p. 3 et s. 

[76] J. Padovani, « Cessations de fonctions ministérielles individuelles et stabilité gouvernementale interne sous la Ve République : essai de typologie », RDP, 2019, n°4, p. 989 et s.

[77] Le décret du 4 septembre 2014 relatif à la composition du Gouvernement mentionne simplement « qu’il est mis fin, à sa demande, aux fonctions de M. THÉVENOUD […] ».

[78] A cet effet, la loi « Sapin 2 » (n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) prévoit d’ailleurs que dans l’hypothèse où la HATVP constate qu’un membre du Gouvernement ne respecte pas ses obligations fiscales, elle en informe le chef de l’État, s’il s’agit du Premier ministre, ou le chef de l’État et le chef du Gouvernement, s’il s’agit d’un autre membre du Gouvernement.

[79] Cl. Gatinois, « Remaniement : Damien Abad finalement écarté du gouvernement », Le Monde, éd. du 4 juill. 2022. V. également : « Toutes les affaires qui ont touché les ministres d’Emmanuel Macron depuis 2017 », Le Monde, éd. du 17 janvier 2024. Dans son étude précitée sur les cessations de fonctions ministérielles, Julien Padovani révèle que, depuis 1959 et jusqu’à septembre 2018, 21 des 59 « cessations de fonctions contraintes » d’un membre du Gouvernement sont dues à des affaires « politico-déontologico-judiciaires », art. cit.

[80] C. Roynier, « Responsabilité politique : doit-on s’inspirer de la pratique constitutionnelle britannique ? », Blog de Jus Politicum, mai 2018 (à propos de la démission de la ministre de l’intérieur, Mme Amber Rudd).

[81] C. Berlot, « La responsabilité politique individuelle des ministres sous les IIIe et IVe Républiques », art. cit., p. 7-8.

[82] « L’affaire Éric Dupond-Moretti et les tribulations de la pénalisation de la vie politique sous la Ve République. Réflexions sur la responsabilité politique à partir de l’arrêt de la Cour de justice de la République du 29 novembre 2023 », Le Blog Droit administratif ; V. dans le même sens, O. Beaud et C. Guérin-Bargues, « Penser la question de la responsabilité des gouvernants suppose de partir du droit constitutionnel », Le Monde, éd. du 15 nov. 2023.