La Constitution des États-Unis est-elle éternelle ?

Margaux BOUAZIZ.

« Je m’appuie sur ce fondement, que je suppose évident par lui-même : “la terre appartient en usufruit aux vivants” : les morts n’ont ni pouvoir ni droit sur elle. […] aucune société ne peut faire de constitution perpétuelle, ou même de loi perpétuelle. La terre appartient toujours à la génération vivante. »
Thomas Jefferson, Lettre à James Madison, Paris 6 septembre 1789[1]

« La limite que les cours et les gouvernements doivent tracer entre ce qui est permis ou interdit doit être conforme à l’histoire et refléter fidèlement la vision des Pères fondateurs. »
Cour suprême, Kennedy v. Bremerton school district, 27 juin 2022[2]

La Constitution des États-Unis est-elle, pareille aux diamants du film de James Bond, éternelle ? Elle a survécu à une guerre civile, deux guerres mondiales, une guerre froide et plusieurs graves crises économiques, telles que le krach de 1929 ou la crise des subprimes. Ce phénomène de longévité s’explique par la flexibilité qu’offre la Constitution fédérale dans l’exercice du pouvoir politique. Depuis plus de 230 ans, si les institutions sont restées les mêmes en apparence (un Président, un Congrès bicaméral, une Cour suprême et des États fédérés), la Constitution a permis – et permet encore – une combinaison presque infinie des rapports entre elles. Telle les diamants des films d’espionnage, en diffractant le pouvoir politique, elle donne à voir une large gamme de couleurs aux reflets changeants. Cet article se propose de présenter quelques-uns des différents visages du régime politique états-unien, afin d’illustrer les multiples potentialités offertes par la Constitution qui semble pouvoir tutoyer l’éternité.

La Constitution fédérale des États-Unis est formellement la plus vieille constitution écrite encore en vigueur. Les institutions politiques créées en 1787 continuent d’exister. Elle n’a été révisée que par 27 amendements. Les douze premiers sont adoptés dans les quinze ans qui suivent l’entrée en vigueur de la Constitution. Trois autres le sont après la guerre de Sécession entre 1865 et 1870. Les huit restants – dont deux s’annulent mutuellement[3] – le sont au cours du XXe siècle. La Constitution n’a fait l’objet que d’une révision mineure en plus de cinquante ans, le dernier amendement ayant lui-même été adopté il y a plus de trente ans. Cette longévité dépasse très largement l’espérance de vie d’une constitution, estimée à dix-neuf ans[4].

S’intéresser à la longévité constitutionnelle peut conduire à se demander s’il est souhaitable qu’une constitution soit durable. La Constitution états-unienne n’est-elle pas, à certains égards, obsolète au regard des standards contemporains ? Les deux principales caractéristiques qui la distinguent des constitutions postérieures à la Seconde Guerre Mondiale sont la liste des droits fondamentaux qu’elle contient et le déficit démocratique des institutions fédérales. Sur ce premier aspect, la Constitution des États-Unis, entrée en vigueur en 1789 et n’ayant fait l’objet que de peu de modifications substantielles depuis 1870, peut apparaître bien incomplète : certains droits politiques, tels que le droit de vote, n’y sont pas reconnus, aucun droit social n’y est consacré et les droits liés à la préservation de l’environnement ou de la nature n’y trouvent évidemment pas leur place. Le catalogue des droits fondamentaux au niveau de l’État fédéral est fort restreint. Un autre défaut de la Constitution fédérale souvent identifié est son déficit démocratique. L’élection de deux des trois institutions fédérales élues ne se fait pas sur une base pleinement représentative de la population. L’élection des sénateurs repose sur l’égale représentation des États, la population de chaque État est alors représentée par deux sénateurs, que l’État comprenne près de 40 millions d’habitants, comme en Californie ou moins de 600 000, comme dans le Wyoming. Ce phénomène est accentué par l’évolution démographique qui voit la population des États les plus peuplés croître alors que la population des États les moins peuplés se réduit comme une peau de chagrin. L’élection présidentielle présente les mêmes difficultés puisque le chef d’État est élu par un collège électoral composé d’autant de grands électeurs par État que cet État a de parlementaires, c’est-à-dire l’addition du nombre de Représentants et de Sénateurs. Cela signifie que la population des États les moins peuplés bénéficie d’une surreprésentation au sein de ce collège. Combiné avec le mode de scrutin de liste majoritaire pour la désignation des grands électeurs, cela conduit à ce qu’un candidat ayant très largement perdu le vote populaire puisse quand même être élu président. Ce fut le cas pour George W. Bush en 2000 et Donald Trump en 2016. Ce caractère incomplet de la Constitution fédérale pourrait laisser penser qu’il n’est pas nécessairement souhaitable que les Constitutions soient durables. 

La longévité constitutionnelle n’était d’ailleurs pas nécessairement perçue comme un élément positif par certains des pères fondateurs de la Constitution états-unienne : garder une constitution ? Pourquoi pas, tant qu’elle reste bonne et qu’elle est choisie à nouveau périodiquement par le peuple. Jefferson, dans une lettre écrite de Paris en septembre 1789, avait par exemple considéré, au terme d’un calcul compliqué, qu’il fallait revoir sa constitution tous les dix-neuf ans[5]. Les Constituants, surtout lorsqu’ils sont révolutionnaires, sont généralement ambivalents sur ce point. Ils justifient leur geste au nom du droit de changer une forme de gouvernement devenue mauvaise tout en espérant que leur œuvre ne sera pas immédiatement détruite. La Révolution américaine est fondée sur la rupture avec la longévité constitutionnelle anglaise : « Quand une forme de gouvernement devient destructrice des fins [pour lesquelles elle a été établie, c’est-à-dire la garantie les droits de l’homme], c’est le droit du peuple de la changer ou de l’abolir, et d’instituer un nouveau gouvernement […][6] ». Lorsque la Convention de Philadelphie décide d’élaborer une nouvelle Constitution en 1787, c’est en rupture avec les Articles de la Confédération. En France, un phénomène similaire est observable, bien qu’en 1789, l’Assemblée nationale rejette l’article qui aurait prévu une telle possibilité[7]. En revanche, un tel droit est reconnu par la Déclaration des droits de 1793 : « Article 28. Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Le droit de revoir sa Constitution ne conduit pas nécessairement au choix de la modifier. D’ailleurs, les constituants n’espèrent-ils pas que leur œuvre perdure, grâce à ses qualités ? L’idée que la constitution états-unienne est un mécanisme autosuffisant (self-enforcingmechanism) n’illustre-t-elle pas cette ambition ?

Quelles que soient les prévisions ou les intentions initiales, la Constitution des États-Unis est aujourd’hui la doyenne des constitutions étatiques (si l’on exclut la Constitution coutumière du Royaume-Uni). Si exercer le pouvoir constituant est faire œuvre d’« impérialisme temporel[8] », les pères fondateurs des États-Unis offrent alors l’image d’empereurs immortels auxquels, plus de deux siècles plus tard, les États-Uniens continuent d’être soumis. Une certaine continuité, et donc longévité, est indéniable. Il s’agit, d’une part, d’une continuité juridique ; il n’y a pas eu à proprement parler de révolution constitutionnelle, même si la ratification du 14e Amendement fait parfois débat[9]. Il s’agit, d’autre part, d’une continuité institutionnelle : les institutions établies par la Constitution sont restées les mêmes et leurs relations mutuelles n’a pas fait l’objet de révision : l’exécutif est resté monocéphale, le parlement bicaméral, le régime présidentiel et la forme de l’État, fédérale. Ce poids des pères fondateurs est accentué, en particulier en matière jurisprudentielle, par la méthode d’interprétation « originaliste » retenue par les juges conservateurs, maintenant largement majoritaires au sein de la Cour suprême[10]. Néanmoins, certains pans de l’empire des pères fondateurs se sont effondrés et ont été refondés et rebattis : la constitution originelle qui garantissait un statu quo en matière d’esclavage et protégeait les droits des esclavagistes a été profondément transformée après la guerre de Sécession. De même, elle a été modifiée à plusieurs reprises afin de démocratiser le gouvernement fédéral. Comme pour leurs cousins anglais, la Constitution des États-Unis a pu perdurer parce qu’elle a évolué. En dépit des difficultés liées à la mise en œuvre de la procédure d’amendement, la Constitution s’est transformée soit en droit, soit dans les pratiques institutionnelles.

Cet article se propose d’identifier quelques-unes des raisons qui expliquent cette longévité, sans porter de jugement sur sa valeur intrinsèque. Pour faciliter l’analyse, il est possible de distinguer la Constitution des États-Unis au sens strict et la Constitution des États-Unis au sens large. Par Constitution des États-Unis au sens strict sera entendue la Constitution fédérale écrite et formelle. La notion de Constitution des États-Unis au sens large inclue également les pratiques institutionnelles mettant la Constitution en mouvement ainsi que les constitutions des États fédérés. Paradoxalement, la longévité de la Constitution des États-Unis au sens strict, s’explique par les mutations de la Constitution des États-Unis au sens large qui ont permis son évolution sans révolution. C’est uniquement en analysant l’interdépendance entre, d’une part, la Constitution de l’État fédéral et, d’autre part, ses interprétations, ses aménagements et les constitutions des États fédérés que la longévité de cette Constitution fédérale écrite peut se comprendre. Si celle-ci a pu rester presque identique, c’est parce que tant d’autres aspects de la Constitution des États-Unis au sens large ont pu évoluer sans entrer en conflit avec la Constitution des États-Unis au sens strict et sans rendre nécessaire sa modification.

Si la Constitution fédérale écrite et formelle a connu plusieurs importantes mutations qui ont assuré sa pérennité (I), elle n’a pu perdurer que grâce aux mutations du constitutionnalisme états-unien qui ont permis de l’aménager sans la réviser (II).

I. Les mutations de la Constitution fédérale

La Constitution fédérale a fait l’objet de plusieurs révisions, mais celles ayant le plus certainement contribué à sa survie sont, d’une part, la refondation de la République après la guerre de Sécession (A) et, d’autre part, la démocratisation du gouvernement fédéral (B).

A. La refondation de la République après la guerre de Sécession

Durant la guerre de Sécession, les États du Sud esclavagistes se sont opposés aux États du Nord dans le but de fonder une Confédération indépendante. Après leur défaite, trois amendements ont été adoptés pour faciliter la Reconstruction en abolissant l’esclavage et en reconnaissant une égalité civile et politique, au moins formelle, entre les Noirs et les Blancs. Cette période est aussi appelée la Seconde Fondation. Elle modifie assez fondamentalement le pacte constitutionnel sur deux aspects : d’une part, l’esclavage et l’égalité de droit et, d’autre part, le fédéralisme. La Constitution est alors transformée pour garantir l’égalité et à cette fin autoriser un degré de centralisation du pouvoir plus important.

La Constitution originelle contenait plusieurs dispositions qui protégeaient les possesseurs d’esclaves ou consolidaient un compromis entre les États du Nord et les États du Sud. Comme l’écrit Erwin Chemerinsky, l’esclavage faisait partie du « tissu de la Constitution[11] ». D’abord, la section 9, de l’article I prévoyait que la migration et l’importation de personnes (c’est-à-dire d’esclaves) ne pouvaient être interdites avant 1808. Cette disposition était elle-même protégée par une clause d’éternité (relative) qui interdisait de l’amender avant 1808 (article V de la Constitution). Ensuite, la section 2 de l’article IV de la Constitution protégeait les possesseurs d’esclaves en précisant que les esclaves s’échappant de l’État fédéré dans lequel ils étaient pouvaient être capturés et rendus à leurs propriétaires. Enfin, le « compromis » des trois cinquièmes consacrait dans la Constitution l’inégalité entre hommes libres et esclaves. La section 2 de l’article 1er prévoyait que le recensement utilisé pour répartir les sièges de la Chambre des Représentants compterait les hommes libres comme une personne et les autres hommes (c’est-à-dire les esclaves) comme trois cinquièmes d’une personne.

Les trois amendements de la Reconstruction ont défait ces parties du tissu constitutionnel. Le 13e amendement, adopté en 1865, a aboli l’esclavage, rendant obsolètes les dispositions constitutionnelles protégeant les possesseurs d’esclaves. Le 14e amendement, adopté en 1870, confère la citoyenneté à toutes les personnes nées ou naturalisées aux États-Unis, faisant ainsi des anciens esclaves des citoyens. Il prévoit également que le recensement de la population s’appuie sur le nombre total de personnes habitant dans l’État fédéré, abrogeant ainsi la clause des trois cinquièmes. Ce même amendement interdit à toute personne ayant prêté le serment de faire respecter la Constitution et ayant participé à une insurrection ou une rébellion d’être élue ou d’exercer toute fonction, civile ou militaire[12]. Il encadre aussi le remboursement des dettes de la guerre de Sécession. Le 15e amendement prévoit que le droit de vote ne peut être limité en se fondant sur la race, la couleur ou une condition antérieure de servitude.

Ces trois amendements ont également fondamentalement transformé la structure fédérale de l’État. Ils ne se sont pas contentés d’effacer les dispositions constitutionnelles qui avaient vocation à pérenniser l’inégalité raciale ; ils prévoient également des garanties positives qui n’existaient pas auparavant et viennent limiter l’autonomie des États fédérés. Non seulement le 14e amendement définit la citoyenneté états-unienne, mais il interdit aux États fédérés de faire ou d’appliquer des lois qui enfreindraient les privilèges et immunités des citoyens. Il interdit également aux États de priver les personnes de leur vie, leur liberté et leur propriété, sans une juste procédure. Enfin, il interdit aux États fédérés de refuser aux personnes vivant sur leur territoire l’égale protection des lois. Ces dispositions imposent de nouvelles contraintes aux entités fédérées et rendent opposables certains droits fondamentaux, qui ne pouvaient être invoqués qu’à l’encontre de l’État fédéral[13]. Auparavant, les États fédérés n’étaient limités que par les droits fondamentaux reconnus par leur propre Constitution ; avec les amendements de la Reconstruction, ils sont également limités par les droits reconnus au niveau fédéral. Le 14e amendement a, par exemple, servi de fondement pour interdire l’expropriation sans compensation[14], garantir la liberté d’expression et de la presse[15], le droit à un avocat[16], la liberté de mariage pour les couples interraciaux[17] et les couples homosexuels[18] ou encore le droit à l’avortement[19], avant juin 2022[20]. Les contraintes imposées aux États fédérés par le truchement des amendements de la Reconstruction dépendent donc de l’interprétation qu’en donne la Cour suprême, mais aussi des lois que le Congrès décide d’adopter sur leur fondement.

Ces amendements réalisent une intégration et une centralisation plus importante du pouvoir vers l’État central, non seulement en créant de nouvelles obligations constitutionnelles venant contraindre ces entités fédérales, mais également en donnant au Congrès de l’État fédéral le pouvoir de mettre en œuvre ces dispositions. Chacun de ces trois amendements prévoit que « le Congrès a le pouvoir de mettre en œuvre cet article par une législation appropriée ». Ce faisant, ils étendent le champ de compétences du Congrès qui est défini par la Constitution fédérale. Là encore, l’étendue de cette compétence varie en fonction de l’interprétation que la Cour suprême donne de ces dispositions en tant qu’arbitre du fédéralisme.

Les amendements de la Reconstruction changent ainsi la structure du pouvoir aux États-Unis en définissant les membres de la communauté politique, les droits que les individus peuvent opposer aux États fédérés et en étendant le pouvoir de l’État fédéral – implicitement pour la Cour suprême et explicitement pour le Congrès[21].

B. La démocratisation du gouvernement fédéral

Les amendements de la Reconstruction entament le chantier de la démocratisation du gouvernement fédéral, si le terme de démocratie est entendu comme la participation de la plus grande partie de la population à l’exercice du pouvoir politique par le biais d’élections libres et compétitives et éventuellement de référendums. Cette démocratisation se poursuit en étendant le nombre d’individus pouvant disposer du droit de vote et en modifiant le mode de désignation de certaines des institutions fédérales.

S’agissant de l’extension du droit de vote, elle commence avec le 15e amendement et se poursuit avec les 19e, 24e et 26e amendements. L’extension du droit de vote n’est pas une reconnaissance positive, mais une interdiction de discriminer dans l’accès au vote en fonction de la race, la couleur ou la condition antérieure de servitude (1870, 15e amendement), du sexe (1920, 19e amendement), du paiement d’un impôt (pour les élections fédérales, 1964, 24e amendement) ou de l’âge (pour les personnes de plus de 18 ans, 1971, 26e amendement). Là encore pour l’ensemble de ces amendements, le Congrès est déclaré compétent pour les mettre en œuvre.

Au-delà du droit de vote, deux autres amendements ont contribué à la démocratisation du gouvernement fédéral[22]. En premier lieu, le 17e amendement, adopté en 1913, prévoit que les Sénateurs seront élus par un suffrage universel direct, rapprochant ainsi le gouvernement fédéral des citoyens. Auparavant, les sénateurs étaient librement choisis par les parlements des États fédérés. Cette démocratisation du Sénat reste tempérée par le maintien d’une représentation égale entre États, et donc inégale démographiquement. En second lieu, le 22e amendement peut être considéré comme un trait caractéristique des démocraties libérales : la limitation du nombre de mandats pour les présidents. Sans être à proprement parler démocratique, cette évolution participe du constitutionnalisme libéral du XXe siècle qui vise à éviter qu’une personne reste au pouvoir trop longtemps. Cet amendement fut adopté en réaction à Franklin D. Roosevelt qui fut élu président des États-Unis quatre fois de suite. Il prévoit que personne ne peut être élu président plus de deux fois.

La Constitution formelle des États-Unis a ainsi connu des mutations qui ont garanti sa longévité. Cependant, celle-ci a avant tout été rendue possible par les mutations du constitutionnalisme états-unien.

II. Les mutations du constitutionnalisme états-unien

Si la Constitution des États-Unis est celle ayant la plus grande longévité, sa version originale est néanmoins particulièrement courte, comprenant à peine 4500 mots, ce qui la classerait aujourd’hui sur le podium des constitutions les plus courtes du monde[23]. Même avec ses amendements, elle est au vingt-cinquième rang mondial. Si la Constitution fédérale a pu faire elle-même l’économie du changement, c’est grâce aux transformations des constitutions des États fédérés (A) et des pratiques institutionnelles (B).

A. Les constitutions des États fédérés, face cachée de la longévité de la Constitution fédérale

S’intéresser uniquement à la Constitution nationale laisserait dans l’ombre la face cachée du constitutionnalisme états-unien : les constitutions des États fédérés.

Aux États-Unis, le constitutionnalisme se développa d’abord dans les États, qui se dotèrent de constitutions après la Déclaration d’indépendance, avant même que le gouvernement central, qui n’était alors que confédéral, ne fût régi par les Articles de Confédération[24]. L’évolution constitutionnelle a pu ainsi se réaliser au niveau des États fédérés, lorsque la constitution fédérale restait immobile.

Les Constitutions des États fédérés connaissent une assez grande longévité en moyenne (45 ans), mais celle-ci est bien inférieure à celle de la Constitution fédérale. Elles sont aussi plus longues[25] (en moyenne quatre fois plus) et plus faciles à amender. Certaines font l’objet de plusieurs révisions par an et même celles qui sont le moins modifiées sont toutefois amendées tous les trois à quatre ans en moyenne. En moyenne, elles ont été amendées 130 fois[26].

Avant les amendements de la Reconstruction, la seule protection dont les individus bénéficiaient à l’encontre des États fédérés, s’agissant de la protection de leurs droits fondamentaux, dépendait de leurs Constitutions locales[27]. Il existe ainsi une justice constitutionnelle à deux niveaux : une justice fédérale et une justice de l’État fédéré. Si le catalogue des droits fondamentaux de l’État fédéral est resté gelé, celui des États fédérés a pu évoluer et intégrer, en fonction des sensibilités des États, des préoccupations plus contemporaines. La Constitution de Californie a par exemple été amendée après la décision   Dobbs[28], afin de consacrer un droit à la liberté reproductive : « article I. Section 1.1. L’État [de Californie] ne doit pas entraver ou interférer avec la liberté reproductive d’un individu dans ses décisions les plus intimes, ce qui inclut leur droit fondamental de choisir d’avorter et leur droit fondamental de choisir ou de refuser des contraceptifs. » Elle contient également deux titres entiers consacrés à l’usage de l’eau[29]. Dans le même ordre d’idées, en août 2023, une juge de l’État du Montana s’est fondée sur les dispositions constitutionnelles de cet État consacrées à la protection de l’environnement pour déclarer inconstitutionnel le plan d’approvisionnement en électricité par énergie fossile[30].

Les éléments faisant partie de préoccupations plus contemporaines relatives au contenu des Constitutions trouvent ainsi pleinement leur place dans les Constitutions des États fédérés.

B. La variété des pratiques institutionnelles, complément nécessaire de la Constitution formelle 

La variété des pratiques constitutionnelles a depuis longtemps été soulignée. Ainsi, Stéphane Rials considère que le régime politique des États-Unis peut être qualifié de « présidentiel » ou de « congressionnel » suivant que la séparation des pouvoirs « profite » au Congrès ou au Président[31]. L’équilibre du pouvoir a pu sensiblement changer sans que la Constitution ne soit modifiée. Cela est vrai tant pour les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire que pour les relations entre l’État fédéral et les États fédérés. Il n’est pas possible ici de prétendre à l’exhaustivité. Quelques exemples seront évoqués.

L’élection du président offre un très bon exemple des potentialités que la Constitution n’a que peu réalisé. Il est courant d’expliquer que le Président des États-Unis est élu au suffrage indirect par un collège de grands électeurs. Ce n’est pourtant pas la seule possibilité prévue par la Constitution ni celle qui avait été le plus anticipée par les constituants. Les collèges électoraux, composés de grands électeurs, qui se réunissent dans chaque État, avaient plutôt été conçus comme des organes désignant des candidats à l’élection présidentielle et vice-présidentielle ; le choix définitif revenant au Congrès. La Constitution prévoit que les grands électeurs votent pour le président et pour le vice-président[32] et que ces votes permettent d’établir une liste nationale de candidats aux fonctions de présidents et de vice-présidents. Ensuite, si la majorité absolue des grands électeurs vote pour la même personne, elle est élue. En revanche, si aucun candidat n’est choisi par la majorité des grands électeurs, alors le vote revient à la Chambre des Représentants. Celle-ci doit choisir entre les trois candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix. Lors de ce scrutin, chaque État a une voix et une majorité des États est nécessaire pour que le président soit élu. La procédure est la même pour le vice-président sauf qu’à la place de la Chambre des Représentants, c’est le Sénat qui doit choisir entre les deux premiers candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix. Si les collèges électoraux désignent directement le président, et non pas simplement les candidats, c’est en raison d’un élément contingent : le bipartisme et le système des primaires qui permettent à un candidat d’être soutenu par une majorité absolue des grands électeurs, et ce dès l’entrée en vigueur de la Constitution. L’élection de George Washington comme premier président était très consensuelle et il fut élu à l’unanimité. Après lui, les présidents et vice-présidents ont (presque) toujours obtenu une majorité de voix sans que le Congrès ait à intervenir. Seules deux élections présidentielles sur cinquante-neuf ont été décidées par la Chambre des Représentants en 1800[33] et en 1824. Le bipartisme des États-Unis donne ainsi aux collèges électoraux un rôle bien plus important que celui que les pères fondateurs entendaient lui confier.

Cette évolution des rapports entre institutions publiques s’observe également s’agissant du pouvoir judiciaire et de ses relations avec les institutions politiques. Le fonctionnement du pouvoir judiciaire a pu être modifié par la loi et la Cour suprême, par son interprétation de la Constitution, a pu transformer les rapports entre l’État fédéral et les États fédérés. Par exemple, le nombre de membres de la Cour suprême a pu être modifié plusieurs fois, puisqu’il est prévu par une simple loi. Franklin D. Roosevelt a même menacé d’augmenter le nombre de membres de la Cour (ce qui lui aurait permis d’en désigner de nouveaux) lorsqu’il était en conflit avec elle. À la suite de ces pressions, elle a opéré un revirement jurisprudentiel en matière de droits sociaux, permettant la mise en œuvre de la politique du New Deal. À cette même période, dans les années 1930, la Cour a également fait évoluer sa jurisprudence dans un sens favorisant le développement de l’État fédéral qu’il s’agisse des pouvoirs du Congrès ou de l’administration présidentielle. La Cour a donc permis, par son interprétation constitutionnelle, une intégration plus grande du fédéralisme. À l’inverse, depuis les années 1990, et encore davantage depuis que les conservateurs disposent d’une majorité qualifiée au sein de la Cour suprême[34], il est possible d’observer un mouvement de reflux. La Cour, en interprétant de manière plus restrictive les pouvoirs de l’État fédéral, reconnaît une indépendance plus grande aux États fédérés. Cela conduit à une décentralisation. Tel est par exemple le cas pour l’exercice du droit de vote[35] ou le droit à l’avortement[36]. La Cour interprète également de manière restrictive les compétences dont dispose le pouvoir exécutif, lorsqu’il bénéficie d’une délégation législative. La Cour a par exemple interprété de manière limitative les compétences que le Congrès a conféré à l’agence pour la protection de l’environnement, empêchant ainsi la mise en place de politiques environnementales au niveau fédéral[37].

En outre, l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des actes de l’exécutif (dès lors qu’ils ne sont pas des actes de gouvernement), des lois fédérales[38], des lois, des actes des agents de l’exécutif[39] et des Cours[40] des États fédérés s’est mise en place sans révision constitutionnelle. La Cour, en fonction de l’interprétation qu’elle retient de la Constitution peut donc faire varier le catalogue des droits fondamentaux et les compétences des institutions politiques, sans qu’aucune ligne de la Constitution ne soit changée.

Les partis politiques, les États fédérés, le Congrès, le Président et la Cour contribuent par leurs interprétations de la Constitution à mettre en mouvement la Constitution. Malgré les crises que traverse la démocratie aux États-Unis, une révision constitutionnelle n’est pas sérieusement envisagée à la fois en raison de la rigidité de la Constitution, qui requiert l’accord des trois-quarts des États pour être modifiée et en raison également de la très grande déférence qu’une partie des États-Uniens ont à l’égard de leur texte fondateur. Le régime politique des États-Unis continue d’évoluer et de se transformer, mais ces mutations se réalisent avant tout à un niveau infraconstitutionnel, s’agissant de la Constitution de l’État fédéral.

Margaux BOUAZIZ,
Maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne
(CREDESPO)


[1] [T.d.A.] “To James Madison from Thomas Jefferson, 6 September 1789,” Founders Online, National Archives, https://founders.archives.gov/documents/Madison/01-12-02-0248. [Original source: The Papers of James Madison, vol. 12, 2 March 1789 – 20 January 1790 and supplement 24 October 1775 – 24 January 1789, ed. Charles F. Hobson and Robert A. Rutland. Charlottesville: University Press of Virginia, 1979, pp. 382–388.] ; sur ce point voir Zachary Elkins, Tom Ginsburg, James Melton, The Endurance of National Constitutions, Cambridge University Press, 2009, p. 1.

[2] [T.d.A.] 597 U. S. ____ (2022), slip. op., at 23.

[3] Il s’agit des 18e et 21e amendements relatifs à l’instauration et l’abolition de la Prohibition.

[4] Tom Ginsburg, « Constitutional endurance » in Comparative Constitutional Law sous la direction de Tom Ginsburg et Rosalind Dixon, 2011, Edward Elgar, p. 112 ; Zachary Elkins, Tom Ginsburg, James Melton, The Endurance of National Constitutions, Cambridge University Press, 2009.

[5] “To James Madison from Thomas Jefferson, 6 September 1789,” Founders Online, National Archives, https://founders.archives.gov/documents/Madison/01-12-02-0248. [Original source: The Papers of James Madison, vol. 12, 2 March 1789 – 20 January 1790 and supplement 24 October 1775 – 24 January 1789, ed. Charles F. Hobson and Robert A. Rutland. Charlottesville: University Press of Virginia, 1979, pp. 382–388.]; sur ce point voir Zachary Elkins, Tom Ginsburg, James Melton, The Endurance of National Constitutions, Cambridge University Press, 2009, p. 1.

[6] [T.d.A.] Déclaration d’indépendance, 4 juillet 1776.

[7]  « Les articles du Projet de Déclaration du sixième Bureau, se trouvant épuisés, M. de Montmorency propose une addition tirée de la Déclaration des droits de M. de la Fayette.

« Une Déclaration des droits, dit-il doit renfermer les principes qui dirigeront à l’avenir les législateurs ; il faut donc leur dire que les Peuples ont le droit de revoir et corriger leur Constitution. En conséquence, il propose l’article suivant : “Comme l’introduction des abus et l’intérêt des générations qui se succèdent, nécessitent la révision de tout établissement humain, le Peuple a toujours le droit de revoir et corriger sa Constitution.” » Précis de la séance de l’Assemblée nationale. Du mercredi 26 août 1789, Paris Baudouin, Imprimeur de l’Assemblée Nationale, BN Le29-159, p. 4-5.

[8] Ann Norton (1988), « Transubstantiation. The Dialectic of Constitutional Authority », University of Chicago Law

Review n° 55, p. 458–72.

[9] Voir par exemple, Bruce Ackerman, We the People, 2. Transformations, Harvard University Press, 1998 ; Joseph James, The ratification of the Fourteenth Amendment, Mercer University, 1984 ; Douglas Bryant, “Unorthodox and Paradox: Revisiting the Ratification of the Fourteenth Amendment”, Alabama Law Review, Vol. 53:2:555, 2002, p. 555.

[10] Par exemple dans une récente décision de la Cour suprême : « la limite que les cours et les gouvernements doivent tracer entre ce qui est permis ou interdit doit être conforme à l’histoire et refléter fidèlement la vision des Pères fondateurs. » Kennedy v. Bremerton school district, 597 U. S. ____ (2022), slip. op., at 23.

[11] Erwin Chemerinsky, Constitutional Law. Principle and Policies, 7e éd., Aspen, 2023.

[12] C’est cet article que certains constitutionalistes états-uniens proposent d’utiliser à l’encontre de Donald Trump. William Baude, Michael Stokes Paulsen, “The Sweep and Force of Section Three”, University of Pennsylvania Law Review, Vol. 172, à paraître.

[13] Barron v. Mayor & City Council of Baltimore, 32 U.S. 243 (1833) qui considère avant la guerre de Sécession, que le Bill of rights ne s’applique qu’à l’égard de l’État fédéral.

[14] Twining v.New Jersey, 211 U.S. 78 (1908).

[15] Gitlow v.New York, 268 U.S. 652 (1925).

[16] Powell v. Alabama, 287 U.S. 45 (1932).

[17] Loving v. Virginia, 388 U.S. 1 (1967).

[18] Obergefell v. Hodges, 576 U.S. 644 (2015).

[19] Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973) ; Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U.S. 833 (1992).

[20] Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, No. 19-1392, 597 U.S. ___ (2022).

[21] D’autres amendements ont également permis à cette expansion de continuer tel que le 16e amendement, adopté en 1913, qui permet à l’État fédéral de collecter des impôts sur revenu.

[22] De manière plus marginale, le 23e amendement qui permet aux personnes habitant dans le district de Columbia de participer à l’élection présidentielle, y a également contribué.

[23] https://comparativeconstitutionsproject.org/ccp-rankings/ (site web consulté le 16 septembre 2023).

[24] Pour une première traduction française de ces Constitutions voir Constitutions des treize États-Unis de l’Amérique (traduites de l’anglais par le duc de La Rochefoucauld), Philadelphie, Paris, 1783.

[25] Albany Law Review, 1329.

[26] John Dinan, « Constitutional Amendment Processes in the 50 States », 24 juillet 2023, State Court Report https://statecourtreport.org/our-work/analysis-opinion/constitutional-amendment-processes-50-states (site consulté le 16 septembre 2023).

[27] Barron v. Mayor & City Council of Baltimore, 32 U.S. 243 (1833) qui considère avant la guerre de Sécession, que le Bill of rights ne s’applique qu’à l’égard de l’État fédéral.

[28] Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, No. 19-1392, 597 U.S. ___ (2022).

[29] Article IX et X.

[30] Montana First Judicial District Court Lewis And Clark County, 14 août 2023, Cause No. CDV-2020-307.

[31] Stéphane Rials, « Régime “congressionnel” ou régime “présidentiel”? Les leçons de l’histoire américaine » Pouvoirs, n° 29, avril 1984, p. 37.

[32] Article II et 12e amendement (1804).

[33] Ce cas est particulier, car, avant la révision constitutionnelle de 1804, l’élection du président et du vice-président étaient confondues. Après cette élection et les difficultés qu’elle a présenté ; la Constitution a été révisée.

[34] C’est-à-dire depuis 2020 et le remplacement de Ruth Bader Ginsburg par Amy Coney Barrett.

[35] Shelby County v. Holder, 570 U.S. 529 (2013).

[36] Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, No. 19-1392, 597 U.S. ___ (2022).

[37] West Virginia v. Environmental Protection Agency, 597 U.S. ___ (2022) ; Sackett v. Environmental Protection Agency, 598 U.S. ___ (2023).

[38] Marbury v. Madison (1803).

[39] Cooper v. Aaron, 358 U.S. 1 (1958).

[40] Martin v. Hunter’s Lessee, 14 U.S. 304 (1816).