La notion de « religion séculière »

Entretien autour du livre de Hans Kelsen (1964)

François LECOUTRE.

Alexandre VIALA.

Alexandre Viala : En 1964, Hans Kelsen retira des presses universitaires de Californie auprès desquelles il l’avait déposé, un manuscrit qu’il intitula Secular religion et dont il avait entamé la rédaction dans les années cinquante. Conservé à Vienne par l’Institut Hans Kelsen après la mort de son auteur, le texte sera d’abord publié à Londres en 2012 aux Éditions Springer puis en Espagne et en Italie. C’est François Lecoutre, professeur de droit public à l’Université d’Orléans qui, en 2023, vient d’en livrer la traduction française aux Éditions Kimé en l’assortissant d’une postface substantielle[1]. La religion séculière à laquelle est consacré cet ouvrage posthume est une notion que Hans Kelsen choisit pour cible. Elle avait été forgée avant lui et mobilisée par des auteurs d’obédience conservatrice comme Eric Voegelin ou Martin Heidegger, en vue de qualifier des doctrines ou des idéologies qui certes, n’affirment pas l’existence de Dieu mais doivent se voir attribuer, selon eux, le statut de religion pour diverses raisons parmi lesquelles on peut retenir l’engouement qu’elles suscitent auprès de leurs adeptes, le caractère dogmatique de certaines d’entre elles ou la vision du monde systématique qu’elles peuvent promouvoir. Ces doctrines que les auteurs visés par Kelsen considèrent comme des religions laïques ou des religions sans dieu sont innombrables. Le panel s’étend du gnosticisme jusqu’au marxisme en passant, parmi tant d’autres, par la doctrine du Léviathan de Hobbes, la philosophie des Lumières, la philosophie transcendantale de Kant, le saint-simonnisme, le positivisme d’Auguste Comte ou la philosophie nietzchéenne du surhomme.

Religion séculière est un texte qui prouve une fois de plus que Kelsen, considéré à juste titre comme l’un des juristes les plus importants du XXème siècle, savait déployer son talent hors des limites de la théorie du droit. Il l’avait déjà montré en publiant dans les années trente son célèbre essai sur la démocratie[2] puis en menant dans les années cinquante, contre son élève Eric Voegelin, une controverse sur la modernité[3]. C’est en rédigeant Religion séculière qu’il poursuit son combat mené contre celui-ci au nom de la défense des idées modernes parce qu’il s’aperçoit que cette notion litigieuse, qu’il reprochait à Voegelin de promouvoir, est partagée par d’autres auteurs.Avec ce nouveau manuscrit qu’il renonça à publier de son vivant, il plonge donc ses réflexions dans la philosophie et la théologie en vue d’affûter ses arguments à l’appui de son désaccord avec Eric Voegelin dont il condamne l’attitude consistant à remettre en cause l’héritage rationaliste de la philosophie des Lumières. C’est que la notion de religion séculière, selon Kelsen, serait une manifestation de la tenace survivance d’une pensée réactionnaire et d’une profonde nostalgie pour les temps anciens structurés par la tradition, les préjugés et l’étroit corsetage de la société par la religion. En somme, Religion séculière est le témoignage littéraire d’un esprit, celui de Kelsen, qui est le reflet d’une civilisation rationaliste gagnée par le désenchantement métaphysique contre lequel tente de résister toute une famille de pensée. Comme le montrent les écrits de Carl Schmitt chez les juristes ou ceux de Martin Heidegger en philosophie, cette pensée exprime, dans le sillage des contre-révolutionnaires de la fin du XVIIIème siècle, son rejet de la modernité et du positivisme. C’est ainsi que la notion de religion séculière mobilisée par ces auteurs serait, aux yeux de Kelsen, un terme savamment choisi et calibré pour dénoncer l’hérésie que constituent les idéologies modernes comme les droits de l’homme ou le marxisme : le syntagme serait un outil terminologique consistant à dénoncer le fait qu’en prétendant se passer de l’hypothèse de l’existence de Dieu pour s’appuyer exclusivement sur la raison ou la science, ces idées modernes n’en demeurent pas moins des religions dès lors qu’elles prescrivent un idéal. Elles seraient donc, sinon des religions hérétiques, à tout le moins des doctrines du salut sans dieu et constitueraient, par voie de conséquence, des déviances comme semblait l’affirmer l’écrivain anglais conservateur G.K. Chesterton selon qui les droits de l’homme « sont des idées chrétiennes devenues folles ». Ainsi pour Carl Schmitt, comme on le sait, la souveraineté fait partie de ces concepts juridiques modernes qui ne sont rien d’autres que « des concepts théologiques sécularisés » : elle est aux juristes ce que représente le miracle pour les chrétiens, à savoir une puissante affirmation de la volonté – étatique pour les uns et divine pour les autres[4].

Au fond, selon Kelsen, il existe toute une pensée qui considère qu’aucune doctrine ni aucune civilisation ne peut faire le deuil du concept de Dieu. Nul ne peut l’enterrer comme l’avait prétendu Nietzsche et quiconque prétend savoir en faire l’économie, se fera toujours surprendre en train de lui trouver un substitut. La Raison au temps des Lumières, l’Être suprême sous la Révolution française ou la Science à l’âge d’Auguste Comte et de Karl Marx seraient ces dieux de substitution dont l’invocation traduit le malaise d’une civilisation moderne et sécularisée qui ne saurait se passer de transcendance car chacun sait, depuis Aristote, que l’homme est un animal métaphysique. Cette lecture de la modernité, selon laquelle le réflexe religieux demeure toujours présent, inaltérable et inconscient, y compris lorsqu’il s’agit de revendiquer un discours et un corpus doctrinal laïques ou même ouvertement athées, constitue ce que Géraldine Muhlmann appelle « l’imposture du théologico-politique »[5]. Comme le rappelle François Lecoutre dans sa postface à la traduction française de Religion séculière[6], Kelsen n’était d’ailleurs pas le seul à condamner cette lecture religieuse des idéologies modernes que Géraldine Muhlmann qualifiera d’imposture. Hannah Arendt l’avait elle aussi réprouvée au sujet du communisme dans sa propre réponse à Eric Voegelin[7].

Mais si chacun conviendra aisément que l’expression « religion séculière » peut être tenue comme oxymorique, doit-on pour autant lui prêter une signification aussi polémique que celle retenue par Kelsen et Hannah Arendt, selon laquelle le mot emporterait dépréciation de la chose et trahirait la nostalgie des antimodernes[8] ? Il est permis d’en douter et de regarder la notion avec davantage de bienveillance. A tout le moins est-il envisageable de prêter à l’expression « religion séculière » une acception différente de celle qu’ont retenue les auteurs conservateurs dont Kelsen dresse son réquisitoire. C’est ainsi par exemple que sous la plume de Raymond Aron, le syntagme ne consiste pas à déplorer la mort de Dieu et son remplacement par des idoles modernes comme le matérialisme ou le socialisme mais sert à désigner, plus sobrement, une idéologie qui mérite, malgré l’athéisme qu’elle revendique, la qualification de religion en raison de son caractère dogmatique. Tel est le cas, aux yeux de Raymond Aron tout comme selon Bertrand Russell, du communisme qui propose, au terme d’une eschatologie annonciatrice d’une société sans classes et sans État, une forme de salut terrestre là où le christianisme caresse la promesse d’un salut transcendant. Ces deux auteurs, dont Kelsen se sentait relativement proche en raison de leur athéisme et de leur rationalisme, mobilisent la notion de religion séculière pour faire eux aussi le procès, comme les auteurs conservateurs, d’une doctrine moderne mais en visant une autre dimension que celle que représente la négation de Dieu. Il s’agit de viser l’aspect psychologique de la doctrine, son intensité et la ferveur qu’elle entend susciter chez ses adeptes. Quand Voegelin ou Heidegger entendent par religion « séculière » une religion « hérétique », Aron ou d’autres auteurs plus progressistes n’y voient qu’un rationalisme excessivement intransigeant. En qualifiant une doctrine de religion séculière, les premiers dénoncent son athéisme quand les seconds ne réprouvent que son totalitarisme.

Mais allons plus loin dans la bienveillance et tentons de nous demander si finalement, l’expression « religion séculière » ne pourrait pas convenir à merveille pour définir, au fond, l’humanisme juridique. Il semble tout à fait recevable de mobiliser la notion si décriée par Kelsen pour qualifier les droits de l’homme sans que cela ne cache l’intention d’alimenter une quelconque critique à leur endroit. La philosophie générale sur laquelle reposent les droits subjectifs de l’homme s’inscrit en effet au carrefour de deux logiques apparemment contradictoires mais néanmoins corrélatives. La première est le principe d’universalisation qui implique que ces droits sont inhérents à tout individu, quels que soient son sexe, son appartenance ethnique et sa culture particulière, du simple fait de son appartenance à une catégorie universelle qu’on appelle l’humanité. La seconde est le principe d’individuation qui désigne, depuis la scolastique médiévale et la philosophe nominaliste du théologien Guillaume d’Occam, l’idée selon laquelle les universaux n’appartenant qu’à l’univers du langage, seul l’individu est doté d’une réalité intangible dont l’existence s’impose objectivement à nos consciences. L’universalisme qui exprime la dimension sacrée de l’humanité et l’individualisme qui garantit l’identité de chaque personne humaine sont donc les deux piliers essentiels qui soutiennent l’arche majestueuse des droits de l’homme. Ils ont été forgés au terme d’une lente évolution intellectuelle qui mêle des éléments tirés de la théologie judéo-chrétienne à divers héritages philosophiques qu’il est permis de considérer comme relevant d’un a priori métaphysique dont Emmanuel Kant et les Lumières du XVIIIème siècle constituent l’acmé. Universels et inhérents à l’humanité toute entière, les droits de l’homme sont aussi les droits de chaque homme, car ce sont des droits subjectifs. Cette alchimie qui mêle universalisme et individualisme est le secret d’une métaphysique subjectiviste dont les conditions d’apparition se sont conjuguées lors du tournant nominaliste du XIVème siècle à la faveur d’une déconstruction de la métaphysique réaliste d’Aristote réalisée au prix de l’émergence d’une nouvelle métaphysique d’où résultera l’affirmation de la souveraineté du Sujet. Les droits de l’homme qui en résultent peuvent donc être perçus comme le produit intellectuel d’une sacralisation qui s’est substituée à celle de la nature pratiquée par la cosmologico-éthique des Anciens. Ils sont la sécularisation d’une religion chrétienne qui a accordé au sujet humain une place éminente qu’ignorait l’aristotélico-thomisme. Mais le contexte intellectuel dans lequel se trouvait Kelsen par rapport à son élève Eric Voegelin permet de voir différemment le problème et de comprendre pourquoi la position qu’adoptait le maître autrichien à l’égard de cette notion controversée de religion séculière, était autrement plus sévère et radicale. A cet égard, nul mieux que le traducteur français de Religion séculière, que nous remercions d’avoir bien voulu répondre à nos questions, sera à même de nous éclairer.

Alexandre Viala : Cher François Lecoutre, vous avez traduit en français Religion séculière et nous vous en sommes tous reconnaissants. Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel Kelsen a écrit ce livreet les raisons pour lesquelles il a refusé de le publier de son vivant ?

François Lecoutre : Cher Alexandre Viala, je vous remercie de l’intérêt que vous portez à la traduction que j’ai faite de ce manuscrit de Kelsen, dont l’histoire est pour le moins mouvementée. Comme vous l’avez rappelé en préambule, Kelsen l’a retiré des presses universitaires de Californie en 1964. Il dût même rembourser une somme importante à son éditeur car un certain nombre d’exemplaires avait déjà été imprimés. Les raisons de l’abandon de cette publication demeurent mystérieuses. J’en dirai quelques mots ultérieurement.

Pour le moment, ce que l’on peut dire est que Kelsen a longtemps travaillé sur ce texte, pas loin de dix années. Il en a commencé l’écriture en 1955. À l’époque, il prévoyait de l’intituler Défense des temps modernes. L’idée d’écrire un tel ouvrage lui est venue quelques mois après avoir rédigé une longue recension critique de l’ouvrage à succès de son ancien étudiant, La Nouvelle science du politique d’Eric Voegelin, qu’il décida également de ne jamais publier de son vivant. Dans une lettre écrite en 1955, Kelsen dit s’être aperçu que Voegelin n’était pas le seul à vouloir mettre fin à l’émancipation de la science vis-à-vis de la religion et à voir de la théologie dénaturée dans des mouvements et chez des auteurs modernes areligieux sinon antireligieux (comme la philosophie du progrès des Lumières, les régimes totalitaires, Marx ou Nietzsche). C’est donc la prise de conscience de l’étendue de cette littérature qui le décida à écrire ce livre.

Au fil des ans, découvrant toujours plus d’auteurs proposant ce type d’interprétation théologisante de la modernité, Kelsen n’a cessé d’allonger son manuscrit. On en trouve de nombreuses versions, à chaque fois plus épaisses, aux archives du Hans Kelsen-Institut de Vienne. Avant d’être ultimement baptisé Religion séculière, un autre titre fut brièvement envisagé : Religion sans Dieu ? Ces deux titres expriment l’idée – qui lui paraît inacceptable – d’une religiosité sans transcendance. D’autant plus inacceptable que, très souvent, ceux qui mobilisent le concept de « religion sans Dieu » ou de « religion séculière » cherchent à ses yeux à discréditer la modernité et à faire de nouveau primer la religion sur la science. 

Lorsque Kelsen est mort en 1973, Rudolf Aladàr Métall, à qui Kelsen dédie cet ouvrage, a récupéré le manuscrit, et lorsque celui-ci mourut à son tour, en 1975, c’est le Hans Kelsen-Institut qui en hérita. Le manuscrit resta longtemps dans les placards de l’Institut. Ses administrateurs en gardaient l’existence secrète – niant parfois même aux chercheurs se rendant à l’Institut qu’un tel manuscrit s’y trouvait. Cette politique de confidentialité s’explique difficilement, mais il est possible que le fait que Kelsen ait délibérément renoncé à sa publication en soit la cause ; façon pour l’Institut de rester fidèle à la volonté de son auteur. À plusieurs reprises au cours des années 1970-1980 la question de le publier fut malgré tout discutée en interne. Mais ce n’est qu’en 2008 que les administrateurs donnèrent l’autorisation de le faire paraître. Ce revirement soudain trouverait une explication plutôt prosaïque : il m’a été indiqué qu’un chercheur visitant l’Institut, Stanley Paulson pour ne pas le nommer, avait déniché le manuscrit caché. L’ayant transmis à son collègue italien, Agostino Carrino, celui-ci aurait eu l’intention de le faire traduire en italien et d’en publier une version « pirate ». Cette information serait remontée aux oreilles de l’Institut. C’est ce qui l’aurait décidé à le faire paraître, évitant ainsi de se faire « court-circuiter ». 

Mais pourquoi Kelsen a-t-il renoncé à publier son ouvrage ? On ne peut ici que faire des hypothèses car, malheureusement, aucune réponse à cette question n’a été trouvée dans les archives du Hans Kelsen-Institut. Trois hypothèses principales se dégagent. La première raison de cette non-publication, qui est aussi la plus probable et la plus répandue, est que Kelsen aurait eu des doutes concernant la thèse contenue dans son livre. Ses doutes résulteraient du fait que certains auteurs, pour lesquels Kelsen éprouvait une certaine estime intellectuelle, comme Bertrand Russell et Julian Huxley, défendaient l’idée qu’il pouvait y avoir des sentiments religieux sans croyance en Dieu. Cette raison apparaît d’autant plus crédible qu’elle est mentionnée par Métall dans sa biographie de Kelsen parue en 1969. La deuxième raison qui expliquerait ce retrait des presses tient au fait que Kelsen aurait eu peur de passer pour un marxiste dans une Amérique foncièrement anticommuniste. Il est vrai que Kelsen consacre beaucoup d’énergie à soutenir le caractère irréligieux, et même scientifique, du matérialisme dialectique. Un chapitre complet (le chapitre X) poursuit cet objectif, où un très grand nombre d’auteurs faisant passer le marxisme pour une « religion séculière » sont contestés (Aron, Talmon, Brinton, Löwith, Monnerot, Sertillanges, Taubes, Voegelin, et j’en passe). La troisième raison serait celle de la fatigue de Kelsen qui, âgé de 83 ans en 1964, n’avait peut-être plus la force de retravailler comme il l’aurait voulu son manuscrit, et aurait préféré renoncer à sa publication. Même si la première raison semble la plus probable, toutes les trois, prises isolément ou cumulativement, ne peuvent en réalité qu’appartenir au domaine de la spéculation faute d’informations de première main. Le retrait par Kelsen des presses universitaires de Religion séculière reste donc encore un mystère irrésolu.

Alexandre Viala : Ne pensez-vous pas que sa critique de la notion de religion séculière se fonde sur une vision trop restrictive de la notion même de religion ?

François Lecoutre : Il est vrai que tout l’argumentaire de Kelsen se fonde sur une définition particulièrement restrictive de la religion. Comme, à ses yeux, le concept de religion implique nécessairement la croyance en Dieu, il est impossible de l’appliquer à des croyances qui ne font intervenir aucune autorité transcendante. C’est la raison pour laquelle toutes les théories relatives aux « religions séculières » lui semblent fondamentalement erronées. Celles-ci se rejoignent en effet dans le fait de percevoir une structure théologique interne à des théories ou à des idéologies modernes qui ne postulent aucune croyance en Dieu. Or, une théorie qui est capable de tout prouver – même le caractère religieux des théories irréligieuses – finirait par ne plus rien prouver du tout. Autrement dit, la conception élargie de la religion en ferait perdre complètement son sens véritable. Elle transformerait le concept de religion en une « coquille vide », applicable à tout type de croyance un tant soit peu intense. La religion est donc pour lui transcendante ou n’est pas, si bien que parler de religion « sans Dieu » lui apparaît être une contradiction dans les termes, et parler de religion « avec Dieu », un pléonasme.

Avec une telle définition, Kelsen adopte une conception on ne peut plus conventionnelle et européocentrée de la religion. Mis à part le bouddhisme, qu’il évacue dans une note de bas de page (certes longue), il ne prend en compte que la religion judéo-chrétienne et ignore totalement les autres. Les religions extra-européennes, qui se passent pour certaines du concept de Dieu, comme le taoïsme par exemple, sont complètement passées sous silence. Peut-être Kelsen ne les a-t-il pas envisagées faute de les connaître. Après tout, il n’est pas, et n’a jamais prétendu être, un spécialiste des religions. Quoi qu’il en soit, sa critique de la notion de religion séculière résulte directement de son appréhension étroite de la religion, laquelle s’explique très certainement par son inscription dans la tradition abrahamique.

Alexandre Viala : Au fond, est-ce qu’on ne pourrait pas déceler dans son réquisitoire le reflet de sa position intransigeante qu’on lui connaît sur le terrain épistémologique ? Je fais notamment allusion à sa conception du positivisme juridique et à son attachement radical, qui lui est souvent reprochée, au concept de pureté de la science du droit.

François Lecoutre : On retrouve en effet dans Religion séculière le projet épistémologique qui l’animait dans sa Théorie pure du droit : épurer la science de tout élément hétérogène d’ordre idéologique ou religieux. La science, concluait-il dans son manuscrit, a pour seule fonction de décrire et d’expliquer la réalité objectivement donnée, et non celle de la justifier. D’où l’importance de séparer la pensée moderne de ses racines religieuses supposées dans Religion séculière, et de séparer le droit de la justice dans sa théorie du droit.

Le socle épistémologique est donc le même dans sa Reine Rechtslehre et dans Secular Religion : la distinction entre faits et valeurs. Or, c’est en ignorant cette distinction que sont rendues possibles les théories jusnaturalistes combattues dans ses écrits juridiques, et les interprétations théologiques de la modernité contre lesquelles il s’élève dans le manuscrit ici discuté. Tout ceci amène Kelsen à défendre, aussi bien dans sa Théorie pure du droit que dans Religion séculière, une conception anthropocentrique de la connaissance.

Alexandre Viala : La notion de religion séculière est souvent associée, dans certains chapitres du livre, au gnosticisme. Pouvez-vous revenir sur cette doctrine ?

François Lecoutre : Plusieurs interprètes théologisants de la modernité pris pour cible dans Religion séculière rattachent certains mouvements ou auteurs modernes au gnosticisme, ce que Kelsen conteste fermement, notamment dans son chapitre IV intitulé « Gnosticisme ». Pour Voegelin, par exemple, le gnosticisme correspond à l’immanentisation de la religion, et serait l’essence même de la modernité. Ainsi compris, le gnosticisme serait un instrument ayant permis la redivinisation du monde moderne. Paradoxalement, chez Voegelin, cette redivinisation de la société résulte de la victoire du christianisme sur le polythéisme de la civilisation romaine. La dédivinisation de la Cité terrestre dans la théologie de saint Augustin aurait en effet rendu possible, et même suscité, le désir d’une redivinisation de la société. Ainsi, toute la modernité peut selon Voegelin être qualifiée de gnostique : de la philosophie du progrès des Lumières, en passant par des auteurs tels que Comte, Marx et Nietzsche, ou encore des mouvements politiques antireligieux ou indifférents à l’égard de la religion comme le communisme, le national-socialisme, le fascisme et le démocratisme libéral.

Le terme de gnosticisme est donc généralement employé par les interprètes théologisants de la modernité comme synonyme de religion séculière. C’est la raison pour laquelle Kelsen consacre un chapitre complet à cette notion. Pour revenir à Voegelin, Kelsen lui reproche de ne donner nulle part une définition claire du gnosticisme, et de le déconnecter complètement de sa signification dans l’histoire des religions. Car dans ce domaine, ce terme désigne un mouvement religieux des IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ dont les principaux chefs étaient Basilide, Valentin et Marcion, et qui a été remplacé ensuite par le manichéisme. C’est ce que l’on appelle le « gnosticisme historique ». Sa caractéristique principale est une tendance forte vers le mysticisme, qui se manifeste par la conviction de ses initiés de posséder un secret et un savoir strictement ésotérique (gnose) fondée sur une révélation mystérieuse dérivée de Jésus lui-même. Si le gnosticisme historique a été remplacé par le manichéisme, c’est parce qu’il était fondamentalement dualiste, dans la mesure où il se référait à l’opposition entre deux royaumes du bien et du mal, de la lumière et de l’obscurité, du monde spirituel et du monde matériel, et par la tendance à identifier le monde matériel avec le royaume du mal. Ainsi, le but de ce mouvement était justement le contraire de celui que Voegelin attribue à ce qu’il appelle le « gnosticisme », car il ne divinisait pas, mais au contraire dédivinisait la sphère matérielle de la vie humaine. Voegelin fait donc un contresens complet au sujet de la notion de gnosticisme.

Voegelin se trompe même doublement selon Kelsen : le christianisme n’est pas une dédivinisation du monde, et le gnosticisme n’est pas une redivinisation du monde. Le christianisme ne peut pas dédiviniser le monde car le Dieu des chrétiens n’est pas seulement transcendant mais aussi immanent au monde – puisqu’il est à la fois son créateur et son souverain. Le divin est en effet immanent au monde dans la tradition chrétienne. Bref, le christianisme ne dédivinise pas le monde, il le divinise. Si le gnosticisme est entré en conflit avec l’orthodoxie chrétienne, c’est justement parce que le monde immanent appartient pour lui au domaine du mal et est donc complètement dédivinisé. Il est la création d’un démiurge diabolique, d’un démon de la revanche. A contrario, Jésus est le fils de la vérité, le Dieu inconnu, étranger, celui de l’amour qui n’a rien à voir avec le monde immanent du péché.

L’utilisation de ce terme par Voegelin a en réalité pour unique objectif de discréditer la modernité d’un point de vue religieux. Dès qu’il emploie le terme de « gnosticisme », il faut en fait entendre « hérésie ». C’est donc la position de l’Église catholique que défend Voegelin. Comme elle, il condamne la gnose hérétique et les conceptions modernes du monde qui ne s’inscrivent pas dans l’enseignement de la théologie catholique. Kelsen souligne par ailleurs à quel point ce terme est inutile à la science politique dans la mesure où il ne permet pas de distinguer les attitudes démocratiques des attitudes totalitaires. C’est une notion « fourre-tout » complètement inutile à la science, et c’est aussi une notion « idéologique » qui vise à nouveau à placer la science sous le joug de la religion.  

Alexandre Viala : Pensez-vous que la religion civile dont Jean-Jacques Rousseau forge le concept dans le Contrat social (Livre IV, chapitre VIII) ou que le culte de l’Être suprême décrété par Robespierre sous la Révolution française auraient pu être qualifiés a posteriori de religions séculières et faire l’objet, en conséquence, d’une réflexion de la part de Kelsen ?

François Lecoutre : Il se trouve que Kelsen discute rapidement dans une note de bas de page de la religion civile de Rousseau et du culte de l’Être suprême décrété par Robespierre. Certains philosophes du XVIIIe siècle, explique-t-il, ont qualifié la morale séculière de « religion », par opposition à l’Église et à la théologie. L’expression de « religion civile » chez Rousseau entre dans cette catégorie. Par « religion civile », il entend les principes de la morale que le gouvernement doit édicter. Elle n’a donc rien à voir avec la « véritable » religion qu’est le christianisme, jugé d’ailleurs par Rousseau comme étant « contraire à l’esprit social ». Elle n’a rien à voir avec le christianisme pour la simple et bonne raison qu’elle ne fait aucune référence à Dieu. Cette religion civile n’est que d’ordre moral. « La ”religion” qu’il proclame est ”civile” parce que ce n’est pas son implication métaphysique mais sa fonction morale qui compte »[9]. Ainsi, Rousseau fait lui aussi un usage impropre du concept de « religion » en le déconnectant de toute transcendance. Et cette conception rousseauiste, poursuit Kelsen, fut mise en œuvre par son disciple, Robespierre, dans son rapport justifiant le décret qui reconnaissait l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Mais, ajoute-t-il, Robespierre prenait au sérieux l’idée que ces idées puissent être de simples fictions. Dès lors, Robespierre, tout comme Rousseau, faisaient certes perdre au terme de religion son sens spécifique, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut en déduire qu’ils étaient l’un et l’autre des penseurs religieux cherchant à immanentiser l’eschaton chrétien.

Même si Kelsen ne développe pas davantage son propos au sujet de Rousseau et de Robespierre, on peut penser qu’il aurait pu appliquer le même mode de raisonnement qu’il adopte ailleurs dans son livre. En effet, on peut lire dans le chapitre VI que même si les philosophes des Lumières utilisaient parfois le langage de la théologie et parlaient par exemple de « religion » pour désigner leur philosophie, il est important de tenir compte de leurs intentions et du contexte politique dans lequel ils s’exprimaient pour ne pas commettre d’erreurs d’interprétation. Les circonstances politiques de leur époque les auraient obligés à employer le langage théologique dans leur lutte contre la théologie chrétienne. Il s’agissait d’une stratégie d’écriture visant à éviter la censure, l’exil ou la prison. Or, en ne tenant pas compte de ce contexte politique, certains interprètes du XXe siècle ont pu considérer que les philosophes des Lumières étaient religieux, que leur philosophie n’était qu’une « nouvelle religion », une « religion du progrès » ou une « religion séculière ». Mais, nous dit Kelsen, « le contenu réel de leur “religion” était la morale »[10] et n’avait rien de religieux au sens propre de ce terme.

Alexandre Viala : Au chapitre IX de Religion séculière, Kelsen réfute la thèse de certains auteurs, à l’instar de Sertillanges ou Löwith, qui regardent le positivisme d’Auguste Comte comme une religion séculière au motif qu’à la faveur de la célèbre loi des trois états – religieux, métaphysique puis positif – elle serait une forme d’eschatologie érigeant la science au rang de culte. Contre cette lecture théologique, il oppose l’idée selon laquelle « la philosophie positive de Comte a, dès le début, été conçue comme une philosophie scientifique, et il ne l’a jamais abandonnée en la transformant en une religion »[11]. Il insiste également sur le caractère relativiste de sa philosophie qu’on ne saurait, dans ces conditions, assimiler à une quelconque religion comme le christianisme qui, en caressant la promesse d’un salut collectif et en annonçant le royaume de Dieu à la fin des temps, « conçoit l’histoire comme la réalisation d’une valeur absolue »[12]. N’est-on pas en droit d’émettre quelques réserves devant ce plaidoyer pour Auguste Comte qui consiste, avec une étrange obstination, à décerner un brevet de rationalisme à « son » positivisme ? Je vous pose cette question car il me semble qu’en assignant à la science un rôle prescriptif et normatif – si ce n’est pas messianique – comme le fait d’une certaine manière le marxisme, le positivisme comtien est loin de répondre rigoureusement aux exigences de la dualité des faits et des valeurs ou au principe wébérien de la Wertfreiheit, et ne saurait donc être assimilé au positivisme juridique et kelsénien…

François Lecoutre : Kelsen connaît bien l’œuvre de Comte, cela ne fait aucun doute. Il a une connaissance sérieuse et solide de son cours de philosophie positive, et a très bien perçu la connexion entre le positivisme comtien et le relativisme. Il est aussi très clair lorsqu’il s’oppose à Voegelin et Löwith qui voient dans la philosophie positive une eschatologie. En s’appuyant sur de nombreuses citations, Kelsen montre que l’état définitif de Comte ne doit pas être compris dans un sens eschatologique. Pour Comte, la science continue à progresser. Sur ce point, sa conception du progrès est très proche de celle de l’épistémologie kelsénienne, et plus généralement de l’épistémologie contemporaine : les sciences ne donnent que des connaissances approchées de la vérité, jamais la vérité absolue. L’état scientifique de Comte est donc à la fois définitif et ouvert, car toutes les connaissances sont toujours susceptibles d’être révisées ; et non définitif et fermé, car l’état scientifique de Comte ne donne pas le dernier mot ou la vérité absolue.

Le premier problème qui se pose, c’est que Kelsen ne prend pas du tout en considération l’évolution de la pensée de Comte après 1830. Après cette date, son positivisme a en effet pris une orientation religieuse. Dans son Système de politique positive (1854), Comte affirmait vouloir instaurer la Religion de l’Humanité dont il serait le Grand-Prêtre et la Terre le grand-Fétiche. Certains de ses disciples, comme Émile Littré ou John-Stuart Mill, ne le suivent pas dans cette dérive religieuse, qu’ils attribuent à un dérangement mental, et préfèrent s’en tenir au « premier Comte ».

Face à cette évolution, on aurait pu s’attendre à ce que Kelsen, lui aussi, condamne fermement l’orientation religieuse du positiviste français. Pourtant, il va le défendre et tenter de le laver du soupçon de retour à l’état théologique. Dans le chapitre IX que vous mentionnez, Comte cherche à montrer que sa Religion de l’Humanité n’a rien à voir avec les religions traditionnelles fondées sur la croyance en un être surnaturel ou en un Dieu. Il rejette donc les analogies faites par Löwith, Voegelin ou encore Gilson. Le terme de « religion » employé par Comte ne désignerait qu’un ordre moral séculier clairement antithéologique. De sorte que la « foi positive » ou la « religion positive » de Comte n’a à ses yeux pas la moindre ressemblance avec la foi de la religion chrétienne. Kelsen persiste et signe : Comte est et demeure un rationaliste défenseur de la science. Il ne faudrait pas prendre au sens littéral le terme de « religion » que Comte employait lui-même pour désigner sa philosophie. Chez lui, nous dit Kelsen, le mot « religion » veut simplement dire « synthèse ». Ici, Kelsen essaye clairement de sauver le positivisme comtien de tout soupçon de religiosité, si bien que, même dans la phase mystico-religieuse de Comte, il persiste à le présenter comme un philosophe rationaliste et irréligieux. Sur ce point, des connaisseurs avertis du philosophe français pourraient légitimement trouver son entreprise de sauvetage quelque peu excessive.  

Outre le « second Comte » d’après 1830, le « premier Comte » d’avant 1830 pose aussi problème, et il est surprenant de voir Kelsen s’obstiner à ce point vouloir, comme vous le dites, « décerner un brevet de rationalisme » à sa philosophie positiviste. Je partage donc votre avis. Cette obstination est surprenante car, de toute évidence, le positivisme du « premier Comte » ne respecte pas la dualité entre les faits et les valeurs chère au positivisme kelsénien. D’ailleurs, dans « The Natural-Law Doctrine before the Tribunal of Science » (1949), Kelsen reprochait à Comte de confondre « la description et l’explication de la vie sociale réelle et la proclamation de postulats normatifs », « des affirmations sur la réalité sociale et sur l’avenir de la société et des jugements de valeur politiques »[13]. Autrement dit, il accusait son positivisme de nier la dualité entre les faits et les valeurs, en particulier lorsque, dans sa loi de l’évolution, Comte reconnait une valeur sociale immanente à la réalité sociale, ce qui est pour Kelsen le défaut principal des théories du droit naturel. La valeur n’est pas immanente à la réalité, pour Kelsen, et n’est donc pas objectivement vérifiable, comme l’est la réalité. Elle est au contraire « hautement subjective »[14]. Kelsen fait également une analogie entre l’État idéal dirigé par les philosophes dans la République de Platon, et l’état positif également dirigé par la classe des philosophes dans la doctrine comtienne. Mais cette analogie est loin d’être élogieuse pour Comte puisque la philosophie platonicienne n’est rien d’autre pour Kelsen qu’une œuvre de « propagande politique »[15].

Sa tentative de sauvetage de la philosophie comtienne dans Religion séculière ne peut être comprise, me semble-t-il, qu’en tenant compte de son objectif « polémique », bien spécifique et assumé dans son sous-titre. Kelsen a en effet voulu écrire cet ouvrage afin de défendre les temps modernes en s’opposant aux interprétations théologisantes de la modernité que nombre d’auteurs, à tendance conservatrice et religieuse, proposaient. Et comme ces auteurs avaient fait de Comte l’une de leurs cibles favorites, Kelsen, dans son combat idéologique, a sûrement décidé d’en prendre coûte que coûte la défense et de passer sous silence les critiques qu’il avait pu lui adresser auparavant.

Alexandre Viala : Comme vous l’expliquez dans votre postface dont est assortie votre traduction de Secular religion, Hans Kelsen tout comme Hannah Arendt font du concept de religion séculière un concept polémique qui « exprimerait une nostalgie du rôle organisateur de la religion dans la société et un regret de la sécularisation tenue pour la cause de tous les maux des sociétés modernes »[16]. Le constat est sûrement vrai s’agissant de la démarche d’Eric Voegelin mais quel est votre sentiment personnel sur le point de vue de Raymond Aron, Bertrand Russel ou Julian Huxley qui ont une tout autre lecture ?

François Lecoutre : Là est très certainement la plus grande difficulté à laquelle fut confronté Kelsen en écrivant cet ouvrage, et qui le fit douter, et même probablement renoncer, à le publier. Les auteurs mobilisant le concept de « religion séculière » ne sont pas tous des nostalgiques du passé religieux, des théoconservateurs qui entendent remettre en cause le processus de sécularisation et la légitimité des temps modernes. Raymond Aron, Bertrand Russell et Julian Huxley en sont la preuve. À défaut d’unité idéologique dans les auteurs critiqués, sa polémique perdait alors de son efficacité.

On sent d’ailleurs l’embarras de Kelsen dans certaines de ses formulations. Par exemple, à l’égard de Raymond Aron, il écrit que celui-ci appartient « à l’aile gauche du mouvement français anti-Vichy » qui « sans le vouloir » a soutenu « la tendance réactionnaire de Sertillanges » en qualifiant le marxisme et le national-socialisme de religions séculières[17]. Kelsen est en fait contraint, pour sauver sa thèse, de supposer que Russell et Aron ont encouragé par inadvertance le retour à la religion, ce qui n’est pas très convaincant. D’autant plus qu’en ce qui concerne Russell, ce n’est pas par accident qu’il a défendu cette idée. Son interprétation religieuse des régimes totalitaires se retrouve non seulement dans Science et Religion (1935) et dans Histoire de la philosophie occidentale (1945), que Kelsen cite, mais aussi dans Pratique et théorie du bolchévisme (1920), Education and the Social Order (1932) et Power. A New Analysis (1938).

Cette difficulté à laquelle fut confronté Kelsen permet aussi de comprendre tout le paradoxe qui entoure le concept de religion séculière, en particulier lorsqu’il est appliqué aux régimes totalitaires. Les théoconservateurs qui l’ont mobilisé pour caractériser les régimes bolchévique et nationaux-socialistes entendaient dénoncer la sécularisation et le dévoiement de la religion chrétienne. Quant aux libéraux et positivistes, ce terme leur permettait de dénoncer le caractère religieux et irrationnel, et non le caractère sécularisé, des totalitarismes.

Alexandre Viala : Et pour vous, les droits de l’homme peuvent-ils être regardés comme l’objet d’une religion séculière ?

François Lecoutre : La première remarque que l’on peut faire est que le terme de « religion séculière », tout comme ses nombreux équivalents (religion sans Dieu, religion laïque, religion athée, religion politique, religion sans révélation, etc.), connaît encore aujourd’hui une grande popularité. Régulièrement, ce terme est employé en vue de disqualifier la modernité dans ses aspects les plus divers. Nombreux sont en effet ceux qui croient voir une dimension religieuse dans la médecine, l’informatique, l’art (avec le cinéma et la musique rock), le sport (avec le football), la psychanalyse, le nudisme, l’évolutionnisme, l’environnementalisme, le multiculturalisme, le wokisme, etc. Le pouvoir d’analyse (de fascination ?) de la notion de « religion séculière » n’est donc pas épuisé et peut, de toute évidence, prendre une extension inattendue.

Les droits de l’homme ne font pas exception. Ils ont aussi, maintes et maintes fois, été qualifiés de religion séculière. Vous citiez en préambule les propos du chrétien conservateur, G.K. Chesterton, pour qui les droits de l’homme « sont des idées chrétiennes devenues folles ». Plus récemment, ce fut aussi le cas de l’historien du droit Jean-Louis Harouel dans son livre Les Droits de l’homme contre le peuple (2016). Harouel estime que les droits de l’homme seraient devenus dans les pays occidentaux une « religion séculière de nature millénariste obsédée par la non-discrimination ». Cela aurait pour effet de rendre vulnérable le monde occidental dans un climat de guerre entre les civilisations et de menace islamique. Les droits de l’homme, initialement inventés par les nations occidentales pour résister à l’arbitraire du pouvoir, se seraient donc transformés en « outil de la conquête musulmane ». On est ici en présence d’un exemple type d’utilisation du concept de religion séculière dans une optique théoconservatrice dont le but principal est de remettre en cause la légitimité des temps modernes. Si cet auteur avait écrit son livre à l’époque de Kelsen, on imagine sans mal que celui-ci aurait pu le discuter aux côtés Voegelin, Löwith, Gilson ou Monnerot.

Certes, comme vous l’indiquiez en préambule, on peut aussi imaginer une application du concept de religion séculière aux droits de l’homme sans qu’il y ait derrière « l’intention d’alimenter une quelconque critique à leur endroit ». C’est en effet envisageable si le concept de religion séculière est utilisé en vue d’exprimer l’idée que les droits de l’homme sont, pour reprendre vos termes, le produit de « la sécularisation d’une religion chrétienne qui a accordé au sujet humain une place éminente qu’ignorait l’aristotélico-thomisme ». Il s’agirait alors d’un usage descriptif du concept de religion séculière visant à rendre compte du processus de sécularisation à l’œuvre dans les sociétés occidentales où ce qui auparavant était religieux ne l’est plus désormais, c’est-à-dire s’est sécularisé, comme cela pourrait bien être le cas des droits de l’homme. 

Toutefois, force est de constater qu’un tel usage descriptif du concept de religion séculière est bien moins fréquent. Généralement, il fait plutôt l’objet d’un usage explicatif. La plupart des doctrines contemporaines qui recourent à ce concept tendent en effet à montrer que la modernité n’est pas ce qu’elle prétend être ; qu’elle est restée à son insu dépendante de croyances anciennes, qu’elle n’a pas entièrement accompli son émancipation de la religion au sens de la conception descriptive de la sécularisation, c’est-à-dire qu’elle en contient encore des résidus ou des survivances inavoués. Une telle conception postule l’illégitimité de la modernité qui, contrairement à ce qu’elle pense d’elle-même, n’a pas pu se détacher d’une substance religieuse immuable.

Les deux usages – descriptif et explicatif – sont en ce sens interconnectés et complémentaires. La conception descriptive de la sécularisation désigne le processus général de « sortie de la religion », et la conception explicative cherche à montrer que ce processus n’a pas été pleinement réussi. La conception explicative repose en effet sur l’idée que le passé religieux continue à peser d’un poids lourd sur notre modernité car notre inconscient reste imprégné de religion, de sorte que nous en reproduisons des aspects sans le savoir. Parler de religion « sécularisée » enveloppe donc souvent un jugement de valeur, et même une volonté de dénoncer, de dévoiler, en un mot de disqualifier. C’est peut-être, à titre personnel, ce que je trouve de plus gênant dans l’emploi qui est habituellement fait aujourd’hui du concept de religion séculière.

François LECOUTRE,

Professeur de droit public à l’Université d’Orléans

et

Alexandre VIALA,

Professeur de droit public à l’Université de Montpellier


[1] H. Kelsen, Religion séculière. Une polémique contre la mésinterprétation de la philosophie sociale, de la science et de la politique modernes en tant que « nouvelles religions » (1964), traduction et postface de F. Lecoutre, Éditions Kimé, collection Nomos et Normes, 2023.

[2] H. Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur (1932), trad. Ch. Eisenmann, rééd. Paris, Economica, coll. « Classiques », 1988, Préface M. Troper ; rééd. Paris, Dalloz, 2004, Préface Ph. Raynaud.

[3] H. Kelsen, Une nouvelle science du politique. Une réplique au livre d’Eric Voegelin (1954), trad. et postface de F. Lecoutre, Éditions Kimé, collection Nomos et Normes, 2021.Sur la controverse entre Kelsen et Voegelin, cf., également la thèse de François Lecoutre, La controverse entre Hans Kelsen et Eric Voegelin en théorie du droit et en théorie politique, Institut Louis Joinet, Collection des thèses, 2020.

[4] C. Schmitt, Théologie politique, 2ème éd., 1934, trad. fr., Paris, Gallimard, 1988.

[5] G. Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

[6] H. Kelsen, Religion séculière, op. cit., p. 410.

[7] H. Arendt, Une réponse à Eric Voegelin, in H. Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, cité par F. Lecoutre, Religion séculière, op. cit., p. 412.

[8] A. Compagnon, Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.

[9] H. Kelsen, Religion séculière, op. cit., note 2, p. 217.

[10] Ibid., p. 118.

[11] Ibid., p. 200.

[12] Ibid., p. 191.

[13] H. Kelsen, « The Natural-Law Doctrine before the Tribunal of Science » (1949), in What is Justice ?, Justice, Law, and Politics in the Mirror of Science (1957), The Lawbook Exchange, New Jersey, 2013, p. 159.

[14] Ibid., p. 160.

[15] H. Kelsen, « Platonic Love », in American Imago, 1942, 3 (1/2), p. 88.

[16] F. Lecoutre, Postface de Religion séculière, op. cit., p. 413.

[17] H. Kelsen, Religion séculière, op. cit., p. 19-20.