La récusation et le déport des membres du Conseil constitutionnel sont-ils vraiment « transparents » ?

Hodabalo TCHILABALO.

Le « traditionnel échange de vœux » entre le Conseil constitutionnel et l’Élysée a eu lieu le 8 janvier dernier. Ce fut, comme à l’accoutumé, l’occasion pour le président Laurent Fabius de communiquer sur quelques sujets intéressant son institution. La presse n’a pas manqué le rendez-vous, malgré l’actualité politique mouvementée par le changement à Matignon. Commentant le discours du président du Conseil, elle s’est focalisée sur deux points, à savoir l’annonce de la date de la future décision sur la loi immigration et les « reproches » sur le rôle du Conseil et sur l’état de droit[1].

Toutefois, une autre affirmation du président ne laisse pas insensible quiconque s’intéresse généralement au fonctionnement du Conseil et particulièrement à la procédure du contrôle de constitutionnalité. Le président Fabius, revenant sur les faits marquants de l’année 2023, a, en effet, évoqué la « pratique nouvelle concernant l’information relative au traitement du déport et de la récusation d’un membre (du) collège ». D’après lui, cette « pratique nouvelle » a approfondi les avancés au titre de la juridictionnalisation. Elle rendrait « pleinement effective » la transparence quant à la procédure de récusation et de déport. Cette affirmation se situe dans le contexte de l’entrée en vigueur, en juillet 2022, du règlement de procédure pour le contrôle préventif des lois. Laurent Fabius avait d’ailleurs affirmé lors de la cérémonie de vœux de l’année 2023 que ce règlement modernise « plusieurs aspects de la procédure suivie devant (le Conseil), afin de la rendre plus transparente et d’améliorer les conditions du débat contradictoire qui se noue devant (le) prétoire. »

La réitération et le prolongement de ce propos dans sa dernière allocution sont justifiés par le fait que les deux mécanismes dans le cadre du contrôle préventif n’ont été mis en œuvre qu’à partir de 2023. Toutefois, faut-il affirmer, comme le fait le président du Conseil, une transparence de la procédure de récusation au point de soutenir une avancée en termes de juridictionnalisation ?

S’il est vrai que le règlement de procédure du contrôle préventif a entraîné une pratique nouvelle (I), à l’analyse, le président du Conseil constitutionnel a surestimé la portée de cette nouveauté en termes de transparence et de juridictionnalisation de la procédure (II).

I. La nouveauté de la pratique

La récusation et le déport, dans leur existence formelle, sont récents devant le Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois. Ils sont apparus d’abord avec l’introduction de la QPC issue de la réforme constitutionnelle de 2008[2] et sont inscrits d’abord dans le règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité du 4 février 2010[3], puis repris dans celui plus récent pour les déclarations de conformité à la Constitution du 11 mars 2022[4].

Aux termes de l’article 4 du premier règlement, « tout membre du Conseil constitutionnel qui estime devoir s’abstenir de siéger en informe le président. Une partie ou son représentant muni à cette fin d’un pouvoir spécial peut demander la récusation d’un membre du Conseil constitutionnel par un écrit spécialement motivé accompagné des pièces propres à la justifier. La demande n’est recevable que si elle est enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel avant la date fixée pour la réception des premières observations. La demande est communiquée au membre du Conseil constitutionnel qui en fait l’objet. Ce dernier fait connaître s’il acquiesce à la récusation. Dans le cas contraire, la demande est examinée sans la participation de celui des membres dont la récusation est demandée. Le seul fait qu’un membre du Conseil constitutionnel a participé à l’élaboration de la disposition législative faisant l’objet de la question de constitutionnalité ne constitue pas en lui-même une cause de récusation. ». Le deuxième règlement reprend pour l’essentiel les mêmes dispositions en ses article 14 et 15. Ainsi, ce qui a été consubstantiel à la QPC est une évolution pour la procédure du contrôle préventif.

Ce propos mérite, toutefois, quelques précisions. Si le nouveau règlement de procédure de contrôle préventif introduit bien la possibilité de demander la récusation d’un membre, il ne fait que formaliser la pratique de déport, qui a toujours eu cours devant le Conseil[5]. Mais, ce dernier constat ne remet pas en cause la nouveauté en termes de transparence introduite par ledit règlement de procédure. C’est, en effet, ce dernier qui conduit à ce que désormais, le Conseil rappelle dans les visas de ses décisions, une éventuelle demande de récusation ou d’éventuels déports. L’année 2023 a connu l’exemple de quelques décisions dans ce sens. Il est ainsi visé dans les décisions n° 2023-855 DC[6] et n° 2023-856 DC[7] du 16 novembre 2023, le déport de Mme Véronique Malbec, et dans la décision n°2022-846 DC du 19 janvier 2023[8], une demande de récusation. L’avancée qu’évoque le président du Conseil dans son discours tient donc à cette information dans les visas. Toutefois, un simple visa reste, à n’en pas douter, insuffisant pour parler d’une « transparence pleinement effective » de la procédure.

II. Une transparence inaboutie de la procédure

Le président du Conseil constitutionnel ne le précise pas, mais la nouveauté qu’il évoque ne concerne que les décisions dans le cadre du contrôle préventif de constitutionnalité. Les décisions QPC ont toujours visé, le cas échéant, un déport ou une demande de récusation. Ainsi, bien qu’ils soient une copie certifiée conforme de l’article 4 du règlement QPC, les articles 14 et 15 du règlement DC ont eu, à cet effet, une portée concrète.

En outre, la lecture des deux derniers articles laisse entrevoir une innovation par rapport à l’article 4. Outre l’omission logique de la précision que la simple participation à l’adoption de la loi n’est pas une cause de récusation – le contrôle de constitutionnalité intervenant ici dans la procédure législative – l’article 15 ajoute que la demande de récusation, lorsqu’elle est examinée par le Conseil « donne lieu à une décision du Conseil constitutionnel ». Cette précision aurait pu induire une différence substantielle avec la procédure de récusation dans le cadre de la QPC, qui n’impose « aucune obligation … au Conseil quant aux temps et aux modalités de cet examen »[9]. Mais tel n’est nullement le sens que le Conseil a attendu accorder à cette nouvelle disposition. La Décision n° 2022-846 DC du 19 janvier 2023 sus-évoquée permet d’affirmer que le Conseil maintient, dans le cadre des décisions DC, sa pratique dans le cadre de la QPC. En effet, pour la première et pour l’instant seule demande de récusation en DC depuis le premier juillet 2022, date d’entrée en vigueur du nouveau règlement, le Conseil n’a pas tiré les conséquences de la formulation par lui retenue lors de l’adoption dudit règlement. La décision sur la récusation n’a, en effet, pas fait l’objet de publication et n’a donné lieu qu’à un simple visa, qui n’est d’ailleurs pas assez parlant.

En effet, dans ce visa, le Conseil ne précise pas le nom du membre concerné par la demande. Ainsi, rien ne permet, en attendant l’ouverture des archives, d’affirmer qu’il s’agissait bien de Véronique Malbec, seule absente dans cette affaire. Si cette absence, révélée par la mention, depuis 1995, des membres ayant siégé, peut signifier qu’elle a bien fait l’objet de récusation, d’autres hypothèses sont plausibles. La demande aurait bien pu concerner un autre membre et l’absence de celle-ci pouvait être liée à une raison personnelle ou à un déport volontaire. En bref, ce premier cas de demande de récusation, dans le cadre d’une décision DC, permet d’affirmer que la procédure de récusation est identique dans les deux types de contrôle de constitutionnalité devant le Conseil. Il est donc exagéré de penser que la pratique est révolutionnaire en termes de transparence et surtout de juridictionnalisation.

La comparaison avec les pratiques devant les cours constitutionnelles voisines est éclairante à ce propos. La Cour constitutionnelle allemande, par exemple, publie une décision relativement motivée sur les demandes de récusation avant de statuer sur la requête principale. Sa jurisprudence sur la récusation et le déport est donc bien tracée, même si la Cour considère la plupart des demandes comme manifestement irrecevables du fait qu’elles ne contiennent que « des déclarations totalement inaptes à justifier le souci de partialité »[10]. Ce qui conduit la doctrine allemande à observer qu’elle a une conception par trop « formaliste »[11] de la récusation et du déport. La Cour constitutionnelle belge quant à elle ne sépare pas, certes, la décision sur une demande de récusation ou de déport et la décision sur l’affaire principale, mais ne se contente pas, à l’image du Conseil constitutionnel, d’un simple visa laconique. Elle donne, en effet, les détails de la décision et des motifs de l’admission ou du rejet de la récusation ou du déport. Sa position jurisprudentielle est aussi bien tracée et ne s’éloigne pas de celle de la Cour de Karlsruhe.

Contrairement à ces deux exemples, la pratique du Conseil constitutionnel ne permet toujours pas de connaître exactement la décision quant à la demande de récusation et encore moins les motifs. Ainsi, une chose est de savoir qu’une demande de récusation a été introduite dans une affaire. Mais une autre, fondamentale, est de pouvoir prendre connaissance de la décision du Conseil et des motifs relativement à cette demande. La transparence et la juridictionnalisation de la procédure sont à ce prix.

Hodabalo TCHILABALO,

Doctorant, Faculté de droit de l’Université de Montpellier, CERCOP


[1] Voir « Projet de loi immigration : le Conseil constitutionnel se prononcera le 25 janvier sur le texte, annonce Laurent Fabius », https://www.francetvinfo.fr/redaction/francetv-info-avec-afp/ ; Abel Mestre, « Loi « immigration » : quand le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, tance Emmanuel Macron sur l’Etat de droit », Le Monde du mercredi 10 janvier 2024, p. 7 ; Thomas Legrand, « Emmanuel Macron, le Conseil constitutionnel n’est pas votre roue de secours », Libération (site web), 9 janvier 2024, consulté le 9 janvier 2024 à 13h.

[2] https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000018688554/

[3] https://www.conseil-constitutionnel.fr/fondements-textuels/reglement-interieur-sur-la-procedure-suivie-devant-le-conseil-constitutionnel-pour-les-questions

[4] https://www.conseil-constitutionnel.fr/fondements-textuels/reglement-interieur-sur-la-procedure-suivie-devant-le-conseil-constitutionnel-pour-les-questions

[5] Les comptes rendus des décisions du Conseil constitutionnel révèlent plusieurs exemples de déport volontaire des membres du Conseil.

[6] Décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023, Loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023‑2027, JORF n°0269 du 21 novembre 2023, texte n° 4.

[7] Décision n° 2023-856 DC du 16 novembre 2023, Loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, JORF n°0269 du 21 novembre 2023, texte n° 3.

[8] Décision n° 2022-846 DC du 19 janvier 2023, Loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur, JORF n°0021 du 25 janvier 2023, texte n° 3.

[9] Nicoletta Perlo « Les premières récusations au Conseil constitutionnel : réponses et nouveaux questionnements sur un instrument à double tranchant », Annuaire international de justice constitutionnelle, Année 2012, 27-2011, p. 75.

[10] BVerfG, Beschluss der 3. Kammer des Ersten Senats vom 23. Mai 2023, BVerfG, Beschluss der 3. Kammer des Ersten Senats vom 21. März 2023, BVerfG, Beschluss der 2. Kammer des Zweiten Senats vom 07. Juli 2023, BVerfG, Beschluss der 3. Kammer des Zweiten Senats vom 26. Juni 2023, BVerfG, Beschluss der 3. Kammer des Ersten Senats vom 20. Januar 2022, …

[11] Walter, Christian ; Tremml, Kathrin « Waffenungleichheit im Verfassungsprozess: Zum unbefriedigenden Umgang des Bundesverfassungsgerichts mit Befangenheitsanträgen », VerfBlog, 2023/7/13.