La répression de l’avortement sous le régime de Vichy : l’affaire Marie-Louise Giraud

Anne PONSEILLE.

Plusieurs figures féminines ont marqué le long combat mené pour la reconnaissance du droit à l’avortement. Marie-Louise Giraud est l’une d’entre elles. Plus de quatre-vingts ans sépare l’inscription dans la Constitution de ce droit[1] de l’exécution capitale de cette « faiseuse d’anges », blanchisseuse de son état. Seule femme condamnée à mort pour avoir commis à plusieurs reprises ce qui était à l’époque qualifié de « crime contre la sûreté de l’État », elle a, à sa manière, participé à l’histoire de la consécration du droit des femmes à disposer librement de leurs corps.

Née Lempière, le 17 novembre 1901 à Barneville-Carteret, Marie-Louise Giraud est issue d’un milieu modeste et grandit au sein d’une famille de dix enfants. Elle se marie, divorce puis se remarie avec un officier de la marine nationale. Mère de cinq enfants, elle en perd trois en bas âge. À Cherbourg, elle est serveuse et domestique et elle est perçue comme une femme aux mœurs légères. Au début de la Seconde Guerre mondiale, une jeune femme lui confie sa détresse d’être enceinte sans être encore mariée à son amant et lui fait part de son impossibilité de payer les services d’un médecin complaisant pour pratiquer sur elle un avortement. Touchée par sa situation et munie d’une poire de lavement, d’une canule et d’eau savonneuse, Marie-Louise Giraud réalisera en 1940 son premier avortement à titre gracieux. Elle se fera rémunérée pour les suivants et trouvera dans ces pratiques une source de revenus. Pour ces faits, elle sera jugée en 1943 dans un contexte d’aggravation de la répression de l’avortement (I) et son procès, qui conduira au prononcé de la peine la plus sévère, servira d’exemple (II).

I. Le contexte juridique du procès de Marie-Louise Giraud ou le renforcement de la répression de l’avortement

Si les historiens relèvent la criminalisation de l’avortement au moins depuis l’Edit de 1556 d’Henri II, les codes post-révolutionnaires comportent en leur sein des dispositions spécifiques à cette fin. Ainsi, le Code pénal de 1791 fait figurer cette infraction au nombre des « crimes contre les particuliers » et punit de vingt années de fers « quiconque sera convaincu d’avoir par breuvage, par violence ou par tous autres moyens, procurer l’avortement d’une femme enceinte ». Le Code pénal de 1810 complète ces dispositions, la répression s’aggrave au cours de la période de l’entre-deux-guerres (A) et va s’accroitre encore davantage sous le régime de Vichy, période au cours de laquelle sera jugée l’accusée Marie-Louise Giraud (B).

A. Le renforcement répressif de l’entre-deux-guerres

Dans la continuité de son prédécesseur, le Code pénal de 1810 maintient la qualification de crime en prévoyant la peine de réclusion à titre de sanction. En son article 317, il reprend les termes des dispositions incriminatrices du premier code post-révolutionnaire en précisant que le consentement de la femme enceinte à l’avortement est à présent indifférent à la constitution de l’infraction. L’alinéa suivant dispose que la même peine est applicable à « la femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet, si l’avortement s’en est ensuivi ». Enfin, un dernier alinéa réserve un traitement particulier aux membres du corps médical en prévoyant que « Les médecins, chirurgiens et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens qui auront indiqué ou administré ces moyens, seront condamnés à la peine des travaux forcés à temps, dans le cas où l’avortement aurait eu lieu ». La tentative de ce crime est punissable. Ces dispositions donneront lieu à une abondante jurisprudence[2].

Bien que l’avortement thérapeutique soit toléré à partir de 1852 non sans difficultés par l’Académie nationale de Médecine[3] et admis par la doctrine pénaliste sous certaines conditions, le recours à l’avortement en dehors de ce cas reste répréhensible[4]. Le nombre de condamnations demeure important tout au long du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Toutefois, dans le même temps, l’époque est marquée par un phénomène de « prohibition indulgente » en raison de la recherche d’un « impératif d’équilibre » : « faire respecter la morale publique, donner à l’action pénale un caractère pragmatique, éviter de porter atteinte à l’honneur des familles ou d’entraîner des erreurs judiciaires »[5]. Quelques procès marquent cependant l’activité judiciaire comme celui de Marie-Constance Thomas, surnommée « l’avorteuse des Batignolles », condamnée à douze ans de travaux forcés en 1891 pour avoir avorté près de quatre cents femmes en moins de dix mois. Or, malgré la prohibition de l’auto-avortement et de l’avortement sur autrui, fleurissent dans les journaux de l’époque des publicités en faveur de produits abortifs et des sages-femmes proposent leurs services « en toute discrétion » et contre rémunération[6].

Si le nombre d’avortements clandestins pratiqués est estimé à 500 000 au cours des deux premières décennies du XXe siècle[7], il n’est responsable que dans une très faible mesure de la chute de la natalité qui touche la France à cette même époque, phénomène d’ailleurs observé déjà depuis le milieu du XIXe[8].

Souhaitant endiguer la dénatalité et influencé par des lobbys natalistes œuvrant à l’époque, le législateur va renforcer l’arsenal répressif, levier parmi d’autres politiques publiques pour poursuivre sa lutte contre l’avortement et ce, de trois manières successives.

D’abord, par la loi du 31 août 1920 est réprimée la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle[9]. L’article 1er de cette loi dispose que « sera puni dun emprisonnement de six à trois ans et d’une amende de cent francs à trois mille francs quiconque : soit par des discours proférés dans des lieux ou réunions publics ; soit, par la vente, la mise en vente ou l’offre, même non publique, ou par l’exposition, l’affichage ou la distribution sur la voie publique ou dans les lieux publics, ou par la distribution à domicile, la remise sous bande ou sous enveloppe fermée ou non fermée, à la poste, ou à tout agent de distribution ou de transport, de livres, d’écrits, d’imprimés, d’annonces, d’affiches, dessins, images et emblèmes ; soit par la publicité de cabinets médicaux ou soi-disant médicaux ; aura provoqué au crime d’avortement alors même que cette provocation n’aura pas été suivie d’effet ». Aux termes de l’article 2 est puni des mêmes peines « quiconque aura vendu, mis en vente, ou fait vendre, distribuer, ou fait distribuer de quelque manière que ce soit, des remèdes, substances, instruments ou objets quelconques, sachant qu’ils étaient destinés à commettre le crime d’avortement, lors même que cet avortement n’aurait été ni consommé, ni tenter, et alors même que ces remèdes, substances, instruments ou objets quelconques proposés comme moyens d’avortement efficaces seraient, en réalité inaptes à les réaliser ». Ces deux nouvelles infractions permettent de réprimer des actes de complicité à titre autonome qui ne peuvent l’être au titre de la complicité, celle-ci supposant pour être retenue que le fait d’avortement pénalement répréhensible soit commis. Ainsi, le champ de la répression s’en trouve nécessairement élargi. Dans l’hypothèse où la seconde infraction définie est suivie d’effet, l’article 5 de la loi de 1920 prévoit que ce sont les peines de l’article 317 du Code pénal qui s’appliquent. En son article 3, la loi dispose que « sera puni dun mois à six mois de prison et d’une amende de cent francs à cinq mille francs, quiconque, dans un but de propagande anticonceptionnelle, aura, par l’un des moyens spécifiés aux articles 1er et 2, décrit ou divulgué, ou offert de révéler des procédés propres à prévenir la grossesse, ou encore faciliter l’usage de ces procédés. Les mêmes peines seront applicables à quiconque, par l’un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, se sera livré à une propagande anticonceptionnelle ou contre la natalité ». La loi du 31 août 1920 vise à sanctionner les annonces et publicités faisant la promotion à mots à peine couverts de procédés abortifs, que l’on retrouve en nombre important dans la presse féminine ou généraliste[10].

Ensuite, considérant que les jurys populaires des cours d’assises font preuve d’une trop grande clémence à l’égard des avorteurs et afin d’assurer des condamnations plus systématiques par des magistrats professionnels, la loi du du 27 mars 1923 modifiant les dispositions de l’article 317 du Code pénal[11] procède à la correctionnalisation de l’infraction d’avortement qui devient un délit. Celui qui aura procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte est puni dès lors d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 500 à 10 000 francs. La femme qui se sera procuré l’avortement à elle-même, ou qui aura consenti à faire usage des moyens à elle indiqués, ou administré à cet effet, si l’avortement s’en est suivi, sera quant à elle punie d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 100 à 2000 francs. En ce qui concerne les professionnels de santé susceptibles d’être condamnés pour des faits d’avortement, leur liste s’allonge puisque, outre les médecins, chirurgiens, officiers de santé et pharmaciens, sont également visés par le texte incriminateur les sages-femmes, les chirurgiens-dentistes, les étudiants en médecine, les étudiants ou employés en pharmacie, les herboristes, bandagistes et marchands d’instruments de chirurgie qui auront indiqué, favorisé ou pratiqué l’avortement. Ils encourent les peines d’un an à cinq ans d’emprisonnement et de 500 à 10 000 francs d’amende, ainsi qu’une suspension temporaire ou une incapacité absolue d’exercer leur activité. Par ailleurs, l’article 317 du Code pénal réécrit fait encourir pour tous une peine d’interdiction de séjour de deux à dix ans.

Enfin, malgré l’inefficacité manifeste de ces deux lois – puisque la pratique des avortements se poursuit et la natalité ne progresse pas[12] -, le décret-loi du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité française qui crée le Code de la famille, accroît un peu plus encore la répression[13]. Dans le préambule de ce texte adressé au Président de la République, le Président du Conseil, Édouard Daladier, affirme que « l’attention que les pouvoirs publics ap­portent aux choses de la famille incitera sans nul doute nos compatriotes à avoir des enfants. Encore faut-il lutter contre les procédés honteux qui évitent à certaines personnes la charge d’un enfant, les pré­jugés qui condamnent des femmes à de tristes mutilations, les vices et les habi­tudes immorales qui détournent les êtres du foyer familial. Nous avons résolu d’organiser la protec­tion de la maternité : nous pourchasserons l’avortement qui a exercé tant de ravages en France : nous prévoyons un accroisse­ment des peines contre les avorteurs pro­fessionnels. Nous lutterons contre les éta­blissements d’accouchement suspects (…) ». « Par ailleurs, nous vous demandons d’approuver l’aggravation de la répression des vices et la lutte contre les fléaux sociaux qui constituent autant de danger pour l’avenir de la race ». Par plusieurs dispositions d’une section relative à l’avortement contenue dans un titre relatif à la protection de la famille, le décret-loi procède à une réécriture de l’article 317 du Code pénal en prévoyant une incrimination de la seule intention d’avortement dès lors que la réalité de la grossesse est indifférente à la répression. Les peines encourues sont aggravées et peuvent aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 20 000 francs pour ceux recourant de manière habituelle aux pratiques abortives. La liste des professionnels de santé susceptibles d’être condamnés est de nouveau complétée et comprend aussi les infirmiers et les infirmières, les masseurs et les masseuses. La suspension pendant cinq ans au moins et l’incapacité absolue de l’exercice de leur profession sont à présent encourues de plein droit par les professionnels du corps médical et, s’ils contreviennent à pareille interdiction, ils peuvent se voir appliquer la peine d’emprisonnement de six mois au moins et de deux ans au plus et/ou une amende de 1000 à 10 000 francs (art. 86). Par ailleurs, la relégation est encourue par ceux ayant commis en état de récidive l’une de ces trois infractions. En outre, dans sa nouvelle version, l’article 317 prévoit que le sursis, dispositif créé par la loi du 26 mars 1891 sur l’atténuation et l’aggravation des peines, ne peut bénéficier aux personnes condamnées pour les infractions qu’il définit et les circonstances atténuantes de l’article 463 du Code pénal ne peuvent profiter à ceux ayant agi en état de récidive[14]. Enfin, le recours à l’avortement thérapeutique est strictement encadré (art. 87) et la dénonciation par les médecins des avortements clandestins dont ils ont eu connaissance à l’occasion de l’exercice de leur profession est encouragée puisqu’elle n’est plus constitutive d’une violation du secret professionnel (art 90). Bien que ces dispositions soient déjà sévères, c’est un nouveau virage répressif qui s’opère pour le traitement pénal de l’avortement sous le Gouvernement de Vichy.

B. L’emballement répressif sous le régime de Vichy

Les lois vichystes s’appuient sur un héritage répressif déjà important en matière d’incrimination de l’avortement et vont participer à un durcissement supplémentaire des dispositions du droit pénal et de la procédure pénale afin de « traquer l’avortement au nom de la Patrie »[15] pour servir une politique nataliste à une époque où la famille est hissée au rang de principale valeur morale.

La répression de l’infanticide connaît un sort comparable à celle de l’avortement. Pour compléter la lutte contre le « péril démographique »[16] imputé pour partie aux pratiques abortives, le législateur de Vichy procède à la correctionnalisation de l’infanticide par une loi n° 3793 du 2 septembre 1941 sur la protection des naissances[17], infraction jusqu’alors punie de la peine capitale. Sont dès lors prévues des peines d’emprisonnement de trois à dix ans et une amende de 10 000 à 100 000 francs pour l’auteur principal et le complice (art. 3), sans possibilité pour eux de bénéficier d’un sursis ou de circonstances atténuantes (art. 4). Ce choix est similaire à celui qui avait présidé, d’une part, au vote de la loi du 27 mars 1923 pour assurer une condamnation effective de l’avortement sans craindre les acquittements des cours d’assises jugées trop indulgentes et, d’autre part, à la prévision dans le décret-loi de 1939 de dispositions écartant toute mesure de clémence[18].

La punition de l’avortement est portée à son apogée avec la loi n° 300 du 15 février 1942 relative à la répression de l’avortement[19]. La qualification de délit est abandonnée au profit de celle de « crime contre la sûreté de l’État » pour le fait, d’une manière habituelle ou dans un but lucratif, de  procurer ou tenter de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, d’indiquer ou de favoriser les moyens de procurer l’avortement, infraction qui relève désormais de la compétence du Tribunal d’État, juridiction d’exception créée par la loi n° 3883 du 7 septembre 1941 pour la raison qu’elle est au nombre des crimes de nature « à nuire au peuple français » (art. 2)[20]. Ainsi, les peines encourues vont de l’emprisonnement avec ou sans amende à la mort, en passant par les travaux forcés à temps ou à perpétuité et la déportation (art. 11), sans possibilité d’appliquer le sursis ou les circonstances atténuantes (art. 12 al. 2nd). La loi de février 1942 prévoit en outre à l’égard des personnes soupçonnées de tels actes une mesure d’internement administratif préventif (Loi 1942, art. 1er)[21] et à l’encontre des personnes condamnés, en outre, la peine d’affichage pendant un délai minimum de quinze jours des jugements rendus pour de tels faits, tant au domicile de celui qui en fait l’objet qu’aux portes principales des établissements où il exerce son activité (art. 3), tout en prévoyant des peines d’amende et d’emprisonnement en cas de suppression, dissimulation ou lacération des affiches ainsi apposées.

À cela s’ajoute l’application de règles procédurales dérogatoires au droit commun : la procédure de renvoi devant le Tribunal d’État est déjudiciarisée puisque la décision appartient au Conseil des Ministres sur rapport d’un secrétaire d’État (Loi 1941, art. 1er). La juridiction est composée d’un président et d’un vice-président issus des rangs de la magistrature ainsi que de douze autres juges « librement choisis » (art. 4). Les délibérations de la juridiction sont jugées valables sous réserve qu’au moins cinq membres aient siégé. Les mesures d’information sont confiées à un membre du tribunal sans que ne soit prévue une phase d’instruction à proprement parler : l’article 7 de la loi du 7 septembre 1941 écarte expressément l’application de la loi progressiste du 8 décembre 1897 dite « Loi Constans »[22], qui avait reconnu au profit de la « personne inculpée » – aujourd’hui appelée « personne mise en examen – plusieurs garanties procédurales et droits au nombre desquels l’assistance d’un avocat au stade de l’instruction de l’affaire, la prévision d’un délai maximum pour faire comparaitre devant un magistrat le mis en cause après son arrestation, la libre communication du mis en cause détenu avec son avocat, l’accès à la procédure avant les interrogatoires ou encore l’interdiction pour le magistrat ayant instruit l’affaire de siéger dans la formation de jugement. Ces règles protectrices n’ont pas cours dans la procédure suivie par le Tribunal d’État (art. 7). De plus, celui-ci statue sans délai, le cas échéant en application de la procédure de contumace (art. 8). Les jugements rendus sont immédiatement exécutoires et ne peuvent faire l’objet d’aucun recours (art.12 al.1er). L’action publique pour la répression des infractions relevant de la compétence du Tribunal d’État se prescrit selon un délai unique, quelle que soit la qualification donnée aux infractions par le droit commun, avec de surcroît, une application rétroactive de cette disposition nouvelle plus sévère (art. 13). Le seul droit concédé est la faculté pour la personne comparante de choisir un conseil ; à défaut, il lui en est désigné un (art. 11).

C’est en application de ces lois vichystes que Marie-Louise Giraud sera jugée et condamnée pour « crime contre la race »[23].

II. La condamnation de Marie-Louise Giraud ou le procès de l’avortement

Les auteurs qui se sont intéressés au sort pénal de cette « tricoteuse » ou « faiseuse d’anges » sont unanimes pour considérer que sa condamnation a fait l’objet d’une instrumentalisation aux fins de servir d’exemple (A). C’est pour cette raison-là que Marie-Louise Giraud est devenue par la suite l’un des symboles du combat pour la légalisation de l’avortement (B).

A. Une condamnation pour l’exemple

Malgré une législation de la « Révolution nationale » particulièrement prompte à réprimer l’avortement clandestin, il subsiste dans les premiers mois suivant l’installation du régime de Vichy un décalage entre la rigueur de la loi et la pratique judiciaire républicaine. Alors qu’il ne peut plus être prononcé en matière d’avortement, le sursis continue pourtant de l’être par les tribunaux de droit commun. L’étude des décisions rendues dans les premiers mois montre que les jugements concernent majoritairement des avortées, poursuivies en qualité d’auteurs principaux d’auto-avortement, et leurs complices, par une requalification clémente, échappent aux poursuites comme auteurs de pratiques abortives plus sévèrement punies. De plus, les mis en cause ne sont que rarement des professionnels de santé à l’égard desquels la répression s’est intensifiée avec le Code de la famille de 1939. Enfin, la qualification d’ « habitude » pour désigner les actes accomplis et ayant pour conséquence une aggravation des peines n’est que rarement retenue. Bien que les statistiques montrent une nette augmentation des condamnations pour avortement à partir de 1940 dont le nombre quadruple presque au cours de l’année 1943[24], ce n’est qu’à partir de cette année-là que la répression des tribunaux correctionnels se fait plus systématique : le nombre de personnes condamnées augmente, les sursis et relaxes ne sont plus que rarement prononcés[25].

Dans le même temps, une justice exceptionnelle se met en place avec à la création du Tribunal d’État comme précédemment indiqué. Les lobbyistes de la propagande anti-malthusienne, dont l’Alliance nationale contre la dépopulation, qui considèrent la répression de l’avortement clandestin insuffisante et le projet d’unités spécialisées de la police judiciaire comme un échec, voient dans l’extension du champ de compétence de cette juridiction en 1942 la possibilité d’une sévérité accrue. Espoir déçu cependant puisqu’en matière de répression de l’avortement, l’activité du Tribunal d’État s’avère résiduelle. Cette juridiction n’est saisie que de 0,6 % du contentieux total relatif à ces infractions[26]. En effet, seulement quarante-six avorteurs et avorteuses seront renvoyés devant le Tribunal d’État (contre 7500 devant les tribunaux correctionnels), quatre mis en cause sur cinq étant des femmes[27].

Cependant, la sévérité des décisions rendues par ce tribunal est inversement proportionnelle au nombre d’affaires dont il est saisi : ces procès expéditifs se soldent par des peines extrêmement lourdes ; plus des trois quarts des personnes qui comparaissent sont condamnés aux travaux forcés et deux condamnations à mort sont prononcées dont l’une à l’encontre de Marie-Louise Giraud.

Les critères d’orientation des dossiers pour leur traitement par cette justice d’exception sont incertains mais il apparaît assez nettement qu’« en matière d’avortement, le Tribunal d’État est l’agent exemplaire d’une justice éminemment politique »[28]. La sentence capitale prononcée à l’endroit de Marie-Louise Giraud constitue un « paroxysme dans l’aggravation pénale de l’avortement »[29] et sans aucun doute l’expression d’un souci d’exemplarité.

C’est à partir d’une dénonciation anonyme que s’ouvre à l’encontre de Marie-Louise Giraud une enquête supervisée par M. Trouvé, commissaire de police, et réalisée par le personnel policier du 2ème arrondissement de Cherbourg. Elle conduit à son arrestation en octobre 1942. Interrogée, Madame Giraud reconnait les faits qui lui sont reprochés.

Pour avoir perpétré, à son domicile entre 1940 et 1942 et contre rémunération, vingt-six avortements dont l’un d’eux conduira à la mort d’une femme pour cause de septicémie, Marie-Louise Giraud est renvoyée devant la section de Paris du Tribunal d’État en qualité d’auteur principal. Elle comparaît aux côtés de trois autres femmes, Eulalie Hélène, Jeanne Truffert et Augustine Cosnefroy, ensemble poursuivies pour faits de complicité de certains des avortements réalisés puisqu’elles adressaient à l’accusée des femmes enceintes désireuses de mettre un terme à leurs grossesses. Ses comparses sont condamnées au paiement d’une peine d’amende ainsi que, respectivement, à cinq et huit de travaux forcés, et dix ans de réclusion.

Les débats se déroulent sur deux jours, à huis clos, les 7 et 8 juin. Au cours de l’audience présidée par Paul Devise, magistrat honoraire ayant repris volontairement du service et réputé pour son extrême fermeté[30], les juges la décrivent comme une femme anti-France, une mère indigne, avortée, prostituée et porteuse de maladies vénériennes[31]. Il est mentionné lors des débats qu’elle a été condamnée par le passé pour vols et escroqueries, qu’elle louait des chambres à des prostituées et elle est présentée comme une femme de mauvaise moralité. Dans son réquisitoire et conformément à la doctrine officielle, le commissaire du Gouvernement rappelle que l’avortement est « une attaque contre l’État ».  Après plusieurs heures de délibérations, la décision est rendue : reconnue coupable, Marie-Louise Giraud est condamnée à la peine capitale.

B. Une condamnation passée à la postérité

Comme le titre Paris-soir dans son édition du 10 juin 1943 au lendemain du verdict, Marie-Louise Giraud est la première femme « faiseuse d’anges » à être condamnée à une telle peine, mais aussi, convient-il d’ajouter, la seule femme[32].

Le 9 juillet 1943, Marie-Louise Giraud adresse une demande de grâce au Maréchal Philippe Pétain, missive dans laquelle elle explique l’adoration qu’elle porte à ses deux enfants. La Commission des grâces qui étudie sa requête émet le 28 juin 1943 à la majorité de ses membres un « avis favorable à la commutation de sa peine en celle de travaux forcés à perpétuité ». Pourtant, par décret du 10 juillet 1943, le Maréchal Pétain refuse de lui accorder cette mesure de clémence[33]. La rudesse de la répression se mesure également à l’aune de ce refus de grâce qui a été également opposé à d’autres femmes condamnées à mort pour des crimes de droit commun sous le Gouvernement de Vichy, alors que depuis plusieurs décennies les femmes contre lesquelles une telle peine a été prononcée bénéficient systématiquement de la grâce présidentielle, sorte d’usage abandonné sous le période de Vichy. Entre 1887 et 1941, les soixante-huit femmes condamnées à mort seront graciées et verront leurs peines commuées. Sous Vichy, les sept femmes condamnées à la peine capitale, dont Marie-Louise Giraud, la subiront et il en sera également ainsi après la Libération à l’égard des collaboratrices pendant l’épuration[34].

À l’âge de 39 ans, Marie-Louise Giraud est donc exécutée le 30 juillet 1943 à 5h25 par décapitation dans la cour de la prison de la Petite-Roquette située à Paris où elle était incarcérée. Elle sera inhumée au cimetière d’Ivry-sur-Seine dans la division 27, le carré réservé aux suppliciés[35].

À la Libération, l’ordonnance du 9 août 1944 déclare la nullité des lois et règlements vichystes[36] dont celles ayant institué des juridictions d’exception (art. 3). Dès lors, le traitement pénal de l’avortement, qui retrouve sa qualification exclusivement délictuelle, relève de nouveau et intégralement de la compétence des tribunaux correctionnels. Plus tard, la loi n° 51-144 du 11 février 1951 abrogera les dispositions de l’article 317 du Code pénal qui prévoyait l’exclusion du sursis et des circonstances atténuantes[37].

Cependant, la déflation des condamnations pour avortement n’est pas immédiate au lendemain de l’abrogation des lois de Vichy. En 1946, leur nombre atteint encore 5151. Selon un auteur, l’explication peut être trouvée dans « la reconduction du consensus familialiste » et « la persistance d’une politique répressive d’ordre moral jusqu’en 1947 »[38] : à cette époque, on assiste à un renforcement de l’action de la police et de la justice qui comptent dans leurs rangs des personnels parfois zélés[39]. En outre, ce nombre encore important de condamnations après la Libération résulte d’un décalage entre la date des faits reprochés et celle de leur jugement[40]. Progressivement, elles vont décroître jusqu’à représenter une infime partie des condamnations annuelles à la veille de la promulgation de la loi Veil n° 75-17 qui légalisa l’interruption volontaire de grossesse aux termes d’un long combat politique et judiciaire[41].

Si les journaux de l’époque furent peu nombreux à informer leurs lecteurs du funeste sort pénal réservé à Marie-Louise Giraud, Francis Szpiner, avocat au Barreau de Paris et aujourd’hui également sénateur, lui consacra, quarante ans plus tard, un livre intitulé « Une affaire de femmes : Paris 1943, exécution d’une avorteuse »[42], qui fut adapté au cinéma en 1988 par Claude Chabrol dans un film éponyme, dans lequel Marie-Louise Giraud est incarnée par Isabelle Huppert.

Avec plusieurs autres femmes françaises connues parmi lesquelles la journaliste Caroline Rémy alias Séverine (1855-1929), le médecin aliéniste Madeleine Pelletier (1874-1939), la militante féministe et néo-malthusienne Nelly Roussel (1878-1922), l’écrivaine Simone de Beauvoir (1908-1986), l’avocate Gisèle Halimi (1927-2020), la femme politique et académicienne Simone Veil (1927-2017), et tant d’autres, moins connues[43] ou anonymes, Marie-Louise Giraud rejoint le Panthéon de celles qui ont œuvré, en empruntant des chemins différents, à la défense du droit à la contraception et du droit à l’avortement.

Anne PONSEILLE,

Maître de conférences Droit privé et sciences criminelles, HDR,

Faculté de droit de l’Université de Montpellier,

CERCOP


[1] Loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, JO n° 0058 du 9 mars 2024, texte n° 1, qui insère un nouvel alinéa à l’article 34 : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantit à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».

[2] Pour une analyse des arrêts de la Cour de cassation rendus sous l’empire du Code pénal napoléonien, cf. P. Vielfaure, « L’infraction d’avortement de la Révolution à la Seconde Guerre mondiale », p. 837 et s. in Naître ou ne pas naître. De l’Antiquité au XXIe siècle, sous la direction de F. Vialla et al., Bordeaux : LEH, 2023, coll. À la croisée des regards, 1048 p.

[3] Décision du 30 mars 1852, Bull. Acad. de méd., tome XVIII, p. 523.

[4] A. Dandel, « Avortement criminel » in Dictionnaire d’Histoire politique de la santé, sous la direction de H. Guillemain, DicoPolHIS, Le Mans Université, 2020.

[5] F. Cahen, « De l’efficacité des politiques publiques : la lutte contre l’avortement criminel en France, 1890-1950 », Rev.  d’Histoire moderne et contemporaine, 2011/3, n° 58-3, p. 93.

[6] https://gallica.bnf.fr/blog/15012021/que-toute-femme-choisisse-elle-meme-sa-destinee-le-droit-lavortement-avant-la-loi-veil?mode=desktop

[7] I. Nisand, L. Araújo-Attali, A.-L. Schillinger-Decker, L’IVG, Presses Universitaires de France, 2012, p. 47.

[8] B. Soudais, L’avortement criminel en Seine Inférieure de 1830 à 1940 : moeurs, sexualité et biopolitique à travers les archives judiciaires, Th. Faculté mixte de médecine et de pharmacie, Rouen, p. 27.

[9] JO n° 208 su 1er aout 1920, p. 10934.

[10] G. Sicard, « La préparation de la loi du 31 juillet 1920 », p. 469-479 in Mélanges Germain Sicard, PU Toulouse, vol. 1, 493 p.

[11] JO n° 87 du 29 mars 1923, p. 3122.

[12] Ch. Horellou-Lafarge, « Une mutation dans les dispositifs de contrôle social : le cas de l’avortement », Rev. Française de sociologie, 1982, n° 23-3, p. 400.

[13] JO n° 178 du 30 juillet 1939, p. 9607 et s.

[14] Art. 83 modifiant l’article 4 de la loi du 27 mai 1885 sur les récidivistes, JO n° 0144 du 28 mai 1885, p. 2721.

[15] M. Mathieu, L. Thizy, « De la criminalisation de l’avortement à la égalisation de l’IVG », p. 9-23 in Sociologue de l’avortement, sous la direction de M. Mathieu, L. Thizy, La Découverte, coll. Repères, 2023, 128 p.

[16] J.-Y. Le  Naour, C. Valenti, « L’avortement, un péril national 1870-1920 », p. 79-121 in Histoire de l’avortement XIXe-XXe, Paris : Le Seuil, Coll. L’univers historique, 2003, 400 p.

[17] JO n° 0256 du 14 mars 1941, p. 3932.

[18] La loi n° 54-411 du 13 avril 1954 relative à la répression des crimes et délits contre les enfants (JO n° 0087 du 14 avril 1954, p. 3580) a ensuite restitué à l’infraction sa qualification criminelle. Elle fait encourir une peine de réclusion criminelle de dix à vingt ans à la mère auteur ou complice d’un infanticide, tout en prenant soin d’exclure du bénéfice de cette « excuse maternelle » les coauteurs et complices de l’infanticide auxquels s’appliquant la peine de mort.

[19] JO n° 57 du 7 mars 1942, p. 938.

[20] JO n° 252 du 10 septembre 1941, p. 3850 ; cette juridiction vient s’ajouter aux autres juridictions d’exception instituées à cette époque : cf. V. Giraudier, « Les juridictions d’exception du régime de Vichy ou la démilitarisation de l’exception », Rev. Historique des Armées, 2004, n° 235, Hors Dossier, p. 109 et s. ; A. Bancaud, « Une exception ordinaire. Les magistrats et les juridictions d’exception de Vichy », p. 29 et s. in La justice des années sombres : 1940-1944, La Documentation française, AFHJ, 2001, 335 p.

[21] Cette mesure est issue du décret du 18 novembre 1939 relatif aux mesures à prendre à l’égard des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité pu­blique, JO n° 285 du 19 novembre 1939, p. 13318.

[22] JO n° 0335 du 10 décembre 1897, p. 6907.

[23] C. Olivier, « Du « crime contre la race ». L’avortement dans la Franc de la Révolution nationale », p. 253-264 in Femmes et justice pénale XIXe-XXe siècles, sous la direction de Ch. Bard, F. Chauvaud, M. Perrot et J.-G. Petit, PU de Rennes, coll. Histoire, 2002, 376 p.

[24] Le nombre de condamnations s’élève à 1125 en 1941 contre 537 en 1938, pour atteindre 4055 en 1943 : cf. C. Olivier, « Du « crime contre la race ». L’avortement dans la France de la Révolution nationale », op. cit., p. 256.

[25] Pour des explications détaillées, cf. C. Olivier, « Avorteuses et avorteurs, criminels contre la race », p. 179 et s. in Le vice ou la vertu, Vichy et les politiques de la sexualité, PU du Midi, 2005, 301 p.

[26] M. Boninchi, Vichy et l’ordre moral, Paris : PUF, 2005, p. 287.

[27] Pour des explications détaillées, cf. C. Olivier, « Avorteuses et avorteurs, criminels contre la race », op. cit., p. 179 et s.

[28] Ibid.

[29] C. Olivier, « Du « crime contre la race ». L’avortement dans la France de la Révolution nationale », op. cit., p. 254.

[30] Disciplinairement sanctionné à la Libération pour cette collaboration judiciaire, il bénéficia d’un non-lieu pour cause de démence sénile et fut interné, ce qui lui permit d’échapper à la Cour de Justice de Paris qui se réunit en décembre 1949 pour juger ceux qui avaient accepté de siéger au sein du Tribunal d’État : Le Monde, 28 décembre 1949, La Cour de Justice de Paris va juger les membres du Tribunal d’État.

[31] C. Olivier, « Vie et mort d’une avorteuse. L’affaire de la « blanchisseuse de Cherbourg 1943 », L’histoire, n° 280, oct. 2003, p. 95 et s.

[32] Notons qu’un homme, Désiré Piogé, fut également exécuté  le 22 octobre 1943, après avoir été condamné pour avoir avorté trois femmes.

[33] https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/web/guest/recherche p_p_id=77&p_p_lifecycle=0&p_p_state=maximized&p_p_mode=view&_77_struts_action=%2Fjournal_content_search%2Fsearch

[34] N. Picard, « Des violences impardonnables : les crimes commis par les femmes condamnées à mort (France 1906-1961) », spéc. p. 241 et 242 in La femme devant ses juges. De la fin du Moyen Âge au XXe siècle, sous la direction de P. Hepner et M. Valdher, Artois Presses Université, 286 p.

[35] Depuis l’abolition de la peine de mort, les dépouilles ont été transportées dans l’ossuaire du cimetière de Thiais mais le carré des suppliciés, aujourd’hui vide, demeure matérialisé par des pierres : ActuParis, https://actu.fr/ile-de-france/ivry-sur-seine_94041/ce-cimetiere-du-val-de-marne-a-accueilli-pendant-des-annees-des-locataires-peu-ordinaires_60435150.html

[36] JO n° 0065 du 10 août 1945, p. 688.

[37] Art. 2 ; JO n° 38 du 13 février 1951, p. 1515.

[38]  F. Cahen, Ch. Capuano, « La poursuite de la répression anti-avortement après Vichy. Une guerre inachevée ? », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, 2011/3, n° 111, p. 119 et 121.

[39] Ibid. p. 128.

[40] Ibid. p. 127.

[41] J. Le Gac, A.-L. Ollivier et R. Spina, La France en chiffres : de 1870 à nos jours, Paris : Perrin, 2015, p. 28 : 67 en 1973, 10 en 1974.

[42] Paris : Balland, 1986, 221 p.

[43] Signataires du « Manifeste des 343 », Nouvel Observateur, 5 avril 1971.