Le Conseil constitutionnel sur la loi immigration : une décision un peu trop cavalière

Dominique ROUSSEAU.

Cette tribune est parue dans le journal Libération (en ligne) le 25 janvier 2024 . Nous la publions dans la revue Questions Constitutionnelles avec l’aimable autorisation du journal.

Les sages auraient dû aller plus loin : ils auraient dû affirmer que les dispositions censurées n’étaient pas seulement des cavaliers législatifs mais des missiles législatifs téléguidés pour détruire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, affirme le professeur de droit public.

Le Conseil constitutionnel vient de réussir un beau saut d’obstacles. De manière surprenante, le gouvernement avait demandé à sa majorité de voter des dispositions de la loi immigration dont il reconnaissait publiquement qu’elles étaient contraires à la Constitution. Et, pire, il persuadait ses députés de les voter en leur disant qu’il saisirait le Conseil constitutionnel et que celui-ci, à coup sûr, les censurerait. Les oppositions de droite et d’extrême droite, offusquées, déclaraient alors qu’elles dénonceraient ce tripatouillage et exigeraient un référendum sur l’immigration. Dans cette situation tumultueuse, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, adressant ses vœux au président de la République, lui rappelait fermement le 8 janvier 2024 et par deux reprises que le Conseil constitutionnel n’était pas une chambre d’écho des tendances de l’opinion ni une chambre d’appel des choix du Parlement.

Ainsi pris en otage par la majorité présidentielle et les oppositions, le Conseil constitutionnel, très habilement, se fait excellent cavalier pour sauter l’obstacle. Il censure les dispositions relatives aux conditions du regroupement familial, aux conditions de délivrance d’un titre de séjour et d’une carte de résident, aux frais d’inscription des étudiants étrangers, aux conditions de durée pour qu’un étranger bénéficie des prestations sociales, aux règles relatives au droit de la nationalité, à l’instauration du délit de séjour irrégulier d’un étranger majeur. Ce qu’attendait le président de la République et ce qui fait plaisir à la majorité. Mais ces censures, pour nombreuses qu’elles soient – 32 articles sur 86 – ne devraient pas contrarier les oppositions.

Le Conseil constitutionnel n’a pas jugé ces dispositions au fond…

En effet, le Conseil constitutionnel censure ces dispositions parce qu’elles sont issues d’amendements qui sont dépourvus de tout lien même indirect avec l’objet du texte initial. Pour employer le jargon constitutionnaliste, ces dispositions sont des «cavaliers législatifs», des intrus qui n’ont pas leur place dans cette loi. Et, précise le Conseil constitutionnel, déclarer, pour ce motif, ces dispositions inconstitutionnelles ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles.

Traduction : le Conseil constitutionnel n’a pas jugé ces dispositions au fond, il n’a pas examiné si elles portaient atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, au principe d’égalité ou au principe de fraternité ; il a simplement dit qu’elles ne pouvaient pas être prises dans cette loi-là. Ce qui veut dire que la droite peut reprendre ces dispositions dans une future proposition de loi ayant pour unique objet de définir le régime juridique des travailleurs étrangers en France.

Sur le papier, la décision du 25 janvier 2024 est donc habile, et ce motif de censure a sans doute aussi permis de fournir un consensus au sein du Conseil constitutionnel. Mais le souci d’être habile aujourd’hui empêche souvent d’être adroit demain. Déjà, l’extrême droite demande un référendum pour modifier la Constitution afin de faire adopter les dispositions censurées par le Conseil constitutionnel. Déjà, la droite et l’extrême droite, ne retenant que la censure et oubliant son motif, dénoncent le gouvernement des juges et appellent à réduire les compétences du Conseil constitutionnel pour en faire une simple instance consultative. Déjà, la droite et l’extrême droite imposent leur discours faisant de l’Etat de droit la cause de tous les malheurs du peuple.

… il aurait été plus «habile» d’assumer son rôle de gardien des droits

En d’autres termes, l’habileté de la décision du Conseil constitutionnel n’empêche pas que celle-ci soit lue, vue et comprise comme signifiant que les principes constitutionnels actuels ne permettent pas de faire des discriminations entre travailleurs français et travailleurs étrangers en situation régulière. Dans ces conditions, il aurait été plus «habile» pour le Conseil constitutionnel d’assumer son rôle constitutionnel de gardien des droits et libertés. Car, pour l’heure, il laisse planer un doute en reportant son examen de la constitutionnalité substantielle des dispositions aujourd’hui censurées pour des raisons de procédure à une éventuelle future loi relative au régime juridique des travailleurs étrangers.

Quand tout part à vau-l’eau, quand Assemblée nationale, Sénat, Matignon et Elysée s’entortillent mutuellement, il faut qu’il y ait au moins une institution qui dise ce qui est. Et le Conseil constitutionnel aurait dû être cette institution qui dise que l’identité constitutionnelle de la France, c’est le principe d’égalité qui interdit de faire des discriminations fondées sur l’origine, la race ou la religion ou encore le principe de fraternité qui interdit de faire de l’aide à un étranger en situation irrégulière un délit.

Bref, qui dise que les dispositions censurées n’étaient pas seulement des cavaliers législatifs mais des missiles législatifs téléguidés pour détruire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Dire ce qu’il en était constitutionnellement de cette loi était peut-être un obstacle trop haut pour être sauté par ce Conseil constitutionnel -là. Heureusement, il reste – encore – l’Université comme lieu de critiques…

Dominique ROUSSEAU,

Professeur émérite de droit public à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne, membre honoraire de l’Institut universitaire de France