Le saut dans le vide

Julien BOUDON.

Note : Grâce à la complicité de mon collègue et ami Pierre-Yves Gahdoun, Questions constitutionnelles a accepté d’accueillir un bref article consacré à la dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par le Président de la République. Cet article avait été commandé par le Club des juristes, puis refusé par lui au motif qu’il était contraire à la « neutralité politique » qu’il revendique. Notre collègue Roseline Letteron, que je remercie chaleureusement, a voulu aussitôt publier ce billet sur son célèbre Blog Libertés, Libertés chéries (https://libertescheries.blogspot.com/2024/06/les-invites-de-llc-julien-boudon.html). Il nous a semblé utile (et amusant) d’en donner une version longue en regard de la version courte qui a connu une histoire mouvementée. Que Pierre-Yves Gahdoun et la rédaction de Questions constitutionnelles en soient vivement remerciés.

La dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par le Président de la République dimanche soir 9 juin est une demi-surprise. Il en avait déjà été question à l’automne dernier et, en réalité, depuis les élections de juin 2022 qui n’avaient accordé qu’une majorité dite « relative » au Chef de l’État. L’adjectif est en effet trompeur car il n’y a de majorité qu’absolue et c’est pour cela que l’anglais distingue entre « plurality » et « majority ». Durant la XVIe législature, les députés fidèles à Emmanuel Macron formaient le groupe parlementaire le plus important de l’Assemblée, mais ils n’en constituaient qu’une minorité : la somme de leurs opposants était plus grande et atteignait, elle, la majorité absolue. Simplement, ces oppositions étaient hétérogènes et ne pouvaient passer du pluriel au singulier – du pluriel des oppositions au singulier de la majorité absolue. Quoi qu’il en soit, toute idée de majorité, de minorité et d’opposition a explosé le 9 juin avec la dissolution.

L’article 12 de la Constitution dispose que le Président de la République « peut » dissoudre l’Assemblée nationale. Contrairement à d’autres pays, par exemple l’Italie, la dissolution ne frappe pas les deux chambres du Parlement, mais uniquement la Chambre basse, non pas parce qu’elle est élue au suffrage universel direct (contrairement au Sénat), mais parce qu’elle est en mesure de renverser le Gouvernement (contrairement au Sénat). La compétence du Président de la République appartient à ce que les constitutionnalistes appellent les « pouvoirs propres », ceux que le Chef de l’Etat exerce sans contreseing ministériel (et, pour ce qui concerne l’article 12, sans proposition en amont, par exemple du Premier ministre, comme c’est le cas à l’article 11). Les seules formalités prévues à l’article 12 tiennent à la consultation du Premier ministre et des Présidents des deux Chambres ; c’est pour cela qu’E. Macron a précisé dès le début de son allocution que ces conditions avaient été satisfaites. Le Chef de l’État est donc juridiquement assez libre de dissoudre l’Assemblée nationale – les contraintes sont politiques plus que juridiques, comme en témoigne le décret de dissolution, publié au Journal officiel le lundi 10 juin, jour où il ne paraît pas en principe. Exceptionnellement, le Journal officiel contient deux textes seulement : le décret de dissolution et le décret de convocation des électeurs (celui-ci est contresigné et il l’est par le Premier ministre et par trois ministres). Un débat s’est engagé à propos du délai : le code électoral prévoit des délais qui n’auraient pas permis un premier tour le 30 juin. L’article L 157 précise que les déclarations de candidature aux élections législatives doivent être déposées au plus tard « le quatrième vendredi précédent le jour du scrutin ». Mais il est évident que les délais resserrés prévus par la Constitution l’emportent (voir en ce sens les décisions du Conseil constitutionnel n° 81-1 ELEC du 11 juin 1981 et n° 88-5 ELEC du 4 juin 1988) : le premier tour a lieu au plus tôt vingt jours après la dissolution, pour laisser la place à une campagne électorale, fût-elle ultra-brève. Le décret de dissolution étant daté du 9 juin (et publié le 10), le premier dimanche éligible est sans hasard le 30 juin.

Ce sera donc la sixième fois depuis 1958 qu’un Président de la République aura prononcé la dissolution de l’Assemblée nationale. Elle ne ressemble à aucune autre : le Gouvernement n’a pas été renversé par une motion de censure (1962), il ne fait pas face à une crise politique et sociale inextricable (1968), la dissolution n’intervient pas dans la foulée d’une élection présidentielle (1981, 1988) et pour cause : le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2000 et 2001 avaient précisément pour objectif d’éviter une discordance des majorités. Le parallèle avec 1997 n’est pas plus convaincant : la majorité de droite était à l’époque pléthorique et la dissolution s’expliquait autant par les rancœurs accumulées entre les partisans de Jacques Chirac et ceux d’Édouard Balladur que par l’annonce d’une dégradation économique qui aurait été imputée au Gouvernement en place. Nous sommes en 2024 dans une configuration inédite : depuis deux ans, le Gouvernement ne dispose pas d’une majorité absolue mais, pour autant, son programme législatif est à peu près adopté (la réforme des retraites, la loi Immigration), tandis que le Gouvernement n’a pas été renversé. Le Président de la République dissout après des élections européennes, et pas nationales, qui confirment le succès électoral du RN (et de Reconquête). E. Macron considère qu’un score de 32 %, à comparer aux faibles 14 % de la liste Renaissance, manifeste un désaveu politique.

Au passage, on peut se demander si ce n’est pas une démission plutôt qu’une dissolution qui aurait permis d’en avoir le cœur net : le Président de la République a indiqué dimanche qu’il redonnait aux électeurs « le choix de notre avenir parlementaire ». En vérité, ce n’est pas le jeu parlementaire qui est incertain, plutôt le cap politique donné au pays depuis 2017 : au prix d’un concours de circonstances rocambolesque, E. Macron a été élu et réélu sans qu’un véritable choix fût proposé aux électeurs modérés (qui ne sont pas tous macronistes). De ce point de vue, l’élection présidentielle réduite à un duel au second tour suscite la frustration car elle empêche toutes sensibilités de s’exprimer. Il sera nécessaire, quand les circonstances s’y prêteront, de réfléchir à cette élection au suffrage universel direct qui a montré tout son intérêt dans les années 1960 (et jusqu’aux années 1980) mais qui a désormais fait les preuves de sa nocivité. Nous n’en sommes pas là, d’autant que le Président de la République a annoncé qu’il ne démissionnerait pas quel que fût le résultat des élections législatives – voilà une annonce qui nous épargne une discussion sur les effets d’une démission d’Emmanuel Macron. Il y a quelques mois, cette hypothèse était évoquée avec, à la clé, une nouvelle candidature du Président sortant : disons-le clairement – c’est une hérésie constitutionnelle. L’article 6 de la Constitution est sans doute assez mal rédigé depuis 2008 mais sa philosophie d’ensemble conduit à comprendre la phrase « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs » comme signifiant « Nul ne peut être élu plus de deux fois consécutivement ». Cela fait partie du fair-play constitutionnel qui distingue les Républiques bananières des Républiques dignes de ce nom : une intermittence ou une pause est prévue et le Président qui a été élu une deuxième fois ne peut se présenter à l’élection qui suit (ce qui ne l’empêcherait pas, ni de se présenter en 2032, ni de se présenter avant si le candidat élu en 2027 n’allait pas au bout du mandat de cinq ans). Mais ce n’est pas l’objet du débat actuel.

Les élections législatives anticipées auront lieu les 30 juin et 7 juillet (un intervalle d’une semaine est ici fixé, à rebours de l’élection présidentielle qui prévoit un délai de quinze jours entre les deux tours). Le scrutin majoritaire à deux tours a toujours été utilisé sous la Ve République, sauf en 1986 où la proportionnelle intégrale et départementale n’avait pas nuit à la formation d’une majorité absolue de députés RPR et UDF. Il est impossible de prédire quels seront les résultats des élections à venir parce qu’elles dépendent de 577 batailles locales et parce que l’organisation d’un second tour (devenu systématique tant il est difficile d’être élu au premier tour en raison de l’abstention électorale) brouille les cartes. J’avais annoncé en 2017, dans un article au Hufftington Post dont je ne parle jamais, que LREM n’obtiendrait pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale : je m’étais trompé de cinq ans… Cette année, je réitère mon pronostic : dans une configuration où le RN gagnera sans doute des sièges et où le camp présidentiel devrait en perdre, il semble qu’aucun parti ne détiendra la majorité absolue. Est-ce là le calcul du Président de la République ? Démontrer la nécessité de constituer un « front républicain », dans les urnes comme à la Chambre, pour continuer à isoler le RN ? Ou bien se satisferait-il d’un résultat avantageux au RN afin de nommer un Gouvernement issu de ses rangs pour prouver, d’ici 2027, son incompétence ou son échec et ainsi marginaliser Marine Le Pen lors de la prochaine élection présidentielle (c’était cette intention qui était prêtée à E. Macron à l’automne dernier) ?

Quelles sont les conséquences à plus long terme de la dissolution ? La première : l’Assemblée ne pourra pas être à nouveau dissoute dans l’année qui vient – l’article 12 interdit les dissolutions à répétition. En 2022, des journalistes mal informés avaient soutenu que la dissolution ne pouvait intervenir dans l’année qui suivait les élections législatives : ils confondaient une échéance ordinaire et des élections anticipées, la règle étant précisément faite pour assurer un minimum de stabilité après une crise évidente – car une dissolution est toujours une crise. La seconde conséquence est que le mandat des députés de la XVIIe législature courra en principe jusqu’en 2029, c’est-à-dire au-delà de la prochaine élection présidentielle (ce qui semble improbable). La troisième conséquence est que l’Assemblée nationale sera réunie en dehors de la session parlementaire ordinaire, qui se termine à la fin de juin : dans ce cas, précise l’article 12 de la Constitution, une session de droit est ouverte pour quinze jours. Mais la conséquence la plus cruciale est d’ordre politique et dépendra des résultats le 7 juillet au soir : soit le Président de la République disposera d’une majorité bancale, y compris avec le soutien implicite d’une gauche résignée ; soit il fera l’expérience d’une cohabitation avec le RN ou, de façon moins plausible, avec la gauche. Dans tous les cas de figure, s’il est permis de violer la neutralité axiologique que s’imposent les universitaires, E. Macron aura fait la preuve qu’il n’a pas la carrure d’un chef de l’État : on ne joue pas avec les institutions et avec l’avenir d’un pays comme s’il s’agissait d’une aimable partie de dés ou de poker, pour reprendre une métaphore qui a fait florès. De façon générale, je m’en lamente devant mes étudiants, sans solution, il est frappant de constater l’incapacité de ce pays à susciter des talents qui s’investiraient dans la vie politique : pourquoi la plupart de nos représentants sont-ils des médiocres (on rappelle que le terme signifie étymologiquement « moyen ») ? pourquoi les meilleurs d’entre nous fuient-ils la « carrière » politique et se réfugient-ils dans des professions qui en sont très éloignées ? Il y a là un mystère qui, très malheureusement, illustre ou révèle l’état dans lequel se trouve la France.

Julien BOUDON,

Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay