Le transhumanisme dans la jurisprudence contemporaine

Mustapha AFROUKH.

Dans un contexte international marqué par les violations graves des droits fondamentaux de la personne humaine, une interrogation sur les enjeux et difficultés posés par le défi transhumaniste peut à première vue paraître incongrue. Les organisateurs de ce colloque évoquent d’ailleurs des défis à venir et non actuels : « en tant que cadre juridique global et au regard des nouveaux droits de l’homme revendiqués, la norme (…) méritera, à titre d’anticipation, d’être repensée à la lumière des promesses transhumanistes qui ne manqueront pas, non plus, d’affecter à la faveur des progrès exponentiels de l’intelligence artificielle, nos modes de gouvernance et le fonctionnement politique de nos sociétés ». Il faut cependant prendre au sérieux la question car l’idéologie transhumaniste a le vent en poupe[1]. Elle est à la fois séduisante et effrayante. Séduisante parce que l’homme pourrait désormais contrôler l’écoulement du temps. Il ne subirait plus la nature. Effrayante car elle laisse entrevoir une société marquée par le règne de la technologie et profondément inégalitaire, les seuls individus augmentés étant valorisés. Pour l’heure, il est rassurant de voir que les revendications transhumanistes ne se sont pas transformées en argumentaires contentieux. Le législateur, comme les juges français, n’ont pas encore été saisis de difficultés liées à l’avènement de l’homme augmenté ou programmé.

À défaut d’alimenter le contentieux réel et concret, celui tranché par les juges, le transhumanisme est au cœur d’un contentieux fictif, comme celui organisé par des praticiens du droit à la Cour d’appel de Paris en 2017 qui imaginait une société où les forces de l’ordre équipés de « e-cornée », ou œil bionique, filmant et enregistrant tout ce qui se passe sous leurs yeux, devaient faire face à des biorésistants jugés pour avoir attaqué les serveurs du ministère de l’intérieur[2]. La fiction peut être aussi magnifiquement conté, comme l’illustre l’excellent ouvrage de François Ost Si le droit m’était conté, qui comporte un conte « Solange B : infanticide », mettant en scène un curieux procès d’assises d’infanticide[3]. L’accusée Solange B., brillante ingénieure, s’est portée volontaire pour une expérience de clonage de son propre corps. Il s’agissait de permettre l’autoreproduction de ses cellules et de confier l’embryon à un utérus artificiel du laboratoire. Le résultat ne fut pas à la hauteur des espérances de Mme Solange B. : une panne électrique interrompu le processus de sorte que l’enfant qui allait à naître serait dépourvu d’un cerveau en plein possession de ses moyens. Romeox un robot androide éperdument amoureux de Solange lui proposa de transplanter son propre cerveau sur celui du malheureux fœtus végétatif : l’opération a été une réussite. Quelques semaines plus tard, l’utérus artificiel donna naissance à DominiX. Le temps du bonheur allait cependant être bref. RomeoX était devenu trop humain et perdit de vue le bonheur conjugal pour se concentrer sur les soirées football. Résultat : une séparation douloureuse. Et l’évolution de DominiX inquiétait profondément Solange B. L’enfant tenait des raisonnements d’adulte et devenait de plus en plus insupportable. Soupçonnant que des biohakers aient pris le contrôle du cerveau de son enfant, Solange commit l’irréparable et noya l’enfant. Elle fut inculpée de meurtre et renvoyée devant une Cour d’assises. La question posée aux jurés d’assises était claire : Solange B. s’est-elle rendue coupable d’infanticide sur la personne de DominiX ?

La discussion imaginée par François Ost des douze hommes et femmes du jury populaire souligne bien les enjeux juridiques posés par la question de la responsabilité pénale de Solange B. D’un côté, ceux qui étaient tentés d’accorder à Dominix, être cloné, les mêmes droits que ceux bénéficiant aux humains. Le discours est ici associé aux vertus des progrès de la science, aux devoirs de l’homme de se libérer de son corps biologique. D’un autre côté, l’affirmation du lien entre dignité et condition de mortels, la singularité de la nature humaine plaidant en faveur de l’acquittement de Solange B. Dit autrement, au nom d’une conception rigoureuse de la dignité, DominiX ne peut pas être envisagé comme une personne.

Si la place du transhumanisme dans la jurisprudence contemporaine est des plus modeste, la question de sa conciliation avec la théorie des droits de l’homme s’inscrit parfaitement dans le cadre la réflexion proposée par François Ost[4]. La montée en puissance du projet transhumaniste interroge et inquiète. De ce point de vue, le chef de l’Etat a eu raison de souligner en 2018 que « d’autres enjeux, d’autres combats viendront, nous vivons un temps accéléré où la technologie va faire émerger de nouvelles questions de niveau constitutionnel. L’intelligence artificielle, la robotique, le transhumanisme, la préservation de l’identité, de la vie privée dans une société de l’information mondialisée sont des sujets que le constituant devra sans doute prendre à bras le corps, le moment venu. Mais ces sujets appellent une réflexion approfondie »[5]. Plutôt que d’interdire, il s’agit alors de prendre le temps de la réflexion. C’est ce dont témoigne le rejet d’un amendement lors de la discussion sur le projet de loi bioéthique qui proposait d’intégrer après le deuxième alinéa de l’article 16‑4 du code civil un alinéa ainsi rédigé : « Toute pratique transhumaniste tendant à l’amélioration ou l’augmentation de la personne humaine est interdite ».

Du point de vue du droit international des droits de l’homme, on ne peut que constater la grande difficulté à appréhender ces questions nouvelles dans la mesure où les grands textes de protection des droits et libertés, comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, ne disent mot de cette question nouvelle. « Nombreux sont ceux qui estiment qu’elle est lacunaire face à certains enjeux contemporains : ceux relatifs à l’émancipation des femmes mais également ceux liés à l’environnement, la bioéthique, le transhumanisme, etc »[6]. La situation n’est pas inédite et ne devrait pas empêcher les organes de protection, qu’ils soient juridictionnels ou quasi juridictionnels, d’innover en redéployant dans ces domaines les droits existants, en mettant au jour de nouveaux droits, de nouveaux principes d’interdiction ou d’encadrement des revendications transhumanistes. Force est de relever un grand décalage entre la réalité d’un contentieux quasiment inexistant dans ce domaine et certaines analyses qui suggèrent au contraire une omniprésence du transhumanisme dans le contentieux des libertés avec bien souvent l’idée de juges qui seraient complaisants à l’endroit des thèses de l’homme augmenté. Semblable omniprésence serait favorisée par les solutions de la Cour européenne des droits de l’homme caractéristiques d’une hypertrophie des droits subjectifs. Dans son essai sur les droits de l’homme dénaturé, Grégor Puppinck évoque ainsi pêle-mêle la consécration d’un droit à l’eugénisme, le droit à recourir à la PMA/GPA comme manifestations du transhumanisme, allant même jusqu’à considérer que le transsexualisme, « lorsqu’il se présente comme une liberté », ouvre grand la voie au transhumanisme[7].

Peut-être que la meilleure méthode pour traiter sereinement la question est de partir d’une définition. Le transhumanisme est une idéologie qui prône la fusion de l’homme et de la machine aux fins d’améliorer l’espèce humaine (l’homme augmenté). Il est associé au signe NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, Sciences Cognitives) : à savoir des technologies destinées à améliorer par la robotique et l’intelligence artificielle la condition humaine permettant in fine d’atteindre l’immortalité et l’absence de souffrance[8]. L’aspiration à l’immortalité, comme condition du bonheur, résume à lui seul les dangers du projet transhumaniste car il heurte de plein fouet ce que Heiddeger appelait la finitude de l’être humain[9], cette certitude de mourir, cette peur de la mort qui définit fondamentalement la personne humaine. Pour les transhumanistes, il n’y a même plus de différence entre la vie et la mort. À s’en tenir à cette définition, les contentieux intéressant le transhumanisme sont inexistants. Cela n’empêche pas de s’interroger sur la manière dont le droit à être augmenté et toutes ses déclinaisons pourrait surfer sur le principe de liberté pour affirmer ses prétentions (I.), d’autant que le droit est dans le discours transhumaniste un vecteur de transformation de la société. Les quelques décisions rendues sur des questions relevant davantage de problématiques bioéthiques donnent à voir une prudence des juges, qui préfigure ce que pourrait être leur attitude face à l’argumentation transhumaniste (II.). La réaffirmation de valeurs fondamentales, d’interdits est très aisément opposable aux revendications de cette nouvelle idéologie soucieuse de se libérer de toutes contraintes. Comme l’écrit le Professeur D. Lochak, « on ne peut en effet négliger la fonction symbolique de la règle juridique : le rôle du droit n’est pas seulement d’interdire ou de réglementer des comportements potentiellement nuisibles à autrui ou à la société, mais aussi de poser des interdits au nom de valeurs considérées comme fondamentales » [10]

I. La liberté, étendard principal de la revendication transhumaniste

La liberté est l’apha et l’omega du projet transhumaniste. La Déclaration transhumaniste de 2002 rédigée conjointement par Nick Bostrom et Max More est topique à cet égard : « nous promouvons la liberté morphologique – le droit de modifier et d’améliorer son corps, sa cognition et ses émotions. Cette liberté inclut le droit d’utiliser ou de ne pas utiliser des techniques et technologies pour prolonger la vie, la préservation de soi-même grâce à la cryogénisation, le téléchargement et d’autres moyens, et de pouvoir choisir de futures modifications et améliorations ». Toutes les déclinaisons de la liberté sont mises en exergue : liberté de la recherche, liberté d’améliorer son corps, liberté religieuse…

Le recours à une technique d’amélioration relèverait de la liberté individuelle. C’est mon choix de transférer mon cerveau dans un disque dur, c’est mon choix d’être cryogénisé, de changer mon âge[11]

S’agissant de la liberté d’améliorer son corps, les adeptes du recours aux techniques augmentatives auront beau jeu de s’appuyer sur le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH) et ses déclinaisons multiples. Comme on le sait, la Cour européenne des droits de l’homme estime que l’autonomie personnelle, qui « reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 »[12] de la Convention, protège la faculté pour la personne humaine de mener sa vie comme elle l’entend et « le droit d’opérer des choix sur son propre corps »[13]. Selon H. Hurpy, elle permet « de décider sans entrave des choix à opérer pour la construction de sa personnalité et de les revendiquer afin qu’ils soient reconnus et protégés juridiquement dans le cadre de ses relations à autrui »[14]. Il s’agirait, dans le cadre du projet transhumaniste, de disposer de son corps pour l’améliorer. Mais l’autonomie personnelle n’a jamais signifié un individualisme sans bornes, nous y reviendrons[15]. Pour l’heure, les juges n’ont pas eu à trancher des revendications transhumanistes qui s’inscriraient dans cette logique. 

Dans son ouvrage précité, G. Puppinck affirme que la consécration par la Cour de Strasbourg d’un droit à procréation médicalement assistée d’enfants non malades relève du projet transhumaniste. Il est difficile de suivre l’auteur. Est en cause ici la solution retenue dans une affaire Costa et Pavan c. Italie du 28 août 2012, dans laquelle les requérants porteurs sains de la mucoviscidose souhaitaient éviter de transmettre la maladie à leur enfant en ayant accès au dépistage génétique. La Cour a alors pointé du doigt l’incohérence du système italien qui interdisait ce type de dépistage mais autorisait l’avortement des fœtus atteints par la pathologie. Aussi, a-t-elle souligné que « le désir des requérants de procréer un enfant qui ne soit pas atteint de la maladie génétique dont ils sont porteurs sains et de recourir pour ce faire à la [PMA] puis au [DPI] relève de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de leur vie privée et familiale » (§ 57). Le désir des parents n’a rien à voir avec l’argumentaire transhumaniste tel que nous l’avons présenté plus haut. En effet, on ne peut pas voir dans la solution de la Cour la consécration d’une forme d’eugénisme : ce qui est protégé n’est pas le droit d’avoir un enfant en bonne santé « mais de celui d’avoir un enfant qui ne serait pas irrémédiablement condamné dès sa naissance par une maladie incurable précise que l’on sait pouvoir lui transmettre »[16]. Qui plus est, l’arrêt a bien pris soin de rappeler le contenu de l’article 12 de la Convention d’Oviedo qui précise que « il ne pourra être procédé à des tests prédictifs de maladies génétiques ou permettant soit d’identifier le sujet comme porteur d’un gène responsable d’une maladie soit de détecter une prédisposition ou une susceptibilité génétique à une maladie qu’à des fins médicales ou de recherche médicale, et sous réserve d’un conseil génétique approprié »[17].

Dans l’ordre interne, et pour rester sur un droit comparable au respect de la vie privée, l’argumentation transhumaniste pourrait s’appuyer sur la liberté personnelle. Ainsi, saisi dans la décision n° 2012-249 QPC (16 mai 2012) de la question de l’usage autologue du sang de cordon, le conseil constitutionnel a évidemment requalifié le moyen de liberté individuelle invoquée par les requérants en se plaçant sur le terrain de la liberté personnelle proclamée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais sans en tirer de conséquences. A la question de savoir si l’interdiction de la conservation du sang de cordon ou placentaire en vue d’une utilisation ultérieure au sein de la famille est contraire à la liberté personnelle, alors même que la femme enceinte consent à un tel usage, le Conseil constitutionnel répond pas la négative. A ses yeux, le fait que loi du 7 juillet 2011 valorise ici le consentement de la mère n’implique nullement un libre usage de ces cellules… La question posée méritait sans doute une réponse plus développée[18]. La formule du Conseil selon laquelle il ne « dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur » fait écho à cette motivation lacunaire.

Offrant une nouvelle conception de l’humanité, le transhumanisme est une idéologie. Le désir d’immortalité, par les progrès de la science, qu’il porte remplacerait ce qui fonde la croyance religieuse, le besoin de transcendance. Surgit alors la question de savoir si l’argumentaire transhumaniste peut-être protégé au titre de la liberté religieuse ? Est-ce une croyance ? Les juges du Palais Royal ont répondu par l’affirmative dans l’affaire Martinot en 2006 relative au recours à la cryogénisation[19]. In specie, il s’agissait de savoir si l’administration pouvait refuser la demande de Remy Martinot de conservation du corps de son père par le procédé de congélation, lequel était persuadé que les progrès de la science pourraient un jour le ramener à la vie. En se plaçant uniquement sur le terrain de la proportionnalité pour juger que le refus de l’administration n’est pas disproportionné, la haute juridiction administrative laisse clairement entendre que les droits protégés aux articles 8 et 9 de la Convention sont applicables. C’est dire, en d’autres termes, que le recours à la cryogénisation motivé par l’espoir d’un retour à la vie par les progrès de la science peut être rattaché à l’article 9 de la Convention qui protège la liberté religieuse. Une telle approche correspond à la manière dont la Cour appréhende l’applicabilité de cette disposition. Il suffit que soient en cause « des convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre ».

On le voit, les revendications transhumanistes n’ont guère submergé les prétoires. En revanche, il est intéressant de constater que certaines associations et ONG conservatrices n’hésitent pas à agiter le spectre du danger transhumaniste pour s’opposer à une évolution des droits de l’homme jugées contraires aux valeurs qu’elles défendent. Le danger transhumaniste sert de prétexte à la défense d’une vision régressive des droits de l’homme. Que l’on songe à l’activité de l’ECLJ auprès des organes onusiens et des instances du Conseil de l’Europe[20]. A l’occasion de la préparation de son observation générale n° 36 sur le droit à la vie, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a ainsi été destinataire d’un mémoire de l’ECLJ qui fait directement référence au transhumanisme : « Sous les apparences d’un progrès de l’autonomie individuelle, l’affirmation de la « liberté de mourir » et du « droit de tuer » est une régression des droits de l’homme portée par une conception inégalitaire de l’homme qui admet, voire encourage le sacrifice des plus faibles. Ce sont les femmes pauvres et isolées, les personnes âgées, malades, handicapées et les enfants à naître qui vont en être les victimes, comme en témoignent déjà les statistiques de l’avortement et de l’euthanasie. Si une telle interprétation devait prévaloir, le respect de la vie humaine ne serait plus garanti qu’aux seuls êtres nés et en bonne santé, abandonnant la vie des plus fragiles au pouvoir des plus forts et ouvrant la voie à l’eugénisme et au transhumanisme ». Le risque transhumaniste est ici instrumentalisé au service d’une conception des droits de l’homme.

Le droit des libertés a toujours été fondé sur un équilibre entre le libre exercice des droits subjectifs et la nécessaire prise en compte des exigences d’intérêt général. Aussi, même si l’argumentaire transhumaniste se transformait en argumentaire contentieux, les juges n’auraient aucune difficulté à opposer l’absence d’atteinte aux droits et libertés ou l’atteinte justifiée aux droits et libertés.

II. Les limites opposables aux revendications transhumanistes

En premier lieu, et contrairement à une idée reçue, tout désir ne constitue pas un droit. En ce sens, par exemple, le droit au respect de la vie privée n’a pas vocation à protéger toutes les revendications individuelles. On se souvient de cette formule célèbre du juge français à la Cour L. E. Pettiti selon laquelle « la protection de la vie privée est la protection de l’intimité et de la dignité de la personne et non la protection de l’indignité de celle-ci »[21]. La question du champ d’application est singulièrement importante car saisis de moyens tirés de la violation des droits fondamentaux, les juges doivent d’abord se poser la question de savoir s’ils sont applicables au litige. La restriction du champ d’application des droits a ainsi déjà été opposée à des argumentaires libertaires, proches du discours transhumaniste. La décision d’irrecevabilité Lanzmann c. France rendue par la Cour européenne (12 novembre 2019)[22] est significative de ce point de vue. En l’espèce, Madame Lanzmann, très marquée par le décès de son fils dont le désir d’être père était connu, avait demandé la restitution de ses gamètes conservés à l’hôpital Cochin à Paris aux fins d’une PMA pour concevoir un enfant qui aurait été lié génétiquement à la famille Lanzmann. Sans surprise, cette demande fut rejetée sur le fondement de l’article L. 2141-11 du code de la santé publique qui interdit l’exportation de gamètes. Elle allègue alors une violation de l’article 8 devant la Cour européenne en faisant valoir que cette interdiction l’empêche de devenir grand-mère. La réponse de la Cour est ferme : « la requérante souligne davantage les conséquences du refus litigieux quant à la perte de la mémoire de la famille Lanzmann. Aussi respectable que soit cette aspiration personnelle à la continuité de la parenté génétique, la Cour ne saurait considérer qu’elle entre dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Celui-ci ne comprend pas le droit de fonder une famille et ne saurait englober, en l’état de sa jurisprudence, le droit à une descendance pour des grands-parents ». La solution s’inscrit dans le sillage d’un précédent dénué d’ambiguïtés, à savoir l’arrêt Parillo c. Italie dans lequel la Cour avait estimé que l’interdiction faite à une femme de faire don à la recherche scientifique d’embryons in vitro ne pouvant plus être utilisés à des fins procréatives en raison du décès de son compagnon ne portait pas atteinte à son droit au respect de la vie privée (27 août 2015).

En second lieu, à supposer même que l’argumentaire transhumaniste franchisse avec succès cet étape, comme ce fut le cas dans l’affaire Martinot précitée, reste l’exercice de mise en balance avec l’intérêt général ou d’autres droits et libertés. Ainsi a-t-il été jugé en l’espèce que « d’une part, qu’en vertu des articles 8 et 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le choix du mode de sépulture, qui est intimement lié à la vie privée et par lequel une personne peut entendre manifester ses convictions, peut faire l’objet de restrictions notamment dans l’intérêt de l’ordre et de la santé publics ; que les restrictions que prévoient les dispositions précitées du code général des collectivités territoriales, en n’autorisant, après le décès d’une personne, que l’inhumation ou la crémation de son corps, lesquelles visent à organiser les modes de sépulture selon les usages et à protéger la santé publique, ne sont pas disproportionnées par rapport à ces objectifs et ne méconnaissent pas, par suite, les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». La santé publique l’emporte sur le choix de la personne de choisir de recourir à la cryogénisation. Le droit de l’individu d’être augmenté sera nécessairement réglementé et encadré.

Au-delà cet exercice de conciliation au cœur de la mise en œuvre des droits et libertés, les juges pourront même opposer le respect certaines valeurs fondamentales insusceptibles de relativisation. Il s’agira alors moins d’affirmer de nouveaux droits que de redéployer un certain nombre de droits et principes déjà reconnus. Un parallèle peut-être dressé avec le développement de la bioéthique comme rempart face aux progrès de la recherche… Ce n’est sans doute pas un hasard si le Conseil constitutionnel a reconnu la dignité humaine comme principe à valeur constitutionnelle à l’occasion de son contrôle de la loi bioéthique relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal[23]. Une année plus tard, le Conseil d’Etat dans son arrêt Morsang-sur-Orge l’insère dans la notion d’ordre public en matière de police administrative. D’ailleurs, dans ses conclusions sous l’affaire Morsang sur-Orge[24], le commissaire du gouvernement Patrick Frydmann soulignait, en s’appuyant sur l’intangibilité de droit protégé à l’article 3 de la Convention européenne, que « le respect de la dignité de la personne humaine, concept absolu s’il en est, ne saurait en effet s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet ».

L’homme pourrait-il librement augmenter son propre corps ? Comment protéger les plus vulnérables face à une éventuelle banalisation de l’augmentation des corps ? Quel sort sera réservé aux personnes non augmentées (dites alors fragiles), aux personnes handicapées ? Quid de l’accès à l’augmentation ? L’ère du transhumanisme ne va-t-elle pas conduire à un nouvel état de nature tel que l’a envisagé Hobbes ? La frontière entre l’humain et la machine continuera-t-elle d’exister ? Autant de questions qui laissent apparaître les dangers de la société transhumaniste. Il ne fait aucun doute que l’accès à l’augmentation sera réservé à une élite. « Ceux qui désireront rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur »[25].

Ce qui est en cause, c’est donc l’égale appartenance des individus à la famille humaine pour paraphraser la Déclaration universelle des droits de l’homme. Comme le relève Marie Gomes, « il y a (…) une identité biologique propre à l’être humain, et porter atteinte à cette identité biologique, c’est par conséquent porter atteinte à un droit fondamental de l’humanité, à savoir la préservation de ce qu’elle est »[26]. Pour répondre à ce risque de déshumanisation, il convient de ne plus raisonner à partir de la seule liberté de l’individu mais de mettre en avant les droits de l’humanité[27]. Simone Goyard-Fabre écrit en ce sens que « la dignité de l’homme se confond avec l’unité idéale de l’humanité. Le monde ne peut tolérer que des êtres humains soient, par d’autres hommes, traités en sous-hommes, tortures, exclus, internés, exterminées, réduites à l’état de non-hommes »[28]. La dignité comme fin en soi chez Kant renvoie bien à l’humanité. Par conséquent, si l’octroi d’une personnalité aux robots dans la société humaniste pourrait conduire à les faire bénéficier du droit au respect de la dignité, celui-ci ne sera en rien comparable à la dignité des individus et plus largement des êtres sensibles[29].

Aussi, avancée par de nombreux auteurs, l’impossibilité conceptuelle de disposer de son propre corps, jusqu’alors qualifiée de conservatrice, pourrait bien retrouver des couleurs pour faire face aux revendications transhumanistes. Le dépassant, appartenant à l’humanité, le corps ne serait pas la libre disposition de l’individu. Cette approche a notamment été défendue par les tenants d’une définition objective de la dignité humaine[30]. Il est vrai cependant que ce principe est trop malléable et qu’il peut justifier une chose et son contraire. Le discours transhumaniste pourrait fort bien le mobiliser pour considérer que l’augmentation participe de la dignité humaine.

Reste la vulnérabilité dont la montée en puissance se confirmera si d’aventure les prétentions transhumanistes devaient se développer. Désignant « l’état d’une personne qui, en raison de certaines circonstances, ne peut, en droit ou en fait, jouir de l’autonomie suffisante pour exercer ses droits fondamentaux »[31], elle permettra de protéger les plus faibles dans cette société profondément inégalitaire portée par le discours transhumaniste.

Mustapha AFROUKH

Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Montpellier,

IDEDH UR_UM205/CRDH


[1] M. Terence, Le transhumanisme est un intégrisme, Cerf, Coll. Essais, 2016.

[2] J. Michielli, « Le transhumanisme en procès », Dalloz actualité, 23 juin 2017. La Revue Dalloz IP/IT y a consacré un dossier spécial dans son numéro 09/2017, intitulé « Le Procès du transhumanisme ».

[3] F. Ost, Si le droit m’était conté, Dalloz, 2019, p. 49 et s.

[4] Sur la mobilisation des droits de l’homme par l’argumentaire transhumaniste, voir notamment Catherine LE BRIS, « Transhumanisme et Droits de l’homme : la protection de l’humanité et de l’identité humaine », Droit, Santé et Société, 2020/3-4 (N° 3-4), p. 21-32. URL : https://www.cairn.info/revue-droit-sante-et-societe-2020-3-page-21.htm ; P.-F. LAVAL, « Les problèmes juridiques du transhumanisme (au regard de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) », La Déclaration universelle des droits de l’homme 70 ans après. Les fondements des droits de l’homme au défi des nouvelles technologies, Pedone, 2019, p. 35-52.

[5] Déclaration de M. Emmanuel Macron, Président de la République, sur la Constitution de 1958 et sur la réforme constitutionnelle, à Paris le 4 octobre 2018.

[6] L. Burgorgue-Larsen, « Entre combats et critiques : l’irréductible permanence de la Déclaration universelle », in V. Zuber, E. Decaux et A. Boza (dir.), Histoire et postérité de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Nouvelles approches. Presses universitaires de Rennes, « L’Univers des Normes », 2022, p. 203-215.

[7] Les droits de l’homme dénaturé, Cerf, 2018, p. 197 et s.

[8] A. Viala, « Le transhumanisme et le désir d’immortalité : l’illusion de l’ego », AOC, 20 janvier 2020.

[9] M. Heidegger, Etre et temps, Gallimard, 1945.

[10] D. Lochak, « Les bornes de la liberté », Pouvoirs, n°84, 1998, p. 19.

[11] K. Bihannic, « Admettre un droit de changer d’âge », RDLF, 2018, chron. 27 : « En admettant un changement d’âge, la société n’encourage-t-elle pas à élever l’Homme au-dessus de sa propre condition ? Si cette demande appelle à la reconnaissance juridique de la bonne santé d’un homme, elle s’inscrit également en lien avec les concepts de posthumanisme et de transhumanisme dont elle tend à faciliter et accélérer l’admission sociale. La notion de transhumanisme n’est pas aisée à cerner. On l’assimile souvent à l’expression d’une « utopie technologique » qui permettrait à l’homme d’atteindre à l’immortalité. Mais elle entretient aussi des liens étroits avec la théorie rousseauiste de perfectibilité, selon laquelle, par l’effet de sa propre volonté, l’homme parviendrait à se hisser au-dessus des fatalismes, et notamment de la mort ».

[12] CEDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, § 61. Sur ce principe, M. Levinet, « La notion d’autonomie personnelle dans la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme », Droits, 2009/1 (n° 49), p. 3-18.

[13] CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, § 83.

[14] H. Hurpy, Fonction de l’autonomie personnelle et protection des droits de la personne humaine dans les jurisprudences constitutionnelle et européenne, Bruylant, 2015, 1022 p.

[15] D. Sczymczak, « L’hyper individualisme : le credo numéro un de la Cour », in M. Afroukh (dir.), En finir avec les idées reçues sur la CEDH, Mare et Martin, 2023, à paraître.

[16] J.-P. Marguénaud, « Le droit des parents de procréer un enfant indemne de la maladie génétique dont ils sont porteurs », RTDCiv., 2012, p. 697.

[17] La Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, signée le 4 avril 1997.

[18] Voir obs. X. Bioy et E. Rial-Sebbag, « Les ressources biologiques devant le Conseil constitutionnel », Constitutions, 2012, p. 474.

[19] CE, 6 janvier 2006, n°260307. Voir le livre de J. Michel, L’affaire Martinot ou Prométhée congelé – Le juge, la mort et le rêve d’immortalité, LGDJ, 2015.

[20] Sur les stratégies développées par cette ONG au niveau international, voy L. Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context, Pedone, 2020, p. 358 et s.

[21] Opinion concordante s/ arrêt Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni du 19 février 1997.

[22] Sur cette décision, voir. A.-B. Caire, « L’inquiétante étrangeté de la procréation post mortem devant la Cour européenne des droits de l’homme », Dalloz, 2020, p. 324.

[23] Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994. L’article 16-1 issue de cette loi précise d’ailleurs que « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».

[24] CE, Morsang-sur-Orge, 27 octobre 1995, Rec. p. 372.

[25] K. Warwick cité par X. Bioy, « Quels droits de l’homme pour l’humain programmé », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, 2018, P. 117.

[26] M. Gomes, « De quel homme parle-t-on ? », in D. Szymczak, S. Platon et C. Gauthier, Bioéthique et droit international et européen des droits de l’homme, Pedone, 2018, p. 35.

[27] Voir C. Boiteux-Picheral (dir.), Les droits de l’homme face aux risques pour l’humanité, Lexisnexis, 2022.

[28] S. Goyard-Fabre, Re-penser la pensée du droit. Les doctrines occidentales modernes au tribunal de la raison interrogative-critique, Vrin, 2007, p. 135.

[29] Voir S. Slama, « Les robots-androides : de quels droits fondamentaux ? », RDLF, 2019, chron. 50.

[30] Parmi d’autres, M. Levinet, Théorie générale des droits et libertés, Anthemis, 3ème éd., 2012.

[31] D. Roman, « Vulnérabilité et droits fondamentaux : rapport de synthèse », RDLF, 2019, chron. 19.