Liberté religieuse contre identité de l’État dans l’espace public selon la Cour européenne des droits de l’homme

Gérard GONZALEZ.

En France, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 déclare que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu qu’il ne porte pas atteinte à l’ordre public ». Mais la liberté de religion n’est pas qu’une liberté d’opinion réduite au for interne des croyants, elle est aussi démonstration, manifestations de cette foi sous diverses formes. En terre laïque, la tentation est grande de confiner la croyance au domaine privé et de l’effacer de l’espace public ou d’en gommer les manifestations les plus spectaculaires ou exotiques. L’ambition n’est pas nouvelle et le juge, depuis l’arrêt Abbé Olivier de 1909 annulant l’interdiction prise par le maire de Sens de « toutes manifestations religieuses et notamment celles qui ont lieu sur la voie publique à l’occasion des enterrements »[1], s’efforce d’en contenir les excès et d’assouplir la rigueur laïque qui pourrait annihiler toute action positive des collectivités publiques en faveur des cultes[2]. Parfois la loi contraint le juge, qu’il soit judiciaire[3] ou administratif[4], à imposer une restriction et à abandonner éventuellement une jurisprudence plus compréhensive[5]. Pas si loin de ces attaques plus ou moins frontales contre toute occupation de l’espace public par le fait religieux, les Cour européennes font aussi entendre leur voix s’efforçant de préserver des espaces de liberté tout en reconnaissant aux États une marge d’appréciation importante pour réguler ces questions relevant souvent d’un « choix de société »[6] comme le souligne la Cour de Strasbourg consciente qu’il n’est « pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes »[7]. Du côté de la CJUE, les questions préjudicielles portent essentiellement sur les manifestations de convictions religieuses notamment par le port de signes ou vêtements dans les entreprises privées concrétisant ainsi une extension du domaine de la lutte de l’espace public vers le privé[8]. Récemment toutefois, la Cour de Luxembourg a été interrogée par le Conseil d’État de Belgique sur la possibilité pour une collectivité publique d’imposer à ses employés une neutralité absolue, qu’ils soient ou non en contact avec le public[9]. Mais dans cette contribution nous voudrions présenter la façon dont la Cour européenne des droits de l’homme, dans des contextes différents, arbitre les conflits dont elle est saisie entre, d’un côté, la revendication identitaire des croyants et, de l’autre, la volonté de l’État de préserver et d’imposer sa propre identité.

Concernant l’homme ou la femme de foi, la Cour européenne affirme dès son arrêt fondateur Kokkinakis contre Grèce que la liberté de religion « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie »[10].

Quant à l’État, la situation est plus complexe. Le temps de l’Histoire qui ancrait l’État, le souverain, la nation à une religion est-il vraiment révolu comme on se plait à l’affirmer ? Sommes-nous vraiment sortis « d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et où elle définit l’économie du lien social »[11] ou « de l’identité domestique »[12] ? La réalité des 47 États parties à la Convention européenne est toute autre. Il est un fait que l’État moderne, de préférence « de droit », est forcément converti au pluralisme, à la tolérance, à l’esprit d’ouverture et que le modèle laïque semble le plus compatible avec ces principes directeurs. Il n’en demeure pas moins que divers modèles subsistent derrière cette identité minimale imposée par la Convention européenne telle qu’interprétée par la Cour de Strasbourg.

Dans le contexte d’un État dont l’identité est encore fortement empreinte de religiosité, la tentation est grande de favoriser la religion dominante sur son territoire, ce qui nécessite un encadrement aussi serré que possible (I). Quant aux manifestations des convictions religieuses, que l’État soit confessionnel ou areligieux, elles trouvent dans les limbes de la jurisprudence européenne, une protection relative (II).

I. Les manifestations de l’identité religieuse de l’État encadrées

La Cour s’emploie à protéger les minorités religieuses notamment lorsqu’existe un lien étroit, voire une superposition, entre un État et une religion (A), situation qui risque d’engendrer des abus de position dominante en faveur de la religion majoritaire (B).

A. La persistance de liens étroits entre certains États et une religion dans le champ d’application de la Convention

Nombreux sont les États à formuler un acte de foi constitutionnel. On pense aux pays dont la population est majoritairement musulmane et qui se réfèrent à l’islam dans leur Constitution, la charia constituant pour certains d’entre eux la principale source du droit. En Europe, Dieu et la religion sont encore présents dans la Constitution de nombre d’États parties à la Convention européenne, parfois dans le préambule (Allemagne, Suisse, Albanie, l’Etre suprême de 1789), quelquefois dans le texte même de la Constitution (Monaco, Arménie, Danemark…), souvent dans les deux, préambule et corps du texte (Irlande, Grèce). Cette situation est tout à fait compatible avec la Convention. Comme le rappelait la Commission européenne des droits de l’homme, et la jurisprudence de la Cour depuis le confirme implicitement, « un système d’église d’État ne peut pas en lui-même être considéré comme violant l’article 9 de la Convention […] un tel système existe dans le cadre de plusieurs États contractants et existait déjà quand la Convention a été rédigée et quand ces États sont devenus parties »[13]. L’affichage de liens étroits de l’État avec la religion dominante, vecteur d’une identité à la fois religieuse mais aussi culturelle et historique, emprunte diverses voies, parfois éloignées des principes de la Convention ; c’est alors à la Cour saisie par des victimes de ces dévoiements, d’en fixer les limites indépassables. Aux prestations de serment imposées aux plus hautes autorités de l’État ou à certaines professions s’ajoutent parfois des formules rituelles à connotation religieuse empruntées à la religion dominante[14] ou des contraintes civiques potentiellement discriminatoires[15]. Le soutien plus ou moins manifeste à l’Église représentative de la religion dominante s’exprime aussi au travers de politiques publiques qui ne sont pas forcément discriminatoires Tel peut être le cas, par exemple des dispositions particulières relatives au financement des cultes faisant apparaître un traitement plus favorable pour la religion historique au niveau fiscal. S’agissant par exemple de l’impôt ecclésial, la Cour admet que « traitement fiscal spécifique dont bénéficie l’Eglise catholique en Espagne » repose sur des obligations réciproques, notamment  l’Eglise catholique s’engage à mettre au service de la société son patrimoine historique, artistique et documentaire et, d’un autre côté, ses locaux de culte bénéficient d’une exonération fiscale[16]. Néanmoins, la Cour veille à la possibilité pour chaque culte de demander à bénéficier d’un tel statut et, surtout, à l’absence d’arbitraire dans la réponse apportée par l’État à une telle demande[17]. Elle contrôle aussi strictement, l’utilisation dévoyée de l’arme fiscale pour lutter contre les mouvements religieux minoritaires[18]. Ces interventions peuvent aussi concerner le statut des ministres des cultes ou des enseignants de religion pour la gestion desquels la Cour reconnaît aux Églises une très large autonomie disciplinaire[19], la construction, l’entretien et la gestion des lieux de culte[20] ou la dispense de cours de religion obligatoires dans les écoles publiques[21] pour ne citer que les exemples les plus connus mais reposant sur des mécaniques complexes, parfois opaques ou, plus ouvertement et grossièrement, sur le refus d’un statut juridique permettant d’accéder à ces modalités de fonctionnement collectif[22]. La démonstration de l’attachement d’un État à la religion dominante peut aussi être physique par la présence dans des lieux ou établissements publics de symboles de cette religion comme l’a affirmé la Cour dans la retentissante affaire Lautsi[23].

B. La protection conventionnelle contre les abus de position dominante

La position dominante d’une religion ne saurait permettre l’établissement d’un État théocratique. L’identité du système conventionnel ne peut, même aménagée, s’accorder avec un régime qui « obligerait les individus à obéir non pas à des règles établies par l’État […] mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée »[24]. Bien qu’il s’agisse ici d’un projet fondé sur l’islam, l’affirmation vaut aussi pour une théocratie chrétienne imposant un système de valeurs rigides et intemporelles. C’est en vertu des mêmes principes d’ailleurs que la Cour protège la forte identité conventionnelle qui s’impose aux États parties et dont ils doivent eux-mêmes être les premiers garants. Dans ce cas aucune dérogation ou tolérance ne peut être admise qui mettrait à mal cette « identité » et la Cour peut même dresser sur la route de requérants le mur de l’article 17 de la Convention relatif à l’abus de droit qui interdit d’utiliser les droits et libertés conventionnels pour saper les fondements mêmes d’une société démocratique et donc ceux de la Convention elle-même[25].

Le contentieux abondant devant la Cour européenne atteste des effets souvent pervers d’un régime d’association étroit entre l’État et une religion dominante. Les États liés à la religion orthodoxe, depuis l’arrêt Kokkinakis de 1993, fournissent un contingent important de constats de violation des droits et libertés des cultes minoritaires. Parmi les abus les plus graves, certaines affaires mettent en cause l’obligation positive des États de protéger les religions minoritaires et leurs membres contre les violences plutôt que de tolérer les agressions menées sur la voie publique par les partisans (peut-on ici parler de fidèles ?) de la religion dominante[26]. La jurisprudence atteste du recours à ces moyens détournés d’estomper la visibilité dans l’espace public des groupes religieux minoritaires de la part aussi de nombreux États non orthodoxes[27]. La Cour veille aussi à ce que l’État instructeur ne se livre pas à un prosélytisme d’État, abusant ainsi de sa position d’autorité dans un régime d’éducation obligatoire ; elle impose un régime de dérogation automatique pour les cours de religion à tendance confessionnelle[28].

Dès lors que les États tireront toutes les leçons de la condamnation de leur complicité démasquée dans les abus de position dominante d’une religion, ils devraient pouvoir poursuivre paisiblement leur politique de proximité avec cette religion tout en respectant les principes de pluralisme et de non-discrimination à destination des autres religions présentes sur leur territoire et minoritaires. L’affaire Lautsi[29] illustre parfaitement cette quête subtile d’un équilibre précaire qui permet, moyennant quelques contreparties raisonnables, d’accepter l’affichage d’un symbole religieux de la religion dominante. La Grande Chambre admet « qu’en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques […], la réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire » ce qui « ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d’endoctrinement de la part de l’État défendeur »[30]. Comme pour les cours de religion, ce qui s’avère ici déterminant c’est la posture de l’État, prosélytique ou pas. Outre le caractère « essentiellement passif »[31] du symbole religieux de la croix, « les effets de la visibilité accrue que la présence de crucifix donne au christianisme dans l’espace scolaire méritent d’être encore relativisés […] cette présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme […] l’Italie ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres religions […] le port par les élèves du voile islamique et d’autres symboles et tenues vestimentaires à connotation religieuse n’est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires »[32]. L’État italien a ainsi réussi sa conversion au pluralisme sans rien renier de la place du christianisme dans son histoire et sa culture.

Ce verrou se double d’effets extraterritoriaux assurant la garantie des droits indérogeables, notamment en cas d’expulsion ou d’extradition vers un pays pratiquant les traitements inhumains et dégradants, la torture ou la peine de mort, en application de préceptes religieux[33]. Le bouclier conventionnel se déploie ainsi pour protéger les victimes potentielles du poids mortifère des traditions ou préceptes religieux issus de la charia encore appliqués par certains des États se réclamant d’un islam constitutionnel.

II. La difficile préservation de l’identité religieuse des groupements et de leurs fidèles dans l’espace public

La recherche de l’invisibilité des religions et, surtout, de certaines manifestations des croyants dans l’espace public, poursuivie avec plus ou moins de zèle par les États dont l’identité est areligieuse renvoie les croyants à cultiver une identité cachée et « malheureuse » (A). Mais que l’État soit proche d’une religion ou areligieux, la construction par la Cour d’une liberté européenne de religion constitue, pour les religions minoritaires le plus souvent, un baume adoucissant (B).

A. L’invisibilité des religions dans l’espace public comme quête fantasmatique des États areligieux

Au sein des États se définissant comme laïques, le croyant, ou supposé tel, endosse l’habit d’une « identité malheureuse » car, selon lui, niée ou du moins, renvoyée à une forme d’invisibilité dans l’espace public. La poursuite du but légitime de défendre le principe de laïcité l’illustre. L’identité de l’Etat est gravée dans ses « traditions constitutionnelles » pour reprendre l’expression du Conseil constitutionnel français dans sa décision relative au traité instituant une constitution pour l’Europe[34]. S’agissant de l’interprétation de la liberté de pensée, de conscience et de religion énoncée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la lumière de l’article 9 de la Convention, il constate que « la Cour (EDH) a ainsi pris acte de la valeur du principe de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales et qu’elle laisse aux Etats une large marge d’appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité ». Pour tirer cette conclusion rassurante, le Conseil s’appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne relative à l’interdiction des signes religieux dans les universités turques[35].

De fait, la Cour de Strasbourg considère favorablement le principe de laïcité comme marqueur identitaire d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Ainsi relève-t-elle que la République turque s’est « construite autour de la laïcité » et qu’elle est « assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie »[36]. Elle a aussi noté qu’« en France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale, en particulier à l’école »[37]. La protection de cette identité laïque est considérée par la Cour comme un but légitime autorisant des restrictions à la liberté de manifester sa religion par certaines pratiques participant elles-mêmes d’une revendication identitaire. C’est identité (de l’Etat) contre identité (du croyant). La deuxième, suspecte de cacher des velléités communautaristes, séparatistes ou prosélytes, sera sacrifiée sur l’autel de l’intérêt collectif qui trouve son accomplissement dans un marqueur fort de l’identité nationale, en l’occurrence le principe de laïcité qui peut produire ses effets réducteurs de la liberté de manifester sa religion pour les agents publics[38] ou certains usagers, notamment les étudiants[39] ou les élèves[40].

Ne peut en revanche s’appuyer sur le principe de laïcité l’interdiction du voile intégral dans l’espace public. Cette question renvoie à un conflit d’identité d’une autre nature. A l’argument de la requérante selon laquelle « le port du voile intégral est un élément important de son identité socioculturelle »[41] répond le but légitime de l’Etat d’accorder une « importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il considère qu’elle se trouve altérée par le fait que certains dissimulent leur visage dans l’espace public »[42]. La Cour admet cet autre principe fondateur de l’Etat français qui impose le respect des « exigences fondamentales du ‘vivre ensemble’ dans la société française » et juge que « la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas (…) à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale »[43]. Reconnaissant que « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société »[44], donc un critère identitaire fort de l’État, la Cour conclut à sa conventionnalité. On rappellera ici que le comité des droits de l’homme des Nations Unies a été moins convaincu par ces arguments tant en ce qui concerne l’interdiction des signes religieux à l’école que l’interdiction du voile intégral et, mettant en balance les mêmes éléments d’identité tant de l’Etat que du croyant, a conclu à la violation de la liberté de religion telle que garantie par le PIDCP et du principe de non-discrimination[45].

B. L’identité religieuse inégalement préservée au gré de la marge d’appréciation des États

On l’a vu, l’arrêt Kokkinakis proclamait l’essentialisme de la liberté de religion pour « l’identité des croyants et de leur conception de la vie ». Il concernait la manifestation de sa religion par un Témoin de Jéhovah au moyen d’un enseignement. Pour les Témoins de Jéhovah la « prédication de maison en maison » est un marqueur identitaire fort[46], vecteur de leur prosélytisme « de bon aloi » selon la Cour européenne, qui se déroule essentiellement dans l’espace public et peut être source d’irritation, non seulement pour les personnes contactées (comme dans Kokkinakis) mais aussi pour les États qui peuvent y discerner une atteinte à leur identité confessionnelle liée à la religion majoritaire ou à l’identité areligieuse qui voudrait limiter toute manifestation des religions à la seule sphère privée. Mais ce groupement, qualifié de sectaire notamment en France, a su pleinement tirer profit de la garantie européenne de la liberté de religion puisqu’il est à l’origine de plusieurs dizaines d’affaires dont la grande majorité s’est conclue par un constat de violation de la Convention s’agissant de questions aussi diverses que, par exemple, le refus de son enregistrement dans certains pays comme organisation religieuse[47], un traitement fiscal arbitraire[48], des confiscations et interdictions mettant en cause son existence même[49], des traitements inhumains et dégradants infligés à ses adeptes[50], des obstacles en tout genre pour célébrer leur culte dans un lieu dédié[51], toutes ingérences qui tendent à effacer ou à amoindrir sa visibilité dans l’espace public. Mais il a aussi ouvert la voie à d’autres groupements, souvent minoritaires, qui se sont engouffrés dans la procédure strasbourgeoise avec un certain succès[52] qu’il s’agisse de l’Église de scientologie[53], du krishnaïsme[54], du Moonisme[55], des mouvements schismatiques[56] ou d’autres mouvements encore. Au vu de la jurisprudence relative aux signes religieux il serait tentant de déduire que les minorités musulmanes bénéficient d’une protection moindre de leur visibilité dans l’espace public. Ce serait cependant ignorer que la Cour européenne contient les extensions abusives de cette ingérence dans le cadre d’une appréciation démesurée de leur marge d’appréciation par les États comme plusieurs exemples de violation le confirment. Comme on a pu le noter, « la liberté de culte, notamment organisationnelle des musulmans est protégée contre les ingérences abusives »[57], les discours islamophobes ne peuvent bénéficier de la garantie de la liberté d’expression[58] et même concernant le port de signes dans l’espace public la Cour s’emploie à contenir certains excès de zèle étatiques[59]. D’autant que dans le combat perdu d’avance entre le respect des convictions religieuses et la liberté d’expression[60], la figure du Prophète s’en sort plutôt bien[61].

Les juges internes comme les juges européens ont fort à faire pour arbitrer les confrontations nombreuses entre identités concurrentes. Le burkini, le port du voile dans les compétitions sportives ne sont que quelques-unes des confrontations identitaires qui agitent aujourd’hui les prétoires nationaux et celui de la Cour EDH[62]. Mais globalement, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la Convention peut s’accommoder et même favoriser les manifestations de la loi de Dieu par les croyants et les Églises en bonne harmonie avec une société démocratique décléricalisée ou non. En même temps certaines aspirations et comportements religieux ou censément religieux trop intrusifs et/ou agressifs peuvent, parfois doivent, être disqualifiés. La Cour favorise ainsi un régime de séparation souple du religieux et du profane à même de préserver les intérêts des croyants et les contraintes étatiques imposant une certaine neutralité de l’espace public, contraintes qui sont toujours contenues dans un horizon indépassable : celui de la préservation de l’essence même de la liberté des religions et de l’identité des croyants comme vient de l’illustrer l’arrêt de la Cour concernant l’interdiction en Belgique (hors Bruxelles) de l’abattage rituel sans étourdissement[63].

Gérard GONZALEZ

Professeur émérite

Université de Montpellier (IDEDH)


[1] CE, 19 février 1909, Abbé Olivier,

[2] CE, Ass., 19 juillet 2011, Commune de Montpellier ; Commune de Trélazé ; Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône ; Communauté urbaine du Mans ; Mme Vayssière.

[3] S’agissant par exemple du port du niqab par certaines femmes interdit en application de la loi n°2010-1192 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

[4] Par exemple la loi 2004-228 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.

[5] Par exemple le juge administratif avant la loi de 2004 sur le fondement de l’avis n° 346.893 du Conseil d’Etat, Assemblée générale, 27 novembre 1989.

[6]CEDH, GC, 1 juillet 2014, S.A.S. c/France, § 153

[7] Ibid. § 130.

[8] G. Gonzalez, « Article 10 : Liberté de pensée, de conscience et de religion » in F. Picod et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Commentaire article par article,ed. Bruylant, Bruxelles 3ème éd., 2023, pp.271-289

[9] CJUE, 28 novembre 2023, OP c/ commune d’Ans, C-148/22

[10] CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce. – F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (GACEDH), n° 54, obs. G. Gonzalez

[11] M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 13.

[12] A. Finkielkraut, L’identité malheureuse, Paris, Stock, 2013, p. 104.

[13] Rapport 9 mai 1989, Darby c/ Suède, § 45.

[14] CEDH, 18 février 1999, Buscarini c/ Saint-Marin (viole 9 l’obligation pour un élu de prêter serment sur les Évangiles) ; Alexandridis c/ Grèce, 21 févr. 2008 (avocat obligé de révéler qu’il n’était pas chrétien orthodoxe lors de la prestation de serment) ; Dimitras et al. c/ Grèce, 3 juin 2010 (obligation dans la procédure pénale de prêter serment sur l’Evangile ou, à défaut, d’indiquer la non-appartenance à l’Église orthodoxe).

[15] CEDH, 2 février 2010, Sinan Işık c/Turquie (inconventionnalité d’une case « religion », même vide, sur la carte d’identité) ; 25 juin 2020, Stravopoulos c/ Grèce (mention sur l’état civil du choix du prénom suggérant l’absence de baptême).

[16] CEDH, déc. 14 juin 2001, Alujer Fernandez et Rosa Caballero Garcia c/ Espagne

[17] Voy. par ex. CEDH, 5 avril 2022, Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c/ Belgique, JCP G 2022.656 obs. G. Gonzalez ; Revue du droit des religions 2022, obs. P. Muzny, pp. 127-140.

[18] CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c/ France, JCP G 2011.943, note G. Gonzalez. Certes la France est un pays dit laïque mais de culture « catholaïque » réfractaire aux nouveaux mouvements religieux comme aux éxotiques.

[19] Pour les ministres du culte par ex. CEDH, GC, 9 juillet 2013, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c/Roumanie (conventionnalité du refus opposé aux prêtres orthodoxes de constituer un syndicat) ; CEDH, 14 septembre 2017, Károly Nagy c/ Hongrie (renvoi conventionnel au droit canon pour apprécier le licenciement d’un pasteur). Pour les enseignants de religion : CEDH, GC, 12 mai 2014, Fernández Martínez c/ Espagne (licenciement d’un prêtre défroqué enseignant de la religion catholique mais critique à l’égard de certains de ses dogmes).

[20] L’ingérence étatique fait ici souvent obstacle aux cultes minoritaires désireux de se doter ou de jouir pleinement d’un lieu de culte dédié. Les affaires sont nombreuses. Par exemple à l’égard des Témoins de Jéhovah : CEDH, 26 septembre 1996, Manoussakis et autres c/ Grèce ; CEDH, 24 mai 2016, Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres c/ Turquie ; à l’égard des alévis : CEDH, GC, 26 avril 2016, İzzettin Doğan et autres c/ Turquie.

[21] CEDH, GC, 29 juin 2007, Folgero et a. c. Norvège

[22] De nombreuses affaires illustrent cette voie frontale souvent choisie par les États mais déjouée par la Cour européenne. Parmi beaucoup : CEDH, 13 septembre 2001, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c/ Moldova ; 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c/ Russie ; 8 juin 2021, Ancient Baltic religious association Romuva v/ Lithuania ; 7 juin 2022, Taganrog LRO and Others v/ Russia.

[23] CEDH, GC, 18 mars 2011, JCP G 2011, 988 note G. Gonzalez

[24] CEDH, GC, 13 février 2003, Refah Partisi et al.c/ Turquie, GACEDH n°57 obs. G. Gonzalez

[25] déc. 11 déc. 2006, Kalifatstaat c/ Allemagne, no 13828/04 ; déc. 19 juin 2012, Hizb Ut Tahir c/ Allemagne, JCP G 2012 act., M. Levinet (interdiction de ces associations militant pour l’établissement d’un régime islamique mondial fondé sur la charia si besoin par la violence   validée sur le fondement de l’article 17 ; a contrario, 10 juillet 2018, Fondation Zehra et al. c/ Turquie : ne viole pas l’article 11 la dissolution de cette association militant, sans appel à la violence, pour l’établissement d’un État kurde fondé sur la charia

[26] CEDH, 3 mai 2007, 97 membres de la congrégation des TJ de Gldani c/Géorgie : agressions physiques contre des Témoins de Jéhovah par des orthodoxes ; 24 février 2015, Karaahamed c/Bulgarie : troubles devant une mosquée à l’heure de la prière sans intervention de la police ; 30 novembre 2023, Association pour les relations entre musulmans géorgiens et a. c. Géorgie.

[27] Les alévis en Turquie, les anabaptistes en Hongrie, Témoins de Jéhovah en France, Autriche, Belgique …).

[28] CEDH, GC, 29 juin 2007, Folgero et a. c. Norvège

[29] Op. cit. note 14

[30] Ibi. § 71

[31] Ibi. § 72

[32] Ibid. § 74

[33] CEDH, 11 juillet 2000, Jabari c. Turquie : risque d’être condamnée pour adultère à la lapidation en cas de renvoi en Iran ; 22 juin 2006, D. c. Turquie : risque de châtiments corporels en cas de renvoi vers l’Iran ; Gde ch., 23 mars 2016, F.G. c. Suède : risque de violation des articles 2 et 3 en cas de renvoi de ce converti au christianisme vers l’Iran ; 6 juin 2013, M.E. c. France : incapacité des autorités locales à assurer la protection des coptes d’Égypte ; 26 avril 2022, M.A.M. c/Suisse : expulsion d’un musulman converti au christianisme vers le Pakistan violerait l’article 3 de la Convention.

[34] Décision n°2004-505 du 19 novembre 2004

[35] CEDH, 29 juin 2004, Leyla Sahin c/Turquie confirmé le 10 novembre 2005 par la Grande chambre

[36] CEDH, GC, 10 nov. 2005, Leyla Sahin c/ Turquie, § 114

[37] CEDH, 4 déc. 2008, Dogru c/France, § 72

[38] CEDH, déc. 15 février 2001, Dahlab c/Suisse ; CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c/France

[39] Sahin préc.

[40] CEDH, 4 décembre 2008, Dogru et Kervanci c/France ; déc. 30 juin 2009, Aktas et autres c/France

[41] CEDH, GC, 1 juillet 2014, SAS c/France, § 79

[42] Ibid. § 141

[43] Ibid.

[44] Ibid. § 153

[45] Constatation 1/11/2012, communication n°1852/2008, Bikramjit Singh c/France ; constatation 17/7/2018, communication n°2747/2016, Sonia Yaker c/France : voile intégral

[46] Kokkinakis précité ; CEDH, 9 mai 2023, Jehovah’s Witnesses v. Finland, § 81 ; CJUE, 10 juillet 2018, Tietosuojavaltuutettu/Jehovan todistajat – uskonnollinen yhdyskunta, C-25/17. Dans ces deux dernières affaires, la CJUE comme la CEDH reconnaissent cette pratique comme manifestation de la religion des Témoins de Jéhovah mais considèrent que la prise de notes concernant les personnes contactées ou absentes est incompatible avec les dispositions du RGPD.

[47] CEDH, 31 juillet 2008, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas and Others v/ Austria ; CEDH, 22 mars 2022, Christian Religious Organization of Jehovah’s Witnesses in the NKR v. Armenia

[48] CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c/ France ; CEDH, 5 avril 2022, Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c/ Belgique.

[49] CEDH, 7 juin 2022, Taganrog LRO c/ Russie

[50] CEDH, 3 mai 2007, 97 membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et 4 autres c/ Géorgie

[51] CEDH, 26 sept. 1996, Manoussakis et a. c/ Grèce ; CEDH, 24 mai 2016, Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres c/ Turquie

[52] La Cour validant néanmoins certaines ingérences étatiques soit au stade de la recevabilité (par ex. déc. 6 nov. 2001, Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France c/ France – recours contre les rapports parlementaires sur les sectes ; déc. 8 février 2001, Pitkevich c/ Russie – prosélytisme abusif ; déc. 3 mars 2009, Lajda et a. c/ Rép. Tchèque – refus enregistrement moonisme …), soit au fond (CEDH, GC, 13 juillet 2012, Mouvement Raëlien c/ Suisse – restriction campagne d’information du groupement dans l’espace public ne viole par article 10 ; CEDH, 17 nov. 2022, Ilyin and Others v/ Ukraine ; CEDH, 9 mai 2023, Jehovah’s Witnesses v/ Finland – application RGPD ne viole pas l’article 9)

[53] CEDH, 5 avril 2007, Eglise de Scientologie de Moscou c/ Russie ; CEDH, 1er oct. 2009, Kimlya et autres c/ Russie ; CEDH, 2 oct. 2014, Church of Scientology of St Petersburg and Others v/ Russia ; CEDH, 14 déc. 2021, Church of Scientology Moscow and Others v/ Russia

[54] CEDH, 23 mars 2017, Genov c/ Bulgarie ; CEDH, 23 nov. 2021, Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov c/ Russie

[55] CEDH, 9 juillet 2009, Moon c/ France (viol. 1P1) ; CEDH, 27 janvier 2011, Boychev et autres c/ Bulgarie

[56] CEDH, 14 décembre 1999, Serif c/Grèce ; 26 octobre 2000, Hassan et Tchaouch c Bulgarie ; 13 déc. 2001, Église métropolite de Bessarabie c/Moldova ; 17 octobre 2002, Agga c/Grèce ; 16 décembre 2004, Haut Conseil spirituel de la communauté musulmane c/Bulgarie ; 27 février 2007, Biserica Adevarat ortodoxa din Moldova c/ Moldova

[57] G. Gonzalez, « L’islam dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme » in M. Afroukh (dir.), L’islam en droit international des droits de l’homme, Institut universitaire Varenne éd., 2019, p. 249

[58] CEDH, 10 juillet 2008, Soulas c/ France ; 16 juillet 2009, Féret c/ Belgique ; 20 déc. 2022, Zemmour c/ France ; GC, 15 mai 2023, Sanchez c/ France (commentaires racistes sur un compte Facebook)

[59] CEDH, 23 février 2010, Amhed Arslan c/ Turquie ; 5 déc. 2017, Hamidovich c/ Bosnie-Herzégovine ; 18 sept. 2018, Lachiri c/ Belgique

[60] Voy. G. Gonzalez, Liberté d’expression et respect des convictions religieuses devant la Cour européenne des droits de l’homme : un combat (heureusement ?) inégal, Revue du droit des religions n°15, 2023 (https://journals.openedition.org/rdr/2130)

[61] CEDH, 13 sept. 2005, I.A. c/ Turquie ; 25 oct. 2018, E.S. c/ Autriche : dans les deux cas la sanction infligée par l’État pour des propos injurieux à l’égard du Prophète de l’Islam sont déclarées conventionnelles.

[62] Sur le burkini indirectement : CEDH, 10 janvier 2017, Osmanoğlu et Kocabaş c/. Suisse ; pour l’interdiction des signes religieux (du voile) durant les compétitions sportives la Cour est saisie par quatre requérantes du groupe « Les Hidjabeuses » après l’arrêt du CE du 29 juin 2023. Les requêtes ont été communiquées le 25 mars 2024.

[63] CEDH, GC, 13 février 2024, Executief van de Moslims van België et autres c/Belgique