Julien BOUDON.
N.B. : le présent article est le fruit d’une conférence donnée à l’EHESS le 23 janvier 2025 à l’invitation de Paolo Napoli, directeur d’études à l’EHESS. Qu’il soit chaleureusement remercié pour m’avoir donné l’occasion d’approfondir ma réflexion sur le sujet. Tous mes vifs remerciements vont également au Professeur Pierre-Yves Gahdoun et la rédaction de Questions constitutionnelles.
L’expression a fait florès le 6 janvier 2021 et les jours qui ont suivi : l’attaque ou l’assaut sur le Capitole serait constitutif d’un « coup d’État ». Ainsi le rapport du Select Committee de la Chambre des représentants, rendu le 22 décembre 2022, n’hésitait pas à employer le terme « coup » (à l’américaine)[1]. La presse nationale et internationale abondait en ce sens, de même qu’une partie de la doctrine. Je me suis retrouvé à l’époque un peu isolé à contester cette dénomination, ce qui était dangereux il y a quatre ans mais l’est devenu encore plus aujourd’hui après la grâce accordée par Donald Trump à la plupart des insurgés qui ont investi le Capitole le 6 janvier 2021.
Il est évident qu’ici plus qu’ailleurs il convient de s’entendre sur le sens des mots. La difficulté est plus grande pour les objets abstraits que pour les objets concrets ou physiques : une chaise est plus facile à identifier, c’est-à-dire provoque plus aisément l’approbation conventionnelle de tous, qu’un coup d’État. Et c’est tellement vrai que l’expression a pu désigner des événements ou des actions de nature très différente de Naudé à Malaparte, pour mentionner les deux auteurs phares de la matière. Louis Marin le dit très bien dans son texte introductif au Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé : « Alors qu’aujourd’hui l’expression a pris le sens restreint (…) de l’entreprise violente par laquelle un individu ou un groupe s’empare du pouvoir ou de la mesure par laquelle un gouvernement change, violemment et en dehors des lois, la Constitution (…), au XVIIe siècle, on appellera coup d’État l’action qui décide quelque chose d’important pour le bien de l’État et du prince, l’acte extraordinaire auquel un gouvernement a recours pour ce qu’il conçoit être le salut de l’État »[2]. Autrefois, un coup d’État viser à le sauver ; aujourd’hui, c’est pour s’en emparer. Autrefois, c’est l’État lui-même, muni de toutes ses forces, qui visait à écraser un danger ou une menace extrêmes au moyen d’une violence redoutable (c’est l’exemple de la Saint-Barthélemy donné par Naudé) ; aujourd’hui, c’est une partie de l’appareil d’État qui vise à subvertir l’ensemble (18-Brumaire et 2-Décembre) ou bien le mouvement vient carrément de l’extérieur de l’État (Octobre 1917, Octobre 1922).
Il est évident, s’agissant de l’attaque sur le Capitole le 6 janvier 2021, que c’est un coup d’État du deuxième type qui réclame notre réflexion. Quels sont les critères distinctifs d’un coup d’État dans la période contemporaine ? Il ne s’agit pas de livrer une définition liminaire, avec toutes ses approximations initiales et anachroniques, mais de fournir une grille d’interprétation du coup d’État tel qu’il existe depuis la fin XVIIIe siècle, depuis les Révolutions américaine et française, même s’il y aurait sans doute un nouveau découpage chronologique à proposer, qui passerait quelque part entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe.
Un coup d’État suppose un but et des moyens : les deux critères sont cumulatifs, comme le sont les deux conditions posées par l’article 16 de la Constitution de 1958, dont il a été beaucoup question en France en décembre 2024, et on comprend immédiatement la justification du rapprochement – nous avons tous en tête Le coup d’État permanent écrit par François Mitterrand en 1964, titre magnifique par son oxymore puisque, par définition, comme tout « coup » (de poing ou de marteau), le coup d’État est soudain, brusque et isolé ou encore temporaire. Ce n’est pas par hasard que François Saint-Bonnet a réservé un long passage à Naudé dans sa thèse sur l’état d’exception[3].
I. Le but
Concernant le but de Donald Trump le 6 janvier 2021, il semble qu’on peut hésiter sur le point de savoir s’il satisfait le premier critère pour identifier un coup d’État. À tout le moins, D. Trump aurait inauguré un nouveau type de « coup ». Les agissements du 45e Président avaient en effet une particularité. Il s’agissait d’une contestation électorale de la part d’un gouvernant en place, qui voulait se perpétuer au pouvoir (et non de s’emparer de l’extérieur) : il n’est pas original que celui qui exerce le pouvoir cherche à la conserver de manière violente et illégale (ou inconstitutionnelle).Les Américains utilisent les expressions « self-coup » ou « auto-coup ». Le 18 Brumaire ou le 2 décembre 1851 l’illustrent : une équipe déjà installée provoque un coup d’État pour l’avenir en quelque sorte, pour se maintenir aux manettes et pour infléchir le cours de l’histoire. Mais le 6 janvier 2021 est remarquable pour une autre raison, parce que la querelle est électorale : le slogan des Trumpistes était que l’élection avait été « volée ». Autrement dit, l’objectif était de rétablir une légalité bafouée et de remédier à une injustice, le cas échéant par la violence : non pas de sortir de la légalité (comme l’avouait sans fard Louis-Napoléon dans son adresse du 31 décembre 1851), mais de la restaurer. Le coup d’État ne nie pas son illégalité ou sa violence, Donald Trump si ! La formule, géniale, du 31 décembre 1851 est révélatrice : « Je ne suis sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit ». Même quand il y a une tentative pour justifier le coup d’État d’un point de vue juridique (certes le « droit » est ici synonyme de « justice »), l’aveu n’est pas édulcoré : « Je suis sorti de la légalité ». Tous les coups d’État postulent à la fois la violence et l’illégalité, à rebours de ce qu’a fait Donald Trump le 6-Janvier. On en a une confirmation dans les atermoiements mêmes de Bonaparte en Brumaire an VIII. Peut-on soutenir que D. Trump avait préparé un « coup d’État parlementaire », la formule est de Malaparte[4], comparable avec ce que Napoléon Bonaparte avait d’abord imaginé en 1799 ? Car, selon Malaparte, une des grandes faiblesses de Bonaparte a été de vouloir rester, contrairement à Sieyès, dans la légalité, or « un coup d’État légal paraissait une absurdité à ce théoricien de la légalité »[5].
Le reproche de Malaparte est très convaincant. Un coup d’État digne de ce nom ne saurait se dire « légal » (ou « parlementaire ») et, par voie de conséquence, ne saurait se passer de l’utilisation d’une violence illégale. Il n’y a finalement de coup d’État que lorsque Lucien et Napoléon se mettent à la tête des troupes pour chasser les députés. Peu importe à cet égard que « quelques dizaines » d’entre eux soient réunis à la hâte par Lucien dans les heures qui suivent pour donner une apparence de légalité à ce qui s’est passé précédemment : c’est un hommage du vice à la vertu. Le point capital est que la force a été nécessaire : un coup d’État ne peut se dispenser d’une forme de violence, qui est à la fois illégale et (on va y revenir) militaire. Quelles que soient les intentions de l’auteur du coup d’État, il ne peut rester sur le terrain légal ou parlementaire, il est forcé d’en sortir, sauf à verser dans ce que Malaparte appelle par ailleurs « les conjurations de palais ou les séditions militaires »[6]. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des morts (ils furent peu nombreux lors du 18 Brumaire, en octobre 1922 en Italie ou même d’octobre 1917 en Russie), mais une menace crédible doit peser sur les destinataires : cette menace ne peut pas être simplement verbale, elle est physique et fait planer un doute sur la vie même de ceux qui en sont les victimes. La spécificité du nazisme est d’avoir accompli le coup d’État ex post : Hitler est parvenu au pouvoir « par un compromis de nature parlementaire », il n’a pas eu besoin de « s’emparer du pouvoir par la violence révolutionnaire », mais il en usera après son installation à la Chancellerie[7]. Rappelons que l’œuvre de Malaparte est publiée en 1931. L’auteur italien se montre visionnaire sur un point : la volonté d’Hitler de prendre le pouvoir par les urnes, ce qui sera accompli en novembre 1932. Mais il se trompe sur trois autres points : d’une part il faut tenir compte du climat de violence du début des années 1930 en Allemagne, ce qui nuance la marche au pouvoir pacifique des nazis ; d’autre part il pense qu’Hitler doit tourner ses troupes vers le front extérieur, notamment oriental, s’il ne veut pas qu’elles contestent son autorité (or l’impérialisme inhérent au totalitarisme ne se déploiera qu’à partir de 1938) ; enfin, et surtout, une dictature peut s’installer par la voie légale et parlementaire, sans organiser un coup d’État, ou sans organiser un coup d’État initial (car celui-ci interviendra dès 1933 en Allemagne, une fois les nazis au gouvernement), de sorte que le coup d’État ne vise pas toujours à prendre le pouvoir mais à s’y perpétuer.
II. Les moyens
Ce sont surtout les moyens qui retiennent l’attention et qui conduisent à refuser la qualité de coup d’État à l’insurrection du 6 janvier 2021. On laisse de côté ce qui vient en amont de l’utilisation des moyens, c’est-à-dire la planification du coup de force. Les auditions et le rapport de la commission d’investigation de la Chambre des représentants ont montré trois choses : d’une part la mise en scène commence dès la mi-décembre, une fois que les suffrages des grands électeurs ont été dépouillés et qu’ils ont donné la victoire à Joe Biden ; d’autre part, puisqu’il y a mise en scène, cela signifie que l’orchestration du 6-Janvier se fait publiquement et non dans le secret ; enfin, il est évident que le but était de mettre sous tension le Capitole, mais certainement pas de l’investir. Le sentiment que l’on en retire est que D. Trump a voulu mettre la pression sur les élus du Congrès, les intimider, leur faire peur, mais pour un but bien précis : annuler le décompte des voix des grands électeurs dans tels États, renvoyer à plus tard le résultat (et c’est pour cela que D. Trump ne s’est pas trompé en ciblant son propre Vice-président, Mike Pence). Il n’entrait pas dans les plans du Président de faire encercler le Congrès, de faire prisonniers ses membres en recourant à la Garde nationale ou à l’armée. D’ailleurs, le fait même que D. Trump ait envisagé de se mettre à la tête du cortège le prouve ô combien : on dirige des troupes si l’on est un militaire, mais on n’investit pas le Capitole en accompagnant une foule vociférante. Le rapport de la Chambre des représentants y voit l’indice que D. Trump était l’instigateur de l’assaut[8], mais, au fond, l’argument est contre-productif : bien sûr que le Président était à la manœuvre, mais en restant dans le show qu’il connaît si bien. La planification est indéniable, et c’est pourquoi le terme « émeute » peut être écarté : le caractère spontané de l’émeute ne va pas avec ce qui s’est produit le 6-Janvier. Le mot « insurrection » convient mieux pour cette raison, sans qu’on franchisse le pas et qu’on décèle une tentative de coup d’État. On note au passage, et sans aucun hasard, que la cible était un lieu de pouvoir, le Capitole, et il ne pouvait en aller autrement puisqu’il siégeait pour certifier les élections dans les États. Voilà une nouvelle originalité des événements du 6-Janvier si l’on fait sienne la tactique de Trotski, en octobre 1917, de s’emparer des lieux de production et de communication[9]. Et l’on sait bien que le premier mouvement des insurgés est de s’emparer du QG de la radio et de la télévision.
Peut-on établir un parallèle avec le mouvement des Gilets jaunes en France en 2018-2019 ? Le terme « émeute » est ici plus approprié que celui d’ « insurrection » parce qu’il manquait alors cette planification et cette incarnation : c’était une jacquerie spontanée, sans aucun relais politique ou presque – de nouveaux leaders sont apparus parce que les chefs politiques traditionnels, les représentants, n’étaient pas impliqués et étaient même mis sur la touche, voire considérés avec méfiance (ce qui explique aussi la faveur pour le « RIC »). Il est symptomatique que les symboles du pouvoir aient été attaqués : l’Arc de Triomphe ou bien le ministère de Benjamin Griveaux.
Si l’on focalise l’attention sur les moyens seuls, on pense tenir l’élément définitif pour écarter l’expression « coup d’État ». D’une manière ou d’une autre, un coup d’État réclame l’appui d’une fraction des forces de l’ordre, police ou armée, ce que Curzio Malaparte appelle « une troupe de choc » ou « une troupe d’assaut », en plaçant l’expression dans la bouche de Trotski[10]. D’une part les quelques milliers d’excités (entre 2 000 et 2 500) qui ont investi le Capitole n’avaient rien d’une « troupe de choc » : il ne suffit pas de porter la toque de Davy Crockett ou la peau de bison de Sitting Bull, encore faut-il en avoir le fusil ou le tomahawk. Or les partisans de Donald Trump, parmi lesquels les fameux Oath Keepers et autres Proud Boys, n’étaient pas armés pour la plupart, du moins ils ne détenaient pas d’armes à feu ou presque. Le Rapport de la commission d’investigation de la Chambre des représentants est involontairement désastreux : il constate que 53 000 manifestants se trouvaient à l’Ellipse, là où Donald Trump s’est plu à jeter de l’huile sur le feu, et que 28 000 d’entre eux sont passés par les portiques électroniques. « The Secret Service confiscated a significant number of prohibited items from these people, including : 269 knives or blades, 242 cannisters of pepper spray, 18 brass knuckles, 18 tasers, 6 pieces of body armor, 3 gas masks, 30 batons or blunt instruments, and 17 miscellaneous items like scissors, needles, or screwdrivers »[11]. Les auteurs du Rapport ne perçoivent pas la dimension un peu comique de leur recension très détaillée : comment peuvent-ils croire qu’un coup d’État se fomente avec des tournevis, des bombes lacrymogènes, des coups de poing américains et même 200 ou 300 couteaux ? Cela explique d’ailleurs pourquoi le nombre de morts est resté assez léger (cinq au total), ce qui ne constitue certes pas un critère d’identification d’un coup d’État – car certains se réalisent sans effusion de sang.
Il reste qu’un coup d’État est d’abord un « coup » (prononcé à la française), c’est-à-dire un acte de violence. Jamais une « émeute désarmée » ne pourra être érigée en coup d’État : c’est « une folle aventure », pour emprunter à Malaparte décrivant la tentative de soulèvement voulue par Trotski le 7 novembre 1927[12]. Le même Malaparte précise sa pensée en opposant « conception policière » et « conception militaire » du coup d’État, mais il semble qu’on peut aller plus loin et considérer que le coup d’État a nécessairement une dimension militaire. Pour dire les choses autrement, un peuple et une police suffisent pour un soulèvement, mais pas pour un coup d’État. Une armée doit s’en mêler, à tout le moins une milice paramilitaire (comme en octobre 1917). Mutatis mutandis, la libération de Paris en août 1944 n’aurait pas eu lieu sans le soutien de la 2e DB parce qu’il faut des militaires de formation, équipés comme tels, pour affronter d’autres militaires. D’ailleurs, Malaparte en convient lorsqu’il note que « La police ne saurait se battre contre des soldats aguerris : c’est une arme valable contre des conjurations et des émeutes ; mais opposée à des vétérans, elle ne vaut rien »[13].
L’action violente se prépare dans le secret, comme on l’a souligné plus haut. C’est sur ce point que Gabriel Naudé est encore d’actualité pour comprendre le coup d’État au sens contemporain. Le propos est célèbre : « Dans les coups d’État, on voit plutôt tomber le tonnerre qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées, les matines s’y disent avant qu’on les sonne, l’exécution précède la sentence ; (…) tout s’y fait de nuit, à l’obscur »[14]. Or la réunion du 6 janvier 2021 n’avait rien de confidentiel puisque Donald Trump n’avait cessé de réclamer la présence et le concours de ses partisans. Voilà pourquoi les autorités fédérales ont fait preuve d’une légèreté très coupable : elles auraient pu se préparer à un dérapage qui était possible, si ce n’est probable. Il est vrai que notre sidération collective est l’indice d’un impensé, mais précisément nous ne faisons pas partie des forces de l’ordre. Il faut aussi souligner la faiblesse des effectifs policiers et militaires dans le district fédéral : quelques centaines d’hommes tout au plus peuvent êtes mobilisés à Washington, ce qui semble à peine croyable. Par ailleurs, il faut relever que si le Président Trump est resté passif pendant trois longues heures, le Vice-président Pence n’a cessé de s’entretenir avec les chefs de la police du Capitole ou de la Garde nationale, et que la troupe a été très efficace pour chasser les manifestants du Congrès et du Capitole[15]. Preuve supplémentaire qu’il n’y avait aucune collusion de la police ou de l’armée avec D. Trump, d’autant que les heurts n’ont jamais opposé des éléments des forces de l’ordre entre eux.
III. Les suites
La question finale est la suivante : même si l’insurrection du 6 janvier 2021 n’est pas un coup d’État, sa gravité est certaine. Comment expliquer que Donald Trump n’ait pas été disqualifié et qu’il ait pu non seulement concourir à l’élection présidentielle de 2024 mais la gagner ? La réponse est triple : la polarisation de la vie américaine et les contraintes textuelles ; la lenteur de la justice américaine dans un cas exceptionnel et les méandres de l’État de droit qui navigue entre deux exigences potentiellement contradictoires (éviter la justice expéditive, assurer la célérité de la justice) ; l’intervention de la Cour suprême dans l’arrêt Trump v. United States du 1er juillet dernier.
En premier lieu, il faut revenir sur l’impeachment qui a visé Donald Trump en janvier et février 2021. Jamais un président n’avait été poursuivi deux fois et deux fois acquitté (après la première affaire, concernant l’Ukraine, à la fin de 2019 et au début de 2020). On sait que la Chambre des représentants, à majorité démocrate, a poussé les feux pour mettre en accusation le président pendant qu’il était encore en exercice : l’affaire fut rondement menée et, le 13 janvier, le président était inculpé pour « incitation à la violence » par 222 voix contre 197 (seule une poignée de Républicains a voté avec les Démocrates). Il est évident que le temps jouait en faveur de Donald Trump parce que la Sénat n’aurait pas le temps de se prononcer avant le 20 janvier et la passation de pouvoirs. De fait, les débats au Sénat ont commencé le 9 février et se sont terminés le 13 février par un acquittement : il faut en effet une majorité des deux tiers pour condamner la personne poursuivie, or seulement 57 sénateurs sont allés en ce sens alors que 67 étaient requis (dont quelques Républicains seulement). La chose était mal engagée dès le 26 janvier car les Républicains avaient introduit une motion en inconstitutionnalité au motif que D. Trump n’était plus en fonction : 45 d’entre eux avaient voté le texte. Il était donc certain que la majorité des deux tiers ne serait pas atteinte. Il était évident que la destitution n’était pas l’objectif principal des Démocrates et que cette peine était leur plus grande faiblesse : comment destituer un président qui n’est plus en fonction ? En fait, les Démocrates cherchaient à infliger la peine complémentaire ou accessoire prévue par l’article II de la Constitution, à savoir l’interdiction d’exercer une charge fédérale future, ce qui aurait donc disqualifié D. Trump pour la prochaine élection présidentielle. Or cette seconde peine est, elle, prononcée à la majorité simple, qui était détenue par les Démocrates. Ici, les contraintes textuelles ont joué à plein. Mais le plus important pour notre propos est que le vote a eu lieu selon les lignes partisanes : très peu de Républicains, à la Chambre comme au Sénat, ont voté l’impeachment. Le phénomène MAGA était tellement puissant, la crainte de se fâcher avec les partisans de Trump tellement évidente, que les membres du Congrès ont préféré se réfugier dans un « non » prudent. D’ailleurs, c’est le vote des députés de la Chambre qui est le plus révélateur ; ils se sont prononcés alors que D. Trump était à la Maison-Blanche ; ils n’avaient donc pas l’excuse de la fin des fonctions ; mais ils sont élus tous les deux ans seulement et soumis à une pression beaucoup plus grande que les sénateurs.
En second lieu, il faut mettre en avant le coût du raffinement de l’État de droit aux États-Unis, surtout si les parties disposent de ressources financières inépuisables qui permettent de recruter les meilleurs avocats, chargés de toutes les manœuvres dilatoires imaginables. Dans tous les dossiers qui l’impliquaient, Donald Trump a joué la montre et a multiplié les incidents de procédure et les appels. La justice américaine est lente et elle l’est spécialement dans une affaire aussi sensible. Il a fallu attendre 2023 pour que les premiers verdicts tombent ; un repère est le Rapport de la commission d’enquête de la Chambre des représentants rendu le 22 décembre 2022, près de deux ans après. Ce faisant, le pronostic de Mitch McConnell a été déjoué : le puissant chef de la minorité républicaine au Sénat avait eu des mots très durs contre D. Trump en janvier et février 2021, mais avait voté contre la destitution le 13 février au motif (acceptable) que le président n’était plus en fonction. McConnell estimait alors que la justice pénale comme la justice civile auraient à se préoccuper des agissements de D. Trump et qu’il fallait faire confiance aux juridictions fédérales et étatiques[16]. De sa part, il ne s’agissait pas de malice sans doute, mais le démenti a été cinglant : la justice américaine a été incapable de se prononcer rapidement – de mois en mois, on voyait l’échéance de 2024 se profiler à grands pas et il était évident que le temps jouait ici en faveur de D. Trump. Il lui fallait en fait aborder 2024 sans condamnation définitive, et c’est qui a été fait, notamment avec la complicité de la Cour suprême.
Car, et c’est le troisième élément, la Cour suprême fédérale a joué un rôle capital dans la marche de la justice avec l’arrêt Trump v. United States rendu le 1er juillet 2024[17]. Il y a deux manières de lire et d’interpréter la décision. D’abord, d’un point de vue strictement juridique, et je m’éloigne de ce qu’en dit la doctrine française majoritaire, il n’y a pas de scandale dans l’arrêt. Mais, ensuite, les circonstances ne plaident pas en faveur des neuf juges. D’un côté, l’émoi de la presse et de la doctrine françaises m’a beaucoup étonné car l’immunité accordée au président américain reste très en deçà de qui est consenti au Président de la République française par les articles 67 et 68 de la Constitution de 1958. Rappelons que le chef de l’État bénéficie d’une immunité tant civile que pénale absolue pendant toute la durée de son mandat, tandis qu’il peut être destitué pendant son mandat pour manquement aux devoirs de la charge. Aux États-Unis, l’immunité est beaucoup moins étendue, tant au civil qu’au pénal. Pour en rester au volet pénal, la Cour suprême, dans Trump v. United States, fait une distinction entre trois types d’actes : les actes privés qui ne sont pas couverts par l’immunité, les actes officiels relevant de l’autorité constitutionnelle exclusive du président qui sont couverts par l’immunité, les autres actes officiels qui jouissent d’une présomption d’immunité (mais d’une présomption simple qui peut être contrariée). On peut critiquer le manque de clarté de la Cour, ou la complexité de sa construction, mais il n’en reste pas moins qu’en droit il n’y a rien de choquant dans cet arrêt : encore une fois, le régime français est beaucoup plus protecteur.
De l’autre côté, le problème de cet arrêt est sa temporalité : il vient enfin apporter des précisions sur l’immunité pénale du président, qui était en débat depuis cinquante ans et l’arrêt Nixon[18], mais il le fait à un moment très particulier. Si les juges ont voulu faire œuvre pérenne, leur décision a eu des conséquences immédiates sur la vie politique américaine. Remarquons d’abord que la Cour a statué à six contre trois, les conservateurs contre les libéraux, seul Amy Barrett ayant pris ses distances avec un des aspects de l’arrêt, tandis que le Chief justice John Roberts a rédigé l’opinion majoritaire (alors qu’il avait pu s’en distinguer dans les d’autres affaires, par exemple dans Dobbs en 2022)[19]. Remarquons surtout que la Cour a fait traîner les choses, tant pour accepter d’examiner l’affaire (qu’elle aurait pu rejeter en vertu de son pouvoir discrétionnaire d’accueillir ou non les writs of certiorari) que pour la traiter, le dernier jour de sa session d’été. Remarquons enfin que la Cour, tout en prétendant laisser l’appréciation des faits aux juridictions inférieures, a décidé d’elle-même que les discussions du président avec le Department of Justice (DOJ) appartenaient à la province exclusive du devoir exécutif, donc relevaient de l’immunité absolue. Les conséquences ont été colossales. Le 1er août 2023, un grand jury fédéral avait mis en accusation D. Trump pour quatre chefs d’accusation : c’est contre cette décision que s’étaient élevés les conseils du 45e président pour porter leur cause devant la Cour suprême or, sur le fondement du nouveau régime juridique de l’immunité présidentielle, la Cour d’appel fédérale de Washington DC a décidé d’abandonner les charges le 25 novembre 2024. Dans le même temps, le procureur spécial Jack Smith, voué à la vindicte populaire, a décidé d’une part de clore ses réquisitions et d’autre part de démissionner. Il est assez probable que Donald Trump ne sera pas inquiété pendant son mandat de quatre ans, y compris pour ce qui concerne les affaires portées devant les juridictions étatiques, même si un doute subsiste encore à ce sujet, notamment en Géorgie.
Eu égard à la profonde originalité du trumpisme, on peut se demander si le concept de coup d’État, hérité du XXe siècle, n’est pas susceptible d’être bouleversé : la subversion du gouvernement fédéral américain par le Président Trump ne serait-elle pas constitutive d’un coup d’État d’un genre nouveau ? Ici le vocabulaire semble périmé : dans l’expression « coup d’État », il y a d’abord un « coup », c’est-à-dire une action brusque, violente et illégale. On a tenté de prouver que la formule était inadaptée pour caractériser l’assaut sur le Capitole le 6 janvier 2021. Mais elle l’est tout autant pour désigner ce qui se joue actuellement aux États-Unis : Donald Trump est revenu au pouvoir de manière pacifique et régulière, mais observe déjà que les premières mesures prises par lui au début de son deuxième mandat sont pour certaines seulement radicales ou contestables (sur le plan moral et politique) mais que d’autres sont clairement inconstitutionnelles ou illégales. Quel mot nous permettra de qualifier utilement cette démolition « en règle » des principes fondamentaux d’un État, on pourrait préciser : d’un État de droit.
Julien BOUDON,
Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay
[1] Final Report. Select Committee to Investigate the January 6th Attack on the United States Capitol, 22 décembre 2022, Washington, U.S. Government Publishing Office, 2022, p. 427 : https://www.govinfo.gov/content/pkg/GPO-J6-REPORT/pdf/GPO-J6-REPORT.pdf
[2] Voici la citation complète : « Alors qu’aujourd’hui l’expression a pris le sens restreint, acquis avec les révolutions de la fin du XVIIIe siècle et celles du XIXe siècle, de l’entreprise violente par laquelle un individu ou un groupe s’empare du pouvoir ou de la mesure par laquelle un gouvernement change, violemment et en dehors des lois, la Constitution – ainsi le coup d’État du 18-Brumaire ou du 2-Décembre ou encore celui tenté par Charles X en 1830 –, au XVIIe siècle, on appellera coup d’État l’action qui décide quelque chose d’important pour le bien de l’État et du prince, l’acte extraordinaire auquel un gouvernement a recours pour ce qu’il conçoit être le salut de l’État : action décisive, extrême, violente, par laquelle non seulement le prince tranche et amène à une conclusion et à un résultat définitifs ce qui est en jeu dans une situation et un contexte particuliers, mais encore (…) pose son acte aux « limites » de son pouvoir : d’où sa violence, qui introduit la question fondamentale de sa justification et de sa légitimité. Le coup d’État du prince, c’est le pouvoir d’État faisant en quelque sorte régression à la violence originaire de sa fondation, à son fondement de force. Le coup d’État révèle, dans l’instant même de sa manifestation, le fondement du pouvoir, il est l’apocalypse de son origine » (« Pour une théorie baroque de l’action politique » in G. Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, Paris, Les Éditions de Paris, 1988, p. 27-28).
[3] L’état d’exception, Paris, Puf, 2001, p. 219-225.
[4] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 125.
[5] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 132. Malaparte pense qu’Hitler a commis la même erreur, notamment après la mort de Stresemann en 1929 (p. 191-198).
[6] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 143-144.
[7] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 200-201.
[8] Final Report, p. 533-534 et 585-586.
[9] C. Malaparte, Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 56-62 et 77-78.
[10] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 40 et 55 et 85.
[11] Final Report, p. 577 et 640.
[12] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 89.
[13] Technique du coup d’État, Paris, Grasset, 2022 [1931], p. 116-117.
[14] Considérations politiques sur les coups d’État, Paris, Les Éditions de Paris, 1988, p. 157.
[15] Final Report, p. 577 et s.
[16] Voir son discours au Sénat le 13 février 2021 : https://edition.cnn.com/2021/02/13/politics/mcconnell-remarks-trump-acquittal/index.html
[17] Trump v. United States, 603 U.S. 593 (2024).
[18] United States v. Nixon, 418 U.S. 683 (1974).
[19] Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. 215 (2022). Voir J. Boudon, « Le fabuleux destin du Dobbs américain », Questions constitutionnelles, 24 novembre 2024 : https://questions-constitutionnelles.fr/le-fabuleux-destin-du-dobbs-americain/